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Peinture et grammaire

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Teintes criardes d'affiche (nous parlons de Magritte), sujets débiles, goût de chiottes, et autres commentaires marginaux. Heureusement, le tableau que je vais vous transmettre par l'oreille est reproduit en couleurs : si la plupart des illustrations n'eussent pas été en noir et blanc, c'eût été trop cher.

Adoncques, Magritte, qui me fait toujours l'effet d'un applicateur de recettes, pas mal mais sans âme, sans arrière-plan, contrairement à Max Ernst, Magritte, l'intello petit bras, peignit une série intitulée « Le domaine enchanté », à la portée de tous les enfants. Il paraît que Delvaux fut influencé par Magritte, et non le contraire : c'est ce qui apparaît dans le numéro I (apprécié « à peu près » en bas de page) du « Domaine enchanté ». Soit une composition oblongue, dont j'ignore les dimensions, présentant sur sa partie gauche un fond de papier peint commun à plusieurs autres toiles de cette série, datant de 1951-53 : c'est-à-dire un rose fade, avec des yeux qui vous regardent pendant que vous êtes en train de chier ; sur sa partie droite, autre papier peint blanc et bleu, fade aussi, mais il paraît que c'est exprès, pour faire « kitsch” et second degré : un ciel, avec des nuages, nécessairement de « merveilleux nuages ». A gauche sur fond rose, trois feuilles vertes, charnues, tropicales, dressées, pleines de suc, veinées comme des érections, et terminées en têtes de pigeons : vert cru ; le grand pigeon, à l'aile enveloppante et protectrice, le moyen, protégé par la feuille devenue aile, le petit à l'arrière-plan et qui dépasse.

Le sol est ocre foncé, sablonneux, avec deux pierres. Que veulent-ils, ces volatiles rigides sur leurs tiges, à mi-chemin de la menace et de l'inexpressivité stupide ? Comme les vrais pigeons d'ailleurs... Ils regardent l'autre partie du tableau, les 65% restants, nettement séparés sur la droite, sauf en bas : une feuille normale, seulement végétale, empiète d'une perspective sur l'autre, et le sol désertique vient mourir comme une vague de terre sur une terrasse obscure. Et là, changement de décor, opposition totale : une maison bourgeoise au crépuscule, en trois ailes aussi horizontales et terrestres que les feuilles furent dressées, maison que trouent deux fenêtres éclairées, au rez-de-chaussée de l'aile gauche, puis deux autres à l'aile droite au premier étage, et trois dernières encore à droite de ladite aile droite.

Algues sur soie.JPG

CI-DESSUS  : ALGUES SUR SOIR, d'Anne JALEVSKI

 

Il faut imaginer aussi des alignements de fenêtres obscures aux volets clos, sous des toits sombres, protecteurs et opulents, évoquant richesse et sécurité, tandis que par-derrière bouffent de hautes frondaisons pubiennes et disciplinées, le parc sans doute de la maison de maître. Alors s'établit le rapport : les pigeons dévorants et féroces, heureusement fixés sur leurs tiges, dominent de leur curiosité vaguement répugnante ces toits si paisibles où dort une famille, où le savant se plonge dans ses expériences. Et ce qui a frappé Delvaux, et qu'on retrouve souvent chez lui, c'est l'extraordinaire clarté de ce réverbère à chapeau métallique, ce rond de lumière inutile, phare de la civilisation rassise et nutritive, veilleuse des civilisations riches d'histoire face aux délires végétatifs et animaux de la partie gauche.

