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Fleurs et couronnes,peut-être

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Voici un texte long et dense.

chercher «t’explique », vers la fin.

Bien différencier les Mazeyrolles (Marqueton) et les Lokinio-Leturc.

Relecture à partir de l’exemplaire papier.

 

 

 

Bernard

 

 

Collignon

 

 

 

 

F L E U R S  E T  C O U R O N N E S

 

 

 

 

roman

 

 

 

aux éditions du Tiroir

 

FLEURS ET COURONNES 2

L'HOMME GEORGES

L’INFIRMIÈRE Claire

 

.

 

Le veuf :« Qu'y a-t-il autour de moi ? »

Claire décrit le papier peint, le corridor pavé, la serpillière ; plus loin le dédale des chambres, et les bouffées de déjections et de désinfectant. Et tout cela, il était inutile de le rappeler.

L'établissement compte trois étages de portes feutrées, salons et pièces indéfinissables, où passent des rumeurs de chariots, de phrases pâteuses et d'infirmières grinçantes.

Sur le lit Myriam morte repose dans son peignoir, tête calée sur un gros coussin de glaçons. Ses lèvres ont pris l'aspect de cordelettes violettes.

« Je veux partir de Valhaubert dit Georges.

- Vous occupez la meilleure chambre.

- Pourquoi m'avez-vous séparé de ma femme ?

Claire glisse dans l’étui ses lunettes fumées. Georges, un instant ébloui lève les yeux sur la soignante qui murmure Myriam, Myriam - Elle est morterépond le vieux.

Quelqu'un monte le son des haut-parleurs. Claire ?…je ne veux pas mourir ici, à Valhaubert.

Good bye stranger fait 6mn 45.

Tout le temps où le visage de Claire, aide-soignante, se tourne vers lui – synthés, tierces mineures Georges examine son front lisse et ses yeux, la chute sur les tempes des mèches blonde - chœur de fausset – ossessivochangez la glace hurle une voix en plein mois d'août quoi merde !

Celle qui tient le cou tandis qu’on change la vessie dans un entrechoc de cocktail on the rocks

- Claire » dit-il posant la main sur l'avant-bras tiède – « montez le son -

- ...Toujours Good bye stranger ?

Les trois vivantes le regardent comme un dingue. Claire augmente le son. Pour toujours son visage associé à ce rythme assourdi, lancinant, martelé. À ces larges applications blafardes sur son profil droit.

vieillards,couples,soeurs

Claire et Georges sont inséparables en dépit du Règlement Interne. À titre d'avertissement administratif : visite préalable, par elle et Stavroski, de 5 domiciles – pourquoi rester ici à présent que votre femme... - « venez avec moi, Georges, tentez l’avenir, si vous pouvez continuer de vivre

Je ne sais pas, nié wiem. je ne sais pas.

...Dans ce premier appartement vit une vieille fille usée par la phalange, hâve et parcheminée

- toutes les femmes ont le même secret - « Georges, ne jugez pas les femmes seules.

« ...Vous habiterez ici sous les toits, un petit deux pièces rue des Juvettes

Je vivais heureuse dit la femme : la peinture blanche, c'était moi, les plinthes à l'adhésif, c’était moi, les meubles vernis, la bibliothèque de Ferreira (Eço de Queirós, Castelo Branco) - c'est la circulation, monsieur, qui me gêne, j'y suis presque faite, l'été, moins de camions, je la laisse ouverte – et j'ai fleuri la terrasse sur cour. »

Stavroski interroge Claire : « J'y suis retournée seule dit-elle ; six mois d'impayés, la vieille est virée, vous emménagezquand vous voulez, la propriétaire est venue, les yeux dans les yeux : songendre au chômage, sa fille aux études c'est bon a dit la vieille c'est bon, eu saio de láje fous le camp » - Intimação para limpar Vous parlez portugais Georges à présent ? » Il hausse les épaules. Fin de l'ankylose : une chambre entière avec un vieux lit, la table et la chaise – une coiffeuse à lampes nues latérales - « ...et les toilettes au fond je vais vous les montrer – Non merci. » Georges et Claire Aux Anciens de Valhaubert « Il ne s'agit pas de spoliation, Georges ; tout juste l'application d'une loi. Tout juste ça. Deux années d'impayés. »

Premier avertissement pour le veuf.

Ce que dit Claire, il le croit : elle n'a que 23 ans, pommettes hautes et écartées, très blonde.

Que pèse en face la vieille Lisboète rue Juvette ? Claire conseille à Georges, en attendant, de tenir au Valhaubert sa porte bien fermée. Elle hésite entre tu et vous. Il reçoit bientôt l'intimation administrative de bien vouloir quitter bientôt le Vieillards’ Home, signé Valdfield, Directeur. Claire la lui rend à bout de bras.

Deuxième visite. Chez Léger. La voix des vieux à travers la porte nous ne pouvons pas loger une personne de plus. Claire invente une enquête municipale. Henriette et Phil ouvrent la porte en deux fois par l’entrebâilleur : fermer sec et rouvrir d'un coup. Ils se trouvent côte à côte dans l'ouverture. Léger porte le cheveu crépu et le teint basané d’un octavon du Morne, soixante ans et double menton. Henriette est toute longue et toute blanche en robe. Ils affirment avoir bâti leurmaison de leurs propres mains. « Enfin, les miennes», dit Phil. « Nous avons fait cinq enfants » dit Henriette, « et tous se sont mariés ; à chaque naissance une pièce en plus, dans le sens de la longueur – Pas très pratique pour les incendies » (Phil plaisante) « et surtout, sans le moindre permis de construire.

- Un jour les huissiers sont venus.

- Ils nous ont demandé de tout démolir, dit l'homme.

- De tout remettre en l'état. »

Puis Georges et la jeune Claire s'introduisent dans la bâtisse des vieux bavards. C'est une maison longue et basse « comme j'aimerais » murmure Georges. Mais sur les murs blancs, les craquelures se comptent par dizaines, on y met le doigt. Phil n'a plus bricolé depuis bien longtemps. Henriette en longue robe blanche tropicale n'a jamais tenu le moindre outil, porté le moindre seau : « Nous avons tout hypothéqué, ce sera bientôt vendu ». Phil prétend que sa femme pèche par optimisme, l'acheteur devant payer une hypothèque même après la mainlevée. Henriette n'a jamais compris pourquoi. « Moi non plus », dit Georges. Le vieux reprend la parole pour souhaiter un « bon bouge » au Vieillards'Home. » Claire éclate de rire : c'est la première fois qu'un de ces déchets vivants se sert encore de l'ancienne appellation du Washington's Azaïle.

 

X

 

Le premier prix du tirage au sort où Vieux-Georges a gagné concerne une caverne éclairée d'environ 26m². Ses enfants régleront les loyers. Parfois avec retard. Vieux Georges dit : « Ça alors ! ». Il abandonnerait son vieux logis de veuf prématuré. « Vous verrez, Papa Georges ! » Le Vieux ne sait pas ce qu'il verra. Il suit Claire en traînant des pieds, la bouche entrouverte, le front patiné de sueur, et c’est la troisième visite. La vie n'est qu'un long corridor qui sent le chou, entre deux inspections qu'il effectue malgré lui : « Il faut tout voir par soi-même ! » Georges fait semblant d'en être convaincu. Il grommelle, il mange. « C'est chiant d'être chiant ». Georges a lu cette phrase chez un humoriste, il la répète volontiers.
Un jour il se fera tuer pour elle. Pour la phrase, et pour Claire. « Aujourd'hui, je ne vois rien qui me plaise vraiment ». Surtout pas ce logement troglodyte mal aménagé.

Quatrième visite. C’est un autre couple Antillais. L'homme est tout le portrait du

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précédent : un quart de Noir ou plus, tête massive, chenue – l'œil moins niais cependant. « Ce nègre » dit Georges sans souci d'être entendu. (Vous faites tout pour que j'oublie ma femme morte. Je ne pense plus à Myriam. Dites-moi pourquoi je dois changer de maison. Quitter le Vieillards' Home. Juste pour un autre couple, que vous mettrez en chambres séparées au sens français du terme. Im französischen Sinn).

- Georges, vous êtes vide ; profitez-en pour écouter les autres.

Le quarteron, pédé nommé Solange, commence par se plaindre :

« ...pwivé de mon logement Encore ! s'écrie Georges -...par les agissements de ma femme (ne me parlez pas des femmes) j'ai pwéféwé laisser...(« ...la scélérate procédure de divorce suivre son cours »). Il échappe à Claire un geste de lassitude. Le quarteron est ancien bijoutier. Il a tout perdu. Sa femme a dilapidé ses pierres, son capital et ses outils de travail, limes, scies bocfils… .

« À soixante ans… il me restait quelques diamants… de tout petits diamants… »

 

III

 

Tous les deux jours, Jeune Claire et Vieux Georges traquent les sexagénaires sur le départ : expulsés, découragés, suicidaires. Jamais Georges n’exhibe la moindre tristesse ; il attend qu'ils crèvent. Au fond de soi, il sait que Myriam reviendra. Maintenant ou dans mille ans. Mais les vieux expulsables manquent de personnalité ; ils disparaîtront corps et biens. « Jamais je ne serai comme eux – Qui vous le demande, monsieur Georges ? - Eux-mêmes. » Il effleure le bras de Claire, qui le retire précipitamment. Eugène Lokinio annonce le suivant. AlphonsineLeturc épouse Lokinio. Avant-dernière et quatrième porte. Mari chef de gare ivrogne. Femme ayant accouché six gosses, grand-mère incomprise, guignolet kirsch Peureux.

- Peureux ?

- C'est la marque.

Georges ne s'apitoie pas ; ils ont bu tous les revenus, salaire, allocations, Eugène est devenu sec et barbu, jadis autoritaire, respecté par ses six enfants. Georges l'engueule, reproche à cet homme d'avoir détruit ses descendants jusqu'à la troisième génération. Alphonsine s'énerve entre ses lèvres pincées et son nez en couteau : « Deux générations suffiraient, peut-être ? vous êtes fils de curé peut-être » ? Vieux Georges se tourne vers Claire :

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« Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

- Seulement de ce con de Jésus. 

Eugène et Alphonsine restent bouche bée sous leurs vapeurs d'alcool. Le barbu articule «insultez-moi ; je porterai ma croix. - Vous l'entendez, l'ivrogne ? trente ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur... » Ils en viennent aux mains. Vieux-Georges et Claire, agents provocateurs, ont atteint leur objectif : les faire interner sur-le-champ grâce à la camionnette médicale de Valhubert où deux infirmiers en blouse maîtrisent les vieillards pugilistes. Même à travers la porte arrière, on entend Alphonsine se débattre et hurler :

« Où y a Eugène, y a pas de plaisir. »

Claire cligne de l'œil, le logement est enfin trouvé. Georges éprouve des remords : « C’étaient des gens bien. - Détrompez-vous dit Claire, ils battaient leur troisième fils, nous avons des dossiers sur eux, ils ne laissaient pas de trace sur le corps, faisaient porter à ce dernier tous les haillons des frères aînés, l’ont placé en internat dans la ville même, s'opposent tant qu'ils peuvent à son mariage. S'ils ont mieux traité leurs autres fils ?« Je crains que oui » répond Claire, mais ils ne devaient pas pour autant s'acharner sur le dernier. Ni sur la bouteille. » Devant le mutisme soudain de Georges (quel récalcitrant ! quel difficile!) elle pense plutôt revendre la bicoque des Lokinio si vite vidée, qui lui appartenait, afin de couvrir les frais d'hébergement et l'improbable désintoxication d'Eugène et Alphonsine. À ce moment Georges sort enfin ce qu'il a sur le cœur : une déClairation d'amour, mentionnant les yeux de Claire, la peau de son visage « si exactement tendue par le muscle » le masséter ? - ...les buccinateurs aussi, Claire, tous les autres… - ...je vais vous confisquer vos brochures médicales, Georges ; le buccinateur ne se voit pas de l'extérieur.

Georges conteste. Dévie sur l'expression de justice, de sérénité, de vertu, rendue par son visage - « ...de vertu, Georges ? » Quand elle rit, les boucles tremblent sur sa joue. Il se rajoute une sixième Porte. Toute proche, celle-là, de l'ancien domicile de Georges et Myriam, avant leur arrivée au Vieillards'Home : « ...avant leur mort, deux personnes très, très âgées, en fond de jardin, une arrière-maison ! » - Qui occupe le bâtiment sur la rue ? - Des quadragénaires.

- C'est jeune dit Georges.

Les jeunes ont engagé une procédure d'expulsion, pour s’agrandir.

- On n'expulse pas des vieux dit Georges.

- Non répond Claire. Si le « jeune couple » acquiert leur logement, ils ne pourront plus y revenir ».

Les vieux Lokinio-Leturc ont vécu là vingt ans, jetant les ordures entre les deux maisons, celle de la rue, occupée par les quadra, et la leur, au fond d’un jardin sale : gazinières, batteries mortes, nos deux fils disaient-ils dégageront tout ça par camionnette » - non médicale. Les quadragénaires (les « Acquaviva ») n'en croient rien. Les vieux évacuent les amoncellements. Ils sont apparentés aux Mazeyrolles. Ce sont des cousins de Claire, mariés ensemble. Ils n'ont pas supporté leur expulsion programmée.

. Ils ont senti venir le vent, trop tard. D'abord, la famille leur a doublé le loyer. Elle les avait perdus de vue, sauf pour faire pression sur eux. « Je n'y suis pour rien directement. » Pour gagner l'extérieur sur la rue, les Lokinio-Leturc devaient traverser le jardin ; c'est ce qu'on appelle une « servitude », conventionnelle, pour que les vieux ne soient pas enclavés. La maison de devant est occupée par ces quadragénaires alertes, aimant le soleil qu'ils prennent aux autres, ils mangent dehors l'été sur une table blanche. Ils s'appellent les Acquatinta.

À leurs passages, les Mazeyrolles saluent les Acquatinta. Ces derniers ne répondent pas, sauf d'un ton condescendant ou excédé. La vieille cousine répond au prénom de Clémentine, fille de… - « je ne sais plus ». Elle n'a plus qu'une dent surchargée de tartre, sur le devant, et la lèvre qui pend. Cheveux décolorés. Coquette, hideuse. Son mari Jean-Paul est trapu, lourdaud, voûté. Il marche en traînant des pieds. Georges espère encore qu'ils seront conciliants. Avec son amie Claire dont 45 ans le séparent, il mange À l'Entrecôte, au centre ville. Ils échangent, comme toujours, leurs impressions. Georges est stupéfié. Il se fait tout raconter, expliquer, expliciter.

Les Mazeyrolles piquent sa curiosité, bien autrement que les expulsables précédents, portes Un à Quatre. Il repère leur logis sur un vieux plan, demande combien d'armoires s'entassent dans cette pièce, à gauche en entrant, dont on ne peut plus franchir le seuil ; s'ils possèdent une ou deux télévisions, l'une sur l'autre : « C'est la petite qui fonctionne ». Ils sont sourds et s'engueulent en patois de Lodève. Claire les comprend, éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes.

 

X

 

Comment va pépère aujourd'hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ?

- Faites chier.

- Pas poli le pépère.

Mais avec la très, très lointaine cousine de sa femme morte, avec l'assistante Claire Mazeyrolles, tout se joue, au contraire, dans le respect. Dans la sérénité (de Claire). Dans la contemplation (chez Stavroski) ; ni vieux, ni ami, ni père. La généalogie crée des liens. Claire fait employer sa sœur Johanna : même nom de famille, dissemblance totale. Cheveux noirs, les yeux noirs. Le nez, le menton, insolents. Georges l'observe elle aussi très attentivement, passe d'une sœur à l'autre : la blonde, la brune. Dans le même service. Claire présente un par un ses pensionnaires : les plus âgés d'abord, rivalisant de dates de naissance.

Johanna prend des notes, ce qui n'est pas nécessaire. Johanna toise les patients de bas en haut, ce qui n'est pas bienveillant. La présentation se fait dans le salon où s'entassent les armoires, plus ou moins bâillantes, où passent des rayons de soleil brisé.

IV

 

Clémentine MAZEYROLLES, locataire expulsable, se demande :

Il faut que je trouve un nouveau logement ?

Jean-Paul MAZEYROLLES,son époux :

On nous promet un rez-de-chaussée, dans la même rue.

Au Vieillards' Home, Johanna MAZEYROLLES prédit :

Si on les déplante, ils mourront.

La vieille répète Ça fait près de vingt ans que nous vivons ici.

 

X

Crépuscule au Vieillards' Home

- Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Ho, Pépère ! On se promène tout seul dans les couloirs après 20h 30 ? Tout le monde il éteint les lumières, Pépère ! Tout le monde il fait son dodo !

Vieux Georges : Mais où c'que j'vais donc ben m'loger moi ?

Les deux sœurs Mazeyrolles, Johanna et Claire, habitent une vaste demeure aux chambres fraîches et profondes. Vieux Georges loge provisoirement dans une troisième chambre, celle d'un frère absent. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « pas encombrant ». Johanna vient le voir. C'est une jeune femme brune qui s'assoit et ne dit pas grand-chose, sa bouche est « grande et close » dit le vieil homme. Il se demande laquelle des deux sœurs il admire, et si la seconde ne va pas remplacer dans son cœur la première. Il pense « mon cœur » pour simplifier ; de son vivant sentimental, il ne peut tomber amoureux que s'il admire. Il n'y a donc pas que les femmes qui font cela.

Le lendemain, Johanna s'anime et rit avec lui ; le front de la jeune femme est dépourvu de rides. Elle s'exprime à grande vitesse, presque précipitée. Mais le vieux jouit d'une ouïe excellente. Les Mazeyrolles dit-elle vivent dans un taudis. Avez-vous remarqué le poulet décongelé juste sur la télévision ? ...la planche à repasser au milieu du salon ? leur jardin, à côté du nôtre, sert de dépotoir : quatre grille-pain, des armoires sans portes effondrées sous les pluies depuis des lustres…

- Ce sont des cousins de ma femme. De Myriam.

- Les nôtres aussi, Vieux Georges, les nôtres aussi. Notre famille est très embrouillée.

- La femme est affreuse.

- Sur la photo de ses 18 ans, une splendeur kalmouke ! À tomber raide – vous vous en êtes bien tiré, Vieux Georges, l'autre soir.

- J'ai une vraie tête de porc.

Ils rient en même temps. Johanna rappelle que sa sœur Claire hésite encore à expulser les Mazeyrolles, ce qui ferait beaucoup. Stavroski les trouve vraiment trop laids. Tous les deux. L'un et l'autre. « Ils ne payent pas leur loyer, voyons !… Jetez juste un œil au-dessus de la haie : ils habitent très précisément sur notre propriété. Vous seriez très bien à leur place. Justeà côté de nous. » Georges ne dit ni oui ni non. Johanna refait silence. Une cloche s'agite en cuisine : Oncle Gautier appelle à table. Au réfectoire, Georges parle à tous ceux de sa table. Claire n'arrive que pour les pâtes alimentaires. Elle écoute Bye strangers à son casque, en dépit du règlement. Elle fait ajouter du gruyère à toutes les tables.

 

X

 

Vieux Georges respire. Il a échappé au pire. Eugène et Alphonsine se sont fait chassir, pour non-paiement de loyers, au pluriel, plus ivrogneries, au pluriel. Peu importe où ils ont atterri. Les asiles sordides, ce n'est pas ce qui manque. Les logements des deux couples de vieux sont grands et beaux. Tous deux sont cernés d’ordures. Les Lokinion-Leturc se bourraient la gueule, ils sont à présent à l’hôpital de désintoxication. Les Mazeyrolles, pour leur part, habitent une partie du rez-de chaussée, dans la vaste demeure des deux infirmières, leurs cousines. Là aussi, grand étalage de débris. Les vieux Mazeyrolles, en définitive, se voient expulsés, eux aussi. Vieux-Georges s’y laisse installer sans scrupule. Il n'en sort plus. Pas plus qu'il n'en faut pour faire le tour du jardin des deux sœurs, dans l'herbe bien taillée. Il regrette que Myriam, décédée, ne soit plus là pour fouler avec lui la verdure soignée. Les deux sœurs infirmières ou aides-soignantes, fonctions mal distinctes dans ces petits établissements à la bonne franquette comme il n’en existe qu’ici, le laissent libre d'aller et venir à sa guise, sans dépasser la grille.

Mais lui-même ne voit pas l'intérêt de la franchir. Les chambres des deux sœurs, pendant la journée, demeurent closes. Elles en sortent pour leur service, à deux pas, y reviennent le travail fini, et se bouclent chacune chez soi, pour se branler bien séparément. Mais le petit vieux resteà même d’errer, nocturnement, dans le long couloir frais, pieds nus ou en pantoufles. Frôlements remarqués par les femmes le long de leur mur mais sans y faire allusion. Georges alors s'assied en tâtonnant dans le profond fauteuil du salon, face aux cendres de l'âtre de Tassigny. La raison et le calme lui reviennent. Ses oreilles se débouchent peu à peu, comme dans les descentes de montagnes. Il reste une demi-heure à écouter cet étrange phénomène de dégivrage.

Il ne peut plus sauter les femmes. Encore moins deux en file, encore moins des sœurs ; La dernière fois qu’il a baisé deux sœurs, il a perdu les deux. De toute façon il devenait fou, « au quartier des hommes » du « Vieillards’Home », à deux rues d’ici. Les limites entre les « quartiers » restent floues, et ne sont respectées que la nuit. Ici, dans la grande maison des Mazeyrolles de tout âge, on est à son aise. On peut lire aux toilettes. Dès le jour, Georges fait le tour du vieux prunier, juste après l'habillage du matin. Il souhaite pouvoir longtemps s'habiller tout seul. Les vieux Leturc-Locquignon sont revenus, dégrisés, derrière la maison des Acquatinta : leur expulsion définitive a été jugée abusive . Ils se cantonnentà leur ancienne masure, la plus basse et la plus délabrée.

Leur loyer fut réduit, il n'est plus qu'un symbole, défrayé par le département. Le vieil Eugène Locquignon, ivrogne à ses heures, est encore plus perclus qu’avant son départ. Sa voussure atteindra bientôt l'angle droit, il bougonne ou se tait, indistinctement. Madame Clémentine, grasse édentée, se parle autour de son chicot en gargouillant comme une roue à aubes.

...Que des vieux… « Nous serons bientôt débarrassés d'eux », laisse tomber Claire ou l'autre en touillant mollement le café. Et l'une ou l'autre sœur ne manquent jamais d'ajouter que les décisions de justice bientôt ne manqueront pas de faire place à la mort. « La vraie, celle qui tue », ajoute Johanna, qui a de l'humour. Georges dit que c'est inutile qu'ils disparaissent. Les sœurs le dévisagent, amusées : serait-il sincère ? « Pourquoi passez-vous tout le journée avec des personnes âgées ?  À deux pas de chez vous, jusque dans votre maison ? » Elles répondent que c'est leur vocation. Georges hoche la tête. Lui non plus n'est pas convaincu. En effet, il existe d'autres vodations.

Claire écoute dans son casque Bye strangers à fond, avant la collation de midi que les deux sœurs prennent ici sur le pouce en fonction des services. Georges reconnaît les pulsations musicalesà travers les oreillettes, d'étranges chuintements, rythmés, lancinants. Il pensait que seules de très jeunes filles se repassaient en boucles leurs airs favoris jusqu’à la symphonie. Pendant le casse-croûte la télévision prend le relais. Georges s'isole dans les Informations, dont il se contrefout, absorbé par les profils jumeaux de ses compagnes ; elles s'offrent à son regard, indifférentes et fixes, avec sur les pommettes les mêmes reflets lactés. Chaque soir elles reviennent du Vieillards’Home, où croupissent d’autres vieilleries.

Georges les soupçonne d'avoir bien arrangé leur emploi du temps, pour ne travailler que si ça leur chante. Louée soit la souplesse autogérée. Un soir après la bière (une seule par jour), plus de doute : les vieux Mazeyrolles, au contraire des Lokinio-Leturc, sont partis pour de bon. Plus rien à déménager que trois chaises, deux cercueils sans couvercle, un chat et sa bassine. Définitif, ajoute Johanna, qui a de l'humour. C'est vous qui les tuez, s'exclame Georges (« les anges de la mort », avait-il lu dans le journal, à propos du WienerGemeinkrankenhaus, où l’on clamsait un peu trop fréquemment). Les vieux Mazeyrolles sont partis depuis juste une semaine : le couple expulsé prit placeà l'arrière d'une ambulance, courbés, désespérés, vers le Vieillards’Home, où tout est pire, collectif. Ils auront vécu dans la grande maison dix-sept à dix-huit ans, sans avoir digéré l’âpreté de la vie. L'Oncle Gautier, qui dîne ce soir-là dans lebâtiment, grande maison, ne dit mot. Il sirote et repose sa bière alternativement. C'est peut-être de famille. La maman de l'Oncle est là aussi Georges, qui traînait là toute la journée, s’est donc installé à la place des Mazeyrolles. trouvant une famille peu causante mais bien absorbante.

Qu’elle en vienne à trucider des vieux, ce n'est pas à Georges qu'il convient de s'en plaindre.

 

X

 

Le premier août, Saint-Alphonse (96-87), Docteur de l'Église, À la St-Alphonse, chacun se défonce. La direction du Vieillards'Home frappe un grand coup. Pour remédier à la désastreuse impression de ces armoires et penderies béantes et désastreuses autour de la salle commune, elle décide d'en faire un feu dans la cour centrale, vidées de toutes leurs guenilles, sans y enfermer personne - tout le monde en autocar, hop ! à Lacanau pour la journée - avant que la marée ne submerge la ville. Au retour, quelle surprise ! Une belle salle de séjour toute propre, des chambres avec des étagères à portée de main ! Hélas. Hélas. Il est interdit de faire du feu en agglomération, même en large banlieue : les pompiers noient sous les tuyaux les planches carbonisées, ça pue jusqu’au Porge, tout l'autocar renifle au retour, et s'exclame en découvrant le désastre.

Tout avait si bien commencé. À quelques rues de là, Georges et ses gardiennes avaient éprouvé une joie néronienne ; Claire avait monté au maximum son chœur favori de castrats (Good by Stranger, It's been nice / Hope you find your paradise) – et vers le nord, dans le lointain, toute une noce hurlait à la mort par-dessus les flammes et le cri des cuivres – mais c'est la mort qui t'a assassinée Macia –la bémol et naturel mineur – atroce cacophonie. Claire et son vieillard éprouvent un lâche soulagement, rien n'est touché de leur côté, les flammes jusqu'à 30m rappellent à Georges un vieux film, en Pologne, années 43-44, et les jeunes dindes ne comprennent pas l’allusion. La Direction, souhaitant effacer au plus vite le traumanaire des pensiotismes, invite les Chœurs Baroques de Ste-Cécile, déglingue à cet effet une somme considérable.

 

X

Les rapports de l'oncle et de sa mère forment un inépuisable objet d'étonnement. Soit une vieille femme charmante aux lèvres fendues comme un sphincter. Elle est devenue taciturne. Elle se tient droite et stricte sur sa chaise, à 70 % de sa base d'assise. Même angle vue de face donc inclinée, déjetée. Elle s'appuie sur une canne. Derrière elle pour la pousser ou la soutenir si elle marche ou roule, oncle Octave, escogriffe puceau, jaune et quadragénaire. Il s'exprime dans un registre digne et fosses nasales, very English gentry. Il assiste sa mère, l'assoit ou la relève avec des passions d'antiquaire. Plus il la respecte et plus son teint se parchemine. Il écarte tous les obstacles, chaises ou pierres.

D’un geste de son menton les importuns s'écartent. Sa spécialité est l'oto-rhino-laryngologie. Quelques jours après son emménagement, Georges les invite, l'oncle et sa mère, et les deux nièces soignantes Claire et - comment déjà… Ils ont occupé tout le long de la table, cul au buffet. L'oncle et sa mère se sont tenus sans faiblir,

poussant la bouffeen tas dans leurs gosiers éteints.

La vieille s'endort entre les bouchées. Le fils quadra lui passe le pain, ôte les os de la viande, essuie les commissures des lèvres. C'est une partie de la famille qui en expulse une autre, la branche cadette empiète repousse sur l'aînée, comme dans les dynasties.

Georges aussi se découvre des côtés secs. La jeunesse l’a fui, il la contemple et jouit au fond des pupilles, mais rien ne la lui réinfuse. Il faut qu'il s'inquiète. La grandeur le quitte précisément quand on veut la retenir. On peut peu dit le proverbe. Stavroski s'est mêlé d'une histoire familiale. S’est introduit dans la dynastie, a bousculé l'ordre de succession, sans objection ni obstacle, et le voici comme un moulage dans un creux qui ne lui appartient pas, quand tant d'autres auraient pu s'ouvrir. Claire est à sa gauche, l'autre (prénom qui échappe) à droite, afin que la tradition se confirme (« un homme – une femme »).Elles soutiennent leur jeunesse de leur propre front bien dressé de caryatides.

Gardiennes, intronisatrices, à quoi Vieux-Georges peut-il leur servir ? Quel est le jeu. Quel est l’enjeu, le schéma actanciel, le thème et le prédicat. D'autres êtres sont là, dans l’une ou l’autre construction, connaissances d'un soir et d’un sou, complices, anonymes, Nul besoin de les connaître, s'il restera seul ni à quelles conditions unter welchen Bedingungen. De temps en temps Claire et sa sœur cadette se penchent vers lui, ensemble, sans lui fourrer la fourchette en gueule car il se tient bien à table, « il fait honneur au repas », il ne connaît pas son rôle, sans la moindre épouse pour s'interposer, même en écran transparent. Il accepte leurs petits verres, il reprend de tout, répond aux imbéciles, aux amabilités, il évite de se remplir.

L'oncle et sa mère lui font face, le fils plus momifié encore, avalant elle et lui sans beaucoup mastiquer, la pomme d'Adam masculine déglutit, son nez tombe entre ses pommettes comme une verge de goy. La mère est cireuse. Solennelle sans raison. Elle est ainsi. Georges regarde sans fixer, cela ne se fait pas. Dans son assiette gisent des étangs de sauce allégée. Les cheveux des soignantes reviennent balayer son visage, ensemble, réguliers comme des essuie-glaces. Il se déplace pendant le repas, examine tout le monde, se contrefout des usages, ce sont de ces incohérences de vieillard. Tout et tous sont enregistrés en lui. Il sera bientôt crevé. Il ne se souviendra plus de sa profession. Il n’a connu personne. Au Vieillards'Home c'était déjà comme ça. Passé un certain âge reste autour de vous des inconnus qui vont claper, mais vous apprennent à vivre. n braillant.

Le passé rebrousse. Dix jours, dix ans. « Mort de Myriam »  comme sur des roulettes. Comme si le passé se renfonçait avec les yeux. Il observe un repas pendant des heures. On le laisse rejoindre sa place, mangeotter, grignotant, transparent, sans la moindre remontrance. C’est pratique de mourir. On ne s'acharne pas sur celui qui perd pied en silence.

Ce médecin jaune, par exemple, hépatique. Il porte son badge au veston : Docteur Pouzy. Ce nom de barrbare. Aux yeux faux. Combien d'ordonnances, combien de tumulus ? Paupières bardées de jambons, liserées de couenne. Mains soignées, ongles sales grattant dans le poulet à la même table que les pensionnaire. Est-ce que ce sera mon médecin traitant ? « référent » ? S'il le verra de plus en plus souvent. S'il deviendra intime avec son cul, son scrotum etc. Il se demande. Les deux sœurs laïques semblent trouver normale cette présence médicale. Est-ce qu'il les a tripotées ? La chose, la pensée même, l’écœurent, mais il est revenu s'assoir.

En face de lui sur la droite, les deux plus vieux que lui, Alphonsine, Eugène, Locquignon-Leturc. Étranges noms et parentés lointaines ! Ils mâchent sèchement, sans un mot ni un cliquetis de dentier. Aucun d’eux ne lève les yeux de l’assiette, seraient-ce ses parents ? bien trop jeunes pour cela, Georges les regarde par dessous, ferme à demi les paupières, observe ce qui s'engloutit. Ils reprennent du pain, Georges leur passe la corbeille, se sert au passage sans nécessité, compte les cuillères comme si, après le repas, le docteur, par exemple, devait lui en demander le compte.

R. 14

Est-ce qu'il reste de la sauce ? Il n’en faut pas trop à leur âge. Les mots restent dans sa gorge, il n’avale plus, qui joue le rôle de Jésus ? il n'a jamais cru à toute ces choses. Les syllabes se coincent entre les joues et les dents restantes. Soudain comme dans une scène répétée, la vieille Alphonsine a plongé, nez en avant, morte dans son plat. Mon Dieu crient les servantes. Frère Octave saute vers elle, la retourne et l’essuie, la tablée repousse les chaises dans un déchirant vacarme - et pas un téléphone dans la pièce. Certains se rassoient pour manger, d'abord du bout des dents, comme si la viande décédée leur était consacrée. D'autres se dressent, se cognent aux murs, se rassoient et se passent la main sur le visage. D’autres enfin sortent vomir, le plus loin possible les uns des autres. Vieux Georges quant à lui, sans précipitation ni éclaboussures, part discrètement se promener, de long en large, dans sa portion de jardin, derrière la haie : il est le seul à vivre ici chez lui, 29 rue Cros-Varais. Ici encore il dormira lorsque les Pompes municipales viendront le délivrer de son corps putrescible. Vieux-Georges lui-même est cousin d'Eugène. Ils ont à dix ou quinze ans près le même âge. Nous mourons tous au même âge, à quarante ans près. La mort le frôle  pense-t-il sans m'émouvoir vraiment ; le temps n’est plus où cousinage impliquait vendetta. « J’attends comme un vautour et le veuf Lokinio vit toujours. » Cependant à l'intérieur, en présence des deux soignantes, le Docteur Pouzon diagnostique la mort. C'est lui qui ferme les yeux, à la demande des deux sœurs, qui appréhendent une quelconque résistance des paupières. Jamais encore fermeuse d’ yeux ne les a crevés par maladresse. Mais ce cadavre paralyse.

Dr Pouzon est devenu plus jaune encore : « Rupture d'anévrisme ». Il nasille malgré lui. La police est alertée. Georges rentre une fois tout tapage apaisé. Il n'a plus jamais faim. Des flics formés lèvent le corps, les derniers cris s'éteignent. Octave accompagne sa mère dans l'ambulance, leurs deux corps froids. La vieille réfrigérée sera placé sous plastique. Octave ne vivait plus pour sa mère Alphonsine, mais soignait ses infirmités, secondait Eugène sans en attendre reconnaissance, Eugène étant juste second époux de la défunte. « J'étais mieux  à l'asile » dit-il. Eugène refuse d’accompagner le corps, dans l'attente de l'insupportable émotion. Il se renferme dans sa chambre enfin seul, se claquemure volets clos. Georges et les deux sœurs femmes restent seuls, tous trois débarrassent la table, jetant les portions entamées.


R. 15


Georges se sent assez vaillant pour sortir en ville de nuit, sans que personne l'en empêche. C'est un quartier de pavillons sans un quartier de lune. Mais le blanc des enduits transforme ces cubes en sépulcres. Il fait le tour des pâtés de maisons, tout courbé, sans les frôler de peur des chiens. Il éprouve ce soir l’horreur des bêtes qui sautent dans l'ombre et hurlent aux tympans. Il revient se coucher, satisfait d'atteindre l'âge où la vie enfin ne parvient plus qu'à travers un coton. Il n'aurait plus besoin de ces deux soignantes dont il oublie régulièrement le nom, celui surtout de la brune. Leurs deux sexes blottis. Le profond ridicule. d'y penser. Elles ont tout nettoyé. De vraies femmes à l’ancienne.

Mon Dieu empêchez à tout prix que je sombre et de me révéler. Tout est propre de fond en comble. Elles ont fait ce que réclame leur nature, il espère qu'elles n'auront pas déserté leur chambre, au premier. Comme on se passe aisément de lui, pense-t-il. Je pourrais monter les égorger. Une lumière sous leur porte l’en dissuade. Il redescend l'escalier sans le moindre grincement sous le tapis. Il sort encore. Se demande si son corps ne prend pas le relais de l’âme. Les pavillons sont plus gris que tout à l'heure. Se retenir surtout de parler seul ou de se marmonner. « Il n'y a que les fous qui parlent tout seul. - Il n'y a que les cons pour leur faire observer » - il attend l'occasion de ce cinglant dialogue, sans l’avoir trouvée. L’interlocuteur serait bien interloqué. Ce serait un triomphe. Je ne veux plus revenir à l'asile. À l'asile de fous. Ni au Vieillards'Home. Imprononçable. Il se murmure dans la nuit les deux noms revenus en surface : Claire, Johanna.

Au milieu de ces rues impersonnelles et goudronnées, Georges Stavroski éprouve un sentiment de plénitude parfaitement incongru. Retrouve dans sa poche la clé qu'il y avait glissée, sans refermer derrière lui. Ça sent le foin. Il se renferme enfin pour la nuit. Ce n’est pas le foin mais la laine de verre entre les briques. Ou un rat crevé. Au-dehors la lune sortie des nuages éclaire à blanc les pavillons endormis. Il serait né dans l'un d'eux, sans que jamais personne ait pu le renseigner.


R. 16

De sa fenêtre il voit la Maison Usher, très haute entre quatre cyprès, qu'il ne peut longer sans frémir, même en plein jour ; son propriétaire est mort d'un coup, sans affaiblissement préalable, à 95 ans. Les héritiers ont tout laissé en l'état, puis muré l'entrée. Tout à l'heure encore, Georges titubait avec bonheur, bercé par ses pas d'un trottoir à l'autre. Ici, devant sa vitre, c'est Maison Mazeyrolles. Une sécurité sans faille. Sans-abris, crevez. Plafond bas, en fines lattes de navire à quai, vernies, étroites ; incurvées, frôlant le crâne – un lustre horizontal en roue de charrette à niveau de fontanelle.

35cl en flacon plat, de cognac, planqué derrière le battant du buffet : meuble lourd, à portes « au diamant », pourrait provenir du logis de son père, Maison Vautour et Fils, rachetée par ce dernier vers 1930. Par quels jeux d'héritiers ce prisme maçonné trapézoïdal où le logent les sœurs Mazeyrolles rejoindrait-il son escarcelle à lui, Georges Stavros ? Qui serait le maître à présent, tous les importuns virés, surtout les vieux ? surtout les vieux. Il serait patriarche. Débarrassé de tous ceux qui porteraient un autre nom. 70 années de peur. Rapides comme un roc dans le torrent. La vie enfin vaincue. Derrière. La mort intégrée, si bien frottée à lui qu'elle est entrée à l'intérieur, inféodée – peur de la mort est peur de soi-même. Cela m'est enfin arrivé. J'y pensais depuis toujours. Georges aime bien sa vie. C'est bête.


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Mais le deuil s'accroît. Se creuse avec le temps. Or passé un certain âge, fixé le plus souvent par soi-même, plus rien ne saurait atteindre : on est vieux, on s'en vante, on ne ressent plus rien, sans tenir compte des époux qui se suivent de si près dans la tombe - un réflexe, la « symbiose » voyez-vous. Stavros joue là-dessus. Myriam conserve en lui sa réputation d'épouse retorse et grisonnante. Ni trop tard, ni trop tôt. Elle ne voulait pas être veuve, pourquoi ?

Tant de couples se guettent en coin, à qui pourra conserver la bouée. Il y en a même, en Italie, qui se jettent des sorts – iettatori ; c’est ce qu'il a ouï dire. Myriam a enchaîné verres d'eau-de-vie et cigarillos. Elle s'est achevée en sept ans sept jours. Sept d'abord, suivis d’une semaine sans dessoûler. À présent son cœur survivant se met à cogner, tant il en a vu  : resserrement de liens,

complicités de rapines, à croire qu'ils n’avaient rien vécu auparavant. Il hoche la tête, décrochages du cœur au cerveau, de grands besoins vitaux de sommeil. De son vivant déjà. Je te parle pour ne rien te dire. « Paresse »répond Claire. - Tu m'espionnes à présent ? - ...et pour les siècles des siècles » (à deux) Amen. » Ils ont leurs rites. « Papy Djo…

- Georges ! » Il rectifie toujours. Quelles identités endossons-nous tant que nous sommes. Quels corsets font craquer les nouvelles identités des femmes. Parfois ses yeux, ses oreilles – son ouïe, sa vue – s'effondrent en plein message, si longtemps avant de mourir ? - le sol se dérobe, rétine, tympans…  Quand il se réveilla, il écrivait une lettre à son épouse refroidie. Ce sont de ces absences. Penser ou ne pas penser. To think or not to think. Tu exagères, dit la plus jeune des deux sœurs.

D’une pièce voisine – il y en a tant – où la télévision diffuse un téléfilm de Jean L'Hôte : un vieil homme demeuré, virgule, indifférent à la mort de sa femme, parmi les héritiers, Maginot dans le rôle du fossoyeur. Ils le traitent tous comme une bûche, qui les méprise sous ses rides. Comme il se meut très lentement, tous le dépassent, et parvient bon dernier du marathon funèbre enfin seul sur la tombe. Lorsque Georges reverra au Vieillards’Home les deux soignantes, ses propres questions les désorienteront peut-être : s'il doit ressusciter sa femme. S'il est bon de prêter de la chair à celle qui en eut si peu de son vivant à elle. « Déjà, je ne sens pas les vivants. - Ce n'est pas vrai Vieux-Georges, nous sentons bien que vous pensez, que votre en dedans vibre sous l'écorce » - il éclate de rire, cassé, le même.

« Voulez-vous devenir ma femme ?  - Non pas disent les sœurs, ensemble, du même ton. Elles sont désemparées. Sans le moindre sarcasme. «C'est une expression maladroite». C'est une émotion que je croyais morte, ce sont des élans comme à 17 ans, plus 60. Amoureux de toutes, et de vous. » Il ajoute que si l'on ne devient pas fou dès le début, on se guérit dès la première attaque.

« Voyons, Georges, demande Claire, étiez-vous amoureux de votre femme ?

- Non.

- Il ment ! vieil hypocrite ! s'écrie Johanna qui bat des mains.

Les boucles sur le haut des seins de Claire forment une abondante toison pectorale. Claire menace de se détacher de lui « avec Johanna » précise-t-elle. Tous ces vouvoiements ne sont plus de mise ; la camaraderie s'invite entre homme et femmes - l'homme perd le droit d'aimer, reçoit en dédommagement le tutoiement déplacé. «Quelles conventions ? dit la plus jeune. « Il n'a jamais été question de convenances entre nous. Ne nous faites pas regretter les démarches et passe-droit où nous sommes compromises pour vous ».

- Mais nous sommes tous des Mazeyrolles ! »

  De l'autre côté de la haie, retournant à la maison mère, l'aînée se déclare déçue. « Nous ne voulions pas brusquer le dénouement. C'est un échec.

Johanna : « Si ce vieux con devient amoureux, il faut immédiatement l'expulser. »


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Une conférence interne réunit dans la maison mère Johanna, Claire, Stabbs et Nicolas. Chacun parle de son mieux, exprime ses avis et ses réticences. Nicolas est un infirmier, frisé, colossal et homosexuel. Stabbs est un intrigant, amant de Claire et hardiment hétérosexuel. Anglais cependant, petit et tout le comportement d'un trou du cul (dupkiem, pretensjonalne) - sujet à des accès de grossièretés bien sculptées. Il fut décidé ce jour-là entre eux quatre

d'expulser Vieux-Georges fraîchement installé. « Cette promiscuité nous pèse. - You might have thought of it earlier - vous auriez pu y penser plus tôt. - Ne soyons pas expéditifs. - Moins que pour les Lokinio, dit l'infirmier, qui ne s'est pas encore exprimé ; Nicolas parle doucement (1m95). Le petit Stabbs hésite entre deux langues, parlées avec une égale nasalisation. Il détache les syllabes. Sa petite taille, même assis, accroît son côté péremptoire.

La conquêtes à l'arrachée de Claire constitue le mérite essentiel de Stabbs. Stavre ne l'apprend que ce jour-là, quand on l'introduit dans la pièce, à l'issue de la réunion. Il observe instantanément que tout, dans ce couple ancien, n'est plus au beau fixe. Johanna, mal coiffée, vire ses queues de rats de part et d'autre de son cou. Elle est très fine, les lèvres minces, les yeux minces. De la souplesse dans le corps, une langue inattendues.

Stabbs courtise à présent l’autre sœur Johanna. C'est l'indice d'un édipe irrémédiable. Disent les psychiatres. Nul ne sait s'il honore ou baise les deux sœurs à la fois, ou les déshonore. Le séducteur demande ce qu'on attend pour virer Stavre l'Immoral. Johanna fait chorus. Claire l’aînée expulsera le vieux, qui « manque d'intérêt ». La s'éloigne bras dessus bras-dessous avec le Stabbs, qui la dépasse d'une tête. Quant à Nicolas, infirmier, frisé, colossal et homosexuel, il se trouve très affecté par la mort de sa mère.

