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Mon Taigne, ton Taigne, son Taigne

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    Comme promis, auditeurs de mon cœur, je vais ici vous étaler comme merde en tartine mon incomparable outrecuidance, ma détestable incompétence et ma nullité intrinsèque ou entre insectes en émettant des réserves sur les Essais de Montaigne : Monsieur Perrichon devant le Mont Blanc. D'abord, et d'une, il faut savoir lire Montaigne, et mon petit mandarin frétillant, que je cache sous ma calotte, s'en targue ; à seize ans, j'ai suivi les préceptes de M. Béchier, mon professeur de français de Tanger : lisez chaque jour dix lignes de Montaigne, et très progressivement, à mesure que vous comprenez, augmentez la dose ; ainsi pourrez-vous lire Montaigne couramment.
  

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  Nous fûmes deux, en section littéraire, à suivre cet avis. Et bien m'en prit. Bientôt, je surpassai mes petits camarades, ce qui était le but mesquin du jeu. Quelle volupté n'éprouvai-je pas quand je remis à sa place tel étourdi qui m'avait prétendu que Montaigne était insincère : « mon portrait ressemblera aucunement à ce que j'en écris », ou quelque chose d'approchant ; je triomphai immodestement par la révélation du vrai sens d' «aucunement » : « en une certaine mesure », soit le contraire de ce que cela semblait vouloir dire. Je suis ainsi. Vaniteux de ma culture. Nul à chier. A présent que je me suis bien dénigré, rappelons ce mot de Pascal ou de Voltaire (à mon tour d'être ignorant) : « Le sot projet que Montaigne eut de se peindre »...
    Bien sûr. Objectons alors, comme il se doit, que la personne de Montaigne, comme celle de tout autre, dépeint l'humaine condition, en son entier. Se connaître, c'est connaître tous les hommes. A condition de ne pas se donner automatiquement raison ou tort. « Connais-toi toi-même », répétait Socrate. Ce qui ne veut pas dire « Transforme-toi en nombril ». Or ce précepte figurait gravé sur le fronton d'un temple, à Delphes ; et Delphes, en grec « l'utérus », « la matrice », était considéré comme la matrice ou le nombril du monde, selon le côté où l'on se place... J'admire ici la souplesse de mon intelligence, et je pète un gros coup pour me désenfler : « Car au plus haut trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul », Montaigne...
    Et c'est cela qui séduit chez Montaigne : quelqu'un qui ne se prend pas au sérieux, qui n'affirme pas, en un temps où tout le monde, catholiques, protestants, avait raison, et le faisait savoir à grands coups d'épées et d'arquebuses dans la gueule. Il ne fut pas entendu, pas plus que les modérés d'aujourd'hui, car le monde est toujours aussi con. Montaigne n'affirme rien : « Que sais-je ? » Il ne se range ni d'un parti ni de l'autre, passant pour un traître aux yeux de tous les partis. Dans sa vie, il soutint le catholicisme et le roi de France, non pas pour justifier les massacres (quoique...), mais pour conserver l'ordre ancien, au nom du principe que l'on ne sait pas ce que l'on gagne, mais que l'on sait ce que l'on perd. Il croyait en Dieu parce que c'était la coutume, et qu'il valait mieux suivre la coutume, moins sujette à l'erreur que l'attrait des nouveautés dont le seul atout est d'être nouvelles: facile encore une fois de le démonter en le traitant de mollasson, « quel mol oreiller qu'une tête bien faite » - mais voyons où nous en sommes parfois, en notre siècle, avec cet attrait vertigineux pour tout ce qui est nouveau, lui-même instantanément remplacé par du plus nouveau encore. Et qui préfèrerait dormir sur un oreiller mal retapé ? Ne voyez-vous pas que le confort matériel est nécessaire au développement de la pensée ? Il ne s'agit pas ici de s'endouilletter dans un confort mental, mais d'écarter tous les faux problèmes de conformisme ou d'anticonformisme, d'opinion du voisin, de complaisance avec soi-même.
    L'oreiller en question est celui du calme, du manque de passions, destructrices par essence. Et lorsqu'on a l'estomac plein, et la conscience bien au calme, on peut commencer à raisonner tranquillement, déjà classiquement.  Et l'on s'aperçoit, découvre Montaigne, que tout peut se défendre. Philosophiquement, intellectuellement, religieusement : toutes les opinions peuvent trouver des arguments à l'infini, « toi aussi tu as tes bonnes raisons », anche tu hai le tue buone ragioni, comme disait Corto Maltese avant de descendre un espion. C'est pourquoi il est hors de propos d'aller se chicorer, se pinailler, se houspiller, se casser la gueule ou se tuer au nom d'opinions divergentes : « Mourir pour des idées, d'accord, mais de mort lente », comme disait Brassens, disciple sans doute de Montaigne.
    Et cette opinion, de n'en avoir aucune, n'est pas un confort, mais au contraire une suspension de l'esprit et de la décision, nécessitant un grand sang-froid, une égalité de tête, un équilibre, nécessitant des efforts constants, puis plus d'efforts du tout, soit, mais une telle sérénité, une telle sagesse, aura été conquise de haute lutte, tant il est plus facile de se laisser aller au fanatisme, avec ses exagérations et ses violences. Le pessisme, les injures, les lamentations, c'est facile. Essayez donc de rester calme : et félicitez-vous si vous y parvenez parfois. Le plus difficile, c'est l'optimisme, la confiance. Et certes, à l'époque de Montaigne, comme à la nôtre, c'est un exercice de haute voltige.
    Exit l'accusation de pantouflardisme contre Montaigne. Les opinions que l'on a, nous ne saurions jamais totalement les justifier. Le père Bedu, curé de Piney, disait avoir toujours cru en Dieu parce qu'il avait été élevé dans une famille très croyante. Je vote d'une certaine manière, parce que ma tradition familiale m'y incite. Et certes, je peux défendre mes opinions, mais il faut comprendre que jamais je ne pourrai convaincre qui que ce soit de l'opinion contraire. Je hais le prosélytisme, sauf en matière de culture, qui est ce qui permet de juger. Encore pourra-t-on m'objecter que certains hommes cultivés ont été capables de se comporter avec barbarie. L'opinion que l'on a, c'est toujours pour finir un acte de foi, ou si l'on n'aime pas ce mot, entaché de religiosité, parlons de pari. Or qui dit « pari » dit « Pascal » (non, pas « Folies-Bergères », mec, tu t'es trompé de studio), et Pascal a pillé Montaigne, après l'avoir traité de sot. Et Voltaire a tenté de commenter Pascal, ne réussissant qu'à exhiber son incapacité totale, à lui Voltaire, de comprendre la métaphysique.


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