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NICHAPOUR

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Publié jadis aux Editions du Bord de l'Eau, Pour l'amour d'une langue, par Azadée Nichapour. « Comment peut-on être persane ? », bonne question, quand on la fait suivre immédiatement de « Comment peut-on être français ? » - non pas selon la définition d'un Hortefeux, si définition il y a, car il y a bel et bien, hélas, du Hortefeux, mais « français », tout court. Qu'est-ce que l'identité nationale ? Pour l'autrice, nul doute, c'est la langue. A six ans son père l'envoie à l'école Jeanne d'Arc de Téhéran, école religieuse, payante, afin que sa fille apprenne le français. Et dès les premiers mots qui lui sont adressés en cette langue, la petite Azadée demeure subjuguée, sans comprendre, mais déjà sous le charme de cette étrange musique.

 

Nous ne pouvons pas, nous autres Français, juger de notre langue : nous sommes immergés dedans. Pour moi, pour nous, rien de plus ordinaire que le français : cela ressemble à l'eau du robinet, on s'en sert sans y penser.

Iran

Nous savons reconnaître quand cette eau est polluée, quand elle est massacrée, ou délicieusement teintée d'un accent mexicain... Mais « en soi », « de l'extérieur », nous ne pouvons la goûter qu'à la suite d'un long séjour hors des frontières. Rien de plus troublant que cette expérience que j'ai faite de confondre quelques secondes le français et le polonais, qui possède comme nous des voyelles nasales, et la même musique de phrase, le même « phrasé »...

 

Pour les autres élèves, nous dit l'autrice, le français est une matière de plus à étudier, comme les mathématiques ou l'histoire ; pour elle, c'est une sensualité, une autre façon d'être. Une façon également de remercier son père qui se sacrifie pour lui offrir ces études. Une façon d'épater la galerie aussi, en échangeant dans le bus quelques mots de français avec son frère ou son père, au milieu des voyageurs stupéfaits. En récitant des fables et des contes devant les invités, qui se taisent religieusement sans y entendre un mot. A douze ans elle apprend de son père qu'il a été emprisonné, torturé, par la SAVAK, police secrète du Shah, si célébré dans les magazines. Il lui est interdit d'avoir désormais la moindre activité politique, mais il a placé tous ses enfants dans les établissements français de la ville, afin qu'ils puissent plus tard s'exiler, vivre enfin dans un pays libre.

 

Le français, qui est d'abord musique, puis science, devient le marchepied de la liberté, ainsi que le symbole d'un arrachement futur. La petite Azadée, si maternellement accueillie par les sœurs de « Jeanne d'Arc », puis entrée dans une autre école, mixte, ouverte aussi bien aux Iraniens qu'aux Français résidents, observe déjà la différence qui existe entre les coutumes occidentales et

 

orientales, les jeunes Françaises qui flirtent ouvertement, les jeunes Iraniennes qui montrent une réserve, une pudeur effarouchée. Les garçons reflètent eux aussi par leur comportement la séparation des mœurs en fonction des origines. Azadée apprend que la mort existe, s'imagine apprendre, de la bouche d'une fausse amie, qu'elle est laide, ressent la fissure grandissante qui la séparera toujours d'elle-même au cours de sa vie : elle n'est plus retournée en Iran depuis la prétendue « révolution » de Khomeiny, mais se voit toujours demander « D'où viens-tu ? » avant « Qui es-tu ? ».

 

Nous distinguons par conséquent trois niveaux de lecture dans ce court et dense ouvrage remarquablement écrit : celui de l'autobiographie, émouvant, frémissant, d'une sincérité absolue. Celui d'une appétence inassouvie pour tous les aspects de la culture française, en particulier littéraire, avec, toujours, cette grande injustice : les Iraniens se montrent extrêmement curieux de la littérature française, mais nous autres, à notre grande honte, ne connaissons presque rien de la littérature persane, enfermés que nous sommes dans notre francocentrie, persuadés à tort de notre insurpassable supériorité. Et sur ce plan-là, un étranger doué d'une double culture nous en remontrera toujours en ouverture d'esprit et de cœur.

 

Nous ne pourrons nous empêcher de mettre en parallèle Satrapi, inspiratrice du film Persépolis, et Nichapour. Mais chaque voix est personnelle, les dimensions, les moyens d'expression diffèrent du tout au tout, la symphonie n'est pas plus importante que la sonate. Le propos d'Azadée Nichapour n'est pas d'exposer les péripéties du soulèvement iranien, ni la récupération immédiate de l'opposition au Shah par l'obscurantisme des mollahs. Sa voix est plus personnelle, c'est au peuple de France qu'elle s'adresse en particulier, voire au Président de la République, issu comme elle de l'immigration, de la fuite devant la tyrannie. Et c'est au nom de cette impulsion originelle commune qu'elle aimerait voir s'infléchir une certaine politique d'immigration, nécessaire assurément, mais pas dans la perspective actuelle : régulièrement les politiciens français s'en prennent au sale étranger, dressant des populations les unes contre les autres (le secteur privé contre le secteur public, même division pour pouvoir régner).

 

Pour l'amour d'une langue porte d'ailleurs en sous-titre Lettre ouverte d'une immigrée « intégrée » au Président de la République et aux Français. J'aimerais me laisser aller à penser, en votre compagnie. La bien-pensance me semble se retourner contre elle-même. Il est interdit, selon certains raisonnements, de s'élever contre un peuple, une ethnie, une « race » pour employer des termes de plus en plus vastes et – paradoxalement – réducteurs, et inexacts : si l'on évoque l'islamisme, c'est aussitôt pour se voir rabrouer : « Attention ! Vous allez jeter l'opprobre contre les vétritables musulmans, qui, eux, sont pacifiques ! » Si l'on parle de terrorisme, un Olivier Todd viendra vous objecter que vous confondez avec la juste « résistance » aux injustices. Invoquez la Guerre Sainte, le « djihad », et l'on vous répondra qu'il ne s'agit que d'un combat intérieur contre nos mauvais penchants. Et toujours cet argument qu'il ne s'agit que d'une infime minorité. Mais les cellules cancéreuses, elles aussi, ne sont au début qu'une infime minorité

 


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