Il ne parvient plus à marcher mandibule parallèle au sol, un truc récent lui permettant de bien marcher dos droit, de vaincre ses mimiques empressées ou son regard timide et faux. Tous travers qui s’accentuent depuis ce fâcheux décès. Il s’allonge le nez dans la glace, sa voix s’assourdit, ses yeux se rabaissent, continue, ils s’habitueront. Son cou dépasse son col comme celui d'un chien son collier. Il aimerait avoir un chien, qui détournerait l'attention des espions.

À moins qu'ils ne se moquent de leur ressemblance, de lui et du chien. Un mètre 80 réduit à 60 quand il se voûte. Sa mère et lui vivaient toujours ensemble. Elle est morte à son côté, restera-t-il cette nuit juste près du lit en attendant les PFM, Pompes Funèbres Matinales ? Il ne pense pas à la peur, mais à l'endormissement sur sa chaise ; il inhalerait sans doute des senteurs « délétères ». Il n'y aurait pas grande différence du sommeil près de sa mère, et celui de sa vie : en vérité, Nicolas n'aura jamais vraiment vécu ; il répète à mi-voix : Suis-je le gardien de ma mère ? Peu avant sa mort, elle avait stagné dans son hémiplégie crasseuse.

Nicolas craint une contagion différée, après incubation ; les infirmiers sont loin de tout comprendre. Il ne sait pas s'il aimerait finir à la façon de Stavre, dans sa peau. Ce serait trop de lucidité pour lui. C'est pourquoi ce vieil homme fait naître chez lui autant d'indulgence que d’impatience. Ainsi le Jugé Suprême  hésiterait-il devant l'infirmier,. Voici quelques réflexions sur Stavrov :

« Nous ne le jugeons pas sur ses actes.

- D'ailleurs il ne fait rien.

- Il ne fera rien non plus.

- Il ne regrette pas assez sa femme.

- Georges est inconsolable.

Nicolas Perso: «Qu'en sais-tu ? »

- Claire, pourquoi l'avoir traîné de vioc en vioc, d'expulsé en expulsé ?

- Il voulait se distraire. »

Personne n'est malade, en dépit des calomnies. Johanna rajuste son soutien-gorge. Les arguments se heurtent en chien de faïence. Nicolas, infirmier, frisé, colossal et homosexuel, se lève, et pour accentuer son éloquence, remue toute la tête de haut en bas, forcément de bas en haut. Il s'oppose à l'éviction de Georges Stavre, « Ne chassez pas Stabbs « . Ce dernier, amant de Claire et forcément hétérosexuel, s'insurge avec l'accent anglais : « Qui pârle de me virer ? » - Les anciens, répond Nicolas, n'ont fait que leur devoir. Ils n'ont vécu que leur vie, sans éprouver d'ennui. Tout homme dans mon système devrait recevoir une ample récompense, du seul fait d'avoir vécu ».

Stabbs, en face, laide l'indulgence : « Où irait-il ?

- Dans sa boîte à vieux pets, intervient Johanna. En chambre commune, avec les agités. Ça sentirait la vieille cantine, la pisse mal désinfectée, les souvenirs qui hurlent, la mort qui grignote, les mains qui trabullent. Il reverra les grabataires et les gâteux qui chient, les morves tartinées, que vient-il vient foutre chez les jeunes avec nos lèvres pleines, nos seins qui sautent et nos culs qui roulent pleins d'ardeur. » Les arguments s'échangent. C'est un jeu. « On le garde » dit la plus jeune. « Tu te contredis.

- Il ne dépassera pas la haie de clôture. » Claire le sentirait même sans le voir. Son amant Stabbs insiste : « Le spectacle de la vieillesse (old age) doit nous être épargné. - Il se contrefout de la mort de Myriam. Il ne pourrait plus même la décrire. - Tu te contredis. Je ne l'ai jamais vu ni entendu manifester la moindre crainte de la mort. Elle est dans l'ordre des choses. Il se fout de tout. - Il acceptera l'exclusion. » Dernier mot de Claire. Et le jour de son retour, les mains de Stavroski se mettent à trembler.

Ses jambes flageolent. Il ne sent rien mais se mouche avec bruit. Johanna le trouve soudain sans caractère. Elle le connaît peu. Personne ici ne prend le temps de se connaître, la mort est urgente. On ne peut rien dire sur Vieux-Georges et Myriam. Ni s'il portait vraiment la culotte, s'il se faisait battre. Ou cocufier. « Plus maintenant » dit Nicolas, frisé, etc. « II ne mérite plus de vivre. - Tu te contredis » répète Claire. Et s'il était là devant nous » (elle ajoute) « nous serions tous, hommes et femmes, à ses pieds. » Tous échangent des regards de part et d'autre de la table. Le salon vide résonne autour du Formica. Cet intérieur pour deux sœurs se coule dans le modèle clinique : mêmes meubles empruntés ou volés, même sonorité d'hosto, pas de tapis (pour éviter les acariens), un âtre vide et froid.

Ici tout le monde gèle, les cache-nez restent en place. À côté de la grande table se tient un chariot à roulette où se heurtent trois litres : gin, porto, cognac. Les poutres apparentes envoient vers le bas une senteur de Xylophène frais. Nicolas réclame un vote, formalité absurde : « Votons ». Maladroitement, Claire ou Claire apporte un melon Cassidy, Johanna extrait d'un tiroir en bois des enveloppes en nombre suffisant. Chacun dépose son vote en essayant de le cacher, mais les mouvements de mains sur les bulletins le trahissent, les yeux de tous se livrent à un ballet d'insectes, la réponse est non, Georges sera très déçu, à trois contre un. L'exception était, en tout illogisme, Claire.

Elle secoue ses Boucles d'Or, sans aucune atténuation consolatrice. Dégrafe le premier bouton de son corsage. Vieux-Georges reste prostré. Claire tire de son sac à main une lettre pathétique : « Gardez-moi chez vous. La pâleur de vos joues témoigne de la divinité ». Stabbs éclate de rire : il a lu par-dessus l'épaule eud'Claire, en lorgnant sa naissance de sein : « Je ne regrette pas mon vote. Un jour mon châtiment viendra. Nous verrons bien ». Ma cahute est remplie d'ennui poursuit la lettre - « comment donc, ma cahute ? - «dès que vous en êtes sortie ; pensez, Claire, que je suis veuf » - « Il est bien tant de s'en offusquer» dit Johanna. « Peut-être veux-tu l'épouser ? » réplique Claire. Le Stabbs ricane : « Qui lui annonce la bonne nouvelle ?

- Toi-même  dit Johanna.

-...à quel titre ?

- Nous en trouverons, dit Nicolas, frisé, colossal. Je trouve un peu fort qu'un Mister Stabbs occupe un petit pavillon sans chauffage au fond du jardin de sa mère. Nous pourrions tous aussi bien y aller, tous à la file, comme dans « L'Orient-Express » - Bingo s'écrie Johanna la plus folle de toutes. Elle entrevoit une scénographie grandiose, et dans le chapeau, de nouveau, les complices tirent au sort leurs entrées en scène. Claire est la première, il sera vite convaincu dit-elle, nous parlerons de choses et d'autres – Mais tu t'y opposais, objecte la plus jeune, c'est aux garçons de s'y coller !

- Johanna, lui répond sa sœur, les hommes, jusqu'à la retraite, sont très occupés. - Qu'est-ce qu'il faisait, justement, le Georges ? - Quelque chose en -ier : pâtissier, musicien, menuisier…


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Vieux-Georges et Claire à nouveau. Femme en recherche d'identité, de soi comme double. Les vrais personnes ont un nom double. Georges dans sa cuisine. La pièce où se cuisinent les mots et les conduites. Il compose un plat tiède pour le chat. Le chat n'a pas de nom. Plus exactement il en change tous les jours. Tous les mots de l'humain signifient pour le chat une seule chose : son propre nom décliné à l'infini. La bête s’est trouvée là, d'écuelle en écuelle, et Georges racle au bord du métal blanc, aluminium toxique ou pas selon les sites.

Plus que quinze ans de lucidité. La cuisine est la pièce double où se préparent des repas de bêtes et d'hommes ? Les chats commencent à bouffer cul à l'air. Georges mouline son gruyère dans une râpe cylindrique et Claire opposante à l'exclusion prend la mesure angoissante de sa mission. Pas pendant le râpage. Ce geste familier des cuisiniers qui le rapproche des humains, le classe parmi eux. Les chats déglutissent. Georges pousse la pâte dans un tambour d'acier fin sur lequel il appuie par un levier, tourne la manivelle et façonne des copeaux blonds comestibles. Elle se lisse les cheveux sans odeur, le gruyère frais ne sent rien, ou l'emmental, il existe sur ces produits une querelle culinaire et linguistique.

Dans le double tient l'épaisseur. Claire dans le doute et l'insouciance (ne se soucier de rien plus qu'il ne faut) fixe l'évier, grand croupissoir de vaisselle, avec son tas sale, son tas sec, le sale en partie gauche et mal calée, en permanent danger d'éboulement qui mettrait terme aux mastications des chats, lesquelss'enfuiraient tout poil hérissé. Juste un plat resté vertical maintient l'amas du tout graisseux, où glisse en sinuant le filet d'eau du robinet mal clos.

C'est quand tu vas mourir que le double en toi s'éveille et sait enfin écrire. Georges s'est habitué. Il est enclos de cet abri mis à disposition de sa vieillesse, comme s'il l'avait moulé entre ses murs et se l'était incorporé, agité de menus mouvements utériques. Annonciation d'une naissance différée de minute en minute. Les meilleures jouisseuses sont encore les simulatrices. « Vous vous étiez très bien acclimaté, ici ». L'imparfait inquiète Vieux-Georges. Il accentue son chevrotement naissant : « Le jardin surtout me convient bien » Une bande de terre dans un long canal de ciment, un plant de rose rabougri, puis l'hortensia et deux aloès pisseux. « Il faudrait que j'arrache les mauvaises herbes. - On dit « plantes adventices ». N'oubliez pas de bien secouer les racines, en les tapotant contre le rebord ».

Ce petit espace enserré nourrit aussi, mais mal, un pêcher de trois mètres donnant sept fruitss par an, trop durs ou pourris, ou les deux. Un bout de terre avec un appentis couvert de tôles. Des insectes. Des oiseaux abondent dans la haie. Les carapaces croustillent. Claire-Aline sourit à ce joli mot sur les mésanges charbonnières. S'il lui touche le cul, il sera viré. Mais c'est un petit vieux correct, dépourvu d'ambiguïté, régulier dans son loyer. Nos vies sont suspendues à des minceurs.

Un chat sans nom se dirige vers l'auvent, glisse par un trou de palissade. À côté se trouve en plein air une ruine de meuble avachi, « que j'ai traîné ici avec mon mec » - ce mot jure, première allusion à une vie sentimentale et sexuelle, comme une croûte sur la peau. Loueuse et locataire se sont peu à peu déplacés dans leur désœuvrement, fait de phrases et d'objets à bout de course avant d'avoir pu servir. L'auvent sur l'appentis abrite à demi un établi pourri, garni de flacons cylindriques, de boulons et de vis enfoncées de travers, les pieds se tordent sur des clous tordus, le chat repasse par le même trou au ras du sol, il est impensable que le vieux puisse abandonner ce refuge encore, où le fugitif se mêle au définitif. Rien ne relie vraiment cette agonie tranquille aux cadences essoufflées des cliniques. Quand Georges lève l'œil de l'établi Claire-Aline comprend qu'il sait. Il dit seulement : « Nous y voilà ». Puis il affronte son ambiguë complice :

« Le quotidien de jour m'ennuie. Le quotidien de nuit peut me passionner.. Imagine-moi, Claire, à trois heures, perdu dans un immense établissement vétuste aux murs blanchis. Je passe dans de longs couloirs. Des greniers et des combles leur succèdent sur toute la longueur du bâtiment. Je piétine au sol des archives, et derrière moi les portes ne se referment pas, partout règne l’oppressante présence du vide et son haleine. Et si je redescends d'un seul étage, ce sont des envolées de servantes et de garçons de chambre d'hôtel, toute une hiérarchie de serviteurs et de maîtres d'hôtel. Auberge de France, Au logis de Turquie, surmontés de couloirs moisis vivement éclairés de tabatières plafonnières menaçantes. » A ce moment Claire tend une tasse de café qu'elle revient de faire à la cuisine : Vous n'envisagez donc pas de quitter la maison. - Georges répond cadeau repris, caveau volé. Bien contré au service. Il faut boire. On ne pense pas suffisamment au poison. Claire se mue en alliée du quotidien de jour, mieux nommé prosaïque, proposant deux sucres, respectant le récit calmement déroulé du rêveur peut-être trop âgé, peut-être sale : Vieux-Georges est poursuivi dans l'escalier tournant, rétrécissant, donnant sur les paliers aux lits défaits, sur les talons le souffle chaud d'un chien entrecoupé de cris « louer ! » « payer ! » - Bon ; j'arrive aux toilettes pour femmes.

Je ne devrais pas être là. On secoue les portes. Les toilettes sont un vaste labyrinthe, aux cloisons vicieuses : chacun voit distinctement les pieds de l’occupant jusqu'aux chevilles. Les tuyaux fuient. » Claire évoque la Pomme de Lumière et le Tigre de Borges. Vous lisez trop répète Georges, tu lis beaucoup trop Tu lees demasiado.Le dire en espagnol n'ajoute rien. - Si qué. J'arrive, dit Georges, dans un cimetière, ma tombe est ma maison. Elle n'a pas de nom ni de sonnette.

Elle est encadrée de planches sur la tranche, mal fixées par quatre piquets d''angle : le faible tumulus de sable fuit par-dessous, formant un espace. » Georges retrouve de rêve en rêve les entrées du même Grand Cimetière : celle du haut, brèche mal décelable en bordure d'une route à quatre voie, celle du bas, dans un virage, entre deux piliers cannelés. « Alors, à l'abri, je ne suis plus poursuivi ». Un temps. Deux respirations face à face. Claire se décide : elle est venue parler des Mazeyrolles. « Les vieux ». « Les pauvres ? - Vous comprenez vite. - Je ne veux plus repartir à l'Asile. Au Vieillards' Home. C'est pire que mourir. Cessez de m'appeler Vieux-Georges. À propos.. - Je vous ai fait visiter 6 familles d'expulsables. Vous êtes ici largement privilégié. - Je ne viens jamais chez vous, répond Georges, dans la partie du bâtiment que vous occupez à vous deux. Sauf si vous m’invitez. Je participe aux charges. Qu'est-ce que je vous coûte ? Niits. Que dalle.

- Vous ne nous convenez plus. » Il lui en a coûté de dire cela. Ses narines frémissent, car, oui, les femmes ont des narines. Et Georges : « C'est trop brutal. Dit comme ça ». Il n'a même pas cherché, pour sa part, à savoir ce qu'étaient devenus, par exemple, les Turk-Lokinio – comment s’appelaient-ils déjà ? - Vous vous en souvenez ? C'est déjà trop ? - Ils étaient dégoûtants ! C'est vous qui m'avez mis à leur place. Vous et votre sœur.

- Vous ne nous convenez plus. Myriam était-elle dégoûtante ?

- Vous changez de sujet.

- Vous êtes dur, dit à son tour Claire.

Vieux-Georges confie que Myriam et lui ne s'aimaient plus, que par habitude. Que leur lit n'était plus agité. Qu'après avoir été répartis par sexes, « moi chez les hommes, elle chez les femmes» les couples ne se voyaient plus qu'au hasard des toilettes : « Vous vous rendez compte ? Qui êtes-vous dans cet asile ? Qui vous donne le pouvoir décisionnaire ? - Vous avez été fonctionnaire administratif. Mais je me rends compte, comme vous dites.

- Nous faisions chambre à part depuis mes 55 ans.

- Mais c'est dégueulasse !

- Vous ferez pareil, Claire. Malgré votre grossièreté. Mais vous n'avez pas d'homme. - En effet, dit-elle. Dites-moi pourquoi vous étiez mariés.

- On ne se marie pas par raison.

- Je parie que si.

- Cinquante ans de galère, Claire, de galère ! »

Claire est au comble de l'indignation. Sa mimique l'exprime. On ne sait pas ce qu'elle pense. Aucun locataire n'a jamais su ce qu'elle pense : « De galère, Georges ? ...des enfants ? 

- Si je les avais eus, je les aurais toujours. Des enfants ? Mais c'est la plaie du couple ! ...les enfants sont la plaie du couple !

- Cessez de hurler, voyons ! Rentrez vos yeux ! Monsieur Sr

- Nous n'avons eu qu'un seul enfant.

- Rentrez vos yeux, Gaspadine Stavroski !

- Un garçon. Apprenti boucher. Apprenti jardinier. J'aurais voulu qu'il devienne quelque chose comme ça. Bien tranquille. Bien gagner sa vie. Pas trop d'impôts…

- ...Boucher ?

- Commis. Commis boucher.

- Qu'est devenu votre fils ?

Georges révèle que Sacha, son fils, est Prof de Littérature Américaine, Pavillon Lionel-Groulx. - Eh bien, Sèr Stavroski, eh bien !

- Depuis, ni bonjour ni bonsoir, ni lettres – même pas homosexuel !

- Ça vous poursuit.

Sacha méprise son monde. C'est un fier cul ! Moi aussi, j'ai fait des études ! Moi aussi, j'ai lu en anglais, en espagnol. Les gens s'exprimaient mieux de mon temps. Chez les bourgeois. Mon père à moi était chef de gare. Toujours mieux qu'ouvrier verrier, toujours ivrogne, toujours asthmatique.

Claire le regarde. Ce père a eu cet enfant.


- J'ai eu cinq frères et sœurs. J'étais le deuxième, le canard boiteux. » Interrogé, il les présente morts ou retraités. « Ce ne sont pas des professions ! - Il ne faut pas avoir d'enfants ».


X


Pour le mois de septembre, et sans avoir décidé de rien, les deux sœurs ont reçu sept pêches, récolte rabougrie d'un arbre atteint de la cloque. Celles d'arrière-saison prennent un goût de bergamote ou .d'abricot, peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. « J'en garde six autres, bien rondes, pour moi-même» Les noisettes à leur tour etc., tombées d'une longue branche du jardin voisin. L'emploi du temps de Vieux Georges ne mérite pas qu’on s’y attarde.

Il gratte la terre sans but précis. Coupe au vieux sécateur les gourmands du rosier ou déracine les gerbes d'or (ou solidago, le solidage) en les cognant sur un piquet. « Une vie de feignant » dit Claire. « Nonchalant » rectifie Georges. Il dresse l'escabeau sous le lilas pour tailler les drageons (« les branchettes sèches ») et Claire lui reprend la prononciation. Ce qui fait presque un an de séjour. Elle ne soutient pas longtemps la raillerie, use aussi d'affection, de celles qu'inspire un vieillard.

Un pensionnaire. Il ne faut pas s’abandonner à l'empathie, ce qui entrave toute efficacité du soin. Quand il reviendra de son escapade jardinière, Vieux-Georges deviendra ingérable. Mais Johanna la cadette s'y oppose : « Ne lui dis pas que ce qu'il fait ne sert à rien. Il donne du sens aux plantes ».

Claire a traité sa sœur d'intello à deux balles. Mais Georges laisse sa fenêtre ouverte jusqu'à l'automne, parfois l'hiver. À travers la haie de séparation, Claire et Johanna profitent de sa musique : Mozart, Count Basie, danse maori. À leur tour elles lui diffusent James Brown, Bunny Weiler. Elles détestent Ferré, supportent Ferrat, découvrent Manset, et nous pouvons allonger la liste. Symphonie Celtique, Vach et Beethoben. Elles-mêmes ne savent plus à savoir pourquoi exactement il faudrait l'expulser. Les musiques ennuyeuses, traînantes, leur foutent le vague-à-l'âme, les « moyennes » les instruisent, et chez lui, à trois ou quatre en fonction des pauses, tous consolident leurs amitiés par des liens jusqu'ici imprévisibles : c'est le cœur de l'hiver, il est très difficile de parler musique en typographie.

A Nicolas et Stabbs, collègues masculins et peu signifiants car peu approfondis, elles confient leurs appréciations élogieuses : « Il ne reçoit jamais personne ». « Il reste toujours calme, il répand le calme. » « Ce n'est pas comme les Turk-Lokinio - Eugène, Alphonsine, toujours plus ou moins leur coup dans le nez –Ils invitaient toujours des plus vieux qu'eux. - Des vieillasses plus dégueulasses.» Une pause. Les sœurs s'interrogent sur leurs liens d'éventuelle parenté avec Vieux-Georges Stavroski. Leurs origines jusqu'ici ne les tourmentaient pas : les malades dépérissent et meurent, la vie passe et galope, d'où viens-je est secondaire.

« Nous ne savons pas quels seront nos enfants. S'ils seront uniques ou non. Georges est notre vieux unique. Il est plus facile d'épier un seul vieux que deux. Seule se justifie l'observation minutieuse des organes génitaux d'autrui, en activité. Nous ne pouvons supposer que Georges ou nous-mêmes en soyons pourvus ou méritons de l'être. » Ainsi pensaient-elles. Et lorsque Gospodinn ou Pan Stavroski se parlait seul à mi-voix, dans une langue à elles inconnue, elles se disaient l'une à l'autre qu'il parlait avec sa femme, avec Myriam.

Sa mort l'aurait rendu fou. Le sexe se serait sublimé. Il organise avec la Mort une relation de folie. Il est nécessaire de conserver ce fou de musique, bien qu'elles ne comprennent pas le sens de toutes les symphonies. Mais ils doivent tous trois maintenir devant eux la perspective de l'expulsion : la maison, ou la vie. Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière. « Sursis » reprend Johanna. « Si je veux me promener, il n'insistera pas pour conduire. Il ira où je veux. Si mes douleurs de genou reprennent, il me frottera du même onguent que lui. Il n’ a jamais fait de scème à sa femme, qu'il aima peu. Il sera juste désorienté, pour toujours. Georges est d'une délicatesse extrême.

- Demande-lui de visiter le prieuré de Lencloître. Il te jouera de l'orgue. Je parie qu'il sait jouer de l'orgue. Je serai avec vous, je chanterai. » Johanna lance à Claire un regard acéré. Le dossier de Vieux - Georges a brûlé dans le court-circuit du 20 décembre. Myriam écrivait : Avec lui, la vie n'est pas drôle tous les jours. Au moins ce journal n'a-t-il pas brûlé : les soignantes l'ont détourné pour le lire : il est sans exemple qu'un pensionnaire se soit fait inscrire en possession d'un tel document. Je vaux mieux dit Johanna que ma mère et ma sœur ensemble. Claire est jalouse.

Claire veut et ne veut plus expulser cet homme : où fût-il allé ?

- Je veux épouser cet homme.

- Est-ce que je ne te conviens plus ?

- Ça ne suffit plus.

- ...pas plus tard qu'avant-hier,…

- Je veux un homme, pour jouer aux parois-qui-palpitent autour de la bite. Claire fait observer que les hommes autour d'elles ne manquent pas. Johanna répond qu'ils sont trop rudes. Que Vieux-Georges sera moalleux.

«Va trouver le neveu.

Vingt pas séparent les deux parties de la maison, celle où vivent les filles, celle ou vit le vieux. Autour du bâtiment vétuste foisonne un jardin flou, qui entrave les jambes. Claire demande des précisions. S'entend définir servante ou compagne. Pose ses exigences. D'autres hommes viendront peut-être compléter le lot, se glisser dans le lit comme elle espère, mais dans ses débris d'éducation, celle qui laisse ses détritus longtemps plus tard, elle voudrait des mecs qui tournent et collent, et dont le corps pèse lourd dans le bas du ventre. « Elle ne s'en tiendra pas là » dit Claire. Vous m'avez bien entendu, Georges. Ma sœur veut vous épouser. Je nettoierais votre linge, et celui d'autres pensionnaires qui emménagerons chez vous. Le Vieillards'Home devient trop petit.

- Mais c'est vous que j'aime, dit le Vieux. Vous feriez palpiter vos parois sur mon tube. Cela vous fatiguerait peu. Il éclate de rire comme un jeune homme qui vient d'en lâcher une bien bonne.

- Ma sœur Johanna…

- ...Pourquoi pas vous ? » Il la prend par les mains, la fait assoir sur le banc extérieur assailli de clématites. « Pourquoi n'aurais-je pas le choix ? Déjà si vieux ? Je n'ai plus qu'à dire merci ? Depuis trois mois vous me persécutez pour m'expulser, puis vous me serrez encore ?

- J'évitais le plus possible d'en parler, monsieur Georges. Vous souriez ?

- Je pense à ma femme, la morte, Myriam. De ce qu'elle en penserait. Pourtant je m'en foutais pas mal.

- D'elle ?

- ...de ce qu'elle pensait ; ce que vous pensez toutes est si monotone… Johanna ! vous voilà ; je ne vous ai pas entendue - vous écoutiez déjà, derrière la haie » -

Johanna entre avec décision, sans répondre, dans l'ancien lieu de vie des anciens Mazeyrolles. Refermant les armoires béantes. Marquant d'un feutre rouge les plus délabrées, plus une gazinière foutue et trois caisses. Jamais Georges n'aura marqué son territoire - expatrié sur cette terre. Une femme survient, puis deux, puis d'autres homme, le voici sur place expulsé, par extension territoriale du vieil asile. Un jour partager le cimetière parmi la foule. « J'enverrai des hommes tout débarrasser dès cet après-midi ».

Vieux-Georges exprime sa satisfaction par des grognements appropriés, où revient le mot « esthétique ». Johanna se tourne vers lui sans ralentir le pas : « Vous aurez de la place. Ne serait-ce que d'avoir fermé toutes armoires. « Cendres de l'incendie du 10 août », pourquoi conserver ce bocal ? Cette photographie de la guerre 14, pourquoi la déplier ? Les soldats nous fixent. Leurs yeux sont vivants. À jeter. D'abord, Vieux-Georges » dit-elle avec autorité « vous recevrez tous nos amis. Ces employés que nous ne regardiez pas, qui vous entrevoyaient à peine. Vous pourrez vous contempler tous autour d'une table. Vous parler, peut-être, sans interdit, sans hiérarchie.

« Claire ma sœur et moi ferons la cuisine et le plan de table. Ne vous occupez de rien. Vous entrerez dans notre famille, car le patronyme n'est pas tout, Pan Stavroski

- Pas de grand-mère ! Surtout pas de grand-mère !

- Vous n'en aurez pas, nous serons là, deux jeunes femmes, pour les empêcher d'entrer. Claire intervient : « Pourquoi donc, Vieux-Georges, n'aviez-vous jamais eu d'amis ? » Le moyen de répondre à cela. Claire progressivement se laisse distancer par les deux amoureux et rentre dans sa section en battant la porte. C'est à Johanna que le vieil homme répond : Myriam et lui se sont vus rejetés à l'asile des années durant, et presque plus personne n'est venu les voir. Ensuite, à l'intérieur même des établissements, leur condition de couple n'a rien amélioré, les rares veufs et les nombreuses veuves leur faisant des gueules envieuses.

Les visites se sont espacées, puis les visiteurs sont morts, au loin, sans que personne pense à les en avertir. De bienfaisantes tours de tissu protecteur se sont élevées autour du couple qu'ils formaient, une pour elle, une pour lui.

Deux années ont suffi pour que la vieillesse et la crainte de la contagion des morts fasse des deux vieux fous un sujet d'éloignement. « Mais nous n'étions pas fou . Pas moi ». Il ne faut pas longtemps à l'enquêtrice pour découvrir l'inconcevable : le vieil homme jadis fut interné pour accompagner sa propre épouse dans sa démence. Nulle instance administrative ou médicale n'y avait trouvé à y redire. Vieux-Georges se met à pleurer, provoquant chez sa prétendante un retrait offusqué :

« J'ai horreur de la sensiblerie chez un homme » dit-elle. Si vous en souffrez, votre épouse Myriam en a subi un profond déséquilibre. - Possible répond le vieil homme en s'essuyant l’œil. Les jeunes personnes se montrent plus volontiers rétrogrades que leurs aînées. « Possible – Et puis, cessez de répéter sans cesse les moindres réflexions. - Myriam était devenue un vrai tas de larmes. Elle pleurait d'être vieille, de souffrir – pleurait de pleurer. -L'avez-vous aimée, au moins ? - Je ne m'en souviens plus. C'est Claire que j'aime. - C'est moi, Johanna, qui veut vous épouser. » Elle plante un baiser sur son front et détale.

« Bon sang, vais-je bander ? se dit Georges.


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Repas de fiançailles, où le sang coula, et ce qu'il en advint chez les participants


L'histoire bégaye. Seul un repas permet l'éclosion du Fait. Les armoires bâillantes se sont refermées sur le vide, ou sont parties en brocante. Ne reste que le nécessaire. Notons la présence solide d'un bas de buffet, brun, avec rosaces sur les battants.La table est mise. S'il était une femme, Vieux Georges se maquillerait. À la première entrée, observons madame Bove, arrivée seule, jeune, en robe rouge. « Les enfants sont à la maison » claironne-t-elle. « Pas si jeune que ça » ronchonne Georges. Claire la serre dans ses bras, en répétant  ça ne fait rien, nous les verrons la prochaine fois. Vieux-Georges se dit  : « Elle aime donc les enfants, cette Claire ? »

Elle installe Bove en face du buffet. Elles s'appellent par leur nom de famille, ce qui résonne étrangement chez des femmes. Vieux-Georges s’ interroge à mi-voix : « Tu en voudrais ?… des enfants ?… - Vous qui appréciez les beaux meubles ! » Bove et Claire se vouvoient. Vieux-Georges a perdu le sens des conventions sociales. Après tout, chacun lui voit depuis l'enfance un air étonné. Claire lui chante du coin des lèvres en passant qu'il ferait mieux de cesser les messes basses, de sourire et de se tenir droit. Non, il n'aura pas d'enfants de Claire, quant à ce buffet des Mazeyrolles…

...il me semble l'avoir toujours vu à la même place, dit-il très vite. Mais depuis combien de temps n'avait-il pas quitté cette pièce pour la dernière fois ? « Ta vue baisse » dit-elle.

- Si vous vous occupiez de moi ? dit Bove. C'est moi l'invitée… vous permettez que je téléphone ?

- Comment donc…

- Je suis chez moi. Cela se dit partout. Make yourself at home, c'est bien cela ?

- Autant qu'il me plaira ». Claire articule entre ses dents, de sorte qu'on l'entende. Vieux-Georges éprouve alors le sentiment fané d'un déjà vu, déjà vécu allô ? Géraldine, Abdel, n'arrosez pas la glycine, ne cuisez pas le petit chat, ne touchez pas au petit frère ! (« et surtout ne vous fardez pas ») – Bove a répété cela dans toutes les soirées cancanières. « Écoute-moi bien, Georges, dit Claire, il s'agit de tes fiançailles ; si je te reprends à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

 - ...je ne suis pas désobligeant…

- ...sur nos amis…

- ...ce ne sont pas mes amis…

Il ajoute qu'on ne l'entend pas, elle prétend le contraire, Bove renfourne dans son sac le Motorola de 650g, informe l'auditoire que ses enfants vont mieux, se débrouillent à présent, sont devenus grands et autonomes : « Nous sommes encore à l'étroit rue des Juives, dit-elle, ajoutant que d'ici peu, elle aurait la jouissance (elle dit « jouissance ») du palier d'en face, et des trois pièces en vis-à-vis. Georges se fait repréciser l'adresse : « Rue des Juives ? - Rue des Juives ! je précise, minaude Mme Bove, que je ne suis pas israélite.» Suivent des considérations ineptes, Vous n'avez pas le type juif, Qu'est-ce que c'est que le type juif, ainsi que des mots commençant par y.

Vieux-Georges s'emmerde et ne boit pas.

Bove trouve toujours la bonne pointe, détourne les propos, joue les maîtresses de maison, car après tout, dans cette demi-demeure à deux pas du Vieillards'Home, c'est elle qui a recommandé les plinthes, les rebords de fenêtres aux tons plus crémeux, les vernis à meuble plus chauds. Jamais les deux sœurs n'en ont parlé, c'était bien avant l'emménagement de Georges, pendant une absence d'Eugène et d'Alphonsine : ils étaient partis à Villefranche-sur-Saône, leur dernier voyage, pour « enterrement de famille» et au retour, quelle surprise ! l'intérieur avait été refait à neuf, sans les avoir consultés, avec l'aide insistante d'une certaine Bove, décoratrice et antiquaire !

Ainsi s'expliqua l'invitation de cette grande dame (ou qui voudrait l'être), Mrs. Bove. aux fiançailles d'un vieillard et d'une jeune femme qu'il n'aime pas. C'est Claire que Georges voulait épouser, Claire qui trouve que justement, cette Bove, commence à encombrer  ; elle prend son souffle pour lui rappeler d'où elle est venue, quand son futur beau-frère (après tout!) lui intime : « Mets ton disque. - En plein repas ? - Good bye stranger, please. » Claire fond de reconnaissance.

Elle adore être aimée, même sans aimer à son tour. Ce chef-d''œuvre des Super-Tramps représente pour Vieux-Georges le comble des bonheurs, il l'écoute les yeux noyés, repassant la déclaration qu'il lui tiendrait en boucle, car il n'est pas une note, pas un accord, qui ne lui personnalise exactement Claire, aussi longtemps qu'elle ne parle pas, qu'elle ne vit pas, ne partage aucune vie avec qui que ce soit.

« Que se passe-t-il dans cette maison ? » dit Bove en se rasseyant. Elle rajuste sa jupe et reprend du hors-d’œuvre. Les repas sont une institution merveilleuse : c'est alors que les comptes se règlent, que les parents produisent sous le nez de leurs enfants le carnet scolaire ou le journal intime. Tout est sans dessus-dessous. Claire s'absente en cuisine, passer le flambeau àJohanna.

Soudain reviennent sur le seuil deux masques blancs dépourvus de tous compléments ornementaux (moustaches dessinées ou fards barbouillés) mais Venise est bien loin. Johanna se montre furieuse. Elle en veut à tout ce monde qui grouille, puisque le vieux qu'elle aime en aime une autre . Bove ayant la bouche pleine, c'est sur les deux travestis que se jette son exaspération : masques vénitiens ! capes en domino »! quel échinage ! fiancée fantôme ! Les autres : aimer une telle épave ? Johanna : « Vos épées de carton ! »

Bove enfin déglutit. Elle bouffe comme une cave qui s'effondre. À ce train ses seins glisseront comme un terrain. La bouche à nouveau mi-pleine elle trouve l'altercation «plaisante », et « bouche-trou ». C'est bien cela : à peine mange-t-on, boit-on, tout dérape. Johanna revient et crie. Si les masques se taisent, elle reproche leur silence ; s'ils répondent, elle les engueule : « Installez-vous, prenez les meilleures places ! » Les fêteux disposent deux plats pour les pauvres, après quoi les barres de fermeture closent les portes.

Alors les Vénitiens s'installent et prennent tout ce qu'ils trouvent. Bove prend la parole. Sans connaître personne que Claire elle invective la cadette qui partait déjà. S'il y avait du silence, crie-t-elle la bouche pleine, ou si vous les laissiez parler plus longtemps, vous les reconnaîtriez : un grand, et un petit. Aucun n'est invité – Aucun en effet répond le plus grand. « Nicolas ! … Stabbs !... » Nicolas est infirmier, frisé, colossal et homosexuel. Stabbs : un intrigant, l'amant de Claire et forcément hétérosexuel. « Bove », dit le vieux, qui traîne, qui traîne et s'emmerde, « vous possédez l'art des citations. Claire vous aura dit cela pendant que vous enfiliez vos déguisements.

- Old Georgie, répondit Mrs Bove, je reste en place et je mange sans trop bouger, mais j'observe tout un chacun ici. Vous passez d'un groupe à l'autre en lâchant un mot par-ci, un pet de bouche par là. Comment faites-vous » - elle se tourne vers Johanna, de petite dimension, ses joues gonflées de Hasenpastete et parle entre les bouchées de Zwiebelkonfitüre, comment faites-vous pour aimer ce demi clochard ? » Claire entend tout, car la maîtresse accompagne tous ses invités, va de l'un à l'autre pour entretenir la flamme. Bove la rouge, aussitôt dit aussitôt oublié, confie à Vieux-Georges qu'elle a laissé son fils et sa fille entre les mains d'une gardienne inexpérimentée, qu'elle s'est libérée fıril fırıl »en prévision d'une grande bombance » et que Claire « est tout de même bizarre » : «À qui doit-elle ce magnifique intérieur que j'ai aménagé pour trois fois rien », pour conclure, avec la plus parfaite mauvaise foi, qu'elle se sent si seule ! elle n'a plus que le choix de manger tout ce que son bras peut atteindre ». Claire lui a payé « rubis sur l'ongle », çiviye ödenen. Mais ce fut difficile, croyez-moi : elle discutait tout point par point… - J'aurais fait comme elle » interrompt Vieux-Georges.

C'est autour d'eux que se concentre l'attention de tous ces ennuyés qui sont entrés, eux aussi, par l'arrière-cuisine. Les costumes faux Venise sont agités, inspectés, froissés, pour finir ôtés par dessus la tête comme des chandails, les déguisés rajustent leurs masques, enlevez donctout de suite leur dit Claire ces atroces larve blanches de vos visages puisque aussi bien le personnel ici présent les a identifies.

Stabbs, anglophone de naissance, proteste de toutes ses forces. Il affirme en néerlandais que sous son masque vénitien, à même la peau, il porte un autre masque. Ik draag een ander masker. Claire répond : « C'est effrayant, et de mauvais goût ». Un masque ou deux - qu'ils enlèvent tout cela et se servent l'apéritif. Pourquoi sont-ils venus ? demande Georges à mi-voix. Ils ne m'aiment pas du tout. C'est pis encore, Georges : tu les indiffères. Ce sont juste les employés, vaguement amourachés l'un de l'autre, Que leurs corps obsédés reviennent à la lumière. Pédés, non. Bourrés, oui. Bove et Vieux-Georges, invités malgré eux à leur propre destin, se font une complicité. Stabbs prétend avoir bâti lui-même toute cette maison de fête. Vieux-Georges n'en croit rien « Sans le moindre permis de construire. - Mais pourquoi prenez-vous cet accent ridicule ? (…) Pourquoi prétendez-vous avoir tout hypothéqué ? » Stabbs, tombés ses deux masques (il ne mentait pas) se tord la langue pour approcher l'accent nègre de Louisiane.

Les repas sont le champ de tous les interdits, de tous les rites à violer. Voilà pourquoi, comme les duels, les enlèvements, les repas sont une nourriture indispensable. « Fausse piste » souffle Bove, pleine de déglutitions, dans sa robe rouge moulante. Les deux compères masculins, Stabbs et Nicolas, empruntent ce qu'ils croient des voix de femmes, Boulgakov est le Diable. À l'autre bout des pièces, on vire à grand fracas un Noir et sa femme. « Je ne veux pas de Nègre à ma réception. À plus forte raison si sa femme est blanche ».

Vieux-Georges, la veille, avait acquiescé, avec la faiblesse des gens d’âge. Bove prétend sans preuve que le vieil homme ne comprend pas Claire, tandis que sa décoratrice, qui vous parle en personne, peut décrire tout l'intérieur interne de cette femme. Le repas se déroule sans fin ni faste. Tout le monde se bouscule vers la cuisine en riant. Le Vieux et Bove la Rouge se touchent, elle secoue sur son col ses cheveux roux. Et nos ébauches se précisent. La normalité revient par les fibres, par capillarité. J'aimerais habiter dit-il une simple chambre où rien ne changerait jusqu'à la Mort. Et moi dit-elle voyager jusqu'à la Mort, jusqu'à ce qu'elle me cueille au détour d'une chambre d'hôtel, sous la décharge lourde d'un portier . - Je vous suivrais d'hôte en hôtel, d'une même chambre à l'autre ».

Les Noirs se font expulser. Ils ont rejoint leurs enfants près du vestiaire  : «Mes chéris, un jour vous grandirez, nous serons grands-parents, vous aurez la revanche ». Expulsion. Intégration. Ceux qui se soûlent à la cuisine. Entre Blancs bien portants. Georges et Bove laissés seuls, Je n'ai pas de plaisir dit-il à rester avec vous. Ni moi dit-elle. Délicatesse de la drague infuse. « Je me souviens d'un bijoutier pédé… - Comme vos propos sont déplacés, dans la bouche d'un vieil homme !

- Il s'est fait dépouiller par sa femme, c'était un bijoutier noir, et 8 millions de francs de biens immobiliers. La ville où je vivais parlait d'eux. C'était cette femme-là, la voleuse, qui est devenue la mienne, morte récemment. Et l'homme mis à la porte ce soir, le Noir remarié, c'était son premier mari. Le premier mari de ma femme. Il serait veuf à présent. C'était une Juive de la Martinique. Issue des premiers habitants. Depuis, je déteste tous les accents, noir, martiniquais, Louisiane et Pays-Bas ».

Bove savait de petits fragments de tout cela, par les confidences de Claire : « Votre bijoutier se plaignait sans cesse. Le monde est petit, même et surtout aux Antilles ». Claire était fatiguée de l'entendre. Pas question pour elles de le recevoir, même de l'héberger au Vieillards'Home (l’appellation vient de Vieux-Georges ; ce nom hybride ne fait pas sérieux dans les annuaires. Old People's House ! répète Claire: « Nous ne sommes plus en Louisiane, ni à Grand-Rivière. J'approuve l'expulsion du bijoutier, le plus insignifiant de tous. Nous n'avons plus rien à lui dire. Personne ne le tuera ».

Claire tourne le dos. Vieux-Georges dit à Bove «  Vous faites votre intéressante avec moi. Ils nous laissent seuls pour que nous nous parlions. - … ? - Elles. Pour nous marier. - Monsieur Georges, soyons sérieux : je n'ai que 58 ans ! Et tout ce remuement, n'est-ce pas pour vos fiançailles avec Miss Djett ? ...voulez-vous dire que je serais votre maîtresse ? ...vous soulevez encore la viande ? Vieil impuissant… Je suis entrée sans mes neveux et nièces, des amis me les gardent au jardin, à l'abri des braguettes. Bien couverts, sans risque de rhumes. Je les rendrai à mon frère Dieu merci. Et vous par-dessus le marché.

« Prêtez-moi donc plutôt votre jardin. Celui-ci, parfaitement. Du moins la plate-bande autour de la maison. Et le ciment autour de la bordure. Ils leur faut de l'espace, vous aurez des hurlements jusqu'au ciel. » Georges répond qu'il lui reste à peu près quinze ans à vivre, qu'il lui faut tout son espace, Lebensraum, espace vital. « John, Java, Soniechka, retournez jouer dans le jardin, ne tombez pas sur le ciment mais dans les massifs – deux des petits mâles sont des filles, Herr Doktor. » Suivent d'autres recommandations, de ne pas creuser de trous, de ne rien arracher – Johanna, Claire, vous voici, où étiez-vous tout ce temps ?

- Nous revenons tous, Vieux-Georges, le bijoutier s'est fait supprimer, comme vous le saviez sans doute, comme vous le souhaitiez. » Georges déglutit en balayant l'air de sa main droite. Enfin nous allons repasser à table. Vous voilà bien débarrassé. » « Tu m'annonces cela le sourire aux lèvres » pense Georges, « en effet, je n'ai jamais toléré l'idée que son chaste corps ait pu céder aux assauts d'un bijoutier de troisième ordre » - Maman, est-ce qu'il y a de grands jardins après la mort ?

- Nous n'avons pas voulu te prévenir, pour les enfants… - Ces petits salauds ont deviné tout de suite, complète Bove. Claire pose un baiser qui éclate sur et sous le front de Georges. « Tu te serais inquiété.- Je serais mort, comme Myriam, dit Georges. Mais on sent bien que son épouse n'est qu'un point d’appui avec lequel il balance ses combats dans la gueule des autres. Claire, à Miss Bove : « Ça lui passera. » Puis tournée vers Vieux Georges : « Vous ne nous facilitez pas la tâche, aujourd'hui : résigné, teigneux, brusque ! - Vous non plus, Claire : pourquoi m'avoir abandonné entre ces masques ? Pourquoi ces enfants dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je voir ma fiancée, Johanna ? Miss Bove est charmante : pourquoi la lancer sur moi ? Dois-je vraiment rejoindre un état confusionnel ? » Faute de mieux, Bove a ri. Georges l'imite.

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L'air jusqu'ici tout à fait silencieux résonne de klaxons emmêlés et violents. Claire se précipite au pas de charge à travers la salle à manger encombrée de buffets garnis. Stabbs et Nicolas, l’amant et l’infirmier, déposent à cet instant précis, aux seuls endroits encore libres, un plateau de charcutailles. Dehors le hourvari se précise, la porte-fenêtre cède sous la poussée. Il faut que la rue prenne toute sa place, déteigne, charrie son roulement : nous vivons un monde dangereux, tout peut cesser d'un moment à l'autre - parois qui s'effondre, seul convient le chaos pour rendre compte de la vie humaine.

