(Cette vieille vouvoûte n'est pas à Paris)
Je sais qu'à la suite de cette description maintes fois reprises (ce sont des thèmes et variations) viendra un autre site, où tel homme ou telle femme auront fait telles actions, occupé telle position, procédé à tel emménagement selon les montées ou descentes de sa fortune. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaqué contre la muraille et singulièrement éclairé par des châssis qui dessinent extérieurement la rampe, et où chaque palier est indiqué par un plomb, l'une des plus horribles particularités de Paris. Etait-ce une plaque de plomb ? Les gens se souciaient bien alors du saturnisme ! Et puis : que peuvent bien être des "châssis" qui dessinent "une rampe" ? Il y a là un vocabulaire qui m'échappe. Balzac le possède comme un architecte. De toute façon les descriptions constituent non pas un document, mais par leur précision même, ou leur imprécision, selon les endroits, selon les choix de l'auteur, une vision vague et floue destinée à embrumer. Je ne sais pas si Balzac, Hugo, Flaubert, étaient conscients de cela, ou s'ils se figuraient vraiment donner dans l'exactitude géométrique.
Nous aurons noté la permanence de ces étroitesse d'escalier, de ces maisons plaquées les unes aux autres comme pour s'y préserver d'une chute, d'un effondrement par tassement, insalubres, peureuses, cachottières au sens également de cachots. Demandant la permission d'exister. Prête à se fondre au mur de la voisine. Interdites de réparation, parfois : la loi prévoyait de les laisser tomber, pour spéculer ensuite. Et là-dedans vivait un grouillement de peuple contrasté, mourant jeune, qui eût ravi les néolibéraux de nos temps. La destination de ce quartier s'explique par l'existence d'une
assez grande quantité de maisons semblables à celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent être exploitées que par des industries désavouées, précaires ou sans dignité. Par industrie nous entendons "activités, machinations", et par Commerce, avec majuscule, une activité des plus prisées par l'amoureux d'argent toujours fauché Balzac.
Cet extrait provient de Splendeurs et misères des courtisanes, qui reste de loin mon roman préféré, le plus "feuilleton", le plus fourmillant, le plus grotesque, de Balzac. Et je m'avise que La vie mode d'emploi reprend exactement la typologie balzacienne, en la systématisant, dans un cadre agrandi au monde entier, au siècle qui suivit. "Au sud du Palais-Royal", poursuit notre guide à demi-annonyme, "la rue Froidmanteau ne vaut pas mieux que la rue de Langlade – mon tiroir ne contient plus ce plan de Paris qui m'aurait permis de vérifier la persistance ou non de ces rues. Balzac, nous dit le préfacier, regrettait déjà que se fussent détruits bien des quartiers pittoresques, et ne pouvait hélas (heureusement !) prévoir les démolitions de Haussmann, parmi lesquelles me fit-on la destruction criminelle des 7/8 de la Cité, non plus que les massacres des tours à la Pompidou, sans omettre les futurs assassinats destinés à transformer définitivement Paris en annexe de Singapoour ou de Dubaï : fin d'une âme ; c'en est au point que si je dois définir aujourd'hui cette ville, je n'aurais plus qu'un seul mot : un véritable HURLEMENT de voitures, jetant à bas toute espèce d'embryon de soupçon du moindre charme ou atmosphère particuliers. Paris est devenu un imense vacarme entravant toute espèce de sentiment ou de pensée formulée. Ce n'est plus qu'un abrutissement, sauf pour les sourds peut-être. Pour moi, le vrai Paris, c'est en définitive le métro, où les bruits se cantonnent à deux ou trois registres bien définis, la foule, les rames, les musiques, ne pouvant pas dépasser un certain seuil de décibels. On s'y retrouve. C'est clos. Et plus que dans la rue peut-être, on peut dans ce réseau embrasser tous les visages, qui passent sans trêve, de tous les horizons du monde mais ici humainement canalisés, offerts et disparu, et se rouler des yeux sur toutes les femmes. "C'est une rue sale, obscure et mal hantée ; une sorte d'égoût que la police tolère auprès du Palais-Royal assaini, de même qu'un majordome italien laisserait un valet négligent entasser dans un coin de l'escalier les balayures de l'appartement – mais où va-t-il chercher tout ça...