C'est ainsi que le jazz menace la java, qu'Ornette Coleman a massacré Mozart, que Miles Davis a renvoyé Schubert aux oubliettes. Faux, car ils coexistent, dans nos oreilles amatrices, de même que ces deux portions et porportions de tableaux si gratuitement accolées – mais la gratuité n'est qu'apparente. Et juste après Magritte, nous avons en tournant la page un certain Carel Willink, ainsi commenté par Anne Jalevski : « de l'idée... parfois en profondeur ? » Ce monsieur, flamand, pose devant un de ses tableaux. Comme il était quelconque en son originalité physique personnelle, la propriétaire susnommée du book l'affubla de moustaches redressées, d'un bouc en virgule. Sinon, c'est un sexagénaire à l'esprit fin, semblable à ces profs que l'on croise dans les bus. Il a peint de garenne une espèce de monstre minéral, derrière lui sur la photo, dans son cadre, sorte de dinosaure à museau mi-chien mi-poisson, renversé sur le dos comme une chienne roulée dans la poussière, avec laquelle folâtrerait quelque chiot à la tête redressée, pris lui aussi dans le règne minéral.

Ajoutons à l'arrière-plan une grotte avec bouche, nez, visage, dans le style des jardins de Bomarzo, et une coupole tout au fond, vaguement florentine (Santa Maria delle Fiore). Mais voyez-vous, c'est un massacre que certains livres d'art de cette époque : les petits budgets des éditeurs aussi bien que des acheteurs imposant la réduction au noir et blanc nous privent des verdâtreries d'un ventre écailleux, des tons rompus et décomposés, des violines peut-être d'un ciel encombré de cirrhus... Il ne s'agit que d'indications, et l'on sent bien, devant cet étalement de ventre canin, ces pattes moignonneuses, que le dessin est bon, acceptable, suggestif, mais que la couleur lui aurait donné tout son sens et son inconfortable dégoulinade.

Alors, nous allons retomber sur nos pieds, sur du texte : « En 1930, André Malraux rendit visite à Carel Willink » - voyez-vous ça, la différence des destinées postéritales, la divergence, qui s'est effectuée quand cela ? Ils voient donc les autres gens, ces immenses célébrités ? Mon Dieu mon Dieu... « Visitant son atelier, il ne fut pas convaincu du tout. Il lui dit : “Il faut quitter le réalisme, devenir abstrait. » Oui, on pouvait dire cela en 1930. A présent, l'abstrait, nous en sommes saturés comme une éponge d'eau de Javel. Alors que le figuratif ne cesse de nous parler depuis des millénaires, l'abstrait semble s'être épuisé en quatre-vingts petites années. Mais ce que Malraux ignorait, poursuit Jean-Claude Guilbert, c'est que Willink venait justement d'abandonner les symboles et l'abstraction pour revenir vers ce réalisme que l'écrivain voulait tant l'empâcher de retrouver. Toujours ce faux débat du moderne et du non moderne, du faux et du vrai, de l'art évolué ou de l'art rétrograde.

Pour « se trouver », vaut-il mieux aller vers l'art de l'avenir, l'abstrait, ou vers l'art du passé, le figuratif ? Débat sans objet, comme nous le savons à présent, nous autres gros malins. Il est vrai ajoute l'auteur que ce n'est qu'à partir de 1934 que le peintre accomplit le dernier pas décisif dans sa façon de mettre en images son angoisse meublée de statues antiques et de monuments surgissants. Or cette angoisse, nous ne la sentons plus. Encore un cerveau basculé dans l'abîme avec toutes ses œuvres.

« Que Willink, dont les premières toiles remontent à 1824, ait commencé par l'abstrait peut surprendre, surtout lorsque l'on dose la minutie qui amène sa logique angoissée par le menu détail (ah on n'aime pas ça, « le détail », chez les « modernes zalapages » ; ça fait vieux jeu ; ça fait Van Eyck ; ah quel nul ce Van Eyck). Il faut tenir compte du contexte artistique dans lequel vivait Willink à ses débuts. Entre parenthèses, et sans aucun rapport avec la choucroute, je m'obstine dans mes corrections de manuscrits à substituer, systématiquement, le simple « où » accent grave là où je vois surabonder ces encombrants, ces hideux « dans lequel, dans laquelle, dans lesquels » : « où », simplement « où », prosateurs de mes deux ! le contexte artistique où vivait Willink à ses débuts ! C'est plus léger quoi merde !

On n'est pas dans une démonstration de maths ! putain...


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