Elle revient plus haut à chaque fois, la marée des corps et des vins. Vins morts et corps frelatés. Partout confusion, nulle part construction. Les autres se servent comme ils l'ont toujours fait. Stabbs et Nicolas dont personne ne se soucie plus disposent méticuleusement, parmi le jeu des tables, des rondelles de mortadelle aux câpres. Le nombre de concurrents à la prise en charge des infirmes augmente considérablement. Les agents de police montrent une exaspération perplexe : on ne frappe pas les vieux. Et parmi tout ces candidats à l’assistanat, une bouche s'ouvre ente des poils de barbe, pisseux, caprins - mais c'est le vieil Eugène ! s'exclame Vieux-Georges.

Et à partir de ce moment, tout le monde crie.

Claire crochète Georges par le cou, le tutoie Comment peux-tu le reconnaître – Tu sais crie l'ancêtre dans le tumulte, je reconnais tout le monde. Dis-toi ça. « Nous sommes relâchés, dit Alphonsine ; pas de place pour tout le monde ; nos infirmiers nous fournissaient de l'alcool. À présent il faut le payer. « C'est un comble, dit Claire, sarcastique. - Nous sommes obligés de vous inviter, dit Nicolas, frisé, calme et homosexuel. C'est de l'hospitalité forcée. Voyez l'heure ! » - il montre, descendue du plafond, une lourde horloge contournée de Grand Central.

Stabbs propose au couple Leturc-Lokinio, deux infortunés, de dormir chez lui. « Pour que nous vivions ensemble ? » Vieux-Georges s'indigne. « Serrés, emprisonnés ? » Nous ne sommes que du sel et de l'eau. « C'est à toi seul que j'ai ouvert le pavillon ; pas à d'autres. » « Je veux officialiser notre amitié. - Quelle amitié ? » Georges incohère. Il n'a jamais été question qu'il prête un pavillon dont il n’est un hôte, dont il n’occupe que deux pîèces. Stabbs et Nicolas n'ont pas eu de relations avec lui. Stabbs, amant de Claire, ne lui suggère que répulsion. Nicolas et ses boucles grossières n'aurait suscité chez lui, s’il s’était tant soit peu lâché, que refus homophobique. Vieux-Georges grommelle quelques réflexions sur les « tarlouzes », « tafioles » et autres injures. Autour de lui la gêne s'étend. Eugène et Alphonsine se roulent des yeux effarés Eugène et Alphonsine Mazeyrolles ne savent s'exclamer que ceci : « Dis quelque chose, Claire Mazeyrolles !  Vieux-Georges peut bien vivre seul, comme convenu, son entrée reste indépendante », Ces derniers mots impliquent condamnation.Mortadelle en amuse-gueule et rôti. Personne ne croit en ce qu'il mange. Je ne savais pas que je deviendrais impuissant si vite. Et pourtant, tout cela revêt la pus haute importance.

Eugène et Alphonsine mangent et s'abreuvent proprement. Ils sont intimidés par l'empesage des serviettes en bonnets d'archevêque. Pourquoi tout repas est-il une cérémonie, et non pas le repassage ou le torchage ? Le très vieux couple oublie ses revendications. Tout le monde oublie toutes ses revendications. Personne ne boit avec excès. Personne ne flirte ni ne flatte. Personne ne sait où il dormira ce soir. Nicolas l'infirmier, dont il fut récemment question, semble avoir transformé cette célébration du masticage en l'un de ces bals où personne ne veut avouer sa tare profonde, sa tare évidente. L'essentiel est d'avoir pu fuir, juste une heure ou deux, ou trois, cet épouvantable asile où tout est réglementé, jusqu'à la taille des pansements.

Je souffre. Georges, à côté d’eux, leur passe les meilleurs morceaux. Il en oublie son nom de famille, qu'il a dissimulé « à la slave » pour ne pas se faire remarquer. Il le révèle aux authentiques Mazeyrolles, dont les véritables liens de parenté restent indéfinissables. Eugène fronce les sourcils, avale en se tirant (alternativement) la barbe. Tu ne m'as pas reconnu dans le train. - De quoi parlez-vous ? Alphonsine Leturc roule des yeux, roule la bouffe dans sa bouche et déglutit sans boire. « Vous êtes les cousins de Myriam !

- Quelle Myriam ?

- Ma femme, ma feue femme, qui est morte… C'est une authentique Mazeyrolles. Moi, c'est Stavroski » Eugène se cure les dents et réclame « une description, vite une descriptions de ces cousins, homme et femme ». « Facile, dit Georges : elle n'a qu'une seule dent, sur le devant, une canine. Elle soigne sa chevelure, oxygénée, peroxydée, qu'elle tire en chignon l'été. Sa voix porte loin, vous diriez une poissarde. Et jamais vous ne l'entendriez parler de la mort. Elle déteste cette conversation.

- Je n'ai rien de commun avec cette femme », déclare Alphonsine Leturc.

- Je ne suis pas cette femme, confirme Eugène. Alphonsine explose C'est tout le contraire de moi, j'ai tout un squelette à habiller, moi (« toute ma vie j'ai vu des gens se permettre tout ce que je m'était interdit, à présent je suis libre » etc.) - je suis brune, piquante, à long nez » - Tu étais - chacun joue son rôle, dans un ricanement perpétuel, «qui sont ces gens, répète-t-elle, qui sont ces gens, malgré mon grand âge il faut qu'on me respecte curieuse époque où l'on doit s'excuser d'être vieux je ne me rappelle même pas les avoir vus au Vieillards'Home » Eugène Lokinio exige enfin de son épouse qu'elle se taise nom de Dieu il ne peut plus placer un mot.

À leurs deux oreilles (la droite de l'une, la gauche de l'autre) Vieux-Georges confie la crainte qu'il éprouve de les voir eux-mêmes revenir, eux-mêmes se réinstaller au rez-de-chaussée, à sa place chèrement gagnée, retrouver leurs habitudes. et leur vieux papier moisi aux murs. Mais les oreilles se sont éloignées, les Lokinio-Leturc s’esquivant misérablement le long des fauteuils de table, haillonneux, graillonneux et subreptices. Il fait chaud, très chaud.

À gauche de la table Claire s'est retranchée dans sa satisfaction, inexplicable (« une vraie Vierge d'Assomption »), suivant des yeux (le reste est immobile) cette lente dérive latérale des Lokinio-Leturc jusqu’à ces pièces où jamais pensionnaire privé n'a pu survivre plus d'un hiver et demi. À table Miss Bove sans le moindre accent a demandé ce qu'ils ont fait, à part se donner de l'agitation, comme il arrive à ceux qui vont disparaître. Perdus de vue Eugène et Alphonsine découvrent d'autres meubles des générations précédentes, plus délabrés encore, montrant ce qu'ils laisseront, jusqu’aux vieilles tentures des murs sur les fonds pourris.

Dans leur dos, séparés d’eux par trois pièces et toujours mâchant, l'amant Stabbs entasse la viande entre ses joues. Leurs vies et leurs ventres se sont frottés l'un à l'autre, meubles et cœurs vides à jamais battant sur le vide. Ils n'ont rien déplacé ni vendu. Ils ont vécu longtemps d'abord loin d'ici, et toutes les armoires se ressemblent. Revenus de très loin suivis des yeux par tous ceux qui les entrevoyaient d'une embrasure à l'autre bien alignée, Sieur Eugène et Noble Alphonsine rapportent à l'assemblée plus que tous les plats dont on l'assomme.

Eugène épaissi par la grâce et par tout son passé obture la porte et renfonce un béret qu'il extrait de sa poche . D’une voix sourde il reprend possession de ses lieux avec sa compagne : la maison sera bien toujours assez grande, il a toujours payé ses loyers, son eau, son électricité. « Il mourra d'un coup » dit Bove au milieu du silence. Les vieux Mazeyrolles hantent l'espace entier où l'on mange. Comme il est malaisé de reprendre sa bouche en milieu de mâchoire, de respirer le fumet des viandes et ce parfum acide des vieux épidermes contrariés, qui piège les vivants tout autour de la table. Johanna Mazeyrolles, 20 ans cheveux noirs lèvres rouges signe particulier néant, attire à son tour l'attention : ses funérailles (se reprenant) ses fiançailles forcées sont célébrées ce jour, à ce repas même.

Mais ce n'est pas elle, Johanna, dont le Vieux Georges est amoureux, mais sa bien aimée Claire, que tout le monde admire. Cet avant-propos qui laisse présager du pire est accueilli dans l’enthousiasme, tant il est vrai que la peur est le vrai moteurs de l'homme (ajoutons-y l'envie). Peur en particulier (revenons-y) de la vieillesse, possédât-on la meilleure institution du département.

Il y a trop de vieux autour de cette table.

« Ma vie se passe à voir défiler reprend-elle toute la déchéance du monde ; j'espère un jour me purger de ces vieilles loques, par confiscations d'appartements aménagés, puis relégations en crevoirs honnêtes. À vingt ans et six mois je joue ce rôle exceptionnel choisi depuis l'enfance : éprouver l'amour, inspirer le respect ; dégager du mystère. Continuez à manger je vous prie. Vieux-Georges ici présent, fiancé malgré moi, malgré lui, Claire tais-toi, ne m'a offert ni bague ni cadeau que ce soit, pas même un fruit. « Il a déposé pour Claire des sommes non négligeables sur un compte d'épargne à son nom, on a savings account in her name. Je ne vois presque ici que des hommes rassis, de toutâge. Je ne suis appréciée de personne. » Et les autres mangent toujours de peur de la fixer. Georges s'étouffe avec son rôti le plus discrètement possible. Lorsque Johanna Mazeyrolles a repris du porc, la conversation redevient générale et confuse. Georges, les doigts dans la gorge, se demande ce qu'il va advenir : il n'a que 65 ans ; les cousins éloignés par alliance, 82 et 5. S'ils sont encore ici, c'est que, de l'Autre Monde, Myriam les lui délègue. Mas Eugène, Alphonsine, se sont délégués tout seuls.

Ils apparaissent, disparaissent, on ne voit plus qu'eux.

Il en est de même de ces fâcheux de Carnaval, seuls à ne pas s'être déguisés assurément, mais soucieux de participer à la fête, errant de toute part, et que l'on voit toujours surgir, de tel ou tel coin de la vidéo. Eugène et Alphonsine, de tous les groupes, grignotent ici, s'empiffrent là, lèvres pincées, nez en lame de couteau. Eugène protège sa barbe, il est chef de gare en retraite, parle comme un pasteur, prenant bien soin d'avoir vidé sa bouche auparavant. Les Mazeyrolles, autre couple de vieux, bien distincts des Lokinio-Leturc, ont envahi une bonne partie de chez moi, constate Vieux-Georges. Claire, dont il est épris, lui fait observer que c’est lui qui usurpe leur espace, qu'ils occupaient bien avant lui.

Qu'il n'est ici que par faveur. « Nous avons connu nos prédécesseurs, dit Alphonsine Leturc entre deux bouchées. C'étaient aussi des Mazeyrolles. Ils menaient un raffut terrible. Au fond du jardin, où il ne pousse plus que des » - ici, voir les fanatiques de la botanique prétentieuse et chiante. « Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant sa moustache ; elle a failli dérailler le Calais-Bâle. - Ils s'introduisaient chez nous, rajoute Alphonsine. La vieille soulevait mes couvercles : vous allez manger ça ce soir ? - Encore tout jeunes, reprend Eugène. Cinquante-trois, cinquante-cinq. Ils voyageaient sans tickets. Leur fils a menacé mes contrôleurs avec son cran d'arrêt. - « Ses » contrôleurs ? dit Alphonsine. Ça commence. Tantôt il prêche, tantôt il ment. - Le cran d'arrêt, c'est du vrai. Je suis intervenu. J'ai balancé le fils Mazeyrolles sur le ballast. Et le schlass (il le tire) je l'ai gardé. »

« Si vous ne savez pas quoi écrire, faites entrer un home avec un revolver ». Ici une simple navahha, et tout le monde se met à frissonner, empieza a tiritar.

- Pose ça, pépé.

Vieux-Georges : « On ne dit pas pépé. »

Miss Bove s'exclame avec la plus grande vulgarité qu'on aurait pu « lui confisquer ça à l'asile ».

Vieux-Georges : « On ne dit pas l'asile ».

Étrange réaction. Étrange syndrome de Stockholm. Alphonsine calme ses voisins. Se ressert en vin. Justifie son vieil Eugène. Il faut se protéger. À tout âge, même si la raison ne suit pas. «La sainteté non plus  ajoute-t-elle. Vieux-Georges acquiesce : feue Myriam n'était pas une sainte. Cela ressemble aux conversations de l'Est, où chacun reprend au mot près les propos du précédent. Il n’est que de relire Lucien Leeuwen. Le centre d'intérêt s'est déplacé sur ces vieux-là, les Lokinio-Leturc, menacés par dédain, réhabilité par inexplicable revirement de la fortune. Tous ressassent les innombrables exemples de brouilles et de réconciliations qui ont soufflé en rafales sur leur vie. Georges découvre dans le Vieil-Eugène l'occasion d'une certaine parenté d'expériences.

Il est un temps où tout ce qui fut vécu se transforme en vaste pâte farineuse. Sous le rouleau pâtissier tout se refait réinvention. Tous les repas reconvertissent au temps cyclique asiatique. Ces gens qui bâfrent en s'engueulant sont par nature et par création aussi fatigants, rebattus, que ces inépuisables familles russes élaborant sans leurs interminables stratégies matrimoniales. Eugène, peu remarquable à part son bouc pelé, rappelle en pontifiant son rôle sous l'Occupation : « Je fournissais à l'occupant des listes de réquisition : tant de poules, tant de lapins, tant de vaches... » Ensuite, il en mangeait en compagnie des officiers dOccupation, von Offizieren begleitet. - Tu confonds avec mon oncle, imbécile, grogne Georges ; à 18 ans… - ...tu résistais ?

- Je me cachais, vieux con. » Oui, les deux Vieuxls se connaissaient. Ils s'étaient connus du moins. En des vies plus qu'antérieures.Georges avait épousé une Mazeyrolles, Myriam, dont la mort l'avait moins affecté qu'il ne craignait, sans exclure pourtant les dégâts serpentant à l'intérieur de soiVieil-Eugène, ainsi, confondait les méfaits d'un de ses fils avec ceux qu'il n'avait pas commises. Il se repentait en lieu et place de ce collaborateur, mort avant lui, son propre père. Côté Mazeyrolles, on était resté pétainiste, jusqu'au 30 juin 1944, où la contre-attaque de Baron-sur-Odon s'était soldée par un échec teuton. Georges Stavroski, époux Mazeyrolles, pièce rapportée, engueule ses beaux-parents ici présent (pléthore en vérité, pléthore de vieillards!)

Ni les Leturc, ni les Mazeyrolles, ne trouvent grâce à ses yeux. Il les traite d'excessifs et de menteurs, assène des vérités nerveuses : « Jamais je ne vous aurais logés chez moi. Vous n'avez cessé de boire que très récemment. Votre couperose en témoigne encore. - Nos petites-nièces y sont bien, nasille Alphonsine. Elle devait s'éteindre trois ans plus tard, en refusant de s'alimenter. Une forte femme, aux pommettes saillantes, peu à son avantage en position défensive. Eugène et Alphonsine n'avaient rien accompli de remarquable pendant cette guerre où tant de gens paraît-il ont fait tant de choses. Au point que les actions imaginaires dont on a empiffré les romans et les films excéderaient de beaucoup les capacités chronologiques ou géographiques de toutes les scènes militaires ou civiles possibles.

Miss Boves mange. Elle est bien la seule. Isolée, mais pleine de bouffe. Johanna Mazeyrolles, 23 ans, cheveux noirs, lèvres écarlates, petite-fille d'une sœur morte d'Eugène, remet tous ces discuteurs à leurs places. Toujours dans ces repas faciles intervient un élément apaisant, qui recentre les attentions sur les plats. Il faudrait reclasser ce cadre narratif, en étudier les incidences, on dit « l'impact », sur les évolutions, et comparer cela aux effets réels des repas réels sur d'authentiques situations vécues. La mort nous engloutira, soyons libres. « Je paye mon loyer » dit Georges. - Quel loyer, Vieux-Georges ? Vous êtes ici depuis trois mois, nous n'en avons jamais vu la couleur – on ne vous demande rien, notez. » Pendant ce temps s'éteignent avec des bruits de vagues sourdes les conversations guerrières.

Une dernière percée a lieu, comme dans les Ardennes, sur le thème des cheminots qui bloquaient les trains trop tard, après tous les départs des convois de juifs. Nous aurions apprécié un débat sur le sexe des anges, la différence essentielle entre homoousie et homoïousie. Rien ne devrait être banal. L'extermination cheminait silencieuse, sous ses habits d'employés de bureau, ronds-de-cuir et lustrine, tandis que le fracas nimbait les batteries et les assauts de ponts. « J'ai fait de la Résistance » répète Eugène en hochant la barbe. La grève, pour bloquer les départs de trains. - Après les avoir favorisés pendant quatre ans. - C'est tout ce que nous avons pu faire ! couine Alphonsine en défense.

Il n'y a plus qu'eux pour en prendre ombrage. Le vieux regrette son sifflet de départ, quand les recrues futures tuées chantaient par les portières il est cocu le ch… de g… Il siffle avec la bouche en cul de geline. Il compte à haute voix, éraillée : MissBove, one. Vieux-Georges : deux. Claire, trois, sa sœur Johanna quatre et Nicolas, Stabbs l'Insolent, amant de Claire, six, plus nous deux, huit ! Jamais nous ne tiendrons tous !
Stabbs suggère (insolemment) qu'à Varsovie, ils seraient moins à l'aise. Le guide montre au musée de Thouars une cage où se pressaient huit personnes. Après s'être chié dessus à bout portant pendant trois jours, elles en ressortaient dingues. Irrécupérables.Ces commentaires détendent l'atmosphère comme on peut le deviner. Le grand problème est de savoir qui prendra la place de qui. Georges exige que ces deux énergumènes quittent le terrain sitôt finie la dernière bouchée de dessert.

Le problème est celui-ci : comment loger tant de vieillards, seuls ou par couples, dégageant de bons bénéfices, et garder la conscience nette ? Comment se débarrasser d’une telle affluence ? Est-il bien certain que tant de destinées rédupliquées presque à l’identique aient été si indispensables ? Comment apaiser tant d’angoisses ? Vieux-Georgesveut arrêter les frais. Johanna sa fiancée lui rappelle qu’il doit trois loyers.Nicolas veut loger Stabbs chez lui, et déclame : « Si ma mère est morte, alors tout est permis ». Bove s’amuse. Un rien l’amuse. laires'aperçoit de monceaux d'absurdité. « On ne s'ennuie pas chez vous » confie la Bove à Vieux-Georges, qui n'est pas chez lui. Un rien amuse Miss Bove. Pour faire diversion, elle annonce :

« Je suis enceinte ». Évidemment, et sottement, tout le monde applaudit. C'est comme un automatisme. Stabbs applaudit en sursaut, disparaît en cuisine, revient en sursaut chargé de desserts sur des présentoirs métalliques. Le temps de l'aller-retour, il est devenu rubicond. Ce qui estétrange à ne pouvoir le définir, avec son teint naturellement verdâtre. Nicolas l'homosexuel le fixe avec furie : « Toi ! Toi qui disais que la reproduction était la pire tare de l'espèce humaine ! Tu applaudis tellement que tu renverses la sauce au sucre. Stabbs, père présumé, décharge ses bras sur toutes les tables à portée : « Je t'explique ». Anne-Johanna supplie qu'on cesse de s'expliquer une bonne fois pour toutes.

Elle a mal au crâne. On crève de chaud. Ce n'est pas elle qui tomberait enceinte au début de ses fiançailles. À la fin non plus. Nicolas invective son ami, qui fait des gosses à sa future belle-sœur. Il tire trois balles sur son ami qui s'effondre parmi les pyramides des coupes. Alphonsine Mazeyrolles, ravie, se précipité sur le téléphone mural, totalement hors d'usage. « Puisque c'est comme ça » s'écrie Claire « je ne le suis plus ». Eugène et Vieux-Georges, plus forts que leur âge, transportent le blessé dans une chambre. Stabbs meurt dans la nuit. Nous avons à peine eu le temps de le connaître. Claire et sa grossesse avortent. Le temps passe.

Le 20 août 1992 (2039 n.s.) Nicolas Sourgueil, arrêté pour meurtre, se rend sans résistance. Le 2 février de l'année suivante (2040) il est déclaré irresponsable 'au moment des faits » et transféré à l'hôpital de Cadillac.

Le patient Nicolas S. fait preuve d'une bonne volonté exemplaire dans le suivi de son traitement. Il s'est toujours proposé avec une grande douceur aux travaux de nettoyage et de vaisselle. Il est serviable et raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de ^permissions de 24h non renouvelables.


Nicolas Sourgueil. Regarde-moi bien. Tu ne m'as jamais vu. Pourtant je t'attendais, toi qui casses les codes, et le cours de l'histoire. Et si tu me regardes encore mieux, moi simple infirmier, je dois te rappeler quelqu'un : peau rouge, tifs en pétard, les yeux dans les fonds de trous… Vraiment pas ? ...le petit frère de Stabbs, ça te dit ? 

- J'ai beaucoup changé.

- Lui aussi. Même qu'il en est mort.

- Tu veux que je rembourse ?

- Ni argent ni vengeance.

- Il ne m'a jamais parlé de toi.

- À moi, si. Mon frère a la vie double. Tu l'las descendu sans le connaître. Mais moi je te connais.

- Je ne me reconnais plus.

- Un grand calme ! Excité d'un seul coup ! Sans personnalité, qui sème la zone sans prévenir, farces et attrapes, une grosse bouffe et plus rien – pas pédé, attention. Taré.





 

 



 



 

 


 

 

 

 

 

 

chercher «t’explique », vers la fin.

Bien différencier les Mazeyrolles (Marqueton) et les Lokinio-Leturc.

Relecture à partir de l’exemplaire papier.

 

 

 

Bernard

 

 

Collignon

 

 

 

 

F L E U R S E T C O U R O N N E S

 

 

 

 

roman

 

 

 

aux éditions du Tiroir

 

FLEURS ET COURONNES 2

L'HOMME GEORGES

L’INFIRMIÈRE Claire

 

.

 

Le veuf :« Qu'y a-t-il autour de moi ? »

Claire décrit le papier peint, le corridor pavé, la serpillière ; plus loin le dédale des chambres, et les bouffées de déjections et de désinfectant. Et tout cela, il était inutile de le rappeler.

L'établissement compte trois étages de portes feutrées, salons et pièces indéfinissables, où passent des rumeurs de chariots, de phrases pâteuses et d'infirmières grinçantes.

Sur le lit Myriam morte repose dans son peignoir, tête calée sur un gros coussin de glaçons. Ses lèvres ont pris l'aspect de cordelettes violettes.

« Je veux partir de Valhaubert dit Georges.

- Vous occupez la meilleure chambre.

- Pourquoi m'avez-vous séparé de ma femme ?

Claire glisse dans l’étui ses lunettes fumées. Georges, un instant ébloui lève les yeux sur la soignante qui murmure Myriam, Myriam - Elle est morterépond le vieux.

Quelqu'un monte le son des haut-parleurs. Claire ?…je ne veux pas mourir ici, à Valhaubert.

Good bye stranger fait 6mn 45.

Tout le temps où le visage de Claire, aide-soignante, se tourne vers lui – synthés, tierces mineures Georges examine son front lisse et ses yeux, la chute sur les tempes des mèches blonde - chœur de fausset – ossessivochangez la glace hurle une voix en plein mois d'août quoi merde !

Celle qui tient le cou tandis qu’on change la vessie dans un entrechoc de cocktail on the rocks

- Claire » dit-il posant la main sur l'avant-bras tiède – « montez le son -

- ...Toujours Good bye stranger ?

Les trois vivantes le regardent comme un dingue. Claire augmente le son. Pour toujours son visage associé à ce rythme assourdi, lancinant, martelé. À ces larges applications blafardes sur son profil droit.

 

FLEURS ET COURONNES 3

 

 

 

 

Claire et Georges sont inséparables en dépit du Règlement Interne. À titre d'avertissement administratif : visite préalable, par elle et Stavroski, de 5 domiciles – pourquoi rester ici à présent que votre femme... - « venez avec moi, Georges, tentez l’avenir, si vous pouvez continuer de vivre

Je ne sais pas, nié wiem. je ne sais pas.

...Dans ce premier appartement vit une vieille fille usée par la phalange, hâve et parcheminée

- toutes les femmes ont le même secret - « Georges, ne jugez pas les femmes seules.

« ...Vous habiterez ici sous les toits, un petit deux pièces rue des Juvettes

Je vivais heureuse dit la femme : la peinture blanche, c'était moi, les plinthes à l'adhésif, c’était moi, les meubles vernis, la bibliothèque de Ferreira (Eço de Queirós, Castelo Branco) - c'est la circulation, monsieur, qui me gêne, j'y suis presque faite, l'été, moins de camions, je la laisse ouverte – et j'ai fleuri la terrasse sur cour. »

Stavroski interroge Claire : « J'y suis retournée seule dit-elle ; six mois d'impayés, la vieille est virée, vous emménagezquand vous voulez, la propriétaire est venue, les yeux dans les yeux : songendre au chômage, sa fille aux études c'est bon a dit la vieille c'est bon, eu saio de láje fous le camp » - Intimação para limpar Vous parlez portugais Georges à présent ? » Il hausse les épaules. Fin de l'ankylose : une chambre entière avec un vieux lit, la table et la chaise – une coiffeuse à lampes nues latérales - « ...et les toilettes au fond je vais vous les montrer – Non merci. » Georges et Claire Aux Anciens de Valhaubert « Il ne s'agit pas de spoliation, Georges ; tout juste l'application d'une loi. Tout juste ça. Deux années d'impayés. »

Premier avertissement pour le veuf.

Ce que dit Claire, il le croit : elle n'a que 23 ans, pommettes hautes et écartées, très blonde.

Que pèse en face la vieille Lisboète rue Juvette ? Claire conseille à Georges, en attendant, de tenir au Valhaubert sa porte bien fermée. Elle hésite entre tu et vous. Il reçoit bientôt l'intimation administrative de bien vouloir quitter bientôt le Vieillards’ Home, signé Valdfield, Directeur. Claire la lui rend à bout de bras.

Deuxième visite. Chez Léger. La voix des vieux à travers la porte nous ne pouvons pas loger une personne de plus. Claire invente une enquête municipale. Henriette et Phil ouvrent la porte en deux fois par l’entrebâilleur : fermer sec et rouvrir d'un coup. Ils se trouvent côte à côte dans l'ouverture. Léger porte le cheveu crépu et le teint basané d’un octavon du Morne, soixante ans et double menton. Henriette est toute longue et toute blanche en robe. Ils affirment avoir bâti leur

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maison de leurs propres mains. « Enfin, moi », dit Phil. « Nous avons fait cinq enfants » dit Henriette, « et tous se sont mariés ; à chaque naissance une pièce en plus, dans le sens de la longueur – Pas très pratique pour les incendies » (Phil plaisante) « et surtout, sans le moindre permis de construire.

- Un jour les huissiers sont venus.

- Ils nous ont demandé de tout démolir, dit l'homme.

- De tout remettre en l'état. »

Puis Georges et la jeune Claire s'introduisent dans la bâtisse des vieux bavards. C'est une maison longue et basse « comme j'aimerais » murmure Georges. Mais sur les murs blancs, les craquelures se comptent par dizaines, on y met le doigt. Phil n'a plus bricolé depuis bien longtemps. Henriette en longue robe blanche tropicale n'a jamais tenu le moindre outil, porté le moindre seau : « Nous avons tout hypothéqué, ce sera bientôt vendu ». Phil prétend que sa femme pèche par optimisme, l'acheteur devant payer une hypothèque même après la mainlevée. Henriette n'a jamais compris pourquoi. « Moi non plus », dit Georges. Le vieux reprend la parole pour souhaiter un « bon bouge » au Vieillards'Home. » Claire éclate de rire : c'est la première fois qu'un de ces déchets vivants se sert encore de l'ancienne appellation du Washington's Azaïle.

 

X

 

Le premier prix du tirage au sort où Vieux-Georges a gagné concerne une caverne éclairée d'environ 26m². Ses enfants régleront les loyers. Parfois avec retard. Vieux Georges dit : « Ça alors ! ». Il abandonnerait son vieux logis de veuf prématuré. « Vous verrez, Papa Georges ! » Le Vieux ne sait pas ce qu'il verra. Il suit Claire en traînant des pieds, la bouche entrouverte, le front patiné de sueur, et c’est la troisième visite. La vie n'est qu'un long corridor qui sent le chou, entre deux inspections qu'il effectue malgré lui : « Il faut tout voir par soi-même ! » Georges fait semblant d'en être convaincu. Il grommelle, il mange. « C'est chiant d'être chiant ». Georges a lu cette phrase chez un humoriste, il la répète volontiers.
Un jour il se fera tuer pour elle. Pour la phrase, et pour Claire. « Aujourd'hui, je ne vois rien qui me plaise vraiment ». Surtout pas ce logement troglodyte mal aménagé.

Quatrième visite. C’est un autre couple Antillais. L'homme est tout le portrait du

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précédent : un quart de Noir ou plus, tête massive, chenue – l'œil moins niais cependant. « Ce nègre » dit Georges sans souci d'être entendu. (Vous faites tout pour que j'oublie ma femme morte. Je ne pense plus à Myriam. Dites-moi pourquoi je dois changer de maison. Quitter le Vieillards' Home. Juste pour un autre couple, que vous mettrez en chambres séparées au sens français du terme. Im französischen Sinn).

- Georges, vous êtes vide ; profitez-en pour écouter les autres.

Le quarteron, pédé nommé Solange, commence par se plaindre :

« ...pwivé de mon logement Encore ! s'écrie Georges -...par les agissements de ma femme (ne me parlez pas des femmes) j'ai pwéféwé laisser...(« ...la scélérate procédure de divorce suivre son cours »). Il échappe à Claire un geste de lassitude. Le quarteron est ancien bijoutier. Il a tout perdu. Sa femme a dilapidé ses pierres, son capital et ses outils de travail, limes, scies bocfils… .

« À soixante ans… il me restait quelques diamants… de tout petits diamants… »

 

III

 

Tous les deux jours, Jeune Claire et Vieux Georges traquent les sexagénaires sur le départ : expulsés, découragés, suicidaires. Jamais Georges n’exhibe la moindre tristesse ; il attend qu'ils crèvent. Au fond de soi, il sait que Myriam reviendra. Maintenant ou dans mille ans. Mais les vieux expulsables manquent de personnalité ; ils disparaîtront corps et biens. « Jamais je ne serai comme eux – Qui vous le demande, monsieur Georges ? - Eux-mêmes. » Il effleure le bras de Claire, qui le retire précipitamment. Eugène Lokinio annonce le suivant. AlphonsineLeturc épouse Lokinio. Avant-dernière et quatrième porte. Mari chef de gare ivrogne. Femme ayant accouché six gosses, grand-mère incomprise, guignolet kirsch Peureux.

- Peureux ?

- C'est la marque.

Georges ne s'apitoie pas ; ils ont bu tous les revenus, salaire, allocations, Eugène est devenu sec et barbu, jadis autoritaire, respecté par ses six enfants. Georges l'engueule, reproche à cet homme d'avoir détruit ses descendants jusqu'à la troisième génération. Alphonsine s'énerve entre ses lèvres pincées et son nez en couteau : « Deux générations suffiraient, peut-être ? vous êtes fils de curé peut-être » ? Vieux Georges se tourne vers Claire :

FLEURS ET COURONNES 6

 

 

 

 

« Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

- Seulement de ce con de Jésus. 

Eugène et Alphonsine restent bouche bée sous leurs vapeurs d'alcool. Le barbu articule «insultez-moi ; je porterai ma croix. - Vous l'entendez, l'ivrogne ? trente ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur... » Ils en viennent aux mains. Vieux-Georges et Claire, agents provocateurs, ont atteint leur objectif : les faire interner sur-le-champ grâce à la camionnette médicale de Valhubert où deux infirmiers en blouse maîtrisent les vieillards pugilistes. Même à travers la porte arrière, on entend Alphonsine se débattre et hurler :

« Où y a Eugène, y a pas de plaisir. »

Claire cligne de l'œil, le logement est enfin trouvé. Georges éprouve des remords : « C’étaient des gens bien. - Détrompez-vous dit Claire, ils battaient leur troisième fils, nous avons des dossiers sur eux, ils ne laissaient pas de trace sur le corps, faisaient porter à ce dernier tous les haillons des frères aînés, l’ont placé en internat dans la ville même, s'opposent tant qu'ils peuvent à son mariage. S'ils ont mieux traité leurs autres fils ?« Je crains que oui » répond Claire, mais ils ne devaient pas pour autant s'acharner sur le dernier. Ni sur la bouteille. » Devant le mutisme soudain de Georges (quel récalcitrant ! quel difficile!) elle pense plutôt revendre la bicoque des Lokinio si vite vidée, qui lui appartenait, afin de couvrir les frais d'hébergement et l'improbable désintoxication d'Eugène et Alphonsine. À ce moment Georges sort enfin ce qu'il a sur le cœur : une déClairation d'amour, mentionnant les yeux de Claire, la peau de son visage « si exactement tendue par le muscle » le masséter ? - ...les buccinateurs aussi, Claire, tous les autres… - ...je vais vous confisquer vos brochures médicales, Georges ; le buccinateur ne se voit pas de l'extérieur.

Georges conteste. Dévie sur l'expression de justice, de sérénité, de vertu, rendue par son visage - « ...de vertu, Georges ? » Quand elle rit, les boucles tremblent sur sa joue. Il se rajoute une sixième Porte. Toute proche, celle-là, de l'ancien domicile de Georges et Myriam, avant leur arrivée au Vieillards'Home : « ...avant leur mort, deux personnes très, très âgées, en fond de jardin, une arrière-maison ! » - Qui occupe le bâtiment sur la rue ? - Des quadragénaires.

- C'est jeune dit Georges.

Les jeunes ont engagé une procédure d'expulsion, pour s’agrandir.

- On n'expulse pas des vieux dit Georges.

- Non répond Claire. Si le « jeune couple » acquiert leur logement, ils ne pourront plus y revenir ».

Les vieux Lokinio-Leturc ont vécu là vingt ans, jetant les ordures entre les deux maisons, celle de la rue, occupée par les quadra, et la leur, au fond d’un jardin sale : gazinières, batteries mortes, nos deux fils disaient-ils dégageront tout ça par camionnette » - non médicale. Les quadragénaires (les « Acquaviva ») n'en croient rien. Les vieux évacuent les amoncellements. Ils sont apparentés aux Mazeyrolles. Ce sont des cousins de Claire, mariés ensemble. Ils n'ont pas supporté leur expulsion programmée.

. Ils ont senti venir le vent, trop tard. D'abord, la famille leur a doublé le loyer. Elle les avait perdus de vue, sauf pour faire pression sur eux. « Je n'y suis pour rien directement. » Pour gagner l'extérieur sur la rue, les Lokinio-Leturc devaient traverser le jardin ; c'est ce qu'on appelle une « servitude », conventionnelle, pour que les vieux ne soient pas enclavés. La maison de devant est occupée par ces quadragénaires alertes, aimant le soleil qu'ils prennent aux autres, ils mangent dehors l'été sur une table blanche. Ils s'appellent les Acquatinta.

À leurs passages, les Mazeyrolles saluent les Acquatinta. Ces derniers ne répondent pas, sauf d'un ton condescendant ou excédé. La vieille cousine répond au prénom de Clémentine, fille de… - « je ne sais plus ». Elle n'a plus qu'une dent surchargée de tartre, sur le devant, et la lèvre qui pend. Cheveux décolorés. Coquette, hideuse. Son mari Jean-Paul est trapu, lourdaud, voûté. Il marche en traînant des pieds. Georges espère encore qu'ils seront conciliants. Avec son amie Claire dont 45 ans le séparent, il mange À l'Entrecôte, au centre ville. Ils échangent, comme toujours, leurs impressions. Georges est stupéfié. Il se fait tout raconter, expliquer, expliciter.

Les Mazeyrolles piquent sa curiosité, bien autrement que les expulsables précédents, portes Un à Quatre. Il repère leur logis sur un vieux plan, demande combien d'armoires s'entassent dans cette pièce, à gauche en entrant, dont on ne peut plus franchir le seuil ; s'ils possèdent une ou deux télévisions, l'une sur l'autre : « C'est la petite qui fonctionne ». Ils sont sourds et s'engueulent en patois de Lodève. Claire les comprend, éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes.

 

X

 

Comment va pépère aujourd'hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ?

- Faites chier.

- Pas poli le pépère.

Mais avec la très, très lointaine cousine de sa femme morte, avec l'assistante Claire Mazeyrolles, tout se joue, au contraire, dans le respect. Dans la sérénité (de Claire). Dans la contemplation (chez Stavroski) ; ni vieux, ni ami, ni père. La généalogie crée des liens. Claire fait employer sa sœur Johanna : même nom de famille, dissemblance totale. Cheveux noirs, les yeux noirs. Le nez, le menton, insolents. Georges l'observe elle aussi très attentivement, passe d'une sœur à l'autre : la blonde, la brune. Dans le même service. Claire présente un par un ses pensionnaires : les plus âgés d'abord, rivalisant de dates de naissance.

Johanna prend des notes, ce qui n'est pas nécessaire. Johanna toise les patients de bas en haut, ce qui n'est pas bienveillant. La présentation se fait dans le salon où s'entassent les armoires, plus ou moins bâillantes, où passent des rayons de soleil brisé.

IV

 

Clémentine MAZEYROLLES, locataire expulsable, se demande :

Il faut que je trouve un nouveau logement ?

Jean-Paul MAZEYROLLES,son époux :

On nous promet un rez-de-chaussée, dans la même rue.

Au Vieillards' Home, Johanna MAZEYROLLES prédit :

Si on les déplante, ils mourront.

La vieille répète Ça fait près de vingt ans que nous vivons ici.

 

X

Crépuscule au Vieillards' Home

- Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Ho, Pépère ! On se promène tout seul dans les couloirs après 20h 30 ? Tout le monde il éteint les lumières, Pépère ! Tout le monde il fait son dodo !

Vieux Georges : Mais où c'que j'vais donc ben m'loger moi ?

Les deux sœurs Mazeyrolles, Johanna et Claire, habitent une vaste demeure aux chambres fraîches et profondes. Vieux Georges loge provisoirement dans une troisième chambre, celle d'un frère absent. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « pas encombrant ». Johanna vient le voir. C'est une jeune femme brune qui s'assoit et ne dit pas grand-chose, sa bouche est « grande et close » dit le vieil homme. Il se demande laquelle des deux sœurs il admire, et si la seconde ne va pas remplacer dans son cœur la première. Il pense « mon cœur » pour simplifier ; de son vivant sentimental, il ne peut tomber amoureux que s'il admire. Il n'y a donc pas que les femmes qui font cela.

Le lendemain, Johanna s'anime et rit avec lui ; le front de la jeune femme est dépourvu de rides. Elle s'exprime à grande vitesse, presque précipitée. Mais le vieux jouit d'une ouïe excellente. Les Mazeyrolles dit-elle vivent dans un taudis. Avez-vous remarqué le poulet décongelé juste sur la télévision ? ...la planche à repasser au milieu du salon ? leur jardin, à côté du nôtre, sert de dépotoir : quatre grille-pain, des armoires sans portes effondrées sous les pluies depuis des lustres…

- Ce sont des cousins de ma femme. De Myriam.

- Les nôtres aussi, Vieux Georges, les nôtres aussi. Notre famille est très embrouillée.

- La femme est affreuse.

- Sur la photo de ses 18 ans, une splendeur kalmouke ! À tomber raide – vous vous en êtes bien tiré, Vieux Georges, l'autre soir.

- J'ai une vraie tête de porc.

Ils rient en même temps. Johanna rappelle que sa sœur Claire hésite encore à expulser les Mazeyrolles, ce qui ferait beaucoup. Stavroski les trouve vraiment trop laids. Tous les deux. L'un et l'autre. « Ils ne payent pas leur loyer, voyons !… Jetez juste un œil au-dessus de la haie : ils habitent très précisément sur notre propriété. Vous seriez très bien à leur place. Justeà côté de nous. » Georges ne dit ni oui ni non. Johanna refait silence. Une cloche s'agite en cuisine : Oncle Gautier appelle à table. Au réfectoire, Georges parle à tous ceux de sa table. Claire n'arrive que pour les pâtes alimentaires. Elle écoute Bye strangers à son casque, en dépit du règlement. Elle fait ajouter du gruyère à toutes les tables.

 

X

 

Vieux Georges respire. Il a échappé au pire. Eugène et Alphonsine se sont fait chassir, pour non-paiement de loyers, au pluriel, plus ivrogneries, au pluriel. Peu importe où ils ont atterri. Les asiles sordides, ce n'est pas ce qui manque. Les logements des deux couples de vieux sont grands et beaux. Tous deux sont cernés d’ordures. Les Lokinion-Leturc se bourraient la gueule, ils sont à présent à l’hôpital de désintoxication. Les Mazeyrolles, pour leur part, habitent une partie du rez-de chaussée, dans la vaste demeure des deux infirmières, leurs cousines. Là aussi, grand étalage de débris. Les vieux Mazeyrolles, en définitive, se voient expulsés, eux aussi. Vieux-Georges s’y laisse installer sans scrupule. Il n'en sort plus. Pas plus qu'il n'en faut pour faire le tour du jardin des deux sœurs, dans l'herbe bien taillée. Il regrette que Myriam, décédée, ne soit plus là pour fouler avec lui la verdure soignée. Les deux sœurs infirmières ou aides-soignantes, fonctions mal distinctes dans ces petits établissements à la bonne franquette comme il n’en existe qu’ici, le laissent libre d'aller et venir à sa guise, sans dépasser la grille.

Mais lui-même ne voit pas l'intérêt de la franchir. Les chambres des deux sœurs, pendant la journée, demeurent closes. Elles en sortent pour leur service, à deux pas, y reviennent le travail fini, et se bouclent chacune chez soi, pour se branler bien séparément. Mais le petit vieux resteà même d’errer, nocturnement, dans le long couloir frais, pieds nus ou en pantoufles. Frôlements remarqués par les femmes le long de leur mur mais sans y faire allusion. Georges alors s'assied en tâtonnant dans le profond fauteuil du salon, face aux cendres de l'âtre de Tassigny. La raison et le calme lui reviennent. Ses oreilles se débouchent peu à peu, comme dans les descentes de montagnes. Il reste une demi-heure à écouter cet étrange phénomène de dégivrage.

Il ne peut plus sauter les femmes. Encore moins deux en file, encore moins des sœurs ; La dernière fois qu’il a baisé deux sœurs, il a perdu les deux. De toute façon il devenait fou, « au quartier des hommes » du « Vieillards’Home », à deux rues d’ici. Les limites entre les « quartiers » restent floues, et ne sont respectées que la nuit. Ici, dans la grande maison des Mazeyrolles de tout âge, on est à son aise. On peut lire aux toilettes. Dès le jour, Georges fait le tour du vieux prunier, juste après l'habillage du matin. Il souhaite pouvoir longtemps s'habiller tout seul. Les vieux Leturc-Locquignon sont revenus, dégrisés, derrière la maison des Acquatinta : leur expulsion définitive a été jugée abusive . Ils se cantonnentà leur ancienne masure, la plus basse et la plus délabrée.

Leur loyer fut réduit, il n'est plus qu'un symbole, défrayé par le département. Le vieil Eugène Locquignon, ivrogne à ses heures, est encore plus perclus qu’avant son départ. Sa voussure atteindra bientôt l'angle droit, il bougonne ou se tait, indistinctement. Madame Clémentine, grasse édentée, se parle autour de son chicot en gargouillant comme une roue à aubes.

...Que des vieux… « Nous serons bientôt débarrassés d'eux », laisse tomber Claire ou l'autre en touillant mollement le café. Et l'une ou l'autre sœur ne manquent jamais d'ajouter que les décisions de justice bientôt ne manqueront pas de faire place à la mort. « La vraie, celle qui tue », ajoute Johanna, qui a de l'humour. Georges dit que c'est inutile qu'ils disparaissent. Les sœurs le dévisagent, amusées : serait-il sincère ? « Pourquoi passez-vous tout le journée avec des personnes âgées ?  À deux pas de chez vous, jusque dans votre maison ? » Elles répondent que c'est leur vocation. Georges hoche la tête. Lui non plus n'est pas convaincu. En effet, il existe d'autres vodations.

