Ce qui n'est pas une raison pour couper toute la jambe s'il n'y a qu'un orteil malade. Certes. Mais je voudrais montrer le caractère faussé du discours sur l'immigration. Ce qui ne devrait concerner que les services de police et de justice, afin d'éviter l'infiltration de véritables terroristes, devient sous certaines impulsions une véritable propagande larvée assimilant tout étranger à un fauteur de trouble, dont il faut inspecter les godasses qui pourraient contenir de la poudre explosive... On n'ose pas désigner les véritables ennemis, suscités par une politique excluant tout dialogue. Alors, la bien-pensance, qui n'ose pas appeler les choses par leur nom, dilue la cible, qui l'on peut dire : comme il serait répréhensible de cibler tel aspect dévoyé de la religion, jetons la réprobation sur tous les étrangers.
Attaquons les frelons à l'arme lourde, mettons les Roms, les Iraniens, les Farc et les bougnouls dans le même panier, expulsez-moi tout ça, pour la subtilité on verra plus tard, et pour la distinction entre les cas d'espèces eh bien ce sera encore pour plus tard. La France aux Français, la Bourgogne aux escargots... Ouvrir la France aux réfugiés politiques, ce n'est pas importer du terrorisme. Ouvrir l'école aux cultures étrangères, ce n'est pas compromettre la fameuse « identité française ». On a l'impression de rabâcher. Et je sais bien que l'on ne convainc jamais que les convaincus. Mais nous aurons été quelques-uns de plus à le dire : dialogue, échange, sans fin. Sans que ni l'un ni l'autre s'imagine avoir toujours raison.
Laissez-nous vous présenter quelques pages d'Azadée Nichapour, autrice de Pour l'amour d'une langue. Elle nous ramène au temps de son enfance, nous parle du « chemin de l'école » :
« C'est attendre deux ou trois bus par moins quinze en hiver ou plus quarante au printemps, arriver en classe les doigts cyanosés et recroquevillés par le gel à en pleurer ou bien saigner du nez et s'évanouir sous la chaleur étouffante.
« Le chemin de l'école c'est aussi les regards perçants de quelques jeunes hommes romantiques ou les vannes obscènes et les mains baladeuses de moins jeunes dans l'autobus bondé comme un convoi de moutons où éclatent régulièrement des bagarres.
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« - Azadée ! Azadée !...
« J'ai encore dans l'oreille cette voix en pleine mue de ce garçon de douze ou treize ans qui crie mon nom dans la cour du collège.
« Azadée ! Azadée !...
« Et devant mon silence obstiné, cette petite phrase qu'il m'envoie comme une flèche dans le dos :
Ma parole, elle est sourde celle-là !
« Le même jour, je déclare à mon père que dans la classe, il y a deux groupes de filles : celles qui sont faciles et rigolent bêtement avec les garçons, et puis les autres, les sérieuses, qui évitent les garçons et les tiennent à distance. Je me flatte d'appartenir bien sûr à la deuxième catégorie. Et j'ajoute que je vais même plus loin que celles-ci : « Je n'adresse pas un seul mot à aucun garçon, même quand il me parle je ne réponds pas ! »
« Je dis tout cela avec une belle assurance et m'attends sincèrement à voir briller les yeux de mon père et sa bouhe me dire : « Bravo ma fille, comme je suis fier de toi ! » Au lieu de quoi je vois avec anxiété ses sourcils se froncer de plus en plus et son visage se tordre presque dans une expression de dégoût.
« Il me dit que s'il m'a sortie dès que possible de cette école de filles, dirigée de surcroît par des religieuses, c'est pour que j'évolue dans l'environnement naturel d'un établissement mixte ! Pour que je fréquente des garçons comme dans la société, comme dans la vraie vie !
« Je suis d'abord abasourdie, déboussolée mais déjà soulagée. J'ai presque envie de lui sauter au cou : « Oh merci ! merci ! » Mais ne pas en faire trop, ne pas lui donner l'impression d'abuser ! Je saute simplement de joie en moi-même : « Alors, c'est possible, c'est possible ! »
« Mais mon père, qui cherche encore les mots pour me convaincre, ajoute après un silence : « Tu n'as qu'à considérer tous ces garçons comme tes frères. »
« Sur le coup, la sentence paternelle me délivre d'une tension coupable, accumulée depuis des mois. Mais, probablement sans le vouloir, elle pose aussi un interdit. Car les garçons et les jeunes hommes que je rencontre par la suite ne me prendront jamais pour leur sœur ! « Alors, c'est impossible ?... »
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« Plus tard au lycée, en poussant par hasard une porte mystérieuse, je suis saisie sur place. A l'autre bout d'un amphithéâtre obscur, sur l'estrade inondée de lumière, des lycéens persans transformés en comédiens grecs répètent une scène en costumes étincelants. Je suis fascinée, incapable de bouger. C'est donc ça le théâtre ?
« Les jours suivants, je ne pense qu'à revenir pour retrouver cet éblouissement. Dès que retentit la sonnerie de la récréation, je viens me glisser dans le noir, et me fais toute petite, derrière un fauteuil au fond de la salle. Quelques mois plus tard, j'assisterai à l'Institut français à presque toutes les représentations de cette Antigone de Jean Anouilh, créée par un jeune metteur en scène français (Daniel Mesguich peut-être ?). »
« Et ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant ». Mais vous aurez compris que Pour l'amour d'une langue, d'Azadée Nichapour, aux Editions du Bord de l'Eau, n'est pas un ouvrage sentencieux déroulant une thèse avec toutes les pesanteurs démonstratives. C'est l'éveil d'une jeune fille, d'une jeune femme, découvrant les garçons, l'amour et le théâtre, émouvante et révoltée, aimante et revendicatrice, butant sur les poitrines en fer forgé de toutes les certitudes gouvernementales à grands coups d'ailes amoureuses et de bec scrutateur, là je me suis surpassé. Pour 10 euros, bonne lecture