Une femme noire attend un enfant. Elle pose la main sur son ventre, l'enfant remue. « Il joue » dit-elle en souriant. Tous les hommes de la famille posent la main, c'est un phénomène qui intrigue toujours les hommes. Et l'enfant se présente mal. La césarienne est la seule solution. Pendant des semaines on réunit des fonds. Tout le village qui se cotise, ce n'est pas assez. Tous viennent processionner devant le siège du grand hôpital de Bauri, de Gabadoré, de Boutéké. Le grand patron et le secrétariat refusent l'admission : pas assez d'argent. La femme se tord dans les douleurs : pas d'argent. Personne n'ouvre. Le personnel est là, mais la somme n'y est pas. L'enfant demande à sortir, les souffrance sont immenses, et la mère trépasse. On attendit trois jours pour l'enterrer, selon le rituel.
Avant de la jeter en terre, le fossoyeur plaça la main sur le ventre, qui remuait toujours. Son visage s'illumina : « Il joue encore » dit-il. Et il lança dans le trou les premières pelletées.
La femme qui raconte ça ne dévoile jamais rien de son for intérieur. A la façon de Canetti, elle a rompu toute relation avec elle-même. Elle a vécu en Algérie, d'où elle a tiré cette histoire. Elle habite à Détroit, qui a un très bel opéra. Les larmes lui viennent aux yeux à écouter La Traviata. Ou La Norma. Elle déteste les opéras de Wagner, qu'elle prend pour un fatras d'antisémite : loi du plus fort, culte du surhomme... Elle vient nous voir ce jeudi. Parviendrons-nous à la convaincre ? la dispute fut vive, mais elle aura cédé. C'est un miroir. Réflection, sans réflexion. Puis elle passe à d'autres sujets. Ainsi leurs sentiments ne sont-ils pas atteints.
Je suis de même. Si je ressens, pardon si j'imagine ressentir un seul dixième de tant de douleur, atroce, de cette mère, agonisante, que me restera-t-il d'attention à moi-même ? comme si vous ne saviez pas que si je cesse de tourner les yeux vers moi-même, je disparais (...)