Claire écoute dans son casque Bye strangers à fond, avant la collation de midi que les deux sœurs prennent ici sur le pouce en fonction des services. Georges reconnaît les pulsations musicalesà travers les oreillettes, d'étranges chuintements, rythmés, lancinants. Il pensait que seules de très jeunes filles se repassaient en boucles leurs airs favoris jusqu’à la symphonie. Pendant le casse-croûte la télévision prend le relais. Georges s'isole dans les Informations, dont il se contrefout, absorbé par les profils jumeaux de ses compagnes ; elles s'offrent à son regard, indifférentes et fixes, avec sur les pommettes les mêmes reflets lactés. Chaque soir elles reviennent du Vieillards’Home, où croupissent d’autres vieilleries.

Georges les soupçonne d'avoir bien arrangé leur emploi du temps, pour ne travailler que si ça leur chante. Louée soit la souplesse autogérée. Un soir après la bière (une seule par jour), plus de doute : les vieux Mazeyrolles, au contraire des Lokinio-Leturc, sont partis pour de bon. Plus rien à déménager que trois chaises, deux cercueils sans couvercle, un chat et sa bassine. Définitif, ajoute Johanna, qui a de l'humour. C'est vous qui les tuez, s'exclame Georges (« les anges de la mort », avait-il lu dans le journal, à propos du WienerGemeinkrankenhaus, où l’on clamsait un peu trop fréquemment). Les vieux Mazeyrolles sont partis depuis juste une semaine : le couple expulsé prit placeà l'arrière d'une ambulance, courbés, désespérés, vers le Vieillards’Home, où tout est pire, collectif. Ils auront vécu dans la grande maison dix-sept à dix-huit ans, sans avoir digéré l’âpreté de la vie. L'Oncle Gautier, qui dîne ce soir-là dans lebâtiment, grande maison, ne dit mot. Il sirote et repose sa bière alternativement. C'est peut-être de famille. La maman de l'Oncle est là aussi Georges, qui traînait là toute la journée, s’est donc installé à la place des Mazeyrolles. trouvant une famille peu causante mais bien absorbante.

Qu’elle en vienne à trucider des vieux, ce n'est pas à Georges qu'il convient de s'en plaindre.

 

X

 

Le premier août, Saint-Alphonse (96-87), Docteur de l'Église, À la St-Alphonse, chacun se défonce. La direction du Vieillards'Home frappe un grand coup. Pour remédier à la désastreuse impression de ces armoires et penderies béantes et désastreuses autour de la salle commune, elle décide d'en faire un feu dans la cour centrale, vidées de toutes leurs guenilles, sans y enfermer personne - tout le monde en autocar, hop ! à Lacanau pour la journée - avant que la marée ne submerge la ville. Au retour, quelle surprise ! Une belle salle de séjour toute propre, des chambres avec des étagères à portée de main ! Hélas. Hélas. Il est interdit de faire du feu en agglomération, même en large banlieue : les pompiers noient sous les tuyaux les planches carbonisées, ça pue jusqu’au Porge, tout l'autocar renifle au retour, et s'exclame en découvrant le désastre.

Tout avait si bien commencé. À quelques rues de là, Georges et ses gardiennes avaient éprouvé une joie néronienne ; Claire avait monté au maximum son chœur favori de castrats (Good by Stranger, It's been nice / Hope you find your paradise) – et vers le nord, dans le lointain, toute une noce hurlait à la mort par-dessus les flammes et le cri des cuivres – mais c'est la mort qui t'a assassinée Macia –la bémol et naturel mineur – atroce cacophonie. Claire et son vieillard éprouvent un lâche soulagement, rien n'est touché de leur côté, les flammes jusqu'à 30m rappellent à Georges un vieux film, en Pologne, années 43-44, et les jeunes dindes ne comprennent pas l’allusion. La Direction, souhaitant effacer au plus vite le traumanaire des pensiotismes, invite les Chœurs Baroques de Ste-Cécile, déglingue à cet effet une somme considérable.

 

X

Les rapports de l'oncle et de sa mère forment un inépuisable objet d'étonnement. Soit une vieille femme charmante aux lèvres fendues comme un sphincter. Elle est devenue taciturne. Elle se tient droite et stricte sur sa chaise, à 70 % de sa base d'assise. Même angle vue de face donc inclinée, déjetée. Elle s'appuie sur une canne. Derrière elle pour la pousser ou la soutenir si elle marche ou roule, oncle Octave, escogriffe puceau, jaune et quadragénaire. Il s'exprime dans un registre digne et fosses nasales, very English gentry. Il assiste sa mère, l'assoit ou la relève avec des passions d'antiquaire. Plus il la respecte et plus son teint se parchemine. Il écarte tous les obstacles, chaises ou pierres.

D’un geste de son menton les importuns s'écartent. Sa spécialité est l'oto-rhino-laryngologie. Quelques jours après son emménagement, Georges les invite, l'oncle et sa mère, et les deux nièces soignantes Claire et - comment déjà… Ils ont occupé tout le long de la table, cul au buffet. L'oncle et sa mère se sont tenus sans faiblir,

poussant la bouffeen tas dans leurs gosiers éteints.

La vieille s'endort entre les bouchées. Le fils quadra lui passe le pain, ôte les os de la viande, essuie les commissures des lèvres. C'est une partie de la famille qui en expulse une autre, la branche cadette empiète repousse sur l'aînée, comme dans les dynasties.

Georges aussi se découvre des côtés secs. La jeunesse l’a fui, il la contemple et jouit au fond des pupilles, mais rien ne la lui réinfuse. Il faut qu'il s'inquiète. La grandeur le quitte précisément quand on veut la retenir. On peut peu dit le proverbe. Stavroski s'est mêlé d'une histoire familiale. S’est introduit dans la dynastie, a bousculé l'ordre de succession, sans objection ni obstacle, et le voici comme un moulage dans un creux qui ne lui appartient pas, quand tant d'autres auraient pu s'ouvrir. Claire est à sa gauche, l'autre (prénom qui échappe) à droite, afin que la tradition se confirme (« un homme – une femme »).Elles soutiennent leur jeunesse de leur propre front bien dressé de caryatides.

Gardiennes, intronisatrices, à quoi Vieux-Georges peut-il leur servir ? Quel est le jeu. Quel est l’enjeu, le schéma actanciel, le thème et le prédicat. D'autres êtres sont là, dans l’une ou l’autre construction, connaissances d'un soir et d’un sou, complices, anonymes, Nul besoin de les connaître, s'il restera seul ni à quelles conditions unter welchen Bedingungen. De temps en temps Claire et sa sœur cadette se penchent vers lui, ensemble, sans lui fourrer la fourchette en gueule car il se tient bien à table, « il fait honneur au repas », il ne connaît pas son rôle, sans la moindre épouse pour s'interposer, même en écran transparent. Il accepte leurs petits verres, il reprend de tout, répond aux imbéciles, aux amabilités, il évite de se remplir.

L'oncle et sa mère lui font face, le fils plus momifié encore, avalant elle et lui sans beaucoup mastiquer, la pomme d'Adam masculine déglutit, son nez tombe entre ses pommettes comme une verge de goy. La mère est cireuse. Solennelle sans raison. Elle est ainsi. Georges regarde sans fixer, cela ne se fait pas. Dans son assiette gisent des étangs de sauce allégée. Les cheveux des soignantes reviennent balayer son visage, ensemble, réguliers comme des essuie-glaces. Il se déplace pendant le repas, examine tout le monde, se contrefout des usages, ce sont de ces incohérences de vieillard. Tout et tous sont enregistrés en lui. Il sera bientôt crevé. Il ne se souviendra plus de sa profession. Il n’a connu personne. Au Vieillards'Home c'était déjà comme ça. Passé un certain âge reste autour de vous des inconnus qui vont claper, mais vous apprennent à vivre. n braillant.

Le passé rebrousse. Dix jours, dix ans. « Mort de Myriam »  comme sur des roulettes. Comme si le passé se renfonçait avec les yeux. Il observe un repas pendant des heures. On le laisse rejoindre sa place, mangeotter, grignotant, transparent, sans la moindre remontrance. C’est pratique de mourir. On ne s'acharne pas sur celui qui perd pied en silence.

Ce médecin jaune, par exemple, hépatique. Il porte son badge au veston : Docteur Pouzy. Ce nom de barrbare. Aux yeux faux. Combien d'ordonnances, combien de tumulus ? Paupières bardées de jambons, liserées de couenne. Mains soignées, ongles sales grattant dans le poulet à la même table que les pensionnaire. Est-ce que ce sera mon médecin traitant ? « référent » ? S'il le verra de plus en plus souvent. S'il deviendra intime avec son cul, son scrotum etc. Il se demande. Les deux sœurs laïques semblent trouver normale cette présence médicale. Est-ce qu'il les a tripotées ? La chose, la pensée même, l’écœurent, mais il est revenu s'assoir.

En face de lui sur la droite, les deux plus vieux que lui, Alphonsine, Eugène, Locquignon-Leturc. Étranges noms et parentés lointaines ! Ils mâchent sèchement, sans un mot ni un cliquetis de dentier. Aucun d’eux ne lève les yeux de l’assiette, seraient-ce ses parents ? bien trop jeunes pour cela, Georges les regarde par dessous, ferme à demi les paupières, observe ce qui s'engloutit. Ils reprennent du pain, Georges leur passe la corbeille, se sert au passage sans nécessité, compte les cuillères comme si, après le repas, le docteur, par exemple, devait lui en demander le compte.

R. 14

Est-ce qu'il reste de la sauce ? Il n’en faut pas trop à leur âge. Les mots restent dans sa gorge, il n’avale plus, qui joue le rôle de Jésus ? il n'a jamais cru à toute ces choses. Les syllabes se coincent entre les joues et les dents restantes. Soudain comme dans une scène répétée, la vieille Alphonsine a plongé, nez en avant, morte dans son plat. Mon Dieu crient les servantes. Frère Octave saute vers elle, la retourne et l’essuie, la tablée repousse les chaises dans un déchirant vacarme - et pas un téléphone dans la pièce. Certains se rassoient pour manger, d'abord du bout des dents, comme si la viande décédée leur était consacrée. D'autres se dressent, se cognent aux murs, se rassoient et se passent la main sur le visage. D’autres enfin sortent vomir, le plus loin possible les uns des autres. Vieux Georges quant à lui, sans précipitation ni éclaboussures, part discrètement se promener, de long en large, dans sa portion de jardin, derrière la haie : il est le seul à vivre ici chez lui, 29 rue Cros-Varais. Ici encore il dormira lorsque les Pompes municipales viendront le délivrer de son corps putrescible. Vieux-Georges lui-même est cousin d'Eugène. Ils ont à dix ou quinze ans près le même âge. Nous mourons tous au même âge, à quarante ans près. La mort le frôle  pense-t-il sans m'émouvoir vraiment ; le temps n’est plus où cousinage impliquait vendetta. « J’attends comme un vautour et le veuf Lokinio vit toujours. » Cependant à l'intérieur, en présence des deux soignantes, le Docteur Pouzon diagnostique la mort. C'est lui qui ferme les yeux, à la demande des deux sœurs, qui appréhendent une quelconque résistance des paupières. Jamais encore fermeuse d’ yeux ne les a crevés par maladresse. Mais ce cadavre paralyse.

Dr Pouzon est devenu plus jaune encore : « Rupture d'anévrisme ». Il nasille malgré lui. La police est alertée. Georges rentre une fois tout tapage apaisé. Il n'a plus jamais faim. Des flics formés lèvent le corps, les derniers cris s'éteignent. Octave accompagne sa mère dans l'ambulance, leurs deux corps froids. La vieille réfrigérée sera placé sous plastique. Octave ne vivait plus pour sa mère Alphonsine, mais soignait ses infirmités, secondait Eugène sans en attendre reconnaissance, Eugène étant juste second époux de la défunte. « J'étais mieux  à l'asile » dit-il. Eugène refuse d’accompagner le corps, dans l'attente de l'insupportable émotion. Il se renferme dans sa chambre enfin seul, se claquemure volets clos. Georges et les deux sœurs femmes restent seuls, tous trois débarrassent la table, jetant les portions entamées.


R. 15


Georges se sent assez vaillant pour sortir en ville de nuit, sans que personne l'en empêche. C'est un quartier de pavillons sans un quartier de lune. Mais le blanc des enduits transforme ces cubes en sépulcres. Il fait le tour des pâtés de maisons, tout courbé, sans les frôler de peur des chiens. Il éprouve ce soir l’horreur des bêtes qui sautent dans l'ombre et hurlent aux tympans. Il revient se coucher, satisfait d'atteindre l'âge où la vie enfin ne parvient plus qu'à travers un coton. Il n'aurait plus besoin de ces deux soignantes dont il oublie régulièrement le nom, celui surtout de la brune. Leurs deux sexes blottis. Le profond ridicule. d'y penser. Elles ont tout nettoyé. De vraies femmes à l’ancienne.

Mon Dieu empêchez à tout prix que je sombre et de me révéler. Tout est propre de fond en comble. Elles ont fait ce que réclame leur nature, il espère qu'elles n'auront pas déserté leur chambre, au premier. Comme on se passe aisément de lui, pense-t-il. Je pourrais monter les égorger. Une lumière sous leur porte l’en dissuade. Il redescend l'escalier sans le moindre grincement sous le tapis. Il sort encore. Se demande si son corps ne prend pas le relais de l’âme. Les pavillons sont plus gris que tout à l'heure. Se retenir surtout de parler seul ou de se marmonner. « Il n'y a que les fous qui parlent tout seul. - Il n'y a que les cons pour leur faire observer » - il attend l'occasion de ce cinglant dialogue, sans l’avoir trouvée. L’interlocuteur serait bien interloqué. Ce serait un triomphe. Je ne veux plus revenir à l'asile. À l'asile de fous. Ni au Vieillards'Home. Imprononçable. Il se murmure dans la nuit les deux noms revenus en surface : Claire, Johanna.

Au milieu de ces rues impersonnelles et goudronnées, Georges Stavroski éprouve un sentiment de plénitude parfaitement incongru. Retrouve dans sa poche la clé qu'il y avait glissée, sans refermer derrière lui. Ça sent le foin. Il se renferme enfin pour la nuit. Ce n’est pas le foin mais la laine de verre entre les briques. Ou un rat crevé. Au-dehors la lune sortie des nuages éclaire à blanc les pavillons endormis. Il serait né dans l'un d'eux, sans que jamais personne ait pu le renseigner.


R. 16

De sa fenêtre il voit la Maison Usher, très haute entre quatre cyprès, qu'il ne peut longer sans frémir, même en plein jour ; son propriétaire est mort d'un coup, sans affaiblissement préalable, à 95 ans. Les héritiers ont tout laissé en l'état, puis muré l'entrée. Tout à l'heure encore, Georges titubait avec bonheur, bercé par ses pas d'un trottoir à l'autre. Ici, devant sa vitre, c'est Maison Mazeyrolles. Une sécurité sans faille. Sans-abris, crevez. Plafond bas, en fines lattes de navire à quai, vernies, étroites ; incurvées, frôlant le crâne – un lustre horizontal en roue de charrette à niveau de fontanelle.

35cl en flacon plat, de cognac, planqué derrière le battant du buffet : meuble lourd, à portes « au diamant », pourrait provenir du logis de son père, Maison Vautour et Fils, rachetée par ce dernier vers 1930. Par quels jeux d'héritiers ce prisme maçonné trapézoïdal où le logent les sœurs Mazeyrolles rejoindrait-il son escarcelle à lui, Georges Stavros ? Qui serait le maître à présent, tous les importuns virés, surtout les vieux ? surtout les vieux. Il serait patriarche. Débarrassé de tous ceux qui porteraient un autre nom. 70 années de peur. Rapides comme un roc dans le torrent. La vie enfin vaincue. Derrière. La mort intégrée, si bien frottée à lui qu'elle est entrée à l'intérieur, inféodée – peur de la mort est peur de soi-même. Cela m'est enfin arrivé. J'y pensais depuis toujours. Georges aime bien sa vie. C'est bête.


X


Mais le deuil s'accroît. Se creuse avec le temps. Or passé un certain âge, fixé le plus souvent par soi-même, plus rien ne saurait atteindre : on est vieux, on s'en vante, on ne ressent plus rien, sans tenir compte des époux qui se suivent de si près dans la tombe - un réflexe, la « symbiose » voyez-vous. Stavros joue là-dessus. Myriam conserve en lui sa réputation d'épouse retorse et grisonnante. Ni trop tard, ni trop tôt. Elle ne voulait pas être veuve, pourquoi ?

Tant de couples se guettent en coin, à qui pourra conserver la bouée. Il y en a même, en Italie, qui se jettent des sorts – iettatori ; c’est ce qu'il a ouï dire. Myriam a enchaîné verres d'eau-de-vie et cigarillos. Elle s'est achevée en sept ans sept jours. Sept d'abord, suivis d’une semaine sans dessoûler. À présent son cœur survivant se met à cogner, tant il en a vu  : resserrement de liens,

complicités de rapines, à croire qu'ils n’avaient rien vécu auparavant. Il hoche la tête, décrochages du cœur au cerveau, de grands besoins vitaux de sommeil. De son vivant déjà. Je te parle pour ne rien te dire. « Paresse »répond Claire. - Tu m'espionnes à présent ? - ...et pour les siècles des siècles » (à deux) Amen. » Ils ont leurs rites. « Papy Djo…

- Georges ! » Il rectifie toujours. Quelles identités endossons-nous tant que nous sommes. Quels corsets font craquer les nouvelles identités des femmes. Parfois ses yeux, ses oreilles – son ouïe, sa vue – s'effondrent en plein message, si longtemps avant de mourir ? - le sol se dérobe, rétine, tympans…  Quand il se réveilla, il écrivait une lettre à son épouse refroidie. Ce sont de ces absences. Penser ou ne pas penser. To think or not to think. Tu exagères, dit la plus jeune des deux sœurs.

D’une pièce voisine – il y en a tant – où la télévision diffuse un téléfilm de Jean L'Hôte : un vieil homme demeuré, virgule, indifférent à la mort de sa femme, parmi les héritiers, Maginot dans le rôle du fossoyeur. Ils le traitent tous comme une bûche, qui les méprise sous ses rides. Comme il se meut très lentement, tous le dépassent, et parvient bon dernier du marathon funèbre enfin seul sur la tombe. Lorsque Georges reverra au Vieillards’Home les deux soignantes, ses propres questions les désorienteront peut-être : s'il doit ressusciter sa femme. S'il est bon de prêter de la chair à celle qui en eut si peu de son vivant à elle. « Déjà, je ne sens pas les vivants. - Ce n'est pas vrai Vieux-Georges, nous sentons bien que vous pensez, que votre en dedans vibre sous l'écorce » - il éclate de rire, cassé, le même.

« Voulez-vous devenir ma femme ?  - Non pas disent les sœurs, ensemble, du même ton. Elles sont désemparées. Sans le moindre sarcasme. «C'est une expression maladroite». C'est une émotion que je croyais morte, ce sont des élans comme à 17 ans, plus 60. Amoureux de toutes, et de vous. » Il ajoute que si l'on ne devient pas fou dès le début, on se guérit dès la première attaque.

« Voyons, Georges, demande Claire, étiez-vous amoureux de votre femme ?

- Non.

- Il ment ! vieil hypocrite ! s'écrie Johanna qui bat des mains.

Les boucles sur le haut des seins de Claire forment une abondante toison pectorale. Claire menace de se détacher de lui « avec Johanna » précise-t-elle. Tous ces vouvoiements ne sont plus de mise ; la camaraderie s'invite entre homme et femmes - l'homme perd le droit d'aimer, reçoit en dédommagement le tutoiement déplacé. «Quelles conventions ? dit la plus jeune. « Il n'a jamais été question de convenances entre nous. Ne nous faites pas regretter les démarches et passe-droit où nous sommes compromises pour vous ».

- Mais nous sommes tous des Mazeyrolles ! »

  De l'autre côté de la haie, retournant à la maison mère, l'aînée se déclare déçue. « Nous ne voulions pas brusquer le dénouement. C'est un échec.

Johanna : « Si ce vieux con devient amoureux, il faut immédiatement l'expulser. »


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Une conférence interne réunit dans la maison mère Johanna, Claire, Stabbs et Nicolas. Chacun parle de son mieux, exprime ses avis et ses réticences. Nicolas est un infirmier, frisé, colossal et homosexuel. Stabbs est un intrigant, amant de Claire et hardiment hétérosexuel. Anglais cependant, petit et tout le comportement d'un trou du cul (dupkiem, pretensjonalne) - sujet à des accès de grossièretés bien sculptées. Il fut décidé ce jour-là entre eux quatre

d'expulser Vieux-Georges fraîchement installé. « Cette promiscuité nous pèse. - You might have thought of it earlier - vous auriez pu y penser plus tôt. - Ne soyons pas expéditifs. - Moins que pour les Lokinio, dit l'infirmier, qui ne s'est pas encore exprimé ; Nicolas parle doucement (1m95). Le petit Stabbs hésite entre deux langues, parlées avec une égale nasalisation. Il détache les syllabes. Sa petite taille, même assis, accroît son côté péremptoire.

La conquêtes à l'arrachée de Claire constitue le mérite essentiel de Stabbs. Stavre ne l'apprend que ce jour-là, quand on l'introduit dans la pièce, à l'issue de la réunion. Il observe instantanément que tout, dans ce couple ancien, n'est plus au beau fixe. Johanna, mal coiffée, vire ses queues de rats de part et d'autre de son cou. Elle est très fine, les lèvres minces, les yeux minces. De la souplesse dans le corps, une langue inattendues.

Stabbs courtise à présent l’autre sœur Johanna. C'est l'indice d'un édipe irrémédiable. Disent les psychiatres. Nul ne sait s'il honore ou baise les deux sœurs à la fois, ou les déshonore. Le séducteur demande ce qu'on attend pour virer Stavre l'Immoral. Johanna fait chorus. Claire l’aînée expulsera le vieux, qui « manque d'intérêt ». La s'éloigne bras dessus bras-dessous avec le Stabbs, qui la dépasse d'une tête. Quant à Nicolas, infirmier, frisé, colossal et homosexuel, il se trouve très affecté par la mort de sa mère.

Il ne parvient plus à marcher mandibule parallèle au sol, un truc récent lui permettant de bien marcher dos droit, de vaincre ses mimiques empressées ou son regard timide et faux. Tous travers qui s’accentuent depuis ce fâcheux décès. Il s’allonge le nez dans la glace, sa voix s’assourdit, ses yeux se rabaissent, continue, ils s’habitueront. Son cou dépasse son col comme celui d'un chien son collier. Il aimerait avoir un chien, qui détournerait l'attention des espions.

À moins qu'ils ne se moquent de leur ressemblance, de lui et du chien. Un mètre 80 réduit à 60 quand il se voûte. Sa mère et lui vivaient toujours ensemble. Elle est morte à son côté, restera-t-il cette nuit juste près du lit en attendant les PFM, Pompes Funèbres Matinales ? Il ne pense pas à la peur, mais à l'endormissement sur sa chaise ; il inhalerait sans doute des senteurs « délétères ». Il n'y aurait pas grande différence du sommeil près de sa mère, et celui de sa vie : en vérité, Nicolas n'aura jamais vraiment vécu ; il répète à mi-voix : Suis-je le gardien de ma mère ? Peu avant sa mort, elle avait stagné dans son hémiplégie crasseuse.

Nicolas craint une contagion différée, après incubation ; les infirmiers sont loin de tout comprendre. Il ne sait pas s'il aimerait finir à la façon de Stavre, dans sa peau. Ce serait trop de lucidité pour lui. C'est pourquoi ce vieil homme fait naître chez lui autant d'indulgence que d’impatience. Ainsi le Jugé Suprême  hésiterait-il devant l'infirmier,. Voici quelques réflexions sur Stavrov :

« Nous ne le jugeons pas sur ses actes.

- D'ailleurs il ne fait rien.

- Il ne fera rien non plus.

- Il ne regrette pas assez sa femme.

- Georges est inconsolable.

Nicolas Perso: «Qu'en sais-tu ? »

- Claire, pourquoi l'avoir traîné de vioc en vioc, d'expulsé en expulsé ?

- Il voulait se distraire. »

Personne n'est malade, en dépit des calomnies. Johanna rajuste son soutien-gorge. Les arguments se heurtent en chien de faïence. Nicolas, infirmier, frisé, colossal et homosexuel, se lève, et pour accentuer son éloquence, remue toute la tête de haut en bas, forcément de bas en haut. Il s'oppose à l'éviction de Georges Stavre, « Ne chassez pas Stabbs « . Ce dernier, amant de Claire et forcément hétérosexuel, s'insurge avec l'accent anglais : « Qui pârle de me virer ? » - Les anciens, répond Nicolas, n'ont fait que leur devoir. Ils n'ont vécu que leur vie, sans éprouver d'ennui. Tout homme dans mon système devrait recevoir une ample récompense, du seul fait d'avoir vécu ».

Stabbs, en face, laide l'indulgence : « Où irait-il ?

- Dans sa boîte à vieux pets, intervient Johanna. En chambre commune, avec les agités. Ça sentirait la vieille cantine, la pisse mal désinfectée, les souvenirs qui hurlent, la mort qui grignote, les mains qui trabullent. Il reverra les grabataires et les gâteux qui chient, les morves tartinées, que vient-il vient foutre chez les jeunes avec nos lèvres pleines, nos seins qui sautent et nos culs qui roulent pleins d'ardeur. » Les arguments s'échangent. C'est un jeu. « On le garde » dit la plus jeune. « Tu te contredis.

- Il ne dépassera pas la haie de clôture. » Claire le sentirait même sans le voir. Son amant Stabbs insiste : « Le spectacle de la vieillesse (old age) doit nous être épargné. - Il se contrefout de la mort de Myriam. Il ne pourrait plus même la décrire. - Tu te contredis. Je ne l'ai jamais vu ni entendu manifester la moindre crainte de la mort. Elle est dans l'ordre des choses. Il se fout de tout. - Il acceptera l'exclusion. » Dernier mot de Claire. Et le jour de son retour, les mains de Stavroski se mettent à trembler.

Ses jambes flageolent. Il ne sent rien mais se mouche avec bruit. Johanna le trouve soudain sans caractère. Elle le connaît peu. Personne ici ne prend le temps de se connaître, la mort est urgente. On ne peut rien dire sur Vieux-Georges et Myriam. Ni s'il portait vraiment la culotte, s'il se faisait battre. Ou cocufier. « Plus maintenant » dit Nicolas, frisé, etc. « II ne mérite plus de vivre. - Tu te contredis » répète Claire. Et s'il était là devant nous » (elle ajoute) « nous serions tous, hommes et femmes, à ses pieds. » Tous échangent des regards de part et d'autre de la table. Le salon vide résonne autour du Formica. Cet intérieur pour deux sœurs se coule dans le modèle clinique : mêmes meubles empruntés ou volés, même sonorité d'hosto, pas de tapis (pour éviter les acariens), un âtre vide et froid.

Ici tout le monde gèle, les cache-nez restent en place. À côté de la grande table se tient un chariot à roulette où se heurtent trois litres : gin, porto, cognac. Les poutres apparentes envoient vers le bas une senteur de Xylophène frais. Nicolas réclame un vote, formalité absurde : « Votons ». Maladroitement, Claire ou Claire apporte un melon Cassidy, Johanna extrait d'un tiroir en bois des enveloppes en nombre suffisant. Chacun dépose son vote en essayant de le cacher, mais les mouvements de mains sur les bulletins le trahissent, les yeux de tous se livrent à un ballet d'insectes, la réponse est non, Georges sera très déçu, à trois contre un. L'exception était, en tout illogisme, Claire.

Elle secoue ses Boucles d'Or, sans aucune atténuation consolatrice. Dégrafe le premier bouton de son corsage. Vieux-Georges reste prostré. Claire tire de son sac à main une lettre pathétique : « Gardez-moi chez vous. La pâleur de vos joues témoigne de la divinité ». Stabbs éclate de rire : il a lu par-dessus l'épaule eud'Claire, en lorgnant sa naissance de sein : « Je ne regrette pas mon vote. Un jour mon châtiment viendra. Nous verrons bien ». Ma cahute est remplie d'ennui poursuit la lettre - « comment donc, ma cahute ? - «dès que vous en êtes sortie ; pensez, Claire, que je suis veuf » - « Il est bien tant de s'en offusquer» dit Johanna. « Peut-être veux-tu l'épouser ? » réplique Claire. Le Stabbs ricane : « Qui lui annonce la bonne nouvelle ?

- Toi-même  dit Johanna.

-...à quel titre ?

- Nous en trouverons, dit Nicolas, frisé, colossal. Je trouve un peu fort qu'un Mister Stabbs occupe un petit pavillon sans chauffage au fond du jardin de sa mère. Nous pourrions tous aussi bien y aller, tous à la file, comme dans « L'Orient-Express » - Bingo s'écrie Johanna la plus folle de toutes. Elle entrevoit une scénographie grandiose, et dans le chapeau, de nouveau, les complices tirent au sort leurs entrées en scène. Claire est la première, il sera vite convaincu dit-elle, nous parlerons de choses et d'autres – Mais tu t'y opposais, objecte la plus jeune, c'est aux garçons de s'y coller !

- Johanna, lui répond sa sœur, les hommes, jusqu'à la retraite, sont très occupés. - Qu'est-ce qu'il faisait, justement, le Georges ? - Quelque chose en -ier : pâtissier, musicien, menuisier…


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Vieux-Georges et Claire à nouveau. Femme en recherche d'identité, de soi comme double. Les vrais personnes ont un nom double. Georges dans sa cuisine. La pièce où se cuisinent les mots et les conduites. Il compose un plat tiède pour le chat. Le chat n'a pas de nom. Plus exactement il en change tous les jours. Tous les mots de l'humain signifient pour le chat une seule chose : son propre nom décliné à l'infini. La bête s’est trouvée là, d'écuelle en écuelle, et Georges racle au bord du métal blanc, aluminium toxique ou pas selon les sites.

Plus que quinze ans de lucidité. La cuisine est la pièce double où se préparent des repas de bêtes et d'hommes ? Les chats commencent à bouffer cul à l'air. Georges mouline son gruyère dans une râpe cylindrique et Claire opposante à l'exclusion prend la mesure angoissante de sa mission. Pas pendant le râpage. Ce geste familier des cuisiniers qui le rapproche des humains, le classe parmi eux. Les chats déglutissent. Georges pousse la pâte dans un tambour d'acier fin sur lequel il appuie par un levier, tourne la manivelle et façonne des copeaux blonds comestibles. Elle se lisse les cheveux sans odeur, le gruyère frais ne sent rien, ou l'emmental, il existe sur ces produits une querelle culinaire et linguistique.

Dans le double tient l'épaisseur. Claire dans le doute et l'insouciance (ne se soucier de rien plus qu'il ne faut) fixe l'évier, grand croupissoir de vaisselle, avec son tas sale, son tas sec, le sale en partie gauche et mal calée, en permanent danger d'éboulement qui mettrait terme aux mastications des chats, lesquelss'enfuiraient tout poil hérissé. Juste un plat resté vertical maintient l'amas du tout graisseux, où glisse en sinuant le filet d'eau du robinet mal clos.

C'est quand tu vas mourir que le double en toi s'éveille et sait enfin écrire. Georges s'est habitué. Il est enclos de cet abri mis à disposition de sa vieillesse, comme s'il l'avait moulé entre ses murs et se l'était incorporé, agité de menus mouvements utériques. Annonciation d'une naissance différée de minute en minute. Les meilleures jouisseuses sont encore les simulatrices. « Vous vous étiez très bien acclimaté, ici ». L'imparfait inquiète Vieux-Georges. Il accentue son chevrotement naissant : « Le jardin surtout me convient bien » Une bande de terre dans un long canal de ciment, un plant de rose rabougri, puis l'hortensia et deux aloès pisseux. « Il faudrait que j'arrache les mauvaises herbes. - On dit « plantes adventices ». N'oubliez pas de bien secouer les racines, en les tapotant contre le rebord ».

Ce petit espace enserré nourrit aussi, mais mal, un pêcher de trois mètres donnant sept fruitss par an, trop durs ou pourris, ou les deux. Un bout de terre avec un appentis couvert de tôles. Des insectes. Des oiseaux abondent dans la haie. Les carapaces croustillent. Claire-Aline sourit à ce joli mot sur les mésanges charbonnières. S'il lui touche le cul, il sera viré. Mais c'est un petit vieux correct, dépourvu d'ambiguïté, régulier dans son loyer. Nos vies sont suspendues à des minceurs.

Un chat sans nom se dirige vers l'auvent, glisse par un trou de palissade. À côté se trouve en plein air une ruine de meuble avachi, « que j'ai traîné ici avec mon mec » - ce mot jure, première allusion à une vie sentimentale et sexuelle, comme une croûte sur la peau. Loueuse et locataire se sont peu à peu déplacés dans leur désœuvrement, fait de phrases et d'objets à bout de course avant d'avoir pu servir. L'auvent sur l'appentis abrite à demi un établi pourri, garni de flacons cylindriques, de boulons et de vis enfoncées de travers, les pieds se tordent sur des clous tordus, le chat repasse par le même trou au ras du sol, il est impensable que le vieux puisse abandonner ce refuge encore, où le fugitif se mêle au définitif. Rien ne relie vraiment cette agonie tranquille aux cadences essoufflées des cliniques. Quand Georges lève l'œil de l'établi Claire-Aline comprend qu'il sait. Il dit seulement : « Nous y voilà ». Puis il affronte son ambiguë complice :

« Le quotidien de jour m'ennuie. Le quotidien de nuit peut me passionner.. Imagine-moi, Claire, à trois heures, perdu dans un immense établissement vétuste aux murs blanchis. Je passe dans de longs couloirs. Des greniers et des combles leur succèdent sur toute la longueur du bâtiment. Je piétine au sol des archives, et derrière moi les portes ne se referment pas, partout règne l’oppressante présence du vide et son haleine. Et si je redescends d'un seul étage, ce sont des envolées de servantes et de garçons de chambre d'hôtel, toute une hiérarchie de serviteurs et de maîtres d'hôtel. Auberge de France, Au logis de Turquie, surmontés de couloirs moisis vivement éclairés de tabatières plafonnières menaçantes. » A ce moment Claire tend une tasse de café qu'elle revient de faire à la cuisine : Vous n'envisagez donc pas de quitter la maison. - Georges répond cadeau repris, caveau volé. Bien contré au service. Il faut boire. On ne pense pas suffisamment au poison. Claire se mue en alliée du quotidien de jour, mieux nommé prosaïque, proposant deux sucres, respectant le récit calmement déroulé du rêveur peut-être trop âgé, peut-être sale : Vieux-Georges est poursuivi dans l'escalier tournant, rétrécissant, donnant sur les paliers aux lits défaits, sur les talons le souffle chaud d'un chien entrecoupé de cris « louer ! » « payer ! » - Bon ; j'arrive aux toilettes pour femmes.

Je ne devrais pas être là. On secoue les portes. Les toilettes sont un vaste labyrinthe, aux cloisons vicieuses : chacun voit distinctement les pieds de l’occupant jusqu'aux chevilles. Les tuyaux fuient. » Claire évoque la Pomme de Lumière et le Tigre de Borges. Vous lisez trop répète Georges, tu lis beaucoup trop Tu lees demasiado.Le dire en espagnol n'ajoute rien. - Si qué. J'arrive, dit Georges, dans un cimetière, ma tombe est ma maison. Elle n'a pas de nom ni de sonnette.

Elle est encadrée de planches sur la tranche, mal fixées par quatre piquets d''angle : le faible tumulus de sable fuit par-dessous, formant un espace. » Georges retrouve de rêve en rêve les entrées du même Grand Cimetière : celle du haut, brèche mal décelable en bordure d'une route à quatre voie, celle du bas, dans un virage, entre deux piliers cannelés. « Alors, à l'abri, je ne suis plus poursuivi ». Un temps. Deux respirations face à face. Claire se décide : elle est venue parler des Mazeyrolles. « Les vieux ». « Les pauvres ? - Vous comprenez vite. - Je ne veux plus repartir à l'Asile. Au Vieillards' Home. C'est pire que mourir. Cessez de m'appeler Vieux-Georges. À propos.. - Je vous ai fait visiter 6 familles d'expulsables. Vous êtes ici largement privilégié. - Je ne viens jamais chez vous, répond Georges, dans la partie du bâtiment que vous occupez à vous deux. Sauf si vous m’invitez. Je participe aux charges. Qu'est-ce que je vous coûte ? Niits. Que dalle.

- Vous ne nous convenez plus. » Il lui en a coûté de dire cela. Ses narines frémissent, car, oui, les femmes ont des narines. Et Georges : « C'est trop brutal. Dit comme ça ». Il n'a même pas cherché, pour sa part, à savoir ce qu'étaient devenus, par exemple, les Turk-Lokinio – comment s’appelaient-ils déjà ? - Vous vous en souvenez ? C'est déjà trop ? - Ils étaient dégoûtants ! C'est vous qui m'avez mis à leur place. Vous et votre sœur.

- Vous ne nous convenez plus. Myriam était-elle dégoûtante ?

- Vous changez de sujet.

- Vous êtes dur, dit à son tour Claire.

Vieux-Georges confie que Myriam et lui ne s'aimaient plus, que par habitude. Que leur lit n'était plus agité. Qu'après avoir été répartis par sexes, « moi chez les hommes, elle chez les femmes» les couples ne se voyaient plus qu'au hasard des toilettes : « Vous vous rendez compte ? Qui êtes-vous dans cet asile ? Qui vous donne le pouvoir décisionnaire ? - Vous avez été fonctionnaire administratif. Mais je me rends compte, comme vous dites.

- Nous faisions chambre à part depuis mes 55 ans.

- Mais c'est dégueulasse !

- Vous ferez pareil, Claire. Malgré votre grossièreté. Mais vous n'avez pas d'homme. - En effet, dit-elle. Dites-moi pourquoi vous étiez mariés.

- On ne se marie pas par raison.

- Je parie que si.

- Cinquante ans de galère, Claire, de galère ! »

Claire est au comble de l'indignation. Sa mimique l'exprime. On ne sait pas ce qu'elle pense. Aucun locataire n'a jamais su ce qu'elle pense : « De galère, Georges ? ...des enfants ? 

- Si je les avais eus, je les aurais toujours. Des enfants ? Mais c'est la plaie du couple ! ...les enfants sont la plaie du couple !

- Cessez de hurler, voyons ! Rentrez vos yeux ! Monsieur Sr

- Nous n'avons eu qu'un seul enfant.

- Rentrez vos yeux, Gaspadine Stavroski !

- Un garçon. Apprenti boucher. Apprenti jardinier. J'aurais voulu qu'il devienne quelque chose comme ça. Bien tranquille. Bien gagner sa vie. Pas trop d'impôts…

- ...Boucher ?

- Commis. Commis boucher.

- Qu'est devenu votre fils ?

Georges révèle que Sacha, son fils, est Prof de Littérature Américaine, Pavillon Lionel-Groulx. - Eh bien, Sèr Stavroski, eh bien !

- Depuis, ni bonjour ni bonsoir, ni lettres – même pas homosexuel !

- Ça vous poursuit.

Sacha méprise son monde. C'est un fier cul ! Moi aussi, j'ai fait des études ! Moi aussi, j'ai lu en anglais, en espagnol. Les gens s'exprimaient mieux de mon temps. Chez les bourgeois. Mon père à moi était chef de gare. Toujours mieux qu'ouvrier verrier, toujours ivrogne, toujours asthmatique.

Claire le regarde. Ce père a eu cet enfant.


- J'ai eu cinq frères et sœurs. J'étais le deuxième, le canard boiteux. » Interrogé, il les présente morts ou retraités. « Ce ne sont pas des professions ! - Il ne faut pas avoir d'enfants ».


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Pour le mois de septembre, et sans avoir décidé de rien, les deux sœurs ont reçu sept pêches, récolte rabougrie d'un arbre atteint de la cloque. Celles d'arrière-saison prennent un goût de bergamote ou .d'abricot, peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. « J'en garde six autres, bien rondes, pour moi-même» Les noisettes à leur tour etc., tombées d'une longue branche du jardin voisin. L'emploi du temps de Vieux Georges ne mérite pas qu’on s’y attarde.

Il gratte la terre sans but précis. Coupe au vieux sécateur les gourmands du rosier ou déracine les gerbes d'or (ou solidago, le solidage) en les cognant sur un piquet. « Une vie de feignant » dit Claire. « Nonchalant » rectifie Georges. Il dresse l'escabeau sous le lilas pour tailler les drageons (« les branchettes sèches ») et Claire lui reprend la prononciation. Ce qui fait presque un an de séjour. Elle ne soutient pas longtemps la raillerie, use aussi d'affection, de celles qu'inspire un vieillard.

Un pensionnaire. Il ne faut pas s’abandonner à l'empathie, ce qui entrave toute efficacité du soin. Quand il reviendra de son escapade jardinière, Vieux-Georges deviendra ingérable. Mais Johanna la cadette s'y oppose : « Ne lui dis pas que ce qu'il fait ne sert à rien. Il donne du sens aux plantes ».

Claire a traité sa sœur d'intello à deux balles. Mais Georges laisse sa fenêtre ouverte jusqu'à l'automne, parfois l'hiver. À travers la haie de séparation, Claire et Johanna profitent de sa musique : Mozart, Count Basie, danse maori. À leur tour elles lui diffusent James Brown, Bunny Weiler. Elles détestent Ferré, supportent Ferrat, découvrent Manset, et nous pouvons allonger la liste. Symphonie Celtique, Vach et Beethoben. Elles-mêmes ne savent plus à savoir pourquoi exactement il faudrait l'expulser. Les musiques ennuyeuses, traînantes, leur foutent le vague-à-l'âme, les « moyennes » les instruisent, et chez lui, à trois ou quatre en fonction des pauses, tous consolident leurs amitiés par des liens jusqu'ici imprévisibles : c'est le cœur de l'hiver, il est très difficile de parler musique en typographie.

A Nicolas et Stabbs, collègues masculins et peu signifiants car peu approfondis, elles confient leurs appréciations élogieuses : « Il ne reçoit jamais personne ». « Il reste toujours calme, il répand le calme. » « Ce n'est pas comme les Turk-Lokinio - Eugène, Alphonsine, toujours plus ou moins leur coup dans le nez –Ils invitaient toujours des plus vieux qu'eux. - Des vieillasses plus dégueulasses.» Une pause. Les sœurs s'interrogent sur leurs liens d'éventuelle parenté avec Vieux-Georges Stavroski. Leurs origines jusqu'ici ne les tourmentaient pas : les malades dépérissent et meurent, la vie passe et galope, d'où viens-je est secondaire.

« Nous ne savons pas quels seront nos enfants. S'ils seront uniques ou non. Georges est notre vieux unique. Il est plus facile d'épier un seul vieux que deux. Seule se justifie l'observation minutieuse des organes génitaux d'autrui, en activité. Nous ne pouvons supposer que Georges ou nous-mêmes en soyons pourvus ou méritons de l'être. » Ainsi pensaient-elles. Et lorsque Gospodinn ou Pan Stavroski se parlait seul à mi-voix, dans une langue à elles inconnue, elles se disaient l'une à l'autre qu'il parlait avec sa femme, avec Myriam.

Sa mort l'aurait rendu fou. Le sexe se serait sublimé. Il organise avec la Mort une relation de folie. Il est nécessaire de conserver ce fou de musique, bien qu'elles ne comprennent pas le sens de toutes les symphonies. Mais ils doivent tous trois maintenir devant eux la perspective de l'expulsion : la maison, ou la vie. Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière. « Sursis » reprend Johanna. « Si je veux me promener, il n'insistera pas pour conduire. Il ira où je veux. Si mes douleurs de genou reprennent, il me frottera du même onguent que lui. Il n’ a jamais fait de scème à sa femme, qu'il aima peu. Il sera juste désorienté, pour toujours. Georges est d'une délicatesse extrême.

- Demande-lui de visiter le prieuré de Lencloître. Il te jouera de l'orgue. Je parie qu'il sait jouer de l'orgue. Je serai avec vous, je chanterai. » Johanna lance à Claire un regard acéré. Le dossier de Vieux - Georges a brûlé dans le court-circuit du 20 décembre. Myriam écrivait : Avec lui, la vie n'est pas drôle tous les jours. Au moins ce journal n'a-t-il pas brûlé : les soignantes l'ont détourné pour le lire : il est sans exemple qu'un pensionnaire se soit fait inscrire en possession d'un tel document. Je vaux mieux dit Johanna que ma mère et ma sœur ensemble. Claire est jalouse.

Claire veut et ne veut plus expulser cet homme : où fût-il allé ?

- Je veux épouser cet homme.

- Est-ce que je ne te conviens plus ?

- Ça ne suffit plus.

- ...pas plus tard qu'avant-hier,…

- Je veux un homme, pour jouer aux parois-qui-palpitent autour de la bite. Claire fait observer que les hommes autour d'elles ne manquent pas. Johanna répond qu'ils sont trop rudes. Que Vieux-Georges sera moalleux.

