On parlerait volontiers des cercles de Dante... Ceux qui poursuivent leur lecture apprennent que toute l'armée allemande avait été doublée par la hiérarchie SS : la Wehrmacht et les Schützstaffeln avaient des grades parallèles, mais qui ne se correspondaient pas tout à fait. Ce qui fait que l'on ne savait jamais si telle ou telle tâche ou telle responsabilité dépendait des soldats ou des SS : excellent moyen encore de diluer la conscience, d'embrouiller les cartes cérébrales. Récemment encore, une exposition sur les atrocités de la Wehrmacht a suscité l'indignation des Allemands : que les SS aient commis ces exactions, oui ! Mais l'honneur de l'armée empêche de croire qu'elle ait pu tremper dans ces meurtres de masses ! Eh bien si... Tout était (si volontairement...) complexifié... Ce n'étaient là que distinctions de sophistes, arguties de mauvaise foi. Et vous aussi, vraiment, vous vous seriez laissé embringuer dans une telle démolition ? ...peut-être pas.
Quant à notre héros, le voilà engagé sur le front de Stalingrad, belle culottée nazie. Il souffre du froid, côtoie l'anthropophagie, voit d'innombrables malheurs dans l'armée allemande : blessés tripes à l'air, camarades qui se soutiennent dans l'agonie ; il s'apitoie sur le sort des braves petits gars envoyés combattre le bolchevisme (de tels discours se retrouvent tels quels chez les néonazis). De retour, il est décoré au sortir de son coma. Les épisodes sont innombrables. Il s'envoie un jeune juif jusqu'à ce qu'il s'en lasse, alors il le laisse se faire rafler, puis en engage un autre. Lecteur, il vous faudra du courage pour lire bien des pages. Quant au néonazis, ils ne savent pas lire – si seulement ! Les Bienveillants sont une épopée de l'horreur, on sort de là complètement lessivé, car mille quatre cents pages ne se lisent pas en trois soirées...
Permettez-moi, juste avant une longue lecture, de vous présenter un texte sur ces Bienveillantes de Jonathan Littell, encyclopédie vivante de cette période : je l'ai jeté sur le papier, voixi quelques mois. Les Bienveillantes témoignent d'un sens de la langue exceptionnel. Cet auteur doit savoir cinq langues. Et quelle documentation encyclopédique. Jusqu'ici pas une faiblesse détectable, il capte. J'espère toutefois qu'il se manifestera. Quelle connaissance. Est-il possible qu'il faille aux criminels des mois voire des années pour accéder aux sources de la morale. Est-il exact que ce serait moi ; ou vous. Ces cobayes envoyant des décharges mortelles sous contrôle médical : “Allez-y, augmentez le voltage ! Nous autres médecins, nous vous couvrirons en cas d'accident” - cette espérience a pourtant bien existé, c'est vrai ou pas ?...
Le héros des Bienveillantes drague homosexuellement. Pour convaincre l'homme, il lui fait lire Le banquet de Platon. Il m'a fallu des années pour venir à bout de ce pensum boursouflé. Qu'un militaire cultivé ait pu le lire en une semaine, à d'autres. Un camarade de chambrée rêve à haute voix. Il demande de n'introduire que la moitié - ce n'est pas la longueur qui peut endolorir, mais le diamètre. Les femmes le savent bien. Ce livre en tout cas est un chef-d'œuvre. Enfilez-vous le jusqu'au bout. De même eau, de même niveau, je n'hésite pas à le dire, que Le zéro et l'infini, ou La vingt-cinquième heure.