«Va trouver le neveu.

Vingt pas séparent les deux parties de la maison, celle où vivent les filles, celle ou vit le vieux. Autour du bâtiment vétuste foisonne un jardin flou, qui entrave les jambes. Claire demande des précisions. S'entend définir servante ou compagne. Pose ses exigences. D'autres hommes viendront peut-être compléter le lot, se glisser dans le lit comme elle espère, mais dans ses débris d'éducation, celle qui laisse ses détritus longtemps plus tard, elle voudrait des mecs qui tournent et collent, et dont le corps pèse lourd dans le bas du ventre. « Elle ne s'en tiendra pas là » dit Claire. Vous m'avez bien entendu, Georges. Ma sœur veut vous épouser. Je nettoierais votre linge, et celui d'autres pensionnaires qui emménagerons chez vous. Le Vieillards'Home devient trop petit.

- Mais c'est vous que j'aime, dit le Vieux. Vous feriez palpiter vos parois sur mon tube. Cela vous fatiguerait peu. Il éclate de rire comme un jeune homme qui vient d'en lâcher une bien bonne.

- Ma sœur Johanna…

- ...Pourquoi pas vous ? » Il la prend par les mains, la fait assoir sur le banc extérieur assailli de clématites. « Pourquoi n'aurais-je pas le choix ? Déjà si vieux ? Je n'ai plus qu'à dire merci ? Depuis trois mois vous me persécutez pour m'expulser, puis vous me serrez encore ?

- J'évitais le plus possible d'en parler, monsieur Georges. Vous souriez ?

- Je pense à ma femme, la morte, Myriam. De ce qu'elle en penserait. Pourtant je m'en foutais pas mal.

- D'elle ?

- ...de ce qu'elle pensait ; ce que vous pensez toutes est si monotone… Johanna ! vous voilà ; je ne vous ai pas entendue - vous écoutiez déjà, derrière la haie » -

Johanna entre avec décision, sans répondre, dans l'ancien lieu de vie des anciens Mazeyrolles. Refermant les armoires béantes. Marquant d'un feutre rouge les plus délabrées, plus une gazinière foutue et trois caisses. Jamais Georges n'aura marqué son territoire - expatrié sur cette terre. Une femme survient, puis deux, puis d'autres homme, le voici sur place expulsé, par extension territoriale du vieil asile. Un jour partager le cimetière parmi la foule. « J'enverrai des hommes tout débarrasser dès cet après-midi ».

Vieux-Georges exprime sa satisfaction par des grognements appropriés, où revient le mot « esthétique ». Johanna se tourne vers lui sans ralentir le pas : « Vous aurez de la place. Ne serait-ce que d'avoir fermé toutes armoires. « Cendres de l'incendie du 10 août », pourquoi conserver ce bocal ? Cette photographie de la guerre 14, pourquoi la déplier ? Les soldats nous fixent. Leurs yeux sont vivants. À jeter. D'abord, Vieux-Georges » dit-elle avec autorité « vous recevrez tous nos amis. Ces employés que nous ne regardiez pas, qui vous entrevoyaient à peine. Vous pourrez vous contempler tous autour d'une table. Vous parler, peut-être, sans interdit, sans hiérarchie.

« Claire ma sœur et moi ferons la cuisine et le plan de table. Ne vous occupez de rien. Vous entrerez dans notre famille, car le patronyme n'est pas tout, Pan Stavroski

- Pas de grand-mère ! Surtout pas de grand-mère !

- Vous n'en aurez pas, nous serons là, deux jeunes femmes, pour les empêcher d'entrer. Claire intervient : « Pourquoi donc, Vieux-Georges, n'aviez-vous jamais eu d'amis ? » Le moyen de répondre à cela. Claire progressivement se laisse distancer par les deux amoureux et rentre dans sa section en battant la porte. C'est à Johanna que le vieil homme répond : Myriam et lui se sont vus rejetés à l'asile des années durant, et presque plus personne n'est venu les voir. Ensuite, à l'intérieur même des établissements, leur condition de couple n'a rien amélioré, les rares veufs et les nombreuses veuves leur faisant des gueules envieuses.

Les visites se sont espacées, puis les visiteurs sont morts, au loin, sans que personne pense à les en avertir. De bienfaisantes tours de tissu protecteur se sont élevées autour du couple qu'ils formaient, une pour elle, une pour lui.

Deux années ont suffi pour que la vieillesse et la crainte de la contagion des morts fasse des deux vieux fous un sujet d'éloignement. « Mais nous n'étions pas fou . Pas moi ». Il ne faut pas longtemps à l'enquêtrice pour découvrir l'inconcevable : le vieil homme jadis fut interné pour accompagner sa propre épouse dans sa démence. Nulle instance administrative ou médicale n'y avait trouvé à y redire. Vieux-Georges se met à pleurer, provoquant chez sa prétendante un retrait offusqué :

« J'ai horreur de la sensiblerie chez un homme » dit-elle. Si vous en souffrez, votre épouse Myriam en a subi un profond déséquilibre. - Possible répond le vieil homme en s'essuyant l’œil. Les jeunes personnes se montrent plus volontiers rétrogrades que leurs aînées. « Possible – Et puis, cessez de répéter sans cesse les moindres réflexions. - Myriam était devenue un vrai tas de larmes. Elle pleurait d'être vieille, de souffrir – pleurait de pleurer. -L'avez-vous aimée, au moins ? - Je ne m'en souviens plus. C'est Claire que j'aime. - C'est moi, Johanna, qui veut vous épouser. » Elle plante un baiser sur son front et détale.

« Bon sang, vais-je bander ? se dit Georges.


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Repas de fiançailles, où le sang coula, et ce qu'il en advint chez les participants


L'histoire bégaye. Seul un repas permet l'éclosion du Fait. Les armoires bâillantes se sont refermées sur le vide, ou sont parties en brocante. Ne reste que le nécessaire. Notons la présence solide d'un bas de buffet, brun, avec rosaces sur les battants.La table est mise. S'il était une femme, Vieux Georges se maquillerait. À la première entrée, observons madame Bove, arrivée seule, jeune, en robe rouge. « Les enfants sont à la maison » claironne-t-elle. « Pas si jeune que ça » ronchonne Georges. Claire la serre dans ses bras, en répétant  ça ne fait rien, nous les verrons la prochaine fois. Vieux-Georges se dit  : « Elle aime donc les enfants, cette Claire ? »

Elle installe Bove en face du buffet. Elles s'appellent par leur nom de famille, ce qui résonne étrangement chez des femmes. Vieux-Georges s’ interroge à mi-voix : « Tu en voudrais ?… des enfants ?… - Vous qui appréciez les beaux meubles ! » Bove et Claire se vouvoient. Vieux-Georges a perdu le sens des conventions sociales. Après tout, chacun lui voit depuis l'enfance un air étonné. Claire lui chante du coin des lèvres en passant qu'il ferait mieux de cesser les messes basses, de sourire et de se tenir droit. Non, il n'aura pas d'enfants de Claire, quant à ce buffet des Mazeyrolles…

...il me semble l'avoir toujours vu à la même place, dit-il très vite. Mais depuis combien de temps n'avait-il pas quitté cette pièce pour la dernière fois ? « Ta vue baisse » dit-elle.

- Si vous vous occupiez de moi ? dit Bove. C'est moi l'invitée… vous permettez que je téléphone ?

- Comment donc…

- Je suis chez moi. Cela se dit partout. Make yourself at home, c'est bien cela ?

- Autant qu'il me plaira ». Claire articule entre ses dents, de sorte qu'on l'entende. Vieux-Georges éprouve alors le sentiment fané d'un déjà vu, déjà vécu allô ? Géraldine, Abdel, n'arrosez pas la glycine, ne cuisez pas le petit chat, ne touchez pas au petit frère ! (« et surtout ne vous fardez pas ») – Bove a répété cela dans toutes les soirées cancanières. « Écoute-moi bien, Georges, dit Claire, il s'agit de tes fiançailles ; si je te reprends à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

 - ...je ne suis pas désobligeant…

- ...sur nos amis…

- ...ce ne sont pas mes amis…

Il ajoute qu'on ne l'entend pas, elle prétend le contraire, Bove renfourne dans son sac le Motorola de 650g, informe l'auditoire que ses enfants vont mieux, se débrouillent à présent, sont devenus grands et autonomes : « Nous sommes encore à l'étroit rue des Juives, dit-elle, ajoutant que d'ici peu, elle aurait la jouissance (elle dit « jouissance ») du palier d'en face, et des trois pièces en vis-à-vis. Georges se fait repréciser l'adresse : « Rue des Juives ? - Rue des Juives ! je précise, minaude Mme Bove, que je ne suis pas israélite.» Suivent des considérations ineptes, Vous n'avez pas le type juif, Qu'est-ce que c'est que le type juif, ainsi que des mots commençant par y.

Vieux-Georges s'emmerde et ne boit pas.

Bove trouve toujours la bonne pointe, détourne les propos, joue les maîtresses de maison, car après tout, dans cette demi-demeure à deux pas du Vieillards'Home, c'est elle qui a recommandé les plinthes, les rebords de fenêtres aux tons plus crémeux, les vernis à meuble plus chauds. Jamais les deux sœurs n'en ont parlé, c'était bien avant l'emménagement de Georges, pendant une absence d'Eugène et d'Alphonsine : ils étaient partis à Villefranche-sur-Saône, leur dernier voyage, pour « enterrement de famille» et au retour, quelle surprise ! l'intérieur avait été refait à neuf, sans les avoir consultés, avec l'aide insistante d'une certaine Bove, décoratrice et antiquaire !

Ainsi s'expliqua l'invitation de cette grande dame (ou qui voudrait l'être), Mrs. Bove. aux fiançailles d'un vieillard et d'une jeune femme qu'il n'aime pas. C'est Claire que Georges voulait épouser, Claire qui trouve que justement, cette Bove, commence à encombrer  ; elle prend son souffle pour lui rappeler d'où elle est venue, quand son futur beau-frère (après tout!) lui intime : « Mets ton disque. - En plein repas ? - Good bye stranger, please. » Claire fond de reconnaissance.

Elle adore être aimée, même sans aimer à son tour. Ce chef-d''œuvre des Super-Tramps représente pour Vieux-Georges le comble des bonheurs, il l'écoute les yeux noyés, repassant la déclaration qu'il lui tiendrait en boucle, car il n'est pas une note, pas un accord, qui ne lui personnalise exactement Claire, aussi longtemps qu'elle ne parle pas, qu'elle ne vit pas, ne partage aucune vie avec qui que ce soit.

« Que se passe-t-il dans cette maison ? » dit Bove en se rasseyant. Elle rajuste sa jupe et reprend du hors-d’œuvre. Les repas sont une institution merveilleuse : c'est alors que les comptes se règlent, que les parents produisent sous le nez de leurs enfants le carnet scolaire ou le journal intime. Tout est sans dessus-dessous. Claire s'absente en cuisine, passer le flambeau àJohanna.

Soudain reviennent sur le seuil deux masques blancs dépourvus de tous compléments ornementaux (moustaches dessinées ou fards barbouillés) mais Venise est bien loin. Johanna se montre furieuse. Elle en veut à tout ce monde qui grouille, puisque le vieux qu'elle aime en aime une autre . Bove ayant la bouche pleine, c'est sur les deux travestis que se jette son exaspération : masques vénitiens ! capes en domino »! quel échinage ! fiancée fantôme ! Les autres : aimer une telle épave ? Johanna : « Vos épées de carton ! »

Bove enfin déglutit. Elle bouffe comme une cave qui s'effondre. À ce train ses seins glisseront comme un terrain. La bouche à nouveau mi-pleine elle trouve l'altercation «plaisante », et « bouche-trou ». C'est bien cela : à peine mange-t-on, boit-on, tout dérape. Johanna revient et crie. Si les masques se taisent, elle reproche leur silence ; s'ils répondent, elle les engueule : « Installez-vous, prenez les meilleures places ! » Les fêteux disposent deux plats pour les pauvres, après quoi les barres de fermeture closent les portes.

Alors les Vénitiens s'installent et prennent tout ce qu'ils trouvent. Bove prend la parole. Sans connaître personne que Claire elle invective la cadette qui partait déjà. S'il y avait du silence, crie-t-elle la bouche pleine, ou si vous les laissiez parler plus longtemps, vous les reconnaîtriez : un grand, et un petit. Aucun n'est invité – Aucun en effet répond le plus grand. « Nicolas ! … Stabbs !... » Nicolas est infirmier, frisé, colossal et homosexuel. Stabbs : un intrigant, l'amant de Claire et forcément hétérosexuel. « Bove », dit le vieux, qui traîne, qui traîne et s'emmerde, « vous possédez l'art des citations. Claire vous aura dit cela pendant que vous enfiliez vos déguisements.

- Old Georgie, répondit Mrs Bove, je reste en place et je mange sans trop bouger, mais j'observe tout un chacun ici. Vous passez d'un groupe à l'autre en lâchant un mot par-ci, un pet de bouche par là. Comment faites-vous » - elle se tourne vers Johanna, de petite dimension, ses joues gonflées de Hasenpastete et parle entre les bouchées de Zwiebelkonfitüre, comment faites-vous pour aimer ce demi clochard ? » Claire entend tout, car la maîtresse accompagne tous ses invités, va de l'un à l'autre pour entretenir la flamme. Bove la rouge, aussitôt dit aussitôt oublié, confie à Vieux-Georges qu'elle a laissé son fils et sa fille entre les mains d'une gardienne inexpérimentée, qu'elle s'est libérée fıril fırıl »en prévision d'une grande bombance » et que Claire « est tout de même bizarre » : «À qui doit-elle ce magnifique intérieur que j'ai aménagé pour trois fois rien », pour conclure, avec la plus parfaite mauvaise foi, qu'elle se sent si seule ! elle n'a plus que le choix de manger tout ce que son bras peut atteindre ». Claire lui a payé « rubis sur l'ongle », çiviye ödenen. Mais ce fut difficile, croyez-moi : elle discutait tout point par point… - J'aurais fait comme elle » interrompt Vieux-Georges.

C'est autour d'eux que se concentre l'attention de tous ces ennuyés qui sont entrés, eux aussi, par l'arrière-cuisine. Les costumes faux Venise sont agités, inspectés, froissés, pour finir ôtés par dessus la tête comme des chandails, les déguisés rajustent leurs masques, enlevez donctout de suite leur dit Claire ces atroces larve blanches de vos visages puisque aussi bien le personnel ici présent les a identifies.

Stabbs, anglophone de naissance, proteste de toutes ses forces. Il affirme en néerlandais que sous son masque vénitien, à même la peau, il porte un autre masque. Ik draag een ander masker. Claire répond : « C'est effrayant, et de mauvais goût ». Un masque ou deux - qu'ils enlèvent tout cela et se servent l'apéritif. Pourquoi sont-ils venus ? demande Georges à mi-voix. Ils ne m'aiment pas du tout. C'est pis encore, Georges : tu les indiffères. Ce sont juste les employés, vaguement amourachés l'un de l'autre, Que leurs corps obsédés reviennent à la lumière. Pédés, non. Bourrés, oui. Bove et Vieux-Georges, invités malgré eux à leur propre destin, se font une complicité. Stabbs prétend avoir bâti lui-même toute cette maison de fête. Vieux-Georges n'en croit rien « Sans le moindre permis de construire. - Mais pourquoi prenez-vous cet accent ridicule ? (…) Pourquoi prétendez-vous avoir tout hypothéqué ? » Stabbs, tombés ses deux masques (il ne mentait pas) se tord la langue pour approcher l'accent nègre de Louisiane.

Les repas sont le champ de tous les interdits, de tous les rites à violer. Voilà pourquoi, comme les duels, les enlèvements, les repas sont une nourriture indispensable. « Fausse piste » souffle Bove, pleine de déglutitions, dans sa robe rouge moulante. Les deux compères masculins, Stabbs et Nicolas, empruntent ce qu'ils croient des voix de femmes, Boulgakov est le Diable. À l'autre bout des pièces, on vire à grand fracas un Noir et sa femme. « Je ne veux pas de Nègre à ma réception. À plus forte raison si sa femme est blanche ».

Vieux-Georges, la veille, avait acquiescé, avec la faiblesse des gens d’âge. Bove prétend sans preuve que le vieil homme ne comprend pas Claire, tandis que sa décoratrice, qui vous parle en personne, peut décrire tout l'intérieur interne de cette femme. Le repas se déroule sans fin ni faste. Tout le monde se bouscule vers la cuisine en riant. Le Vieux et Bove la Rouge se touchent, elle secoue sur son col ses cheveux roux. Et nos ébauches se précisent. La normalité revient par les fibres, par capillarité. J'aimerais habiter dit-il une simple chambre où rien ne changerait jusqu'à la Mort. Et moi dit-elle voyager jusqu'à la Mort, jusqu'à ce qu'elle me cueille au détour d'une chambre d'hôtel, sous la décharge lourde d'un portier . - Je vous suivrais d'hôte en hôtel, d'une même chambre à l'autre ».

Les Noirs se font expulser. Ils ont rejoint leurs enfants près du vestiaire  : «Mes chéris, un jour vous grandirez, nous serons grands-parents, vous aurez la revanche ». Expulsion. Intégration. Ceux qui se soûlent à la cuisine. Entre Blancs bien portants. Georges et Bove laissés seuls, Je n'ai pas de plaisir dit-il à rester avec vous. Ni moi dit-elle. Délicatesse de la drague infuse. « Je me souviens d'un bijoutier pédé… - Comme vos propos sont déplacés, dans la bouche d'un vieil homme !

- Il s'est fait dépouiller par sa femme, c'était un bijoutier noir, et 8 millions de francs de biens immobiliers. La ville où je vivais parlait d'eux. C'était cette femme-là, la voleuse, qui est devenue la mienne, morte récemment. Et l'homme mis à la porte ce soir, le Noir remarié, c'était son premier mari. Le premier mari de ma femme. Il serait veuf à présent. C'était une Juive de la Martinique. Issue des premiers habitants. Depuis, je déteste tous les accents, noir, martiniquais, Louisiane et Pays-Bas ».

Bove savait de petits fragments de tout cela, par les confidences de Claire : « Votre bijoutier se plaignait sans cesse. Le monde est petit, même et surtout aux Antilles ». Claire était fatiguée de l'entendre. Pas question pour elles de le recevoir, même de l'héberger au Vieillards'Home (l’appellation vient de Vieux-Georges ; ce nom hybride ne fait pas sérieux dans les annuaires. Old People's House ! répète Claire: « Nous ne sommes plus en Louisiane, ni à Grand-Rivière. J'approuve l'expulsion du bijoutier, le plus insignifiant de tous. Nous n'avons plus rien à lui dire. Personne ne le tuera ».

Claire tourne le dos. Vieux-Georges dit à Bove «  Vous faites votre intéressante avec moi. Ils nous laissent seuls pour que nous nous parlions. - … ? - Elles. Pour nous marier. - Monsieur Georges, soyons sérieux : je n'ai que 58 ans ! Et tout ce remuement, n'est-ce pas pour vos fiançailles avec Miss Djett ? ...voulez-vous dire que je serais votre maîtresse ? ...vous soulevez encore la viande ? Vieil impuissant… Je suis entrée sans mes neveux et nièces, des amis me les gardent au jardin, à l'abri des braguettes. Bien couverts, sans risque de rhumes. Je les rendrai à mon frère Dieu merci. Et vous par-dessus le marché.

« Prêtez-moi donc plutôt votre jardin. Celui-ci, parfaitement. Du moins la plate-bande autour de la maison. Et le ciment autour de la bordure. Ils leur faut de l'espace, vous aurez des hurlements jusqu'au ciel. » Georges répond qu'il lui reste à peu près quinze ans à vivre, qu'il lui faut tout son espace, Lebensraum, espace vital. « John, Java, Soniechka, retournez jouer dans le jardin, ne tombez pas sur le ciment mais dans les massifs – deux des petits mâles sont des filles, Herr Doktor. » Suivent d'autres recommandations, de ne pas creuser de trous, de ne rien arracher – Johanna, Claire, vous voici, où étiez-vous tout ce temps ?

- Nous revenons tous, Vieux-Georges, le bijoutier s'est fait supprimer, comme vous le saviez sans doute, comme vous le souhaitiez. » Georges déglutit en balayant l'air de sa main droite. Enfin nous allons repasser à table. Vous voilà bien débarrassé. » « Tu m'annonces cela le sourire aux lèvres » pense Georges, « en effet, je n'ai jamais toléré l'idée que son chaste corps ait pu céder aux assauts d'un bijoutier de troisième ordre » - Maman, est-ce qu'il y a de grands jardins après la mort ?

- Nous n'avons pas voulu te prévenir, pour les enfants… - Ces petits salauds ont deviné tout de suite, complète Bove. Claire pose un baiser qui éclate sur et sous le front de Georges. « Tu te serais inquiété.- Je serais mort, comme Myriam, dit Georges. Mais on sent bien que son épouse n'est qu'un point d’appui avec lequel il balance ses combats dans la gueule des autres. Claire, à Miss Bove : « Ça lui passera. » Puis tournée vers Vieux Georges : « Vous ne nous facilitez pas la tâche, aujourd'hui : résigné, teigneux, brusque ! - Vous non plus, Claire : pourquoi m'avoir abandonné entre ces masques ? Pourquoi ces enfants dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je voir ma fiancée, Johanna ? Miss Bove est charmante : pourquoi la lancer sur moi ? Dois-je vraiment rejoindre un état confusionnel ? » Faute de mieux, Bove a ri. Georges l'imite.

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L'air jusqu'ici tout à fait silencieux résonne de klaxons emmêlés et violents. Claire se précipite au pas de charge à travers la salle à manger encombrée de buffets garnis. Stabbs et Nicolas, l’amant et l’infirmier, déposent à cet instant précis, aux seuls endroits encore libres, un plateau de charcutailles. Dehors le hourvari se précise, la porte-fenêtre cède sous la poussée. Il faut que la rue prenne toute sa place, déteigne, charrie son roulement : nous vivons un monde dangereux, tout peut cesser d'un moment à l'autre - parois qui s'effondre, seul convient le chaos pour rendre compte de la vie humaine.

Elle revient plus haut à chaque fois, la marée des corps et des vins. Vins morts et corps frelatés. Partout confusion, nulle part construction. Les autres se servent comme ils l'ont toujours fait. Stabbs et Nicolas dont personne ne se soucie plus disposent méticuleusement, parmi le jeu des tables, des rondelles de mortadelle aux câpres. Le nombre de concurrents à la prise en charge des infirmes augmente considérablement. Les agents de police montrent une exaspération perplexe : on ne frappe pas les vieux. Et parmi tout ces candidats à l’assistanat, une bouche s'ouvre ente des poils de barbe, pisseux, caprins - mais c'est le vieil Eugène ! s'exclame Vieux-Georges.

Et à partir de ce moment, tout le monde crie.

Claire crochète Georges par le cou, le tutoie Comment peux-tu le reconnaître – Tu sais crie l'ancêtre dans le tumulte, je reconnais tout le monde. Dis-toi ça. « Nous sommes relâchés, dit Alphonsine ; pas de place pour tout le monde ; nos infirmiers nous fournissaient de l'alcool. À présent il faut le payer. « C'est un comble, dit Claire, sarcastique. - Nous sommes obligés de vous inviter, dit Nicolas, frisé, calme et homosexuel. C'est de l'hospitalité forcée. Voyez l'heure ! » - il montre, descendue du plafond, une lourde horloge contournée de Grand Central.

Stabbs propose au couple Leturc-Lokinio, deux infortunés, de dormir chez lui. « Pour que nous vivions ensemble ? » Vieux-Georges s'indigne. « Serrés, emprisonnés ? » Nous ne sommes que du sel et de l'eau. « C'est à toi seul que j'ai ouvert le pavillon ; pas à d'autres. » « Je veux officialiser notre amitié. - Quelle amitié ? » Georges incohère. Il n'a jamais été question qu'il prête un pavillon dont il n’est un hôte, dont il n’occupe que deux pîèces. Stabbs et Nicolas n'ont pas eu de relations avec lui. Stabbs, amant de Claire, ne lui suggère que répulsion. Nicolas et ses boucles grossières n'aurait suscité chez lui, s’il s’était tant soit peu lâché, que refus homophobique. Vieux-Georges grommelle quelques réflexions sur les « tarlouzes », « tafioles » et autres injures. Autour de lui la gêne s'étend. Eugène et Alphonsine se roulent des yeux effarés Eugène et Alphonsine Mazeyrolles ne savent s'exclamer que ceci : « Dis quelque chose, Claire Mazeyrolles !  Vieux-Georges peut bien vivre seul, comme convenu, son entrée reste indépendante », Ces derniers mots impliquent condamnation.Mortadelle en amuse-gueule et rôti. Personne ne croit en ce qu'il mange. Je ne savais pas que je deviendrais impuissant si vite. Et pourtant, tout cela revêt la pus haute importance.

Eugène et Alphonsine mangent et s'abreuvent proprement. Ils sont intimidés par l'empesage des serviettes en bonnets d'archevêque. Pourquoi tout repas est-il une cérémonie, et non pas le repassage ou le torchage ? Le très vieux couple oublie ses revendications. Tout le monde oublie toutes ses revendications. Personne ne boit avec excès. Personne ne flirte ni ne flatte. Personne ne sait où il dormira ce soir. Nicolas l'infirmier, dont il fut récemment question, semble avoir transformé cette célébration du masticage en l'un de ces bals où personne ne veut avouer sa tare profonde, sa tare évidente. L'essentiel est d'avoir pu fuir, juste une heure ou deux, ou trois, cet épouvantable asile où tout est réglementé, jusqu'à la taille des pansements.

Je souffre. Georges, à côté d’eux, leur passe les meilleurs morceaux. Il en oublie son nom de famille, qu'il a dissimulé « à la slave » pour ne pas se faire remarquer. Il le révèle aux authentiques Mazeyrolles, dont les véritables liens de parenté restent indéfinissables. Eugène fronce les sourcils, avale en se tirant (alternativement) la barbe. Tu ne m'as pas reconnu dans le train. - De quoi parlez-vous ? Alphonsine Leturc roule des yeux, roule la bouffe dans sa bouche et déglutit sans boire. « Vous êtes les cousins de Myriam !

- Quelle Myriam ?

- Ma femme, ma feue femme, qui est morte… C'est une authentique Mazeyrolles. Moi, c'est Stavroski » Eugène se cure les dents et réclame « une description, vite une descriptions de ces cousins, homme et femme ». « Facile, dit Georges : elle n'a qu'une seule dent, sur le devant, une canine. Elle soigne sa chevelure, oxygénée, peroxydée, qu'elle tire en chignon l'été. Sa voix porte loin, vous diriez une poissarde. Et jamais vous ne l'entendriez parler de la mort. Elle déteste cette conversation.

- Je n'ai rien de commun avec cette femme », déclare Alphonsine Leturc.

- Je ne suis pas cette femme, confirme Eugène. Alphonsine explose C'est tout le contraire de moi, j'ai tout un squelette à habiller, moi (« toute ma vie j'ai vu des gens se permettre tout ce que je m'était interdit, à présent je suis libre » etc.) - je suis brune, piquante, à long nez » - Tu étais - chacun joue son rôle, dans un ricanement perpétuel, «qui sont ces gens, répète-t-elle, qui sont ces gens, malgré mon grand âge il faut qu'on me respecte curieuse époque où l'on doit s'excuser d'être vieux je ne me rappelle même pas les avoir vus au Vieillards'Home » Eugène Lokinio exige enfin de son épouse qu'elle se taise nom de Dieu il ne peut plus placer un mot.

À leurs deux oreilles (la droite de l'une, la gauche de l'autre) Vieux-Georges confie la crainte qu'il éprouve de les voir eux-mêmes revenir, eux-mêmes se réinstaller au rez-de-chaussée, à sa place chèrement gagnée, retrouver leurs habitudes. et leur vieux papier moisi aux murs. Mais les oreilles se sont éloignées, les Lokinio-Leturc s’esquivant misérablement le long des fauteuils de table, haillonneux, graillonneux et subreptices. Il fait chaud, très chaud.

À gauche de la table Claire s'est retranchée dans sa satisfaction, inexplicable (« une vraie Vierge d'Assomption »), suivant des yeux (le reste est immobile) cette lente dérive latérale des Lokinio-Leturc jusqu’à ces pièces où jamais pensionnaire privé n'a pu survivre plus d'un hiver et demi. À table Miss Bove sans le moindre accent a demandé ce qu'ils ont fait, à part se donner de l'agitation, comme il arrive à ceux qui vont disparaître. Perdus de vue Eugène et Alphonsine découvrent d'autres meubles des générations précédentes, plus délabrés encore, montrant ce qu'ils laisseront, jusqu’aux vieilles tentures des murs sur les fonds pourris.

Dans leur dos, séparés d’eux par trois pièces et toujours mâchant, l'amant Stabbs entasse la viande entre ses joues. Leurs vies et leurs ventres se sont frottés l'un à l'autre, meubles et cœurs vides à jamais battant sur le vide. Ils n'ont rien déplacé ni vendu. Ils ont vécu longtemps d'abord loin d'ici, et toutes les armoires se ressemblent. Revenus de très loin suivis des yeux par tous ceux qui les entrevoyaient d'une embrasure à l'autre bien alignée, Sieur Eugène et Noble Alphonsine rapportent à l'assemblée plus que tous les plats dont on l'assomme.

Eugène épaissi par la grâce et par tout son passé obture la porte et renfonce un béret qu'il extrait de sa poche . D’une voix sourde il reprend possession de ses lieux avec sa compagne : la maison sera bien toujours assez grande, il a toujours payé ses loyers, son eau, son électricité. « Il mourra d'un coup » dit Bove au milieu du silence. Les vieux Mazeyrolles hantent l'espace entier où l'on mange. Comme il est malaisé de reprendre sa bouche en milieu de mâchoire, de respirer le fumet des viandes et ce parfum acide des vieux épidermes contrariés, qui piège les vivants tout autour de la table. Johanna Mazeyrolles, 20 ans cheveux noirs lèvres rouges signe particulier néant, attire à son tour l'attention : ses funérailles (se reprenant) ses fiançailles forcées sont célébrées ce jour, à ce repas même.

Mais ce n'est pas elle, Johanna, dont le Vieux Georges est amoureux, mais sa bien aimée Claire, que tout le monde admire. Cet avant-propos qui laisse présager du pire est accueilli dans l’enthousiasme, tant il est vrai que la peur est le vrai moteurs de l'homme (ajoutons-y l'envie). Peur en particulier (revenons-y) de la vieillesse, possédât-on la meilleure institution du département.

Il y a trop de vieux autour de cette table.

« Ma vie se passe à voir défiler reprend-elle toute la déchéance du monde ; j'espère un jour me purger de ces vieilles loques, par confiscations d'appartements aménagés, puis relégations en crevoirs honnêtes. À vingt ans et six mois je joue ce rôle exceptionnel choisi depuis l'enfance : éprouver l'amour, inspirer le respect ; dégager du mystère. Continuez à manger je vous prie. Vieux-Georges ici présent, fiancé malgré moi, malgré lui, Claire tais-toi, ne m'a offert ni bague ni cadeau que ce soit, pas même un fruit. « Il a déposé pour Claire des sommes non négligeables sur un compte d'épargne à son nom, on a savings account in her name. Je ne vois presque ici que des hommes rassis, de toutâge. Je ne suis appréciée de personne. » Et les autres mangent toujours de peur de la fixer. Georges s'étouffe avec son rôti le plus discrètement possible. Lorsque Johanna Mazeyrolles a repris du porc, la conversation redevient générale et confuse. Georges, les doigts dans la gorge, se demande ce qu'il va advenir : il n'a que 65 ans ; les cousins éloignés par alliance, 82 et 5. S'ils sont encore ici, c'est que, de l'Autre Monde, Myriam les lui délègue. Mas Eugène, Alphonsine, se sont délégués tout seuls.

Ils apparaissent, disparaissent, on ne voit plus qu'eux.

Il en est de même de ces fâcheux de Carnaval, seuls à ne pas s'être déguisés assurément, mais soucieux de participer à la fête, errant de toute part, et que l'on voit toujours surgir, de tel ou tel coin de la vidéo. Eugène et Alphonsine, de tous les groupes, grignotent ici, s'empiffrent là, lèvres pincées, nez en lame de couteau. Eugène protège sa barbe, il est chef de gare en retraite, parle comme un pasteur, prenant bien soin d'avoir vidé sa bouche auparavant. Les Mazeyrolles, autre couple de vieux, bien distincts des Lokinio-Leturc, ont envahi une bonne partie de chez moi, constate Vieux-Georges. Claire, dont il est épris, lui fait observer que c’est lui qui usurpe leur espace, qu'ils occupaient bien avant lui.

Qu'il n'est ici que par faveur. « Nous avons connu nos prédécesseurs, dit Alphonsine Leturc entre deux bouchées. C'étaient aussi des Mazeyrolles. Ils menaient un raffut terrible. Au fond du jardin, où il ne pousse plus que des » - ici, voir les fanatiques de la botanique prétentieuse et chiante. « Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant sa moustache ; elle a failli dérailler le Calais-Bâle. - Ils s'introduisaient chez nous, rajoute Alphonsine. La vieille soulevait mes couvercles : vous allez manger ça ce soir ? - Encore tout jeunes, reprend Eugène. Cinquante-trois, cinquante-cinq. Ils voyageaient sans tickets. Leur fils a menacé mes contrôleurs avec son cran d'arrêt. - « Ses » contrôleurs ? dit Alphonsine. Ça commence. Tantôt il prêche, tantôt il ment. - Le cran d'arrêt, c'est du vrai. Je suis intervenu. J'ai balancé le fils Mazeyrolles sur le ballast. Et le schlass (il le tire) je l'ai gardé. »

« Si vous ne savez pas quoi écrire, faites entrer un home avec un revolver ». Ici une simple navahha, et tout le monde se met à frissonner, empieza a tiritar.

- Pose ça, pépé.

Vieux-Georges : « On ne dit pas pépé. »

Miss Bove s'exclame avec la plus grande vulgarité qu'on aurait pu « lui confisquer ça à l'asile ».

Vieux-Georges : « On ne dit pas l'asile ».

Étrange réaction. Étrange syndrome de Stockholm. Alphonsine calme ses voisins. Se ressert en vin. Justifie son vieil Eugène. Il faut se protéger. À tout âge, même si la raison ne suit pas. «La sainteté non plus  ajoute-t-elle. Vieux-Georges acquiesce : feue Myriam n'était pas une sainte. Cela ressemble aux conversations de l'Est, où chacun reprend au mot près les propos du précédent. Il n’est que de relire Lucien Leeuwen. Le centre d'intérêt s'est déplacé sur ces vieux-là, les Lokinio-Leturc, menacés par dédain, réhabilité par inexplicable revirement de la fortune. Tous ressassent les innombrables exemples de brouilles et de réconciliations qui ont soufflé en rafales sur leur vie. Georges découvre dans le Vieil-Eugène l'occasion d'une certaine parenté d'expériences.

Il est un temps où tout ce qui fut vécu se transforme en vaste pâte farineuse. Sous le rouleau pâtissier tout se refait réinvention. Tous les repas reconvertissent au temps cyclique asiatique. Ces gens qui bâfrent en s'engueulant sont par nature et par création aussi fatigants, rebattus, que ces inépuisables familles russes élaborant sans leurs interminables stratégies matrimoniales. Eugène, peu remarquable à part son bouc pelé, rappelle en pontifiant son rôle sous l'Occupation : « Je fournissais à l'occupant des listes de réquisition : tant de poules, tant de lapins, tant de vaches... » Ensuite, il en mangeait en compagnie des officiers dOccupation, von Offizieren begleitet. - Tu confonds avec mon oncle, imbécile, grogne Georges ; à 18 ans… - ...tu résistais ?

- Je me cachais, vieux con. » Oui, les deux Vieuxls se connaissaient. Ils s'étaient connus du moins. En des vies plus qu'antérieures.Georges avait épousé une Mazeyrolles, Myriam, dont la mort l'avait moins affecté qu'il ne craignait, sans exclure pourtant les dégâts serpentant à l'intérieur de soiVieil-Eugène, ainsi, confondait les méfaits d'un de ses fils avec ceux qu'il n'avait pas commises. Il se repentait en lieu et place de ce collaborateur, mort avant lui, son propre père. Côté Mazeyrolles, on était resté pétainiste, jusqu'au 30 juin 1944, où la contre-attaque de Baron-sur-Odon s'était soldée par un échec teuton. Georges Stavroski, époux Mazeyrolles, pièce rapportée, engueule ses beaux-parents ici présent (pléthore en vérité, pléthore de vieillards!)

Ni les Leturc, ni les Mazeyrolles, ne trouvent grâce à ses yeux. Il les traite d'excessifs et de menteurs, assène des vérités nerveuses : « Jamais je ne vous aurais logés chez moi. Vous n'avez cessé de boire que très récemment. Votre couperose en témoigne encore. - Nos petites-nièces y sont bien, nasille Alphonsine. Elle devait s'éteindre trois ans plus tard, en refusant de s'alimenter. Une forte femme, aux pommettes saillantes, peu à son avantage en position défensive. Eugène et Alphonsine n'avaient rien accompli de remarquable pendant cette guerre où tant de gens paraît-il ont fait tant de choses. Au point que les actions imaginaires dont on a empiffré les romans et les films excéderaient de beaucoup les capacités chronologiques ou géographiques de toutes les scènes militaires ou civiles possibles.

Miss Boves mange. Elle est bien la seule. Isolée, mais pleine de bouffe. Johanna Mazeyrolles, 23 ans, cheveux noirs, lèvres écarlates, petite-fille d'une sœur morte d'Eugène, remet tous ces discuteurs à leurs places. Toujours dans ces repas faciles intervient un élément apaisant, qui recentre les attentions sur les plats. Il faudrait reclasser ce cadre narratif, en étudier les incidences, on dit « l'impact », sur les évolutions, et comparer cela aux effets réels des repas réels sur d'authentiques situations vécues. La mort nous engloutira, soyons libres. « Je paye mon loyer » dit Georges. - Quel loyer, Vieux-Georges ? Vous êtes ici depuis trois mois, nous n'en avons jamais vu la couleur – on ne vous demande rien, notez. » Pendant ce temps s'éteignent avec des bruits de vagues sourdes les conversations guerrières.

Une dernière percée a lieu, comme dans les Ardennes, sur le thème des cheminots qui bloquaient les trains trop tard, après tous les départs des convois de juifs. Nous aurions apprécié un débat sur le sexe des anges, la différence essentielle entre homoousie et homoïousie. Rien ne devrait être banal. L'extermination cheminait silencieuse, sous ses habits d'employés de bureau, ronds-de-cuir et lustrine, tandis que le fracas nimbait les batteries et les assauts de ponts. « J'ai fait de la Résistance » répète Eugène en hochant la barbe. La grève, pour bloquer les départs de trains. - Après les avoir favorisés pendant quatre ans. - C'est tout ce que nous avons pu faire ! couine Alphonsine en défense.

Il n'y a plus qu'eux pour en prendre ombrage. Le vieux regrette son sifflet de départ, quand les recrues futures tuées chantaient par les portières il est cocu le ch… de g… Il siffle avec la bouche en cul de geline. Il compte à haute voix, éraillée : MissBove, one. Vieux-Georges : deux. Claire, trois, sa sœur Johanna quatre et Nicolas, Stabbs l'Insolent, amant de Claire, six, plus nous deux, huit ! Jamais nous ne tiendrons tous !
Stabbs suggère (insolemment) qu'à Varsovie, ils seraient moins à l'aise. Le guide montre au musée de Thouars une cage où se pressaient huit personnes. Après s'être chié dessus à bout portant pendant trois jours, elles en ressortaient dingues. Irrécupérables.Ces commentaires détendent l'atmosphère comme on peut le deviner. Le grand problème est de savoir qui prendra la place de qui. Georges exige que ces deux énergumènes quittent le terrain sitôt finie la dernière bouchée de dessert.

Le problème est celui-ci : comment loger tant de vieillards, seuls ou par couples, dégageant de bons bénéfices, et garder la conscience nette ? Comment se débarrasser d’une telle affluence ? Est-il bien certain que tant de destinées rédupliquées presque à l’identique aient été si indispensables ? Comment apaiser tant d’angoisses ? Vieux-Georgesveut arrêter les frais. Johanna sa fiancée lui rappelle qu’il doit trois loyers.Nicolas veut loger Stabbs chez lui, et déclame : « Si ma mère est morte, alors tout est permis ». Bove s’amuse. Un rien l’amuse. laires'aperçoit de monceaux d'absurdité. « On ne s'ennuie pas chez vous » confie la Bove à Vieux-Georges, qui n'est pas chez lui. Un rien amuse Miss Bove. Pour faire diversion, elle annonce :

« Je suis enceinte ». Évidemment, et sottement, tout le monde applaudit. C'est comme un automatisme. Stabbs applaudit en sursaut, disparaît en cuisine, revient en sursaut chargé de desserts sur des présentoirs métalliques. Le temps de l'aller-retour, il est devenu rubicond. Ce qui estétrange à ne pouvoir le définir, avec son teint naturellement verdâtre. Nicolas l'homosexuel le fixe avec furie : « Toi ! Toi qui disais que la reproduction était la pire tare de l'espèce humaine ! Tu applaudis tellement que tu renverses la sauce au sucre. Stabbs, père présumé, décharge ses bras sur toutes les tables à portée : « Je t'explique ». Anne-Johanna supplie qu'on cesse de s'expliquer une bonne fois pour toutes.

Elle a mal au crâne. On crève de chaud. Ce n'est pas elle qui tomberait enceinte au début de ses fiançailles. À la fin non plus. Nicolas invective son ami, qui fait des gosses à sa future belle-sœur. Il tire trois balles sur son ami qui s'effondre parmi les pyramides des coupes. Alphonsine Mazeyrolles, ravie, se précipité sur le téléphone mural, totalement hors d'usage. « Puisque c'est comme ça » s'écrie Claire « je ne le suis plus ». Eugène et Vieux-Georges, plus forts que leur âge, transportent le blessé dans une chambre. Stabbs meurt dans la nuit. Nous avons à peine eu le temps de le connaître. Claire et sa grossesse avortent. Le temps passe.

Le 20 août 1992 (2039 n.s.) Nicolas Sourgueil, arrêté pour meurtre, se rend sans résistance. Le 2 février de l'année suivante (2040) il est déclaré irresponsable 'au moment des faits » et transféré à l'hôpital de Cadillac.

Le patient Nicolas S. fait preuve d'une bonne volonté exemplaire dans le suivi de son traitement. Il s'est toujours proposé avec une grande douceur aux travaux de nettoyage et de vaisselle. Il est serviable et raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de ^permissions de 24h non renouvelables.


Nicolas Sourgueil. Regarde-moi bien. Tu ne m'as jamais vu. Pourtant je t'attendais, toi qui casses les codes, et le cours de l'histoire. Et si tu me regardes encore mieux, moi simple infirmier, je dois te rappeler quelqu'un : peau rouge, tifs en pétard, les yeux dans les fonds de trous… Vraiment pas ? ...le petit frère de Stabbs, ça te dit ? 

- J'ai beaucoup changé.

- Lui aussi. Même qu'il en est mort.

- Tu veux que je rembourse ?

- Ni argent ni vengeance.

- Il ne m'a jamais parlé de toi.

- À moi, si. Mon frère a la vie double. Tu l'las descendu sans le connaître. Mais moi je te connais.

- Je ne me reconnais plus.

- Un grand calme ! Excité d'un seul coup ! Sans personnalité, qui sème la zone sans prévenir, farces et attrapes, une grosse bouffe et plus rien – pas pédé, attention. Taré.





 

 



 



 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Le terrible secret de Dominique Paziols

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C   O  L   L   I   G   N   O   N


Le terrible secret de Dominique  P  A  Z  I  O  L  S 



    À Saint-Rupt vit un fou. Il surgit carabine en main. Il s’appelle Dominique PAZIOLS, tue sa mère, son frère et ses sœurs. Emprisonné à vie, il étudie Kant et Marivaux. Évadé, il gagne une ville comme B*** , port de mer où chacun combat pour sa vie, où les maisons tombent sous les tirs d’obus, où l’on se tue de rue à rue. Dans cette ville de MOTCHÉ (Moyen Orient) – Georges ou Sayidi Jourji, fils de prince-président, cherche tout seul dans son palais six ou sept hommes chargés de négocier la paix. À ce moment des coups retentissent contre sa porte, une voix crie  Ne laisse plus tuer ton peuple, celui qui frappait détale au coin d’une rue, le coin de rue s’écroule.
    Ainsi commence l’histoire, Jourji  heurte à son tour chez son père (porte en face) Kréüz ! Kréüz ! ouvre-moi ! et le vieux père claque son vole sur le mur en criant « Je descends !  prends garde à toi ! » Les obus tombent « Où veux-tu donc aller mon fils ? - Droit devant – Il est interdit  de vourir en ligne droite ! » Ils courent. Lorsque Troie fut incendiée, le Prince  Énée chargea sur son épaule non sa femme mais son père, Anchise ; son épouse Créuse périt dans les flammes – erepta Creusa /Substitit. Georges saisit son père sur son dos ; bravant la peur il le transporta d’entre les murs flambants de sa maison.
    Ce fut ainsi l’un portant l’autre qu’ils entrèrent à l’Hôpital. « Mon père » dit le fils « reprenons le combat politique. Sous le napalm, ressuscitons les gens de bien. Il est temps qu’à la fin tu voies de quoi je suis capable ». Hélas pensait-il voici que j‘abandonne mon Palais, ses lambris, ses plafonds antisismiques, l’impluvium antique avec ses poissons. Plus mes trois cousines que je doigtais à l’improviste. Les soldats de l’An Mil se sont emparés du palais ou ne tarderont plus à le faire et ceux du Feu nous ont encerclés même les dépendances ne sont pas à l’abri   puis il se dit si mon père est sous ma dépendance IL montrera sa naïveté de vieillard -

                        X

    Georges avait aussi son propre fils.Coincé entre deux générations.  
    Le fils de Georges sème le trouble au quartier de la Jabékaa. Il s’obstine à manier le bazooka. « Va retrouver ton fils ! - Mon père, je ne l’ai jamais vu !  ...J’ai abandonné sa mère, une ouvrière, indigne du Palais – cueilleuse d’olives – Père, est-ce toi qui a déclenché cette guerre ?… s’il est vrai que mon propre fils massacre les civils, je le tuerai de mes mains. À l’arme blanche. »


                        X

Liban,Kalachnikov,sectes


    Les bombes ne tombent pas à toute heure. Certains quartiers demeurent tranquilles pendant des mois. Leurs habitants peuvent s’enfuir ; la frontière nord, en particulier, reste miraculeusement calme. Gagner le pays de Bastir ! ...Le port de Tâf, cerné de roses ! ...pas plus de trente kilomètres… Georges quitte son vieux père. Voici ce qu’il pense :  « Au pays de Motché, je ne peux plus haranguer la foule : tous ne pensent qu’à se battre. En temps voulu, je dirai au peuple : voici mon fils unique, je l’ai désarmé ; je vous le livre. » Il pense que son père, Kréüz, sur son lit, présente une tête de dogue : avec de gros yeux larmoyants. Puis, à mi-voix : « Si mon père était valide, je glisserais comme une anguille entre les chefs de factions; je déjouerais tous les pièges.     « Avant même de sortir du Palais, Kréüz s’essuyait les pieds, pour ne rien emporter au dehors ». Le Palais s’étend tout en longueur. Des pièces en enfilade, chacune possédant trois portes : deux pour les chambres contiguës, la troisième sur le long couloir qui les dessert toutes. Chacune  a deux fenêtres, deux yeus étroits juste sous le plafond. Georges évite les femmes : il prend le corridor, coupé lui aussi de portes à intervalles réguliers, afin de rompre la perspective. Au bout de cette galerie s’ouvre une salle d’accueil, très claire, puis tout reprend vers le nord-ouest, à angle droit : le Palais affecte la forme d’un grand L. Le saillant ainsi formé défend la construction contre les fantassins – grâce à Dieu, nulle faction n’est assez riche pour se procurer des avions ; cependant chaque terrasse comporte une coupole pivotante. « Dans les tribus sableuses d’alentour, nous sommes considérés avec méfiance : attaquer le Palais, s’y réfugier ? ...nous n’avons rien à piller - personne ne découvrira les cryptes – et mon père, Kréüz, a fait évacuer presque toutes les femmes…     
    3Je reviendrai, ajoute Georges, quand l’eau courante sera purgée de tout son sable... » - ou bien : « ...quand les brèches seront colmatées. »

                        X

    À Motché, attaques et contre-attaques se succèdent sans répit. Il faudrait réimprimer un plan de ville par jour. Georges peine à retrouver son propre fils : « Ma mission prend une tournure confuse ; Kréüz m’a dit tu n’as rien à perdre – je ne suis pas de cet avis. » Georges consulte les Tables de Symboles : cheval, chien, croix ; la Baleine, le quatre, le cinq ; le Chandelier, le cercle et le serpent. Il me faut un cheval, pense Georges, pour porter les nouvelles et proclamer les victoires. Pour fuir. Pour libérer. Fuir et libérer". Georges lance les dés : "Voici les parties de mon corps qu'il me faut sacrifier : la Tête, Moulay Slimane, Gouverneur du pays, assiégé dans son palais ("Ksar es Soukh" dont le nôtre est la fidèle réplique ; pourtant cet homme ne règne que sur quatre (4) rues) ; le Bras : Kaleb Yahcine, qui tient l'Est (le désarmer, ou l'utiliser à son insu) ; la Main, qui désigne ou donne : El Ahrid.
    "Le Sexe ou Jeanne la Chrétienne, enclavée de Baroud à Julieh ; elle ne rendra pas les armes si je ne la séduis. Le Coeur battra pour Hécirah, forte de son peuple opprimé : chacun de ses héros se coud un coeur sur ses guenilles. Tous portent le treillis, et souffrent de la faim (position : le Sud) ; l'Oeil est celui d'Ishmoun, c'est à lui qu'il en faut référer ; quand à ma Langue enfin, puisse-t-elle peler de tant d'éloquence".

                    ***

    Je suis ressorti du Palais déserté.J'ai rencontré une femme qui montait de la ville, trois hommes dans son dos lui coupant la retraite. Elle s'appelle Abinaya, belle et rebelle, sous son voile rouge. "Quelles sont tes intentions ?"  me dit-elle. "Ne libère pas ces chiens". Je garde le silence. Croit-elle que j'agisse de mon propre chef ? "Pour descendre en ville sans risquer ta vie - fais le détour par Achrati, au large du Moullin d'Haut - et tu parviendras au dos du cimetière ; là est le centre, Allah te garde". Je n'ai rien à foutre d'Allah, je ne reverrai plus cette femme, Abinaya est la clef ; quand je l'aurai tournée, je ne m'en souviendrai plus.
    Elle examine mon plan de ville : "Trop vieux. Ce sentier a été goudronné. Ce bâtiment : démoli, telle avenue percée. Ce sens unique inversé, ce nom de rue modifié. Les Intègres occupent le Centre, en étoile. Ici le dépôt de munition ; contre le fleuve une base Chirès et trois sous-marins. Prends garde couvre-feu des Anglais. Sous les arcades ici chaque jour distribution de vivres et de cartouches. Evite les ponts. Repère les points tant et tant - depuis combien de temps n'es-tu plus sorti du Palais ?" J'ai mis mon père en sûreté. Je ne sais plus par où commencer.
    Elle effleure ma joue de ses lèvres - je sais ce qu'il en est des femmes - je ne bouge pas - l'un de ses hommes (de ses gardiens ?) n'a rien perdu de nos paroles - de son treillis il tire un jeu de trots. Il me propose une partie - "je n'accorde pas de revanche" dit-il. La partie s'engage en plein air, sur une pierre. Abinaya fait trois plis. Les autres gardes s'amusent, sans lâcher leurs armes. Fou, Papesse et Mort. "La papesse" dit l'homme "détient tous les secrets ; ton père renaîtra. Qui peut entrer vivant dans la ville, ajoute-t-il, et en ressortir inchangé ?" La partie est terminée. Nous nous levons, descendant ou redescendant le sentier rocailleux vers Motché.
    Mon partenaire au jeu déroule son voile de tête : il semble détraqué, agite sa Kalachnikov et rejette les pans de son hadouk. Je le reconnais : nous étions ensemble à Damas, à la section psychiatrique de Sri Hamri, "le Rouge" ; ce dernier avait emprunté aux Occidentaux (qui le tenaient d'Egypte) le concept de "soignés-soigneurs".   

TI SENTO

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L E    S I N G E   V E R T        D E R     G R Ü N E      A  F  F  E   
        TI            SENTO


          
283. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereuses
        
                               
                                     Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes,                  presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les  tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées  une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à  contre-jour.
    Boris habite un deux pièces  mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des  souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la  cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune  voix parole ou chant.
    D'autres Succès 86 achève la  Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son  deux pièces, jette un œil dans la cour,  le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est.                                        Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze                   ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné  suite aux propositions des Services. La                     naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m  - petit pour un Russe -                  , teint rose, râblé, moustache intermittente.
                    - Les exilés attendent beaucoup de moi.
                    - Tu es Français à présent.
Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
Mon frère m'écrit d'Ivanovo.

russe,espionnage,mur


                     - Je ne l'ai jamais vu.
                     - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
                        Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk  Le voici reclus rue de M., à  deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
    Pas de fenêtre où se pencher.
    Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
                        C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait  toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent             toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien,  « Ti sento ».  "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
    Déperdition de la substance.  
    Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe,                     jette un  œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite                     fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
                        - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
                        - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?
                        Elle pose le cabas sur la table : « C'est des poireaux, des fromages, une tarte aux pommes, un poulet ; des bananes. Ça ira? »
                        C'est une gamine de dix ans, la peau brune, la frange noire et  les dents écartées. « Comment va ta mère? - C'est pas ma mère, c'est la concierge. Aide-moi à décharger. Tu te fous l'estomac en l'air à bouffer ce que tu bouffes. » Boris fait semblant de se vexer.      Marianne (c'est son nom) passe toujours le cinq-à-sept chez la mère Vachier, à la loge, en attendant que sa mère sorte du travail. La gamine fait les courses en échange d'une heure de maths. Voilà qui est convenu. « Qu'est-ce que tu m'apportes aujourd'hui?
                         - Le quatre page cent.
                         - Vous avancez vite!
                         - La prof a dit "Ça vous fera les pieds".
                    Boris se plonge dans les maths et dans la  cuisine, à même la table – à chaque fois le même jeu, la vue de la bouffe lui met les crocs. «  Tu ne peux pas éplucher tes poireaux                     ailleurs ? ça pique les yeux.
                       Soit un carré A B C D , une sécante x, une  circonférence dont le centre...  « c'est horrible, tu es sûre que c'est au programme?
                        -  Punition collective. Moi j'ai rien fait.
                        - Ca m'étonnerait.
                        Marianne attaque une banane. Boris prépare une vinaigrette, tache le bouquin , jure en russe, écrit d'une main et s'enfonce la fourchette de l'autre.
                        - Tu pourrais fermer la bouche quand tu  manges.
                        -  Un peu de poireau?
                        - Après ma banane?
      Boris s'étrangle de rire.
                        - T'es franchement dégueulasse, Boris. T'as fini au moins?
                        - Sauf la troisième question.
                        - Tant mieux, elle croira pas que j'ai pompé.
                         Boris ne comprend toujours pas pourquoi Marianne tient absolument à lui proposer des problèmes de maths.
Et tes quatre en français? - Je sais tout de même mieux le français qu'un Russe.
 Même pas. »
                        Marianne engloutit un yaourt. « Pour une fois » pense Boris « elle ne m'a pas dit T'es pas  mon père"  pense Boris.
                         Marianne se penche sur l'ordinateur : « Qu'est-ce que c'est que tous ces noms à coucher dehors? - C'est la liste de tous les émigrés russes de Paris. - A quoi ça te sert ?                        - L'association verse de l'argent aux plus nécessiteux.  - Aux plus pauvres?...C'est tous des pauvres? 
 J'appuie sur le bouton? - elle appuie sur le bouton. Deux heures de travail perdues. Boris l'engueule. Ils se séparent fâchés comme d'habitude.
                                                         X
                    
                        Le travail à domicile permet de choisir l'heure de son lever. Boris ne dépasse jamais huit heures - la robe de chambre, les bâillements, la barbe qui tire ; le placard, le bol, la cafetière,  le réchaud. Un yaourt pour commencer, surtout pas de radio. Les biscottes, le café bu                     bruyamment, ramassage de miettes, envie de pisser - un homme très ordinaire, en Russie comme à Paris. A huit heures et demie, de l'autre côté du mur, il, ou elle, s'éveille. Pas de bâillement,                     pas de chanson, pas de jurons, juste des pieds qui se posent, des pantoufles qui  s'agitent, un pas                     léger vers les toilettes.
    Comme la porte est  fermée, on ne peut pas distinguer si c'est le jet d'un homme ou d'une femme. Les coups de balai, dans les plinthes,  ne prouvent rien non plus : il existe des petits nerveux, soigneux comme des femmes, qui font le ménage tous les jours. Sans oublier la toilette du matin, sans exception, même le dimanche : eau chaude, eau froide ; puis le petit-déjeuner : cette personne mange après s'être lavée. Logique. Le bol, la cuillère, le raclement dans le beurrier en fin de semaine, jusqu'à la fermeture caoutchoutée du réfrigérateur : aucune différence d'une cellule à l'autre ! ces bruits-là passent les murs. Pas les voix. Puis le claquement exaspérant des     quatre pieds de chaise. Mais il y a des femmes brusques.
    Et le déclenchement des crachouillis du transistor. Indifféremment des infos, de la pub, de la musique de bastringue, du boniment de speaker. Inutile de coller l'oreille au mur.                  D'un coup tout s'éteint, la vaisselle dans l'évier d'alu, les chaussures qu'on enfile - pas de                     hauts talons - pas de clé qui tombe, pas de juron - pas de monologue – pas de sifflotement - la porte claque. Boris peut enfin procéder à ses ablutions. Un soir, Boris perçoit un cliquetis étouffé‚ la clé tourne, le battant s'ouvre, des voix se mêlent dans le vestibule - ce doit être un vestibule – vite un bloc-notes : un homme, une femme.
                        Qui invite l'autre?
                      Chacun ôte son manteau ; que se disent-ils? des choses gaies, des choses quelconques.  Boris s'appuie si fort que son coeur doit s'entendre, ou le plâtre se fendre. Les répliques se chevauchent, un homme, une femme, peut-être homosexuels tous les deux, Boris ne désire rien d'autre qu'une conversation banale, mais enfin compréhensible - « Je ne suis pas un espion soviétique » - répète-t-il entre ses dents. Les intonations sont franches. Il existe entre les                     deux êtres une forte intimité. Mais toujours un bruit parasite (chaise heurtée, glaçon                  frappant le verre) embrouille les phrases à l'instant précis où les syllabes se détachent.
    L'homme et la femme se séparent. L'homme répond en mugissant du fond des toilettes; il ssont décidément très intimes - la femme répond de la cuisine. Puis l'homme se lave les mains, la voix de femme plus étoufée répond d'une chambre. Voilà une disposition de pièces facile à déduire : de l'autre côté du mur, ce serait la cuisine, plus au fond donc  - les toilettes (bruit de chasse d'eau), la chambre à gauche avec son petit cabinet de toilette (des flacons qui s'entrechoquent). Boris esquisse un plan. Au nombre de pas, le logis mitoyen ne doit pas être beaucoup plus grand que le sien ; quand le couple élève la voix, Boris comprend qu'ils se tutoient ; il se félicite de  n'avoir jamais introduit de femme chez lui – à présent ils se sont rejoints dans la chambre. Le reste va de soi. Tout cependant n'est pas si facile. Il  y a discussion. L'homme exige des preuves. La femme proteste et veut se laisser convaincre. C'est la première fois qu'ils couchent ensemble. Dans ce cas de figure c'est la femme qui reçoit ; mais elle peut être venue sans préméditation. Quoique. Le ton monte. On se bat. « Suffit! » gueule Boris. On  ne l'entend pas. Bon sang ils se foutent dessus. C'est un viol. Par où entre-t-on chez ces gens-là ? Il passe la main sur le combiné -    des rires, à  présent. « J'aurais passé pour un con ».La lutte s'affaiblit.
Ça devient autre chose. Evidemment. Mais le lit a beau lancer du fond de son appartement toute une rafale de grincements, les deux salauds peuvent bien se  tartiner des couches de gueulements à  travers la gueule, la quique à  Boris continue à pendouiller. Quand ils se sont relevés, lavés, rhabillés, quittés, Boris bande d'un coup, se précipite à la vitre et se reprend juste à temps pour ne pas soulever le rideau. De sa fenêtre il n'aperçoit que la cage d'escalier de l'autre aile d'immeuble : d'en bas, les jambes - de face, le buste sans la tête, d'en haut, les crânes. Le soir (la scène se répète le lendemain, mais impossible de savoir qui de l'homme ou de la femme, reste sur place...)  il faut compter avec les irrégularités de la  minuterie, réglée très serrée ; ce n'est pas facile.
D'après la disposition des lieux, l'Occupant  Contigu tient donc dans un deux-pièces au troisième, avec un retour peut-être  sur la droite ; même en passant  la tête et tout le torse par la fenêtre, l'alignement du mur interdit toute vision. Boris imagine un invraisemblable jeu de miroirs, de périscopes, de potences orientables. En tout cas le vingt-quatre avril, dans l'immeuble d'à côté, la loge sera vide ; tout fonctionnera au Digicode - bientôt il faudra réintroduire les concierges dans Paris comme les lynx dans les Vosges. La mère Vachier fait la gueule à tout hasard, garde la petite Marianne et refuse toute collaboration : « A côté? c'est l'interphone. » Démerdez-vous. « Code BC24A. » Boris n'a rien demandé.
Il n'a même pas posé de questions sur la petite fille. « C'est une voisine, comme ça. ». La portière a besoin de se confier. De l'autre côté de la cour se trouve une deuxième  cage d'escaliers aux vitres encore plus sales encore. Moins animée. Boris n'y regarde jamais. « Tu as peut-être tort » suggère Marianne- Boris aussi a besoin de se confier. Tous les soirs avant la télé- on n'entend plus rien,a-t-il – a-t-elle – déménagé ? -  Boris s'assoit devant la fenêtre la tête dans l'ombre et observe le défilé des locataires ou visiteurs. Ça monte, ça descend, avec des arrêts dans le trafic, des reprises, des précipitations,des temps morts ; des crânes sautillent de marche en marche, des mollets s'embrouillent, des jupes, des pantalons, des profils  : graves, riants, tendus,  le plus souvent sans  expression. Il y a des hommes qui se grattent le cul, des femmes qui se sortent la culotte de la raie ; personne ne se raccroche du bras, ni ne s'arrête pour bavarder. Normal. Les clients de la psy du troisième se succèdent exactement dans le même ordre. Notaire au deuxième droite. Une manucure, le détective - au n° 26 donc, juste à droite en sortant – là où précisément l'inconnu ou toute nue fait son nid - il ou elle est revenu(e), les habitudes sont les mêmes, les disques aussi : « "Ti sento", le  rock italien, à intervalles réguliers.
Peut-être un peu moins souvent. Boris guette. Il note dans le noir sur ses genoux. Le carnet comprend une feuille par nom : "A-X", « Tête à l'Air", "l'Oignon Bleu". Ou bien  François Debracque, Aline Aufret, Gérard Manchy : les symboliques, les sobriquets, les noms communs. Pas un russe. Plus de femmes que d'hommes , aucune vraiment qui plaise. « Tu connais bien des bonnes femmes à ton boulot, dit Marianne. Pourquoi tu ne les dragues pas? » Boris a du mal à expliquer que ces femmes-là, justement, à l'Institut Pouchkine, ne se soucient pas de flirter ; elles suspendent leurs organes génitaux aux patères. Ou c'est tout comme. Maintenant c'est Marianne qui mate ; elle soupèse les femmes : « ...Pas mal..Un peu forte. - Et les hommes ? - Tu deviens pédé ? - Je veux savoir qui habite à côté ; il n'y a plus de concierge. » Marianne redouble d'attention. « Mais tu connais tout le monde, Marianne – non ?
        - Pas du tout - ce cul ! - eh, mes maths?
                        - Plus tard.
                        - Je reprends le cabas.
                        - Garde un éclair pour toi, n'oublie pas l'huile la prochaine fois.
                        - Ciao.
                        Boris joue le tout pour le tout. Il va se poster, sans se montrer, sur le trottoir, tout près de la porte ; le code est faux ; alors il se glisse derrière un locataire qui lui tient la porte. Il voit tous les noms d'un coup sur les boîtes aux lettres : des Italiens, des Français de Corse, des Bretons. Un certain Dombryvine. Abdelkourch. Lornevon. Le courage lui manque ?  non, l'idée même de monter au troisième – "bon sang, c'est trop stupide, j'y vais" - mais dans le couloir, là-haut, les portes sont anonymes ; la minuterie allume sur le bois des lueurs de  montants de guillotine. Boris redescend très vite dans le noir en s'insultant ; il aura mal retenu la disposition des lieux. Mais le lendemain, il récidive. La rue grouille. Le même homme lui tient la porte. Cette fois il s'attarde : au troisième – ni médecin donc, ni voyante, rien de ce qui se visite – il distingue vers le fond une fenêtre sale : exactement dans l'angle mort de sa fenêtre à lui. Impossible de voir ; de retour au 24, Boris fait son croquis : appartement 303.
Manque l'âge, le nom, le sexe. Le sexe manque. Ne  pas lâcher prise. “Qu'est-ce que tu lui veux à Madame Vachier ? - Juste parler avec elle.  Tu vas aussi lui demander ce qu'elle pense de moi, d'où je viens, qui c'est ma mère...  - Ce ne serait peut-être pas inutile.  Tu veux savoir qui habite à côté  ? Tu manques de femme?...  - Il y a toi. - Cochon. - Je ne veux pas que tu ailles chez la concierge. - Moi aussi je manque de femme. - Elle est grosse, elle est moche, elle est mariée, dit Boris. Il va voir le mari de la concierge. C'est un  Alsacien à gros ventre et bretelles, loucheur, boiteux ; Boris met au point une histoire à dormir debout : « Je suis  fonctionnaire à              l'immigration ; la locataire - il choisit le sexe - du 237 n'est pas en règle. » Monsieur Grossmann - il ne porte pas le même nom que sa femme - est l'honnêteté même. « Pourriez-vous me prêter dit Boris votre passe ? je suis sûr d'avoir oublié mon portefeuille chez Madame Schermidtau 237...
                        - Vous connaissez son nom?” Le souffle coupé, Boris voit le concierge détacher du clou le grand anneau qui tient les trente clés plates. «.C'est elle gui remplace M. Laurent ?” Boris acquiesce, la boule dans la gorge. « Je vous accompagne. » Grossmann est bavard. Il faisait partie des "Malgré Nous" sous le Troisième Reich. Il en est miraculeusement revenu. Il aime bien raconter. Le portail vitré du 26 s'ouvre sans effort : « J'ai le même passe que le facteur » dit Grossmann.Boris monte les étages avec le boiteux. « Dix ans qu'on attend l'ascenseur...Regardez l'état de la moquette... - Il faut bien que les escaliers servent à quelque chose." Vous dites des conneries, Monsieur Grossmann. Voici la porte ouverte. Boris écarquille les yeux et grave tout dans sa tête : le corridor de biais, très court, très étroit, vers la gauche ; trois portes ouvertes, la salle à vivre claire, avenue Gristet, bruyante; la chambre au fond, sombre, retirée - « salle de bain, cuisine » dit le portier - « je vois bien » dit Boris.  Difficile après cela d'imaginer, de l'autre côté,  son propre foyer, solitaire – il ne ressent pas son appartement – où est-ce qu'il colle-t-il son oreille? Très exactement ? ...Ça n'a pas du tout la forme d'un L... Boris ne cherche rien. Il ne bouge pas. Grossmann comprend ; il reste en retrait, muet. Trop d'immobilité, trop de respect dans le corps du Russe lorsqu'il s'approche enfin des étagères et lit les titres lentement, le "Zarathoustra" de Nietzsche, "l'Amour et l'Occident", « Deutsches Wörterbuch », « A Rebours" de Huysmans, un Traité de Diététique – une Bible - quelques ouvrages sur le vin.
Une collection de "Conférences" des années trente - dis-moi ce que tu lis...? La penderie est restée ouverte ; ils y voient une proportion égale de vêtements féminins et masculins - chacun sa moitié de tringle : des habits soignés, sans originalité  excessive. Revenant au salon à pas précautionneux Boris aperçoit contre son mur un tourne-disque. J'aurais dû commencer par-là. Sur la platine "Ti sento", rock-pop italien. Boris coupe le contact; le voyant rouge s'éteint. Qui relèverait mes empreintes ? La pochette, luisante, à l'ancienne, représente une femme fortement décolleté‚ cuisses nues, décoiffée, en justaucorps lamé. «Madame Serschmidt ne vit pas seule, dit le concierge. Boris a inventé ce nom. Il s'informe gauchement (« Reçoit-elle des visites ») - Vous devez le savoir, Monsieur Sobrov.» Boris repère encore la Cinquième de Beethoven, la Celtique d'Alan Stivell, René Aubry et un double album de folklore maori.
    Plus la Messe en si mineur, BWV 232. Jamais il n'a rien entendu de tout cela. Le concierge propose de  manger un morceau. Boris refuse, effrayé. « Mais elle ne revient pas avant six heures ! »  Boris se retient si visiblement de poser des questions que l'Alsacien précise malignement :   « Je reçois les loyers au nom de Monsieur Brenge". Il prononce à l'allemande, "Brenn-gue". - C'est peut-être son frère qui paie ? ...Serschmitt est son nom d'épouse, elle a divorcé... » Grossmann ne confirme rien. Il se dirige vers le réfrigérateur : « Vous saurez toujours ce qui se manche ici ! » - des oeufs, des pots de crème de langouste, un rôti froid en tranches et trois yaourts. « A la myrtille », dit le concierge ; il  se sert, rompt du pain, choisit du vin. “Tant pis pour la langouste”, dit Boris - ils s'empiffrent - Boris veut  faire parler le gros homme. Seulement, il n'y a plus rien à ajouter. Le portier tente d'en faire croire plus qu'il n'en sait. Il prétend que "tout le monde défile » dans ce studio.  « N'importe qui tire un coup ici, puis s'en va. » Ils se défient du regard en mâchant.    Rien ne correspond aux longues attentes, aux exaltations de Boris dans son antre – à  moins qu'il ne s'agisse d'une autre chambre ? « Gros porc » dit Marianne le lendemain ; « Tu y es allé. Je sais que tu y es allé. Je ne voulais pas que tu y ailles. Saligaud. Vulgaire. Je t'ai vu entrer dans l'immeuble avec le mari de la mère Vachier. « Tout le monde y vous a vus monter la cage d'escalier. Même que tu es entré dans                              l'appartement, et que tu as regardé partout, fouillé partout, dans les livres, dans  les disques, même entre les robes. Et vous avez bouffé du saucisson et du pâté de langouste et ça c'est dégueulasse. Au goût j'veux dire.
                                  - C'est chez toi ? - Ça ne te regarde pas. Déjà que tu me fais reluquer les grosses qui descendent les escaliers, et quand il y a de la musique  tu arrêtes la leçon de maths même si j'ai rien compris et tu colles ton oreille au mur comme un sadique.                             
- C'est ta mère qui habite là ? - Dans ton quartier pourri ? on est riches nous autres, on a une BMW, on va aux sports d'hiver et c'est  pas toi qui pourrais te les payer pouffiard. - Tu veux une baffe ? - .Je le dis à maman et tu ne me revois plus et tu seras bien emmerdé parce que tu es amoureux de moi mais tu peux courir et si tu me touches j'appelle les flics.     
 - Tu t'es regardée?  - C'est dégoûtant d'espionner les gens t'as qu'à te remarier ou aller aux putes.                                   - Ça suffit Marianne merde, c'est chez toi oui ou non ?” Marianne prend son souffle et lâche tout d'une traite «Avant c'était chez moi maintenant on a déménagé mais c'est pas une raison t'as pas le droit d'entrer fouiller partout avec tes pattes de porc pour piller dans le frigo et si on avait su que tu devais habiter là on se serait tiré encore plus vite - C'est le concierge qui...  - Parfaitement que c'est  le concierge - Et pourquoi tu ne vas pas l'engueuler lui ? - Parce qu'il est pas tout le temps à me chercher.Tu ne m'as pas encore tripotée mais c'est dans tes yeux. » Boris Sobrov   demande pourquoi le concierge éprouve le besoin de raconter tout ce qu'il fait;
                              Marianne répond que sans ça il ne serait pas concierge, elle ajoute encore qu'elle préfère s'amuser avec Grossmann que de rester à faire des maths avec un vieux grognon - "chez toi il n'arrive jamais rien ». Puis ça s'arrête, la petite fille aux cheveux noirs revient le lendemain avec les provisions. Boris s'est arrogé le droit de contrôle sur tous les résultats scolaires de Marianne ; il consulte le carnet de notes, il joue au père, l'exaspération croît de part et d'autre. Boris lui dit qu'elle a les mêmes yeux noirs que sa fille à lui, qu'il n'a pas revue depuis longtemps. « Elle faisait les mêmes fautes que toi.  - Elle est dans ma classe.” Boris est bouleversé. Il demande doucement, comme on tâte l'eau, la manière dont elle se coiffe, si elle travaille bien. Si elle parle de lui...Marianne se rebiffe. « Elle est dans une autre section, ta fille, on se voit aux récrés, ce n'est pas ma meilleure copine, ma copine c'est...
- Je m'en fous - attends, attends ! - comment elle s'appelle ta meilleure amie ? - Ah  tout de même! Carole.” Boris demande si Carole travaille bien, si Marianne et elle ne se sont pas disputées, si elles ne pourraient pas venir travailler ensemble... « Je ne l'amènerai jamais ici ; tu nous forcerais à faire des choses.” Boris pousse un soupir d'exaspération.
Il la laisse en plan, passe à la cuisine pour bouffer du fromage blanc, à même les doigts. Il est bien question de leçon de maths. Quand il revient Marianne de l'air de se payer une tête. Boris fouille dans une pile de dossiers, les dossiers s'effondrent, il les reclasse. Récapitulons. « Tu n'es pas mon père". Elle ne me l'a pas encore faite celle-là. « Tu n'es pas ma mère ». « Tu ne sais rien de moi" - ne pas raisonner. "Intuiter". J'ai divorcé depuis six mois. Cette  fillette est déposée chez les concierges par une femme qui n'est pas sa mère. Marianne ressemble à sa fille qu'il n'a pas vue depuis six mois – putain de juge – une femme. Marianne connaît Carole Sobrov. Non seulement c'est sa meilleure amie, mais elles sont devenus demi-sœurs par remariage – sa femme s'est remariée avec le père de cette petite guenon de Marianne.
Il se cache le front dans la main. “J'ai très mal à la tête. - Je m'en vais, ciao”.

                X
                                 A peine Marianne et sa tignasse ont-elles tourné le coin du palier que Boris dévisse la minuterie. Panne. « Merde » dit l'enfant. Boris se faufile en chaussons derrière elle  dans l'escalier. Juste la lumière du puits de cour. Il dérape sur les marches. La rampe est encaustiquée. Devant lui, Marianne s'arrête dans le noir, relève la tête.                          Au premier, elle réussit à renclencher la  minuterie. Boris la suit toujours. Au rez-de-chaussée, la loge forme l'angle dans la cour. Les vitres laissent tout voir. Boris, dans la cour profonde, se colle contre un mur entre deux poubelles. Comme dans un film. Dans les couples, ce que Boris déteste, c'est le mari : il n'a rien d'intéressant entre les jambes. Tant de femmes raffinées collées à des butors. Le père de Marianne, c'est pareil. Trop grand, trop fort, la voix désagréablement masculine. Ses gestes sont brusques. Il ressemble à une bite. Tous les hommes ressemblent à des bit es.
                             La petite fille pleure, à présent. Même si c'est une teigne Boris se sent bouleversé. Tout le monde s'engueule, le père et le concierge se menacent mais c'est Marianne qui se prend une claque. Boris bondit, arrache presque la porte et se mêle au tas. Le beau-père le prend à partie : « Vous laissez traîner vos pattes sur la petite. Vous faites espionner un appartement privé par l'intermédiaire de cet individu. Vous êtes un fouille merde. Je vous en foutrai des cours   de maths. » Tout le monde se quitte pleurant, gueulant, Boris s'en remonte chez lui, brouillé avec                         Grossmann et sans espoir de fillette à venir.
                         A ce moment "Ti sento" se déclenche dans la pièce voisine, et cette fois, on danse.                          
                                                 X

      "Chère, Lioubaïa Tcherkhessova !
                             "Je souffre à crever parce que le voisin ou la voisine fait gueuler un tube infect en italien, "Ti sento". C'est pire qu'une rage de dents et je ne peux pas m'en passer. Je ne sais toujours pas si c'est un homme ou une femme qui passe le disque, et qui danse. Ce qui chante, c'est féminin, ça crie toujours les mêmes voyelles avec chambre d'écho, mes cours d'arménien vont bien, je m'embrouille encore dans le tatar. "Ti sento" est le meilleur morceau, les autres                          braillent le rock à la sauce Eighties', je suis sûr qu'on le fait exprès pour m'emmerder, si tu                         n'habitais pas à l'autre bout de Paris ce serait toi.
                             "D'ailleurs j'y suis allé l'autre jour avec le concierge et son passe-partout. Je n'ai rien fouillé, rien dérangé du tout. D'après le père Grossmann ce serait une sorte de chambre de passe, une fois j'ai surpris des baiseurs à travers le mur mais ce n'était pas toi. Le concierge ment. Il y a là quelqu'un. Qui paye son loyer. Qui n'emmerde que moi. Un jour je le coincerai. Le ou la.     Si c'est une femme, ça va chier. Terminé les petites astuces : Marianne c'est ta fille, enfin, celle de ton homme, un vrai, un gros  porc - pour l'insolence, la morveuse, impeccable. Elle a craché le morceau.
    C'est vous qui me l'envoyez depuis trois mois pour espionner. Il n'y a rien à espionner. Il n'y a pas de femme ici. Pas d'homme. Pas d'argent. Comme un moine. Et je suis en règle avec les services d'immigraiton si tu tiens à le savoir. Et je suis sûr qu'elle cache autre chose, ta Marianne.     Elle me cache ma fille. La vraie. Elle sait quelque chose sur l'appartement d'à côté. Elle a pleuré quand elle a su ma visite avec Grossmann. Elle est allée se répandre comme une poubelle à la loge devant ton mari de mes couilles, qui a failli me taper dessus.Elle raconte que je la tripote.
                            "Toi, ça fait un temps que je ne t'ai pas vue. La dernière fois c'était au grand bureau. Soixante-dix ordinateurs. A devenir fou. Je ne sais plus comment ça a commencé. Tu as                         toujours une engueulade de réserve. Moi aussi. Ce n'était pas la même. Petit à petit les soixante-neuf têtes se sont levées, les ordinateurs se sont tus, nos paroles se perdaient dans l'épaisseur de l'air, tu t'es fait virer puis aussitôt réintégrer pour "bons antécédents", pour moi c'était définitif, je travaille pour la misère, tu crois que ‡a m'intéresses de vérifier des listes, de faire le compte des morts, vérifier les adresses , les patronymes : «Ivanovitch » ou « Pavlovitch? »
                        ...Sagortchine a-t-il reçu sa pension ? Que devient Berbérova? A-t-elle trouvé un    
emploi en rapport avec sa formation ? A quels cours sont inscrits les frères Oblokhine ? Pourquoi Sironovitch a-t-il divorcé ? de quoi est morte la Bibliskaia ?  Quel nom portait-elle en Espagne ? Le KGB a-t-il relâché  Dobletkine ? Pourquoi tous ces gens-là n'adoptent-ils pas définitivement un nom bien français ? toi au moins tu ne t'es pas remariée avec un Russe. Mais ton Léon Nicolas, dont je viens de faire la connaissance, c'est just un gros tas  de vulgarité - le Russe, c'est un prince, ou un moujik. Je sais comment ça va finir : toujours la faute de l'homme ! Je ne suis tout de même pas le seul éjaculateur précoce de France et de Russie Blanche  réunies !
                         "Avant l'informatisation nous travaillions  ensemble. Avec de vraies fiches, dans les vraies mains. Tu dictais, j'écrivais. Maintenant je travaille seul. J'ai une carte de Paris et de l'Ile-de-France où je peux lire qui, et à quelle heure, dort dans quel lit, et en quelle compagnie. Je te promets de t'aider à la cuisine, j'essuierai mes pieds, je ne te tromperai plus sans en avoir vraiment envie, je ne ramasserai plus de chiens dans la rue, en ce moment je n'en ai pas. Nous écouterons autre chose que de la musique classique, tu pourras aller seule au ciné, tu ne peux pas savoir à quel point ces vingt-cinq semaines m'ont transformé‚ reviens." Le surlendemain Boris reçoit un télégramme ainsi conçu :
                                       "VA CHIER. "
                        "Ti sento" se déclenche, Boris prend le métro jusqu'à La Râpée, pour visiter la rue Brissac : il la  remont‚ il la redescend, la rue est à lui, il en est à la lettre B. Il hume le parfum du métro, il trace dans les couloirs carrelés, bifurque sans ralentir sous les plaques bleues, suit des épaules, un cul, des talons, s'accroche aux barres, marque ses doigts sur le chrome, invente les coucheries des femmes, note les rides de fatigue, évite les haleines, joue avec son reflet sur la vitre noire et le tunnel qui court, tâte son portefeuille, ne cède jamais sa place. Dans Paris, Boris prend la première à gauche puis à droite et ainsi de suite, ça le mène parfois très loin, il voit des maisons, des  trottoirs, des voitures ; des crottes, des gouttières avec les petites annonces collées dessus, la pierre des immeubles, des vitrines de coiffeurs, de bouchers, d'ordinateurs ; des prismes Kodak, des servantes en carton "Menu à 60 F""Menu à 120 F"– et des gens.
                        Des gens comme s'il en pleuvait, comme s'il en chiait, mal fringués, super-chic, soucieux, d'âge moyen, noirs, enfants, groupés, par couples qui s'engueulent, qui s'aiment, en                débris, "alors j'ui ai dit", "pis elle a répondu", "forcément » - les oreilles qui traînent, les narines à l'essence, et le grondement continu de marée montante qui fait Paris.
    Comme au débouché de sponts, ou sur les places circulaires, il est difficile de trouver "la première à gauche", "la première à droite", Boris s'immobilise, tend les bras dans la foule indifférente, se décide pour un cap. Derrière la Bastille, en un quartier cent fois                        parcouru, voici qu'il découvre un quartier - "...j'aurais pourtant juré..." - où jamais ni lui,                         ni personne, n'a mis le pied. Il s'avance en flairant , deux murailles, un trottoir déjeté, une vitre fêlée, « CREPERIE », plus bas en biais « en faillite »  et des pavés. Un petit vent. Un caniveau qui   pue. Peut-être un vieux qui crochète une poubelle avec application. Peut-être un chien.
                       Et là-haut, dans les étages, "Ti sento ti sento ti sento » - Boris immobilisé -  sur le tuyau de gouttière un papier périmé "La Compagnie de l'Oreille » joue "La Cerisaie"- le soleil ne perce pas, un pigeon pique du bec, le chien nez au sol, le pigeon s'envole, fin du disque, le portail s'ouvre, le heurtoir retombe, une femme jeune, vive, sur le trottoir en cape orange ; peut-être que là-haut chez elle les fenêtres donnent sur (le bassin de l'Arsenal ?) Boris lui                        laisse une bonne distance d'vance, la suit (la cape orange !) place Mazas, à la Morgue au Pont d'Austerlitz. Il baptise la femme "Ysolde", au-dessus de la Seine l'odeur de l'eau                        emplit les narines ou le devrait,  un jeune homme dépasse Boris en rejetant son foulard sur son dos.
                            Place Valhubert, face au jardin des Plantes,  il la suit de très près, de feu rouge en feu rouge, la cape orange court et court dans le déferlement des roues, un grondement continu  remonte par le Quai d'Austerlitz, les voici côte à côte.
                       Elle a très exactement le nez de Paris, les cheveux bouclés, le  sac à main  est  vert – il la perd –  bouche de métro – figure obligée - couloirs d'Austerlitz. Chacun sa voiture. Station, station - près de la porte – montant de chrome -  pivote, s'efface -  pivote, redescend, remonte – bienfaisante affluence -  le nez dans les cheveux d'autres femmes ou sur les calvities, les pellicules - « Place d'Italie » -  facile - la cape orange force - Boris lourd et vif contourne les épaules, les hanches, passe de biais, trébuche devant le dos des vieilles.
                          Une autre rame et même jeu. C'est elle, la rockeuse latine – mais à la station vide,  enfin, où elle descend, la femme fait volte-face, l'insulte, le frappe avec son sac à main - « Attendez! Attendez ! » - Boris court, trébuche. Ils débouchent tous deux à l'air libre [Nuit, Pluie] :
                          « Qu'est-ce que tu me veux ?
                            - Vous parler.
                            - Me parler, me voir, me toucher, me sauter, dégage!
                            -  "Ti sento, ti sento , ti sento"!
                           Ils crient, ils courent [pluie renforcée]    - Votre nom? Votre prénom?
                            Un portail lui claque au nez. 26 rue de M.  Le même disque aux deux adresses. Boris s'essuie la joue, tourne le dos, s'engouffre dans son propre escalier, tourne la clef de son                        enclos – aussitôt le disque se déclenche, très fort – alors Boris danse, comme un ours, comme un  boeuf sous électrochoc ; le lendemain il se demande pourquoi le père de Marianne amène sa fille à la loge. Soit pour le narguer. Hypothèse exclue : le divorce fut aux torts exclusifs de Boris.                           Soit pour se débarrasser de Marianne - haine réciproque. Possibilité de récupérer l'affection de sa                         femme = ? Boris lutte cinq minutes contre la nostalgie. « A moins que » poursuit-il « le nouveau mari ne dépose Marianne chez le concierge que pour se rendre chez une maîtresse - Mauricette » - il l'appelle Tcherkessova - me reviendrait - ah non ! »  
                            Le concierge est suspect : parfaitement, Grossmann. Impossible à filer.  « Il s'introduit là-dedans comme il veut ; il se sert en saucisson , il prétend que l'appartement sert de chambre de passe ; il déclencherait lui-même « Ti sento" sans parler - quand le disque se                         déclenche Boris ferait mieux de lorgner par-dessus la loge depuis là-haut plutôt que de courir s'écraser l'oreille   au mur,  Grossmann lit dans sa chaise longue, bientôt dans son fauteuil roulant – ce n'est pas lui. A moins qu'il ne tienne une télécommande sous le journal ?                            "Acheter des jumelles".
    Boris se plaque au mur, haletant, les lèvres sur la peinture sale, soudain le disque ralentit, la voix vire au grave en pleurant, c'est la panne, c'est grotesque.   Silence. La cour est noire. Grossmann est rentré. Dans le ciel la rougeur de Paris, les meubles se découpent peu à peu, Boris se déplace avec des précautions de poisson-chat.  Les autres cours résonnent, lointaines,  aquatiques. Un faisceau mobile sous la verrière de la loge.  Et voici les fenêtres partout qui s'éclairent. Fin de la panne. « Sauf chez moi ». Le disque ne reprend pas. XXX 64 06 30 XXX
    Boris frappe à la cloison. C'est la première fois. Dans l'épaisseur du mur en dessous une tuyauterie  transmet un message , la minuterie des cages d'escaliers se  rallume. A côté, personne. Pénombre. Inquiétude. Boris téléphone : « Concierge ! Concierge !
                                  - Vous êtes obstiné, M. Sobrov.
On a trouvé en Chine centrale une touffe de poils n'appartenant ni à l'espèce animale, ni à l'espèce humaine.
ILS Y RETOURNENT.
                                  Le concierge souffle au deuxième palier ; il resserre ses bretelles . -...Vous n'avez jamais vu de petite femme blonde, frisée?...Nez en trompette, cape orange ?
 - Les femmes changent souvent de vêtements. Je ne sais pas ce que vous trouvez à cet appartement. Il est loué. Personne n'y habite. Vous feriez mieux de consulter les petites annonces.
                                  - Je ne veux pas déménager.
                                  - Les annonces matrimoniales.
Vous me prenez pour un cinglé.
ILS ATTEIGNENT LE TROISIEME ETAGE
                                - Le r'v'là votre appartement...C'est ouvert. Il y a de la lumière. »
                                  En bleu de travail à même le sol, un coffret d'électricien entre les jambes, les yeux levés la bouche ouverte, le père de Marianne. Il dit  : «J'installe. - J'installe quoi ? » Il se redresse. Un mètre quatre-vingt dix. Des cheveux gris blanc. Boris ne lui serre pas la main. L'Alsacien est de la même taille. « Vous ne m'avez pas dit que vous étiez                             électricien, dit Grossmann.
                                  - A l'occasion.
                                  Le concierge sort trois bières du frigo. « C'est petit ici dit-il. Je me suis trompé  dans les branchements l'année dernière. Moi aussi je bidouille de temps en temps." Il prononce « pitouille ». Boris demande lâchement au père de Marianne ce qu'il tient dans la main. L'autre appuie sur les touches d'une espèce de boitier blanc ; chacune d'elles correspond à un bruit particulier. Il fait entendre successivement : l'ouverture d'une porte, le déclenchement de la radio, la chasse d'eau, une baise. Tout cela sort d'une bonne dizaine de haut-parleurs habilement dissimulés dans tous les angles des plafonds.
                                  - Je peux aussi allumer ou éteindre les lumières, lever ou baisser les stores.
                                  Ses doigts pianotent avec désinvolture, c'est un vrai tonnerre de stores.
                                  « Vous pouvez mettre un disque en route ?
                                  - Je n'y ai pas encore pensé.
                                  "Ti sento" trône sur le tourne-disque, noir, insolent .
                           
                                                       X

                                  Les trois hommes se retrouve au « Rétro" pour de bons instants de gueule. On a les amis qu'on peut. Les garçons portent des tabliers blancs, des moustaches en crocs et des rouflaquettes. Décor ordinaire, prix modérés. L'Alsacien picore des moules en faisant des grâces, , Boris ne quitte pas des yeux le grand Auguste, père de Marianne, second mari de sa femme, qui   décortique l'os de son petit salé. « Tu comprends Boris dit Auguste en                               mastiquant – ce tutoiement me souille l'estomac - nous sommes quatre à louer cet appartement ; Heinrich - il montre l'Alsacien qui empile ses valves au bord de son assiette - nous a signalé une belle occase.
                                  "En revanche il ne paie rien et peut baiser à deux pas de chez lui - tu ne manges pas ? » Boris enfourne précipitamment sa fourchette de nouilles : « Je ne crois pas ce que vous dites, fait-il la bouche pleine.Grossmann avale d'un trait un verre de Traminer. « T'entends ça Heinrich, v'là l' Russkoff qui se la joue fleur bleue. Mais y a personne là-dedans, mon vieux, rien que des couples de passage, comme toi et moi! » L'Alsaco rit très fort. Boris : « Connaissez-vous une femme blonde avec une cape orange ? avec un sac à main. » J'aurais bien revu ma femme ; Auguste me protégerait contre les rechutes.
    A haute voix : « Je peux venir avec vous ? » Auguste devient dur. Il dit que c'est trop tôt. L'Alsacien bien rempli devine tout. Il se rejette en arrière, repousse les moules : « Ma femme ébluche des patates à la loge - tranquille! La sienne vient souvent au 126 faire des passes. » Et Boris ne bondit pas. « Vous êtes tous montés sur ma femme ? ...On ne peut pas satisfaire une femme en la faisant pute !... Est-ce qu'elle va bien ? - Comme une pute dit Auguste. - Vous  mentez. » Le ton monte. Boris dit qu'on lui vole un amour immortel, juste au-delà du mur ; que c'est une jeune femme isolée qui vit là, chaste, mystérieuse, attirante, d'origine italienne, et                         silencieuse. « Quant à la connasse qui partage ton lit maintenant, elle ne mérite pas tant de recherches. »
    De retour chez lui Boris, calmé, examine la situation. Il avait failli
                        nouer des liens : ces hommes indignes ne
                        l'impressionnaient plus.
                        
                                                X          
Ce que se disent les petites filles
                 
                            - Je vois ton père tous les jours dit Marianne.
                            - Plus maintenant dit Sandra.
                            - Tu t'appelles Sandra dit Marianne c'est naze.


                   Sandra souffre de son prénom : une idée qu'elle a. Sa mère la couve ou l'engueule, c'est selon : « Tu ne verras plus ton père.  - C'est pas juste.  - Il me tirait par les cheveux. - Pourquoi Marianne elle peut le voir, papa ? »  C'est Marianne qui répond, un soir, sous les draps : « Un jour il  me tripotera, et comme ça il aura des emmerdes ; les étrangers, c'est tous des anormaux. - Pourquoi tu fais ce qu'il te demande alors ? - Ça m'intéresse de me faire tripoter. - Il le fait ? - De toutes façons je ne peux plus y aller. - Tu lis que des cochonneries. - Toi aussi. - C'est pas les mêmes livres.
                        
                                                 X

Lettre d' Irène (“Tcherkhessova”) à son ancien mari                                 
                            

    Cher Boris,
    Auguste  nous laisse de plus en plus tomber. Il s'absente, et ne boit pas. Son humeur  est de pire en pire. Tu m'as parfois claquée mais après on s'embrassait, lui, c'est ni l'un ni l'autre.                         Je m'ennuie tellement que je me mets à lire. Marianne, c'était pour avoir de tes nouvelles, mais elle ne dit que des méchancetés, Auguste ne veut plus qu'elle te revoie, il a peur que je te rencontre, il nous boucle toutes les trois, il revient à deux heures du matin, il ne sent même pas la femme, on peut dire que je n'ai pas de chance.
                            L'après-midi va sur sa fin, il y a encore du soleil. Sandra lit beaucoup. Je    t'embrasse.
                                                              Irène.                        
                                                X
                        
Suite
           Une femme blonde en cape orange, très à la mode en ce temps-là, Sandra, et Marianne, en jupe vert crado, se faufilent dans l'appartement mystérieux ; les pièces ne conservent aucune trace d'occupation : murs propres, meubles d'hôtels, fringues bon marché sur les cintres, autant d'hommes que de femmes ; Sandra déchiffre les titres sur l'étagère : « Ainsi     parlait  Zarathoustra »,  "Vieux crus de Bourgogne", les "Fables" de La Fontaine, qu'elle ouvre sur un canapé bleu, les genoux bien droits. « Qu'est-ce qu'on est venues foutre ici ? » dit Marianne.                             La tête plate d'Irène (une idée qu'elle a) pivote à la recherche des judas décrits par Auguste. Marianne se dirige à pieds joints vers le tourne-disque. "Ti sento", qu'est-ce que ça veut dire ? - "Je t'entends", "je te sens", dit Clotilde.
                        Elle applique son oeil au viseur : juste aux dimensions de son orbite. Sandra, qui lève les yeux, ne voit de sa mère que la tresse blonde remontée en crête, à l'indienne - "Ti sento ti sento ti
sento..." - Marianne ! Qu'est-ce que tu  fais dans mon dos ? » La rhytmique passe d'un baffle à l'autre (échos stéréo, effets de vagues, caisse claire – "ti sento ti sento") - « Les Italiennes crie Marianne faut que ça gueule ! »
    Irène voit tout par l'œilleton : Boris qui danse avec des grâces d'ours, qui se balance,qui  tourne sur soi-même, puis d'un seul coup fonce droit sur le judas. La perspective déformée fait voir une grosse tête de tétard avec un petit corps et des petites pattes derrière. Si Irène se retire, il verra  la  lumière, il se saura observé – deux yeux de part et d'autre se fixent de trop près pour se                         voir, c'est Boris qui recule, qui montre le poing, qui prend un gros cendrier puis qui le repose, pour finir il se tourne et se dégrafe la ceinture, sa femme s'enlève du trou, le disque continue à gueuler.
                  Quand le silence est revenu, les trois espionnes se sont regroupées sur le canapé, elles se parlent tout bas, un verre se brise de l'autre côté de la cloison – "et s'il s'ouvre les veines ?" dit   Sandra, "Tu connais mal ton père" répond sa mère. « Ce qu'il faudrait dit Marianne ce serait de faire venir ici une femme très jeune et très blonde. Moi j'aimerais devenir une jeune femme                        blonde. - Ça m'étonnerait ricane Irène. Marianne dit d'une voix bizarre qu'elle en connaît une qui lui plairait bien, qui serait prête à emménager ici ; elle n'a qu'un seul défaut : « Elle a voulu me tripoter. - Tu ne penses qu'à ça dit Sandra. - Où as-tu connu cette femme ? Dit sa mère.
    De l'autre côté une porte claque, une clef tourne dans la serrure, Marianne n'a pas répondu, « Il s'en va » dit Clotilde. Elles quittent précipitamment toutes les trois le 127 et descendent quatre à quatre les escaliers. « C'est papa !  C'est papa ! » crie Sandra . Elle saute contre le carreau sale ; en face dans la cage vitrée symétrique Boris tête basse - « vite ! » - Sandra fait le tour, pousse le vantail du rez-de-chaussée, reçoit son père dans ses bras, Boris chancelle, Marianne et sa femme se sont rejetées à l'intérieur, Auguste rapplique sur le trottoir les deux hommes se gueulent dessus en même temps Qu'est-ce que vous foutez là ? - Sandra s'enfuit en pleurant, on l'entend courir dans la rue de l'autre côté du vantail.
    « Elle remonte vers le métro dit la mère, pour une fois elle se prend Marianne dans les bras - « tu trembles ? » A voix contenue les deux hommes continuent à se quereller, ils ne veulent pas se battre, ils n'ont rien à se reprocher, rien de bien précis - « Le judas ! » crie Boris – puis tous s'enfuient, Marianne et Irène repassent la porte cochère en retenant leur souffle, Sandra est sur                         le quai, elle n'a pas osé prendre le métro toute seule.
                        
                                                X
 
Boris viole des domiciles
    Boris tient à la main une lampe sourde.  Il a juré qu'il finirait bien par savoir « ce qui se passe ailleurs ». Au moins savoir « ce qu'il y a » : des objets, des profils de vases dans la lumière,
des coins de meubles, des coudes de fauteuils. Et puis la peur, l'envie  d'être surpris, d'être abattu : les intestins, le coeur. L'intérieur. Il a eu l'idée d'envelopper ses souliers. Il voit des.piles de livres, un bureau, un miroir où il se reconnaît avec sang-froid - pourquoi ces portes intérieures ouvertes ?  qui est-ce qui  bouge dans l'armoire ? - autant de sourdes palpitations. Déjà Boris aimait de jour longer les murs où les fenêtres au rez-de-chaussée se défendent sous leurs jalousies   de bois ; il regardait furtivement, par-dessus, la préparation du repas et les lèvres qui remuent dans le vacarme des voitures, la blême électricité du jour qui tombe ; plus au premier étage, parfois, des têtes  coupées par des larmiers, des bras levés dans des armoires, qui ferment des   volets.
    Ce qui instruit aussi c'est de se porter en avant des passants, pour capter leurs propos tronqués, insensés, « alors je lui dis... » - « et elle a répondu... » - Boris choisit les appartements momentanément vides, c'est toute une enquête, toute une filature, il épie les femmes seules mais toutes se méfient, instinctivement, se retournent à l'improviste, il se rabat sur la loge du concierge, un soir qu'ils sont au cinéma – rien d'exceptionnel : des tiroirs, des ficelles, des cartons, des rideaux champêtres et la Bible en allemand. Il flotte une odeur de loge. Non, le bon plan, ce serait d'entrer juste sur les pas d'une femme mariée, sans viol, avec des enfants                        bruyants, un mari dans un fauteuil qui demanderait  "Qu'est-ce qu'il y a au programme à la tévé ?" - les gens  auraient laissé la porte ouverte.
                            ...Il s'est introduit par la cuisine, s'est glissé dans le vestibule‚ aplati dans l'allée du lit, la peur au ventre et la retraite coupée, s'est dévoilé. « J'aimerais qu'on viole mes intimités », c'est ce qu'il a dit, le mari a gueulé «Appelle la police ou les dingues », il s'est enfui d'un bond. L'étape suivante est de surprendre un couple pendant son sommeil. Il dort deux heures à l'avance. Plusieurs fois  il s'enfuit sous les signaux d'alarme. Il acquiert une grande dextérité dans le maniement des clés plates. La marche à l'aveuglette : silence absolu, retraite assurée. Les doigts sur la lampe, translucides et rosâtres, l'ombre des os – des sens d'aveugle – aucun heurt. et ne heurte rien.
    Les enfants n'entendent rien. Eviter les chiens, à tout  prix éviter les chiens.  Mais parvenu sur place : jamais - les gens ne ferment leurs portes intérieures. Boris hésite, sent s'épancher l'onde mixte d'un couple, devine formes, souffles, parfois le néon de la rue - la veilleuse - ou la lune – qui surlignent  un profil ou  modèlent un visage entier – sur les lits de doux mouvements de dessous l'eau. Les couples aux yeux fermés se regardent ou se tendent le dos, jamais ne font l'amour, ni ne s'éveillent. Boris ensuite redescend à pied la rampe du parking souterrain, sans arme, sous le plafond trop bas la lumière et la forte musique où se fondraient  les cris de victimes, sur fond de  vrombissement d'extracteurs d'air.
                            Le sol est noir semé de paillettes, les voitures de  longs corbillards aux chromes troubles, Boris ne sent pas le danger. Il ouvre les portes, ne trouve qu'un parapluie télescopable qu'il  jette sous de  grosses roues, plus loin. Il couche dans le  duvet vert qu'il tenait sur son                         dos et s'allonge place  27 ou 30,  à 7 h une équipe de réanimation le tire à demi                         asphyxi »,  il doit se présenter chez un  psychiatre commis d'office, il maigrit,  ne parle plus, reste en liberté, ressort  plus fréquemment - ti sento ti sento ti sento"– chaque soir de plus en plus fort,  la cloison tremble il n'en parle pas pour éviter de  passer pour fou - ses déplacements ne sont pas encore sous contrôle, une nuit, mouvant paisiblement ses doigts en coquille rose, il se sent soudain  saisi au- dessus du coude : « Qui t'a mis sur le coup ? »
                            - Personne, personne, dit Boris.
                            Le cambrioleur fait main basse sur tout ce qu'il trouve avec une banalité de toute beaut‚ le Couple sur sa Couche sommeille dans la présence, Boris suit le voleur sur le palier, le frappe et le laisse évanoui, il a  le coeur qui bat à se rompre, c'est à présent une nécessité : repérer l'immeuble et les allées et venues, s'introduire de jour dans l'escalier, chercher refuge dans des coins très exposés, les concierges n'existent plus, les siens sont les derniers ; il reconnaît volontiers qu'il lui serait totalement impossible de travailler en banlieue.
                            Cela devient de plus en plus monotone, de plus en plus excitant. Un homme seul soudain sortit de son sommeil, ouvrit les yeux, se dressa, le fixa sans frayeur. Boris sortit à reculons, heurtant une chaise, ce n'est rien  murmura l'homme à sa femme qu'il n'avait point vue. Aussi les  jours suivants Boris  se livra à une frénésie d'effractions, perdit toute maîtrise, mangeant peu, ne buvant plus une goutte de vin. Il s'engagea dans une interminable suite de pièces de plus en plus  profond devant une file de - fauteuils, tables, dressoirs, houssés de blanc, et comme une lueur l'attirait il se trouva auprès d'une veilleuse comme on en voit souvent au chevet des enfants.
Le mort est sur le dos, nez découpé, bras le long du corps,  femme à son côté les yeux grand ouverts, boucles noires détachées sur le blanc cassé de l'oreiller. Un souffle passe ses lèvres entrouvertes et la femme sourit, découvre sa poitrine et son bras jaune, Boris éclate en sanglots et se retire au pas de charge à travers tous les meubles, dévale les étages et sur le trottoir lâche une clameur de victoire. Il se barricade chez lui jusqu'à midi. Il a dormi sans rêve, sa bouche n'est pas sèche, vérifiant son haleine au creux de la main il la trouve très  pure, le soleil donne à travers un trou du rideau.
    Tirant du lit son bras gauche il observe à présent l'étrange phénomène de la terreur, un frisson dressant  chaque poil au sommet d'une minuscule pyramide, quoiqu'il éprouve une intense irradiation de paix. Il respire profondément, rejette le drap des deux jambes et se prépare un café‚ des  chansons plein la tête, il se fait des grimaces en se rasant. Il sait qu'il ne retournera plus dans les appartements obscurs où s'endorment les  spectres. Il change tous ses habits de la veille. En promenade il s'achète des  chocolats et des pralines pour vingt francs‚ et, l'estomac délicieusement barbouillé,  passe rue Broca, traverse Port- Royal, son pas est vif, l'atmosphère encore matinale, je suis  heureux de vivre seul..
                          Il se tient droit, respire le trottoir fraîchement arrosé,  se perd place Censier, remonte vers la Mosquée, repère une affichette  contre l'invasion du Tibet, voit sortir de Jussieu une marée d'étudiants. Puis Boulevard Saint-Germain, le pont,  rue Chanoinesse le cœur  neutre,             indolore à présent, rue Massillon, puis le métro. Il se récite des vers, personne ne fait attention aux fous dans le métro. Demain – trois mois depuis le divorce – finies les scènes de soixante-douze heures – nuits comprises - bénie soit la solitude, la solitude, la solitude. Il revient chez lui, chez son disque, chez une femme imaginée dont il est fier de se passer.
                    Il jette sa veste sur le lit, court se coller à la cloison et frappe au mur, c'est la première fois qu'il ose, que ça lui vient à l'esprit, les solutions les plus simplistes vous surprennent comme ça, d'un coup, de taper comme les prisonniers de partout - un coup pour A , deux coups pour B, c'est l'illumination, c'est l'évidence, il tape 17, 21, 9 ; 5, 20, 5,19 ; 22, 15, 21, 19 « QUI-ETES-VOUS ? » ça répond "M-O-N-I-C-A" puis le mur dit « 21, 5, 14, 5, 26 » - « Venez me voir » - cest un appartement de passe pas vrai dit une voix ce n'est pas vrai TI SENTO TI SENTO TI SENTO chant de cristal tout en écho tout en feed-back « estatua spaventosa, io son la tua schiava, ti sento ti sento ti sento" -  « statue effrayante je suis ton esclave car je t'aime perchè ti amo et Boris danse, danse, depuis Monteverdi, Gesualdo, Lulli, toujours, toujours dans l'opéra italien la modulation en finale "perchè ti amoooo" - Boris danse, danse, "this is a long-playing record" - l'amour est d'être l'écho de l'Autre l'infinie répétition de miroirs face à face à l'infini qui se recourbent il est sûr qu'elle  aussi danse de l'autre côté du mur il sait qu'ils s'effondreront haletants sur les divans exactement symétriques il sait que ce moment ne devra pas cesser.
                  Viens dit le mur vien me voir - et la voix,la voix du disque interminable crie, vivante, en boucle, fend le plâtre et bat dans l'aorte, dans l'occipitale – ils sont bien habillés tous deux, pâles,  très pâles, calmes. Elle a souri la première, il a ouvert les bras, il ne la connaît pas mais c'est comme
si l'on se revoyait, se remerciait – vous avez tous connu cela - dans les deux sens du mot reconnaissance : le vrai désir vient des traits du visage « j'ai pensé à vous Ne me regarde pas comme tu as tardé » peu importe qui parle, ils s'assoient loin l'un de l'autre.
            X
 
                        A quatre rues de là une famille unie regarde la télé un captivant programme : ce sont deux captifs en effet, l'homme, la femme, tournant dans un petit appartement, frappant les portes et  fenêtres, sondant les murs, balançant leurs gros plans de gueule sur les caméras repérées hors d'atteinte et les insultent, cherchant sous l'évier des pots de peinture et de n'importe quoi, s'étreignent désespérément ; juste à l'instant où ils s'exclament "s'ils veulent du spectacle ils en auront", Auguste tourne la tête vers son épouse en larmes qui éloigne les enfants, deux filles sans expression, qui  se tiennent par les épaules : « Vous avez assez regardé. Sandra, Marianne, on part en promenade » et les filles cherchent le plus longtemps possible leurs vêtements de pluie.
                       Auguste dit alors qu'il faut en finir, sort de sa poche un téléphone, Sandra pose la main sur le poignet de son beau-père, atteint la télévision avec de grandes difficultés respiratoires.                         
Boris et Monica, nouvelles connaissances, se trouvent déjà rendus aux dernières extrémités de leurs adieux : allongés sur le petit lit de reps rouge, ils se sont pris aux épaules, par la taille, la bouche et les larmes, et se sont placés côte à côte, sans se toucher. Le pli de leur bouche s'est effacé, puis ils se sont souri, se sont pris la main, se sont relevés pour vérifier posément la fermeture des portes, ont adopté le comportement le plus ordinaire.
    Ils ont attendu. Monica s'est levée pour passer le disque, ils ont dansé en se serrant, la                     harpe électronique dans les oreilles comme une armée en marche ; à quatre rues de là Sandra et Marianne réconciliées dévalent l'escalier : « Je ne peux pas supporter dit l'une d'elle qu'on tue, qu'on  torture, il y a trop longtemps que l'école est finie, que les seuls événements sont ceux des                     parents et  des beaux-parents. » C'est à peu près ce qu'elles se disent. «  Nous allons vivre ensemble ajoute  Sandra, et Marianne sous ses cheveux raides se moque d'elle : « Il faudra chercher des hommes, comme les grandes ! »
     Les deux filles donnent l'adresse au Commissaire le plus proche. Elles parlent de « torture ». « Séquestration » rectifie le Commissaire. Pendant ce temps, Auguste le Nouveau Mari et Irène la Nouvelle Femme décident pour Boris (et Monica, qu'ils ont recrutée dans la rue)  un  châtiment pire que la mort, la Perpète :
Marions-les. As-tu vu comme ils s'aiment ?
Tu as laissé sortir les filles  ?
Monica sera comme un taureau qui survit à  la corrida : irrécupérable  ; tomber amoureuse de sa cible ! Je n'aime pas la banalité.

                       - Tu te rends compte de ce qui peut leur arriver seules dans la rue ?
                        - Elles sont déjà au Commissariat.
                        - On va leur rire au nez. Je ne veux pas que  mon ancien mari – que Boris soit tué.
                        - Ne t'en fais pas. Tout le monde comprend tout au moment de mourir.                                               

            X
                    
                        Dans l'appartement 127, Boris prend une  résolution : armé d'une paire de ciseaux, il tranche tous les fils qui se présentent. Le disque s'interrompt, le silence tombe comme une masse, Boris parle dans un micro qu'il a découvert sous un pot ; peut-être sa voix débouche-t-elle dans un gros mégaphone au milieu d'une pièce vide : plus la peine de l'écouter. (il crie à s'en péter les veines). Derrière une armoire qu'il fait pivoter s'enfonce un escalier, où s'entassent des journaux, des cageots, de la poussière ; descendant plusieurs étages, il parvient au niveau des caves – quatre étages exactement - "Ti sento" se déclenche « Qu'ils y viennent, qu'ils y viennent » dit-il ; Auguste et Irène font alors irruption au 127 abandonné, baissent le son. Ils sont accompagnés d'une   demi-douzaine de gabardines grises mettant à sac tout ce qu'ils trouvent dans les deux appartements, dans les deux immeubles.
    « Regarde, crie Auguste en brandissant des disquettes : rien n'est plus à  jour ! Il ne  foutait plus rien, du tout ! »
                  Les filles sont ravies.
                        Il règne un tumulte hors de toute mesure ; tous se bousculent dans le boyau qui mène aux caves, on s'interpelle en français, en itlaien, en russe, pas un coup de feu n'est tiré, cependant,  Boris s'est faufilé dans un dédale. Partout règnent des portes à claire-voie, des planches verticales, des dos d'armoires en biais. La sciure, et la pénombre qui descend des soupiraux. Les couloirs se retournent sur eux-mêmes. Le tapage des poursuivants permet d'abord très bien de fuir sans discrétion, puis le silence s'établit. On n'entend plus, là-haut près des trottoirs, que les passages espacés des voitures. Boris est cerné, dans un labyrinthe de bois. Sa main serre une solive hérissée d'échardes, il est assis sur une cuisse, s'il dégage son pied le couvercle d'un seau (par exemple)  s'écroulera. Sa respiration courte soulève sous son nez la poussière d'un abat-jour et les sbires se rapprochent. Ils écartent les obstacles avec la  précision
des joueurs de jonchets  Mikado. Les deux filles arrondissent les yeux et mettent le doigt sur la bouche, Boris se minimise - « Il nous le faut vivant » - et lorsqu'il s'aperçoit que sans l'avoir senti sa  manche imperceptiblement glisse contre un vieil étui de violon, Marianne pointe exactement sur    lui son doigt et souffle à mi-voix : « Ti sento ti sento ti sento ».
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

CARRE DE DAMES

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C O L L I G N O N

C A R R É   D E   D A M E S

 

- Watson's international Encyclopedy...

- Tell on... exciting... - la vieille femme se rengorge.

Le représentant se redresse, trapu, les mains bien à plat sur la table :

"Décidées ?

- Oui, dit-elle. vieilles,encyclopedie,science

- Un petit verre ? dit l'autre vieille.

Elles boivent d'un trait :

- Du porto.

- Et du bon."

De la première l'homme ne voit que le nez : une arête, irrégulière ; l'autre, Gretel, ridée comme un vitrail au soleil couchant. Le petit représentant se méfie : une fois de plus, on le fait boire. Le porto l'écœure, l'estomac lui brûle. Sa tête tourne. Les vieilles tiennent le coup. Elles sont à présent rouge sombre, en étau ; il s'écarte :

"L'Encyclopédie Watson, chef-d'œuvre de la rigueur anglo-saxonne...

- Aryenne.

Il sursaute.

"Vous n'êtes pas spécialement nordique, n'est-ce pas ?

- Non, de Nice.

- Arabe ?

- Tout de même pas.

Le jour qui baisse. Sur un fauteuil un tas de couvertures qui somnole. Au-dessus du Niçois passe un dessous d'escalier tournant dans la pénombre.

"Où va cet escalier ?

- Porto ? dit Jeanne.

Le goulot tinte. Le représentant brun pose la main sur son volume :

"C'est toute unesomme. De tout ce qu'on peut savoir.

- Encore un ? - ...je peux finir ? - ...la bouteille ? - ...ma phrase ?

- Nous n'avons pas besoin d'encyclopédie.

- Nous sommes l'Encyclopédie.

- Vous ne savez pas tout ! ...Tout est là !" Il désigne son livre.

- Dô héne, là-dedans ? reprend Gretel en son dialecte- l'homme empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux. Alors l'âtre s'illumine. Dans un crépitement surgit du feu la forme accroupie d'une femme en noire activant le soufflet : Je ne suis pas d'accord dit-elle - c'est Marciau, 140 cm. La mâchoire de Jeanne s'éclaire par-dessous 'un coup, la peau ridée de Gretel vire au mauve et l'escalier jette une lueur mauvaise : je n'achète pas l'Encyclopédie Watson. Elle tient sa pelle à feu toute droite. L'homme prend les autres à témoin

"Vous étiez d'accord, vous deux ; ça fait trois quarts d'heure qu'on discute.

Gretel répète trois quarts d'heure. L'homme titube dans l'éclair des flammes, heurte le tas de couverture.

LE TAS : Aïe !

L'HOMME, apoplectique : Y a quelqu'un ?

Le tas répond bien sûr imbécile. L'homme revient sur ses pas, solennel. Il se masse le front et le genou : "Savez-vous bien - voix grave - ce que c'est qu'un imbécile ?

- Rekarte ta klace répond Gretel. Jeanne rectifie ta glace. - Je ne vois pas de miroir ici. - Pas besoin dit-elle. Ti d'ann autô chrêsoïmetha ;dit la couverture Ce que vous en feriez ? répond-il "Ô courte sagesse, ô sexe imbécile et faible ! c'est bien folie de courir aux miroirs- mais bien plus grande encore de les briser – celle-ci est de moi.

- Proxima mors mox auferet nos dit Jeanne au long nez.

- Sind wir noch immer Frauen ? demande en allemand la Naine à la pelle - sommes-nous encore des femmes ?

L'homme les considère dans le jeu des flammes, et lorsqu'il se rassoit ses articulation craquent nettement. Pas de pitié dit-il à haute voix. "La vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile courent à la mort comme à l'honneur du triomphe"

- CREVE dit l'infirme

- Du Bossuet, Mesdames.

- Sur l'exaltation de la croix, Premier sermon.

- Je sais dit l'homme.

- Bossuet pue du cul dit Jeanne.

L'homme tire vivement j'ai là aussi de sa mallette une estampe qu'il étale et lisse d'un revers de main, puis se recule vivement – toutes se regroupent autour du parchemin où se distinguent une faux, un reflet de flamme une mitre dit Soupov en roulant son fauteuil,d'archevêque "...avec un texte en vers" ajoute l'homme je ne vois rien dit la Naine. Le représentant tourne le commutateur mais les têtes se tournent, réprobatrices. La Soupov sur son siège frémit du menton, le feu pâlit, l'homme les dévisage : C'est l'estampe et non mois, Mesdames, qu'il faut examiner.

- Vous nous avez bien toutes examinées ? bien désossées ? dit la grosse assise. L'homme se tire le pantalon et se carre sur sa chaise : "La gravure" (ton didactique) "a pour titre Der Tod und der Tor"(on distingue en effet, dans la manière de Dürer, un évêque siégeant, la mitre en bonnet d'âne, disputant avec la Mort une partie d'échecs. La Mort s'y tient debout sous forme d'écorché ou de transi, l'immense faux juste au-dessus de la mitre ; à son pagne déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l'ecclésiastique allonge une main gantée toute garnie de bagues).

"Voyez comme il sourit, l'homme d'Eglise, tant il est sûr que s'il est un écu à gagner, l'imbécile l'emportera sur le philosophe – mais dans les plis des yeux, et du menton, observez bien les stigmates de la sottise" - la Naine répond que tout dépend de la façon dont on tourne l'œil – "mais l'Evêque a tort, la Mort étend le bras" - "mat à l'étouffée coupela Naine : Cavalier noir f7". Au bas de l'estampe deux quatrains gothiques, en moyen français, l'autre en haut-allemand :

 

Cil cuyde engeigner la Mort

Par luy desrobber sa bource -

L'inbecille doubte encor

Sil a terminé sa course.

La Naine ensuite lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le quatrain symétrique en Neuhochdeutsch. "Il s'en est fallu de peu, ajoute l'homme, que cette estampe n'ait brûlé, dans l'incendie de St-Léger (Sankt Leodegar)-à Lucerne (1633) - voyez ces traces rousses...

- ...Vous y étiez...

- ...observez également – il place la feuille à contre flamme - ces minuscules coups d'épingle sur la Faux – et sur l'Echiquier : signe de croix.

- Conjuration, dit Jeanne.

- Exorcisme, rectifie le représentant : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O PERE SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...

- Ta gueule.

Sans sursauter l'homme tient la gravure immobile. Jeanne repère d'autres écorchures "sur la tranche, à gauche"– la Naine insinue la thèse d'un arrachage crapuleux très récent.

Jeanne distingue entre les lignes quelques traces en caroline minuscule – Palimpseste tranche le représentant. "Comment diable" hargne la Naine "cette gravure est-elle en votre possession ?" Le représentant niçois invoque l'autorité du Second Cosmopolite alchimiste Sendivogius : "...transmission au Nonce apostolique moyennant fortes indulgences – ce qui se négocie bien plus cher d'habitude – puis passage par Henri-Jules de Bourbon-Condé - jusqu'au grand David d'Angers – post Revolutionem rerum - je dispose aussi par d'ailleurs" ajoute-t-il "d'une importante fortune personnelle - écoutez cette étrange anecdote :

"Le 5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de l'Incorruptible – un chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la main de son partenaire, posée sur un fou devant lui, n'était plus qu'un infect assemblage d'os et de tendons. Levant ses yeux horrifiés, il vit que son adversaire avait pris l'aspect d'une momie suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa ; par-dessous se trouvait cette gravure. Il ne se rappelait pas l'avoir jamais possédée, ni aucun autre de son lignage – et nul de ses gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit sur-le-champ pour l'émigration sans avoir pu réunir ses biens, jusqu'au fin fond de l'Angleterre, et n'en revint jamais.

"L'écorché s'était éclipsé par une autre issue, laissant derrière lui une infecte pestilence. Les domestiques assurèrent plus tard que dans la venelle où il s'échappa, l'homme avait repris son aspect naturel, la perruque juste un peu de travers. Il s'appelait Jean de Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé arrêter le chevalier..."

L'auditoire hoche la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui reste sur la table, à demi-enroulée, embarrassante. Il proteste que les enchères sont montées très haut et qu'il ne compte pas la laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes. Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le charge de vendre une telle œuvre. Certains de mes confrères précise-t-il gravement - Gretel marmonne Sorcier de pacotille et le représentant, imperturbable, déclare ex abrupto que [ses] pensées ont pris un autre cours.

Marciau double ses lunettes d'une loupe et scrute la gravure qu'elle s'est appropriée. De sa poche marsupiale elle tire un crayon, du papier pour prendre des notes. Soupov sur son fauteuil se signe précipitamment à l'orthodoxe et laisse retomber sa main. Gretel bâille. L'homme éternue soudain, sursaute, quelle heure est-il ? - Huit heures et demie dit l'infirme. La Naine renchérit ça fait tard sans lever les yeux de sa feuille. Gretel : Ma montre est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute? - je plaisante... - ...moi j'ai faim dit Gretel - Vous pourriez m'inviter à dîner." Grimace : on n'a pas de chambre. Pesante et contrariée Soupov lève le bras, fixant tour à tour les trois autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage le dîner. Soirée gaufres." L'homme s'incline. Soupov roule sa chaise vers l'âtre et la table, face à lui, où les lueurs croisées du feu et du plafonnier révèlent d'un coup ses joues lunaires.

Les trois autres se lèvent. Marciau, sur la pointe des pieds, place en équilibre la gravure sur ses deux volutes. Soupov demande à l'homme s'il est attendu chez lui : Vous ne m'attendiez pas non plus ,e suppose. Jeanne au long nez passe les plats : "Pour Azraël – Je ne suis pas l'ange Azraël" - "Dieu aide". L'homme ouvre les bras, souriant, complet prune et cravate à pois : Ma tenue n'est pas très protocolaire et Jeanne cligne de l'oeil. Gretel balance les couverts qui cliquètent. Soupov tourne le cou d'un air réprobateur - vous êtes vraiment représentant de commerce ? allez- soyez gentil - montrez-nous votre carte !

L'homme se met à rire et se fouille en vain vous auriez puôter mes dicos de la table tout demême - il les replace lui-même dans sa mallette. La Soupov se signe précipitamment sous sa serviette. Jeanne : Vous êtes juste en face de la patronne. - Je n'avais pas l'intention de changer de place. Gretel hausse l'épaule. Soupov incline avec grâce ses deux mentons. La Naine allume deux chandelles de part et d'autre de l'estampe à la façon d'un tabernacle ; L'homme inspecte la gravure, le rictus de la Naine, à nouveau la gravure : des profils. Devant lui deux cierges en enfilade vacillant devant le feu. Au fond à contre-jour la tête renfrognée de Soupov j'en veux pas de ce machin.

L'homme se soulève en biais pour vérifier, bien en face, le filigrane ou "marque d'eau". Touche du coude le sein de Jeanne qui pouffe en le servant puis réteint le plafonnier. Les quatre femmes et l'homme éclairés par dessous, sinistres. L'infirme penchée à gauche tourne dans un cadre un gaufrier antique plein de pâte au-dessus de la flamme : deux plaques de fonte dans les étincelles. Juste à sa droite Gretel en embuscade pique tout ce qu'elle peut dans la pile de gaufres au ras de l'assiette ; la gnomide fait circuler le plat Et le rhum ? râle Gretel entre ses gencives. - Devant toi. Tu ne la vois déjà plus. Après tout ton Porto ! - j'ai caché le magnum"souffle Jeanne à l'oreille de l'homme. Gretel renverse l'alcool au-dessus de sa gueule édentée : "Encore un gorgeon... - Permettez-moi de vous faire observer" s'enhardit le représentant "que vous avez mis le pouce sur l'embouchure." Gretel se vexe.

Attention dit Jeanne elle est bien partie méfiez-vous. - Une bouteille dans la gueule c'est vite parti – Laissez-la tranquille intervient la Naine en ôtant la grosse fiole des mains de la vieille qui se rabat, décicément, sur les gaufres Le dernier représentant qu'on a eu dit Gretel la bouche pleine on l'a violé. Marciau confirme : On a bien rigolé. "Il courait dans tous les sens dit Soupov il ne trouvait plus la porte : "Bon-alors-écoutez-moi-bien-j'ai compris- v'là tous les papiers-je-me-tire -foutez de ma gueule - plus vous voir plus vous entendre- où c'est la porte – au plaisir – du balai"

Jeanne mime la scène, entasse tout dans une forme de mallette et roule des yeux de dément – Soupov s'effondre sur ses seins, Gretel se plie au ras des flammes. La Naine, enfouie dans une gaufre, pouffe comme un édredon qu'on tape. Il en a oublié sa camelote! - Pardon : deux paquets d'échantillons 45t. Linguaradio dit le Représentant.Les quatre vieilles se regardent, ahuries : "Comment savez-vous ça ? - Bien fait dit Gretel ; d'abord moi j'aime pas les Arabes. - Pas Arabe ; Niçois. - Lui aussi ? - C'est pareil, au sud de la Loire, c'est tous des nègres. - Tu sais ce qu'ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

Arrête de jouer les Ray Charles, pose ta fiole et laisse-moi des gaufres nom de Dieu ! - Y a pas de cidre ? - la grande Jeanne disparaît dans une espèce de resserre d'où elle ressort avec trois litres de brut c'est pour vous - A votre blace dit Gretel je me méfierais elle a l'air vachement partie, un partout. L'homme engloutit le cidre et les gaufres : "Vous mangez toujours ensemble ici ?- la bouche pleine – vous avez de bonnes alloc, non ? Marciau à ras de table fixe l'estampe et la retourne – soudain - la vision se détache, à l'envers, saisissante, en gros traits noirs sur le grain de feuille : la mitre se met à trembler, la bourse oscille au bout de son cordon, la mort joue des mâchoires. La faux s'agite - la Naine alors cligne de l'œil et tourne l'image sous le goître de Soupov, qui sursaute. Le Représentant ne désarme pas, cherche entre les quatre vieilles un lien, une onde, quelque chose - ...entre nous deux complète Jeanne. Gretel : Vous voulez qu'on parle de cul ? - Cuve et tais-toi dit Soupov (hautaine, tournée vers l'homme) nous parlerons de cul si Monsieur le désire. - A propos dit l'homme pas de visites ? - Comment,"à propos" ?s'indigne-t-elle. Le représentant s'embarrasse, le gaufrier tourne et grince sur ses tringles dans un bruit d'armure, Jeanne mâche bouche ouverte et depuis quand vous connaissez-vous ? - Bien assez longtemps fait Soupov très morne. - C'est pour moi ça ? c'est moi qui t'emmerde ?" mais l'homme repère un long regard de biais coulis vers la Marciau qui s'est bien gardée de souffler mot.

Il se frotte les mains pour ôter quelques grains de sucre. "En tout cas dit Jeanne c'est nous qui nous sommes connues les premières. - C'est nous qu'on s'est connues rectifie Marciau. "Pardon" intervient Soupov, j'ai connu Gretel avant toi. Petites annonces complète la Mulhousienne - Soupov précise : "Pour aide ménagère"– Na ja ! soupire l'autre, et dans ce long soupir passent des kyrielles de serpillières et de seaux hygiéniques ; de gants sous les aisselles et le long des seins gras. Il faut avouer récite Jeanne que vous eussiez été tout ébaubis d'apercevoir notre future amie vêtue de satin noir et chapeautée, tricot en bataille, épiant les ébats des danseurs et seuses, battant de sa pantoufle le tempo d'un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

- Qu'est-ce que tu y foutais toi-même ?

- But artistique.

- La chasse aux vieux tableaux ?

- J'observais, dit Jeanne, solennelle.

- Qu'est-ce que j'avais de si observable ? dit Gretel.

- Il émanait de cette femme un je ne sais quoi...

- On le saura que t'as été gouine. Moi aussi, mais che le crie pas sur les toits."

Jeanne prend les autres à témoin : "Je n'ai jamais parlé de ça. Si je t'ai observée, c'est que tu correspondais exactement au type de petite vieille...

- "Petite vieille ! petite vieille ! t'avais qu'à te regarder, eh, cadavre !

- A soixante-douze ans on n'est pas vieux, dit la Soupov, conciliante, retournant ses gaufres.

- Je me serais sentie flattée de servir de modèle.

Gretel, 83 ans : "Et avant de passer, la Soupov, tu vas me les payer, ces trois derniers mois de soins ?

Soupov, exorbitée : "Et les gaufres ? Et ton couvert à l'œil ? Et ta copine que tu as ramenée ? (sans laisser à Jeanne le temps de protester) – et la Marciau, là, est-ce que je lui ai demandé de s'installer ici ? oh, tu en sors, de tes mots croisés quand je te parle?

- On peut toutes se tirer, si tu veux ! tu crèveras sur ton fauteuil ! - Je suis de trop, peut-être ? susurre le Représentant, extatique. La Soupov s'étouffe dans une quinte de toux : des chocs profonds et sourds en ondes mamellaires gélatineuses, tandis que la louche dégouline sur les plaques de fonte. Gretel en titubant la redresse elle se laisserait bien crever ! Marciau la Naine rassoit l'ivrogne et Soupov se rétablit seule en soufflant, l'œil égaré, puis reprend sa tâche sans mot dire.

Marciau roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous avez la télé ici ? - Derrière vous." Le représentant se tourne. "On n'a jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille. "Changez de chaîne pour voir ?" - même image, ronronnement plus aigre Curieux ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se rassoit, bouffe une gaufre.

...S'il y a des disques, ou la radio. "Nous avons un disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui." Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent bon ici. D'habitude chez les vieux ça pue. Chante la pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main sur son cou, répète c'est étouffant - vraiment étouffant.

- Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau ; comme un échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête - tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers ses lunettes - "désir" ?

- Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.

- Aveugle, dit Soupov.

Jeanne : "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu : "Satisfait" - On l'avive, dit Jeanne. Soupov précise qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.

"Il naît", reprend l'homme. Je veux le confort et la gloire déclame Jeanne. "Moi Gretel darde ses yeux ivres. "Deux verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept lettres – orgasme évidemment ! - ça ne colle pas. Gr

- Si, dit l'homme.

La Soupov rit à grands coups d'asthme.

- "Poisson gadidé" en sept lettres ?

- "Bonheur" ?

- Monsieur retarde d'une définition.

- Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher ça ? - lâchez ça tout de suite ou j'appelle la police ! Mesdames je vous prie ! Mesdames !

- ...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? - Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules myrtiformes ça y figure dans votre machin ? hymen, cul ? - ...les grands mots soupire Jeanne.

- Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique, physique...

- C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.

- Soupov, ne commence pas à marchander.

- ...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...

Le représentant siffle le fond du litre :

"Parfait, mesdames, parfait !" - s'essuie les lèvres - "le français n'a plus de secret pour vous !

- Das mag sein dit Jeanne en rapprochant son assiette ("cela se peut") – Gretel se carre au fond de sa chaise : "¡ Si que está cómico ! ("il est vraiment comique !")

- I'd rather said : ridiculous

- Vous, vous là, d'où sort cet anglais de cuisine ?

- Sie tun mir Weh ! Vous me faites mal !

- Kitaxè pos inè kokkino o kyrios dit la Naine ("Regarde comme il est rouge le monsieur")

- De votre temps, bafouille l'homme, de votre temps, on passait le certif à douze ans !

 

On manquait l'école pour les vendanges !" - ses yeux roulent – Jeanne lui presse la

 

main qu'il retire furieusement – lui sert du cidre qu'il repousse et finit par vider. Il se redresse enflammé, récupère des deux doigts récupère sur la cheminée l'estampe qu'il redéplie sur la table :

"Chaque mot "révèle un visage et multiplie les clés de l'humain, multiplicates keys to humanity – toutes éclatent de rire – AINSI braille-t-il LE JEU ROYAL -

- ...le roi est mort interrompt la Naine ch'châh mat -

- ...qu'on appelle "échecs"– Xadrez [chadrech] em português

- ...exalte le Dieu-Equestre qui fraie sa voie libre à la Mort - ma mort, ta mort, sa mort – or, que remarquez-vous, là, sous la plante des pieds de l'évêque ? è una serpiente, un serpent - le représentant désigne de plus en plus rapidement les détails de la gravure : "En roumain ! - A mietza, la mitre. - Finnois ! - Borekkü ! (la bourse).

- Norvégien ! - La cordelière, de hartlinck !

Le Représentant crie, écarlate : Vous inventez ! - Nil invento dit Soupov, je n'invente rien. L'homme sur son siège. La Jeanne lui tamponne le front : "Nous avons bluffé." Il se redresse d'un coup, épouvanté : "C'est pour me rassurer. - Nous ne connaissons pas un mot de toutes ces langues, dit Soupov avec bonté. - Je savais bien que c'était impossible"– le petit homme s'efforce de crâner. Il repousse le mouchoir. Gretel ricane. De l'armoire elle extrait un bandonéon flétri, large comme la main ; l'instrument déroule un soupir aigre A la cabreto politas ! - Trop facile grommelle la Naine soudain de très mauvaise humeur.

Et le bandonéon se met à scander, Gretel joue faux fortissimo en clopinant Quando vieïra l'aguaida / qué maliz em la paya / a peçar del ascado – tantza las vièlhas ! - C'est du bidon - Ta gueule et Jeanne enchaîne les sauts, la Mulhousienne bombe le torse, la fausse Russe tourne et rôtit ses gaufres comme des damnés. Marciau la roule en cercle, Jeanne les entraîne dans sa polka cagneuse ell's dans' entr'elles et on s'en fout soudain lâche en réclamant du beurre ! des pommes ! et s'engouffredans la resserre.

La Naine est restée bras en l'air, Gretel renfonce le bando dans le costaud

 

comme on se brûle et secoue son soufflet qui brame - apparition de l'huile et de la poêle à manche de bois. Les pelures serpentent et Soupov s'empiffre. La Naine faudrait du punch Gretel coupe Je m'en occupe et tire du buffet le Rhum – ...du guignolet-kirsch ? s'étrangle l'homme – Jeanne pèle et coupe les pommes – Soupov au gaufrier : vingt secondes, gaufre – trente secondes, gaufre – sucre ! ...orange !... dépêchez-vous pour les beignets ! - les pâtons crépitent, ça pue la friture, agitation de membres et de mandibules au-dessus de la table – écumoires. mains, couteaux.

Le représentant aspire à pleins naseaux. Gretel pose cinq bols en marmonnant, l'assiette garnie de sucre. Une allumette, un froufrou de flammes où coulent des galères sous les lèvres qui serpentent d'une fossette à l'autre ; et dans leurs cheveux des mèches couleur étain, blafardes - à hauteur des yeux, le puits des orbites. Kirsch cognac ça jure. Panne de citron - Faut tout finir -

"Quand' jo te foutch la mano al culo...

- Pas celle-là, pas celle-là !

L'homme frappe du poing : Moi j'en connais une ! Voix pâteuse. Il se hisse sur la chaise, les vieilles s'agrippent en pouffant comme on vesse ; les tifs de l'homme se collent sur son front de petit taureau ridicule qui se rattrape, à quatre pattes sur la table, Gretel rumine, Soupov pèse à deux mains. Le représentant se redresse à genoux, hagard, les yeux rouges et la bouche torve sous l'abat-jour blanc : Je vais vous en pousser une bonne. La Soupov écarquille les yeux. Quelle honte dit la Naine iI va nous faire le Dies Irae - Non Mesdames mugit-il Mais si je le chantais ça donnerait CECI : Di-es irae di-es illa etc.

- C'est faux ! Cest faux ! - roulant des yeux, tordant ses doigts boudiné, bavant le cidre à plein menton. Des deux bras il bat la mesure. Gretel lui crie de foutre le camp par la cheminée, Soupov : ...que la terre l'engloutisse - de préférence ! - le représentant s'interrompt : Je ne repartirai pas sans pognon ! Il est furieux : les bouquins, OK, je vous les laisse - mais l'estampe, là, derrière mes jambes - il les

 

 

écarte - vous me l'achetez. - Quoi, 400F, 400F chacune ? - il plonge la main vers les seins de Soupov C'est toujours là que ça se planque ! Jeanne déplore sa grossièreté, Marciau la Naine le contourne et frappe la cheville avec le tisonnier , le Niçois hurle et les insulte toutes : Quatre cents francs ! Quatre cents francs ! Jeanne et la Naine le rassoient. Silence. La fausse Russe reboutonne sa liseuse : Nous l'achetons. Sur la table la jatte s'est renversée, la pâte coule lentement vers l'estampe. La Naine agrippée au tisonnier éponge la coulée blanche et le feu s'effondre en étincelles. L'homme a relevé le front, ricanant d'une oreille à l'autre ; de sous sa chaise il tire alors une aumônière orange vif qu'il ouvre des deux doigts.

Jeanne tire de sa manche 50F, il se relève en titubant épaules hautes aumônière béante - Gretel n'en [donnera] pas plus etdécroche son sac à main de la crémone. Marciau jette au trou son billet plié, l'haleine du représentant est intolérable, la Naine a détourné la tête en inclinant son tisonnier. Soupov tire enfin du tablier sa bourse à fermeture d'or et dix de der ! crie l'homme en tirant le cordon d'un coup sec, Soupov fait claquer son fermoir. Le Représentant se dandine en grognant comme un ours, rempoche sa bourse, souffle du nez deux ou trois coups, gagne la porte. Se tourne vers la table, désigne largement les ustensiles, gaufrier, jatte, et l'estampe : "Ceci vous appartient". Il se retourne encore : I shall return. Puis il éteint le plafonnier, les abandonne aux lueurs du brasier, tandis que par la porte un tourbillon neigeux file entre ses jambes et vient mourir sous la table.

Puis le battant se referme, et, semblant sortir du fond de l'âtre, éclatent du dehors, basses et rauques, les accents terribles du Dies Irae qui se perdent plus loin dans la rue. Gretel bondit sur ses pieds, rallume tout. Soupov rogne un quartier de pomme dont elle crache les pelures, une à une, du bout de la langue. Jeanne pousse un cri strident Brûlez ça, je ne veux plus la voir, jetez-la au feu !"Gretel avance la main, l'infirme l'arrête au poignet, la Naine regarde l'infirme qui la relâche, Gretel saisit l'image, l'étire ; un instant les personnages se raniment par transparence, l'évêque sourit niaisement. Puis penchée sur la table Gretel lâche l'estampe.

Le papier tombe à plat sur la braise, des flammes claires jaillissent du squelette ainsi que du front de l'évêque. Puis le feuillet se ronge. La faux de la Mort résiste ; la

pointe enfin se racornit, le manche finit par sombrer ; ne subsiste qu'un fragment de triangle luisant comme l'acier, que Jeanne saisit entre ses doigts, une goutte de sang lui vient à l'index. Le lendemain dans les cendres de l'âtre elle trouve un éclat de verre à moutarde.

 

X

 

Début janvier. Soupov, Gretel, sous le gris d'une aube avortée. Par le carreau s'insinue le froid du brouillard - vues du dehors deux ombres l'une aux genoux de l'autre - mise au jour indéfiniment repoussé, double embryon - dernières étoiles par les trouées - il est mort à son tour dit sourdement Soupov les mains jointes, puis à plat sur les genoux. "Il y avait bien du monde à l'église" dit Gretel. Jeanne assise sur un coin de table esquisse un bâillement ; fixe la vitre grise, apathique. "J'ai vu" dit Gretel "les deux cousins Rubeaux... - On ne les connaît pas tes Rubeaux. La table encore jonchée de l'Encyclopédie Watson en quatre tomes.

Sous l'ampoule Marciau la Naine les ouvre l'un après l'autre, pointe l'index et recopie des citations dans des marges de journaux ; les volumes se referment dans un choc mat. "Il y était, l'autre" ajoute Gretel. - Le Niçois ?"Le jour se soulève. Un réverbère qui clignote dans la brume. "La dernière fois que je l'ai vu... - ...il était bien bourré, achève l'infirme. - ...il schlinguait bien à trois mètres. -... grand, les joues creuses... - Ce n'est pas le Niçois – C'est Ménestrel, dit Soupov. - Qu'est-ce que tu veux que ça nous foute, à nous, "Ménestrel" ?" Jeanne insinue que la Soupov a couché avec lui, "Ménestrel".

- ...Comment s'appelait le curé, déjà ? Par dessus les têtes la Soupov trace un sillon sur la vitre - le grand, avec son complet gris fer ? - aide-moi donc ! - Il s'asseyait en bout de table, tout raide, et moi à l'autre bout. On débouchait la crème de cacao. - Le curé? - NON. MENESTREL. - Quand je l'ai vu la dernière fois dit Gretel eh la vieille ! qu'il me dit. T'as rien à boire dans ton cabas ? - Il portait une cravate dit Soupov. On se faisait du pied sous la table... - Quand t'auras dessoûlé je réponds. - Aujourd'hui c'est mon anniversaire de mariage il me dit - de toute façon sa femme -

ou sa soeur, on n'a jamais bien su - y a que le curé qui ne lui est pas passé dessus. - ...et encore, dit Marciau. - De quoi je me mêle ?" Gretel : "...je lui réponds T'as pas honte dans des états pareils ? "Honte de quoi la vieille ? Moi je lui reparle surtout pas vu l'odeur... - Fallait lui changer les draps toutes les semaines, il appelait ça se les vider.... - IGNACE ! -...Quoi, IGNACE ? - Le nom du curé : Ignace ! - Comment ça Soupov, tu logeais Ménestrel chez toi ? - Au premier étage à Monségur" - Jeanne prenant des airs entendus - "Non, l'autre, dans le Lot-et-Garonne...

- Et ton mari pendant ce temps-là ? - Dans la chambre à côté. Je lui répétais tous les détails..." La Naine fait claquer sa langue. Gretel décrit la mise en terre. Se tord les bras. Le poêle c'était un grand drap noir avec les grosses larmes d'argent. Quatre hommes le portaient bien haut pour pas salir le velours. Ils avaient la tête droite et les yeux levés. - Il me disait que je sentais le pourri, que ça l'excitait." Gretel reprend qu'il a voulu souffrir jusqu'au bout, des méthodes naturelles ! pas de piqûres ! il répétait : pas de piqûres! à l'ancienne ! conscient !- Ça ne m'étonne pas dit Soupov. - Moi je n'y étais pas, c'est la Rubeaux qui m'a tout raconté.

- Tous les jours que Dieu fait il descendait au cimetière. Quand il est venu chez moi la première fois, il venait d'y passer la nuit, par terre. Tous les cimetières du coin, il les a visités. Une fois on l'a retrouvé fin soûl entre les tombes - il n'en a pas parlé, de ça, dans son roman... - ...parce qu'il écrivait ? demande Jeanne. La Soupov répond qu'il lui en a même envoyé un exemplaire, elle ignore qu'elle a bien pu en faire je n'ai pas pu le finir, il racontait des horreurs – qu'il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons - "ça je le savais"– mais avec l'instituteur par-dessus le marché – "...ils faisaient bien la paire ces deux-là - sans parler de la femme - enfin..."

Gretel s'est rassise. Il lui avait demandé des nouvelles. Tu viens pas nous voir tous les deux ? - Qui çà ? - T'as pas connu Brenner, du temps que tu étais pute ? - Ils l'ont relâché ? - Et alors !" - y puait des pieds le Ménestrel, du cul, de partout. Il m'a dit T'aurais pas des nouvelles de ma femme ?"Je lui en ai donné, il faut être humain, sa femme est partie avec un troisième, à Nice - Lequel ? crie Jeanne. Qui est-ce ? - ...Il m'a demandé qui c'est ? que je le déboîte ! Il a fini par me foutre la paix, le Ménestrel - il habitait avec l'instite dans une cabane en planches, sous la décharge, à Monflanquin..." Gretel rajuste les plis de la couverture sur les genoux de l'infirme. Qui a conservé sa pose favorite, le cou droit comme une divinité assyrienne. Marciau poursuit ses fouilles dans la serviette oubliée par le représentant : un porte-peigne, pochette, carnet, des cartes routières. Le brouillard s'est en gros dissipé. Jeanne lit par-dessus l'épaule: "Tron Mersen. Drôle de nom pour un Niçois – ...région de Liège dit Soupov - Tu crois qu'il faudrait lui rapporter ? - Il l'a fait exprès." La lampe exténuée du lampadaire dans le faux jour.

Passage dans la rue de courtes silhouettes empaquetées. Jeanne et la Naine explorent les départementales ; certains secteurs délimités par des pointillés se voient méticuleusement rayés de longues obliques parallèles. Quelques noms de villages, encadrés, occupent le centre d'un réseau arachnéen de routes noircies.

 

Extraits lus par Marciau la Naine du Carnet de route de Tron Mersen

"8 février 8h – Passé le pont sur la Tardoire – forte pente – la route part au nord – pluie légère – petite fille rousse, seins obtus"– C'est bien de lui dit Soupov – "Cimetière de la Maisonnais – cote 284"– à la ligne

"Nestor Astier 1919 – 1971 (52 ans). Je pisse.

" Bernadette Ouffrès 1897 – 1942 (45 ans) P.P.E. ("Priez pour elle")

" Jean-Louis Thimeau, Isidore Blars, Ursule Athmann.

" Aux Dognons, E-W"– Encyclopédie Watson, traduit la Naine. "St-Mathieu. Sole meunière. Commande par téléphone UN CERCUEIL TROIS CRÂNES UN "REGRETS ETERNELS"– tête des clients"Jeanne interrompt le débit monotone de la Naine pour demander si le représentant ressemble à Ménestrel Pas du tout assène Soupov. Gretel ricane : Exemplaire unique - Jeanne prend des notes. Contre le jour bas se dessinent leurs silhouettes emboîtées, Soupov trônant, Gretel à ses genoux comme un rapace de Vinci. De là monte un marmottement d'occlusives et de sifflantes caractéristique du langage humain, tandis qu'au loin ronfle dans une côte la troisième

 

forcée d'une voiture - ou bien crépitent, sourdement, les tirs perlés des premiers chasseurs le brouillard est levé - ...le curé ? "ils" l'ont fait venir, le curé ?

- Ménestrel ne parlait plus, on venait de lui faire sa morphine.

- Ça soulage vraiment ce truc-là ? dit Soupov.

Jeanne et Marciau sur la carte dépassent Cromières crom.... crom... plein la bouche, comme du fromage - Cussac, disgracieux, désinence aristocratique d'un cul - grand-route, pompe à mélange deux temps - morveux de village - croissance rapide, morgue et acné. Gretel brode et dilue, s'apitoie, mime ce qu'elle n'a pas vu, s'effare et dégouline. Soupov accentue sa raideur - Chez Fiataud articule Jeanne - Fiataud quelle horreur - la gnomide voit dans tous ces noms-là une sécheresse vaniteuse d' "agriculteur propriétaire" - Il roulait des yeux, comme ça, mime Gretel, il voulait se redresser le vlà qui se met à souffler c'est la Viviane qui m'a raconté - en ramenant tous ses draps - Gretel se gratte les jupes d'un air égaré -

- Et alors ? Et alors ?

- Il est retombé avec la bouche en biais, même pas pu avaler l'hostie, il a fallu lui enfoncer – écoutez ce que je trouve crie Jeanne : Nicolas Eillant, 1899-1978 ! 1903-1980 – il prévoit ceux qui vont mourir ! Soupov se signe trois fois Et pour nous, tu vois quelque chose ? - Il a "sauté" Limoges ! Ça ne reprend qu'à St-Léonard. - De Noblat ? - De Noblat - tu crois en Dieu maintenant, Soupov ? - Tes origines russes on n'en croit pas un mot. - Mon second mari était de Dniéproguess.

- Deux ans de mariage, tu parles...

- Je porte son nom. Niet, nié viérou v'Boga - je ne crois pas en Dieu - pas de crucifix chez moi, pas de miroir". Gretel pousse la chaise roulante contre la table. Toutes se pressent autour du carnet ; à St-Privat - Urbain Yon - dalle avant gauche écornée - récité Notre Père Je vous salue Je confesse à Dieu. St-Louis, sol meuble, Acte de contrition Credo(in unum Deum) - elles se sont regardées dans les yeux - Gretel demande Tu ne vois pas Monségur, Lot-et-Garonne 47150 ? Trop loin vers le sud carte 79 pli 6" dit Jeanne. Elles troquent alors les cartes routières contre des cartes

 

à jouer, déploient le tapis, forment deux équipes Belote ! Tierce ! fotzvlèker déjà onze heures ! faut qu'je chauffe la soupe à mon homme ! (Gretel à Soupov) je reviens pour la tienne juste après ! Des années que l'Alsacienne se trimballe par tous les temps rue Pelletier, sept heures au lever, onze heure pour la soupe et six heures, faire pisser le vieux, pisser la Soupov, aller, retour, la mère la femme la soeur hagne donc la guerre les morts les enfants les ménages à faire et les gros sabots de la vie à se traîner le cul bloqué dans la rue foulard autour du cou, depuis que l'homme est tombé sur son siège pour ne plus se relever.

D'un impotent l'autre torcher nourrir laver, décrire ce qu'on a vu dans le vent sur le pavé, les passants qui font la gueule ou qui se confient, récits, ravaudages. monologues. Le vieux qui guette sa mort, la chaise devant le soleil qui recule. Un rez-de-chaussée vert dehors comme dedans, l'odeur de chou froid ; la clé qui tourne, Hervé qui suit des yeux Tu prends ta soupe ? Hun hoan répond l'homme. Gretel approche le plat qu'il balaie méchamment de son bras gourd et la fixe de ses yeux durs. Gretel le frappe aux épaules en criant qu'il peut crever tout de suite, qu'elle sera débarrassée, claque la porte et s'en va - Le mien, tiens, ça fait longtemps qu'y bande plus. Elle ajoute que par-dessus le marché il voudrait qu'on le suce. Merde alors.

 

A onze heures du soir Gretel sort en promenade. Son quartier alterne chantiers, terrains vagues, palissades. Les grues dardent leurs bras clignotants. C'est le coupe-gorge. Si le Vieux savait ça il hausserait son épaule valide. Il se réjouirait en dedans. Gretel clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues déjà tracées les rôdeurs se concertent. Gretel porte un gros sac gris bourré de pelotes de laine T'aurais plus d'emmerdes que de pognon Gretel sourit - au bout d'une barrière et d'une place anonyme s'étire une enseigne rouge sous dix étages vides. Gretel guette la fermeture du Taxi-Club. Jusqu'à ses pieds le néon répand ses braises pâles ; sur l'asphalte

 

passent les ombres déformées des buveurs. A minuit l'enseigne s'éteint soudain, le grésillement s'interrompt sur les bruits ressuscités de la ville au loin. Sous un petit porche sombre un barman roule deux poubelles dans un renfoncement, laisse tomber dans sa poche un trousseau d'acier S'il fait tout à fait noir je lui parlerai l'ombre vacille dans sa direction en souriant au vide, étriqué dans un petit complet de velours élimé - pardon monsieur pardon - je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser - dès qu'une femme aborde un homme n'est-ce pas tout de suite on s'imagine - il ne cesse pas de sourire voyez comment je suis habillée - juste "en cloche " - le manteau marron, la voilette, la vieille souris qui longe les murs

C'est bête un homme approuve le barman - juste aujourd'hui le catogan gris le serre-tête - et ça suffit pour se faire embêter vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle se demande quand [elle] sera enfin débarrassée de "ça" - je l'ai remballé il insistait "mon vieux t'as l'air con" je lui dis, je serais un homme ça me vexerait moi mais lui non il continuait – l'homme en peluche fixe son bandeau en oreilles de Mickey - les cernes charbonnés sur trois bons centimètres - Les hommes reprend-il tous des cochons - Tenez reprend Gretel ce mardi je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis redescendue Merde je lui ai dit Merde je sais pas moi je serais un homme

L'ours approuve en sifflant dans ses dents "Vous comprenez ce que je veux dire ? Elle a vu tout de suite que celui-là n'était pas comme les autres "au fond vous n'avez pas de chance avec les femmes vous allez vers elles et toc vous êtes refusés – moi quand je vois des jeunes filles faire les coquettes j'ai envie de leur envoyer des tartes."Personnellement Gretel se voit comme un homme : attaquer "mais dès que l'homme fait le moindre pas la femme le fait marcher - seulement si vous restez là dans votre coin tranquilles sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu

 

Je sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes aussi c'est l'éternel manège – si vous restez sans bouger la femme ira vers vous sinon c'est elle qui choisit toujours elles ont l'avantage - il fait un pas de côté Mon fils mon fils dit-elle en posant la main sur son plaît-il ? - Vous connaissez Denis, mon fils Denis Fitzel il ne travaille plus ici dit l'homme en relevant la tête - et Gretel attendez en relâchant son bras - vous pourriez lui remettre – Je ne sais pas où il habite – elle fouille dans son cabas d'où tombe à terre une patate molle - Je ne suis que gérant dit-il pas de stylo pas de papier sur moi

Denis Fitzel vous l'avez bien connu tout de même – "Ficelle" ? ça fait trois mois qu'il est parti. - Vous avez l'air si aimable si compréhensif ! Le gérant découvre ses dents jaunes sous la lumière Un crayon j'ai trouvé un crayon Je n'ai pas de nouvelle dit l'homme sur qui retombe le visage professionnel "A Paris je crois Marseille ou Clermont" Gretel à présent le suit, dit qu'elle aurait voulu voyager Bulgarie Turquie Roumanie... - De beaux pays Madame de beaux pays" l'Ours presse le pas Et la bonne aventure monsieur voulez-vous la bonne aventure Je vais m'installer à mon compte dit-il "à Nevers ; avec Denis.

- ...Denis ? - Sifakis, un ami" Gretel tire de sa poche une poignée de bons de réduction : "C'est pour lui ça peut servir vous savez" l'homme les fourre dans sa poche, un prospectus tombe au caniveau COURS DU SOIR FORMATION CONTINUE Gretel le ramasse et l'essuie j'habite à côté juste à droite – Je tourne à gauche dit-il comme vous voyez Excusez-moi répète-t-elle je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer le gérant n'imagine rien, s'éloigne et se retourne, Gretel se retourne et part et bouscule la porte et s'essuie les yeux chausse en butant sur le paillasson vous êtes toujours pas couchées ? - La porte ! - Quoi la porte? - Qu'est-ce qui t'arrive dit Soupov de sa voix de gorge sonLa porte quoi merde, la pluie qui rentre ! Gretel ôte le serre-tête et renifleça sent le vieux ici le deuil et la suie reprends ton souffle et ne secoue pas trop ton parapluie (dans un grand froissement

 

de polyamide) la Naine ricane Fitzel tu vas laisser ta peau dans tes enterrements nocturnes - Jeanne : "Je te prépare une camomille - Il reviendra j'en suis sûre. - Si c'est de ton dernier mort que tu parles... - Mon fils va revenir. - Tu viens de le revoir ? - Presque - Jeanne allonge le bras vers son carnet de notes, et Soupov, de sa voix adipeuse: Toute mort est connaissance."Un jour mon fils mourra" poursuit Gretel "44 ans, grand brun, serveur d'hôtel ; il s'habille feuille morte ou canelle, on le rencontre en sortie de bar jamais avant minuit" les yeux de Gretel se troublent.

Elle demande du rhum. "Ne joue pas les ivrognes - trois gouttes et t'es cuite à faire tourner les tables"Jean-Paul Rigio 25-80 C'est dans le journal dit Soupov obsèques à dix heures - Gretel tousse à grands coups, finit sa tasse les yeux perdus parmi les crevasses et les rides. La Naine assise pattes pliées sur le barreau de chaise a repris ses définitions cruciverbistes : il reviendra – juger les vivants et les morts je suppose ? "avec tous ceux qu'on s'est tenus sur le ventre" ? - j'espère bien que tu ne nous enterreras pas, Gretel: tiens, si je saute à terre et que je cours au placard, qu'est-ce que j'en tire ? un vieux tricot gris, graisseux, tu ne sais pas tricoter." La Naine l'entoure à la taille, lui dit de ne plus tousser, de se couvrir les épaules.

X

Un autre jour Jeanne, qui n'a jamais cessé d'écrire, se voit publiée dans Vrîka qui tire à 120 exemplaires. Elle s'est acheté une pipe à 55F. Soupov mentionne les "tourments de l'exercice des lettres". Jeanne la fusille : "Qu'est-ce que c'est que ça ?

-Eh bien, ma pipe ! éteins ton briquet, tu vas le vider. - Tu m'as suivie pour acheter le même ! Pour toute réponse, l'infirme désigne sa couverture sur les genoux. Gretel apprend à tricoter : "Tu piques de gauche à droite ; la droite dans le première maille – par-dessus, comme ça..." Gretel s'applique, lèvres jointes, épaules serrées. La Naine corrige l'arthrose, le jaune augmente dans ses yeux. Je l'ai toujours eue cette pipe dit Soupov je ne l'ai jamais cachée. Jeanne tire de son sac à main le n°5 de Vrîka : "J'ai trouvé", c'est du grec. Gretel : "Y a même pas d'images." Oeil fielleux de la La poétesse. J'ai fait exprès dit Gretel. Jeanne s'écrie qu'elle a maintenant "le pied dans l'embrasure", qu'"on ne peut plus la chasser." Les autres s'inquiètent du texte. Demandent "si elles y sont". Le tricot de Gretel s'allonge comme une vie - la Naine effleure ses épaules. Jeanne pense qu'elles sont toutes, autant qu'elles sont, elle comprise, définitivement moches. Même pas pitoyables. Moches. Sous les rides elle cherche et reconstitue les jeunes filles, comme Baudelaire.

Elle imagine enfin l'enfant flétri de la Gretel, et ceux qu'elle-même n'a pas eus. Se repasse les prises de bec, les belotes à quatre. "Si l'on vous annonçait, pendant une partie de balle, que la fin du monde aurait lieu dans une heure, que feriez-vous ? - Je, dit saint Louis de Gonzague, continuerois à jouer à la balle. Il mourut de la peste en soupirant Quel bonheur ! A 23 ans. Si un jour un de mes poèmes pense Jeanne paraît sous un autre nom, j'attaque bille en tête - bille en tête ! ajoute-t-elle à haute voix ; "et je me fais passer pour impotente : ça me fera de la pub. - C'est clair approuve la Soupov.

Jeanne évoque sa propre timidité : "C'est une force de connaître ses faiblesses (Pascal) - C'est vrai ? - Non, j'invente." Mime un dialogue entre elle et l'éditeur Coupez-moi cinquante pages - modifiez-moi le dénouement - Pas bon ton ton sketch dit l'infirme. - Du moment qu'ils me publient... (désignant le lino élimé) : ils viendront se traîner à mes pieds pour un feuillet - ils publieront mes notes de blanchisserie - je suis prête à baisser culotte devant n'importe qui, à poil et à quatre pattes", et Gretel pouffe Tu t'esdéjà vue à poil ? - Parfaitement que je me suis regardée répond Jeanne, seulement moi ça ne fait pas dix ans que je n'ai rien dans le ventre – tiens, pas plus tard que l'année dernière - qu'est-ce que t'as à t'étrangler ?

- Che m'étrangle pas, che m'esclaffe. - Lis-nous un peu tes "publications", propose Soupov.

Texte de Jeanne

"Le Georges ramène vraiment n'importe qui ; à 54 balais dans les bars, en train de s'afficher, pour attirer chez moi les louftingues des quatre sexes, papoti, grignota, calembours à deux balles pour amuser la vioque - on n'est pas plus élégant. Chiche qu'il se met au clavier – gagné - Goose Rag, c'est tout ce qu'il a su pondre depuis ses 17 ans - regardez-moi comme il s'excite il va bientôt jouer avec sa queue Maître, ô Maître - c'est qu'il salue, ce con - le grand barbu se gave du revers de col jusqu'aux rouflaquettes. Sans oublier l'autre pingouin qui suce ses huîtres avec les gouines - plus un qui se lèche les doigts comme un macaque - la ménagerie...

"Je suis sous le lampadaire on va me voir toute la gueule mais oui ma chère les éclairs sont délicieux tu peux te les - non je ne suis pas fatiguée toujours pas crevée le petit macaque se met le bout du cul sur la bergère et se tire la mèche sous le nez en posant ses mots comme des pattes de mouche mon père disait, mon papa m'a dit c'est élevé dans les bonnes traditions ça, et modeste et gnangnan Oui madame Non madame tiens prends donc tes langues de chat comment vous appelez-vous – Bernard - la langue entre les dents – S'il connaît Olivier ? – C'est mon meilleur ami – son meilleur ami... - un chic type – c'est trop.

"Excellente idée Georges, tes diapos, la pénombre, ma main sur la petite épaule du petit con Va donc vérifier la lampe Geo plus haut non plus bas plus à droite (la cloche!) baisse un peu l'appareil - pas tant - tu as fini de revenir après chaque photo Tu as le soin de l'appareil restes-y c'est qu'il a parfaitement compris ce pauvre type ; il y va quand même. Sur l'écran la poste de Papéété, caserne Bruat, le cou duveteux du puceau-macaque doucement dans l'ombre une fois une fois encore vider

la moëlle des petits enfants Ma main sur son épaule, doigts tout secs tous boulés d'arthrose Je vais me le garder pour moi – mais - qu'est-ce que je sens ? il prend ma main la serre – petit vicelard – ça se croit un homme – je ne t'ai pas attendu pour avoir mon compte de bites – VA CHIER

Jeanne repose sa prose, Soupov : "Ca m'étonnerait qu'on publie ça - On en imprime de pires" dit la Naine et Jeanne refourre les feuilles dans le dossiers toutes phalanges frémissantes bande de biques pourries. Cadavres imminents - bon titre - Marciau la Naine s'est remise à ses mots croisés - la Soupov : noisette de cerveau frit dans la graisse - pétrification.

J'aime l'automne et ses silences

L'enchantement de ses douleurs

Et les muettes confidences

Que le fruit murmure à la fleur...

......

C'est la forêt enceinte et jamais maternelle

C'est ce zéphir ami que provoque quelqu'un

Pour chatouiller les seins sous les chemises claires

...

...la vie court vers son destin

L'UNIVERS DE L'HOMME SE MEURT !

Le bras de Jeanne retombe et le jour baisse :

Feuille-fille est destituée

Feuille-fille est prostituée

- Jeanne lit pour l'ombre, chantant la pluie, les chiens mouillés - demain la chambre, demain l'âtre et les ragots, demain la gloire – Soupov, tu n'écoutes pas. Soupov répond qu'elle a tout écouté ma pauvre, mais qu'elle n'ira pas jusqu'aux éloges : "Trop "Lamartine"...! "la forêt enceinte... chatouiller les seins... destituée, prostituée - on le sent venir d'un kilomètre" - l'infirme atteint sur ses genoux sa pipe qu'elle commence à bourrer. Jeanne alors s'aperçoit que Gretel porte le même tricot qu'elle-même. Retournée sur son siège, Soupov atteint l'interrupteur, l'ampoule s'éclaire, la Naine en compense l'éclat par l'allumage du lampadaire. Pas d'extérieur ; ni radio, ni télé. Quelques comptes rendus d'obsèques édentées ravinées de rides - Jeanne observe Soupov, ses yeux de chien de boucher, son double menton où l'œil cherche les filets de sang ; Soupov à qui ses mains éternellement posées sur les genoux morts confèrent des allures de sphinx vulgaire.

Expiant quelque crime antérieur à sa race – et vous vivrez de mots, pour dans les siècles des siècles. Pourrie d'éternité. Marchant immobile vers sa Reine à naître. La seule vérité, c'est qu'on va toutes crever - toutes à la fois ou l'une après l'autre. On ne s'attendra pas beaucoup. Jeanne tirait des martingales. Quelle idée pense Gretel Si c'est pas malheureux... Elle ajoutait que l'infirme aimerait y passer en dernier pour emmerder le monde mais la première à partir, assurément, entraînerait les autres – Il te faut des morts pittoresques n'est-ce pas – des bons mots, des faux départs – Jeanne réplique : Tu t'imagines avoir tout ton temps ? Soupov parie qu'elles passeront à l'éternité, toutes sans exception.

La Naine veut tirer les cartes – jure ses grands dieux qu'il n'y a rien ni personne là-haut ni autre part et tape le jeu sur la table : Ce qu'il y aura quand tu seras morte ? exactement la même chose et peut-être mieux Marciau s'interrompt pour fixer la Soupov qui craint de toutes ses forces de laisser échapper son secret pendant l'agonie "On dit n'importe quoi à ces moments-là" répète l'infirme "Et ce serait vrai" dit la Naine Vous ne saurez rien dit Soupov je vous enterrerai toutes. La Naine: "On te foutra du coton hydrophile dans le cul". Gretel exige un beau tombeau de marbre à dorures, avec son fils et ses petits-enfants, avec du Bach et du Verdi, et des grandes couronnes à perles violettes.

Jeanne écrit dans le silence. Je voudrais assister dit-elleà mes propres funérailles, comme un esprit, écouter le sermon et souffler dans les Jeux de viole – au fait, personne ne veut être brûlée ? Toutes se récrient. Embaumées, non plus. En ce qui me concerne dit la Soupov c'est déjà fait. On raille la Jeanne sur son dernier poème. Pour ce que vous direz, vous autres ! "On ne dira rien" répond la Soupov. Gretel soupire le nom de son fils. Jeanne les regarde toutes à présent silencieuses, chasse la vision facile des cercueils alignés, ou plutôt? dispersés, jetés en quatre orientations différentes – à quoi bon pourrir de conserve ?

- « De conserve », très drôle.

- Ta gueule.

X

 

Soupov s'avise alors d'enterrer sa vie. Je veux un bal dit-elle. Ses trois compagnes ont donc escorté le fauteuil, chromé de neuf, cahin-caha sur la chaussée. Gretel a croisé sur sa poitrine deux revers mauves en forme de triangle. Marciau la Naine en carapace verte ressemble à une grosse cétoines, Jeanne s'est enrobée dans un fourreau feuille morte. Un bal où on s'amuse, où on se décolle le baquet ! On a toiletté la Soupov, couverte d'une robe jaune à grand décolleté bateau ; son postiche oscille sur son crâne comme un bloc d'anthracite. Jeanne serre sous son bras une pochette slave.

La Soupov sourit au printemps comme un fruit, lance vers les fenêtres des

 

 

ignes de ses bras hydropiques. La rue qui monte. Gretel qui pousse, Jeanne qui l'aide d'une main. Les coups de vent chassent des plaques de soleil froid (on vous croyait morte!). Rue St-Sever des laquais descendent un perron de marbre pour soulever l'infirme. Des chœurs et des fanfares venus du cloître à l'intérieur résonnent sous un grand bouclier de ciel carré. La foule sur l'herbe et le sable. Tous éclatent de rire : Bienvenues ! et les baudruches lancées des mezzanines rebondissent sous les coups de poings. Une araignée de carton remplit tout un char.

Des musiciens en rang d'oignons soufflent des notes uniques et dissonantes. Soupov tordue salue partout les pétarades et les chiens. Les fêtards s'écartent devant Gretel qui fait pivoter la chaise de Soupov et la rattrape en tournant elle aussi. Un bal où on s'amuse ! réclamait l'infirme et ses joues tremblotaient. Nous serons ridicules répondait la Naine, mais le Maire en bandoulière enchaîne les cognacs que lui tend l'adjoint au sommet du perron. La foule hisse le fauteuil au fond du cloître dans le chapître et Jeanne a perdu sa pochette. Derrière elles la porte se ferme dans un bruit de ventouse. À l'intérieur tout est nuit, lustres cuivrés, lambris et parquets luisants.

Le long des murs en cordon le public immobile, et la musique devenue soudain furtive. Les quatre femmes regroupées, fauteuil au centre et Gretel fixée sur le dossier - quatre hommes se détachent des cloisons - Demi-tour crie Soupov demi-tour ! - et les ont rejointes. Ménestrel celui qu'on croyait mort - en veste brune à revers ponceau. L'Ours, le Niçois - l'Homme Vierge du Texte publié - Nous sommes foutues dit Soupov. L'Ours a saisi Gretel par la taille et le Puceau pose sur Jeanne une main spasmodique tandis que le Niçois s'incline jusqu'au sol devant la Naine. Ménestrel alors d'un signe a déclenché aux quatre coins quatre parties d'orchestre, et tous les assistants détachés du mur se sont mis à danser.

Chaque Ange entraîne sa disciple et Ménestrel au bout de longs crochets tourne en toupie face à lui la Soupov étourdie, transfigurée, bras tendus. Autour des

couples ainsi formés s'élargit un espace où le Puceau sous sa face à plaques roses tient la Jeanne sous son haleine. L'Ours se dandine lugubre, Ménestrel ricanant lui désigne le Représentant qui valse avec la Naine à niveau de braguette. Puis tous les cavaliers ramènent les danseuses au buffet où Gretel refuse de boire, tandis que le Niçois force la Naine à écluser cul sec une flûte de Moët. Les Anges sourient sans relâche, le Faux Puceau découvre ses gencives. Le Plantigrade exhibe ses crocs, boit au goulot. Les serviteurs en guêtres et perruques circulent sans se heurter.

Et bien que les orchestres se soient tus les couples tournent encore robe à robe en froissant les étoffes - le chef se tournant bras levés, Ménestrel baisse la tête et le galop se forme - fortissimo chassé-chassé - sous les lustres ; mais les Huit hommes et femmes assis à l'écart se parlent par gestes au milieu du vacarme Je m'appelle Gabriel s'écrie le Puceau ; Ménestrel se cramponne au fauteuil, un genou plié : Te souviens-tu de nosnuits ? ce bal, je l'ai monté pour toi - Soupov tend à bout de bras sa main grasse à baiser sans soulever ses hanches - une marquise à collier de cristal salue en cliquetant et la Mort qui la suit porte un loup au mufle doré tes yeux sont morts Hélène il est trop tôt – Pousse-moi, vire dit Soupov je veux danser - tous autour d'elle se sont retournés.

Ménestrel se relève et la retourne encore - Hélène rit, s'agrippe aux accoudoirs de ses doigts bagués - tous les saluent, anonymes, en noir, Ménestrel se dérobe et trace à présent de longs cercles sur d'autres valses à longs relents de Sibelius, la basse gronde au premier temps comme un seau plein d'eau ; Gretel et l'Ours relevés se font face, l'Ours lève une patte après l'autre et découvre les dents - le rythme est à son goût. Une flamme morne stagne dans ses yeux ; sous les lèvres de Gretel se pressent les mots qu'il aurait fallu dire - et l'animal pose les pattes jusque sur son dos. Alors ils oscillent tous deux, appuyés sur le cœur comme deux matelots par gros temps.

Il la touche tout bas du bout de son museau et la valse épaissit l'atmosphère où halète Soupov sous ses seins sur son trône à pivot, et le Niçois montre à la Naine aux

 

verres embués les plis indéfroissables de ses pattes noires petite dame en vert, tu sais ce que je sais. - Représentant dit-elle j'ai jeté ton évêque au feu - Buvons encore sa veste ouverte à deux battants propose des rangées superposées de fioles j'ai de tout - je suis un orgueilleux Marciau rit aux tintements du verre cétoine bien-aimée dit-il catin trop verte,c'est toi qui mourras en dernier, Soupov étire son ultime port de bras – l'Ours exhibe le liseré de ses gencives et le puceau empeste sa mortelle haleine - C'est tout ce sperme répond-il qui me remonte aux dents - Ménestrel la toise avec condescendance.

L'Ours roucoule. L'orchestre bat de tous ses archets. Les flacons passent de mains en mains sans qu'aucun ne se brise à terre. Les Quatre Cavalières, chacune à sa hauteur, se sont servies à même son torse. L'orchestre alors debout, fortissimo, attaque le Rigaudon de Rameau. Les couples bavent et boivent. Soupov tombe à terre, l'Ours la pousse du pied dans un angle, Gretel crie T'as plus rien sous ton habit, représentant ? qui hisse la Naine - plus haut, plus haut ! que je voie toutes leurs perruques ! Le nez tavelé du Puceau coule et Jeanne se débat. Soupov remise seule en selle tourne à grands coups de ses bras sous les jabots, Ménestrel secoue deux flaches d'Eristoff à bouts de bras, ses jambes rouges étincellent en tout lieu.

-Tiens-toi à mon épaule que je te descende scarabée vert à ras du sol Chacun suffoque sous le musc et la poudre et les couples se raréfient, bouches alourdies, mains aux poches. La lumière se tamise et le froid descend, Jeanne courbée de dos soutenue par le Vierge à la taille, reste le son sourd des cordes dissonantes, elle parvient au bord d'une gravière d'eau froide où elle tombe, et son ombre a coulé dans un creux de miroir. La Naine pousse un cri, les lèvres des hommes se sont confondues et Marciau perd connaissance.

 

Brive et quatre murs. Marciau tombe fréquemment dans d'éprouvantes rêveries et la Soupov serre les dents, le nez vers les genoux. La Naine a demandé le programme du soir. Soupov se penche et reçoit le coussin dans le dos. Premières notes sur l'écran aveugle. Les survivantes s'installent en geignant comme des vieux ponts. Maintenant que la Jeanne est morte on va pouvoir regarder la télé tranquille. Sur l'écran, la famine, les squelettes : "Les faits sont là. C'est à vous d'agir, et vite." La Soupov se frictionne le dos - toute une vie d'encaustique - hanches, vertèbres. "Ils sont des milliers qui réclament votre aide.

"Ces images se passent de commentaires. - Marciau, as-tu bien refermé le gaz?" - soudain Pierre Pipe encadre à l'écran sa grosse gueule d'ange - les joues peut-être un peu moins rondes, le teint moins vernis. Alors toutes ont cessé geindre. Tout un passé, toute une vie de guerre et de privation – et chargeant son soupir de toute l'affliction qu'elle a pu concentrer, Soupov s'est écriée : Mon Dieu qu'il a maigri !

X

 

Le mois de juin fut torride. On rouvrit les vitres calfatées de crasse. Le caniveau poussa de gros relents graisseux. La Naine réfugiée dans le dernier coin sombre conserva la soif sous sa langue. Les mouches ont circulé. Gretel est revenue vers les trois heures : "Je lui prépare des salades fraîches". Elle reste dans la porte, son œil gallinacé piquant l'un après l'autre bougeoir, le cadre en teck, le calendrier Massey Ferguson. Elle est venue passer l'index sur le manteau de cheminée, renifle - il faudrait fermer la fenêtre – "Mais la salade, il aime ça ! Il en a repris deux fois, trois en tout."

La Naine regarde Soupov en dessous : "Elle en a pour longtemps comme ça ? ...Tu l'as nettoyée ce matin ? ...je dis ça, pour les mouches... Tu as balayé au moins ?"

 

La seule chose qui intéresse Gretel, c'est de savoir s'il est arrivé du courrier de Marseille : mon fils a trouvé un emploi de barman ; il n'a jamais bu une goutte de whisky – qu'est-ce que tu écris ? Marciau répond J'écris ce que tu dis.

...Soupov n'existe plus que par la peur. De son siège émanent des gémissements, ses mains déformées tressautent. Gretel la secoue. Un ronflement brusque redresse son cou, ses yeux s'égarent. La Naine tire de son tablier le jeu de cartes que Soupov se met à fixer; Gretel rapproche de la table le fauteuil roulant, les mains de l'infirme les saisissent d'un coup : "J'ai tiré l'as de pique". Soupir. Elle étale en soufflant les douze figures. A qui as-tu pensé ? Soupov se tait. Gretel dit : Je préférais la belote à quatre. Soupov répond qu'elle a oublié. Marciau ramasse le jeu et le renfonce dans sa poche ; à contempler le teint plombé de la Soupov, à écouter les radotages de Gretel, la Naine se prend à espérer :"...la dernière"murmure-t-elle à mi-voix en raclant la cendre - puis "je dois me surveiller."

Des bribes d'oraisons funèbres s'agitent sous son crâne. Il lui semble entendre frapper C'est toi ? Jeanne ? Jeanne !! - Qu'est-ce que vous foutez là-dedans ? crie le Niçois à travers la porte. On vous entend gueuler du bout de la rue !" Gretel se lève d'un coup. L'homme entre sans invitation. "Vous ne me remettez pas ?" Tourné vers Soupov : "L'argent ? - Quel argent ? - Vous devez six mensualités ! - C'est lui... c'est lui... répète Gretel. Soupov parfaitement lucide tire cent francs de ses guenilles, le Niçois claque entre ses doigts le billet qu'il enfourne dans son pantalon.

Il demande si les vieilles ont un magot. Soulève Soupov par les fesses. L'infirme le frappe au visage, la couverture tombe à terre, ses jambes sont de vrais poteaux couverts d'édèmes. Foutez le camp. Plus vite que ça. Elle agrippe l'homme, qui la fait tomber. Marciau : Aidez-moi ! Le représentant s'empare des jambes, elle rue tête en bas prenez mes bras ! Gretel et la Naine la replacent par les hanches, l'homme s'épuise à hisser le buste. Soupov étouffe, souffle et l'Homme reste là, bras ballants - Marciau la Naine lui montre la porte d'un coup de menton, il empoigne d'un coup sa

 

mallette et laisse là ses cartes routières Je reviendrai dit-il. Dès son départ Soupov mains jointes jure en sanglotant qu'elles y passeront toutes, l'une après l'autre, la Naine ajoute "c'est l'ordre des choses" ; elle arrache des mains de Gretel son litre de rhum qu'elle brise à terre, Soupov renifle toute l'odeur d'un coup. Gretel tombe sur une chaise – les yeux fixes – une plaque rouge envahit son visage, la Naine courbée sur sa pelle en plastique balaie les débris, Soupov se mouche à petit bruit, le verre tombe en cliquetant dans la poubelle, Gretel sursaute. Soupov retrouve ses yeux droit devant, mains à plat sur les genoux, regard meurtris. Gretel pousse un gémissement où Marciau ne prend pas garde, occupée à feuilleter le carnet de route du fuyard ; quand elle a relevé la tête et s'est approchée de la chaise, Gretel est morte.

 

X

 

Pendant trois semaines, Soupov et Marciau sont restées seules. Soupov, cramponnée sur son plaid, regarde de tous ses yeux ce petit être qui s'obstine, effrayé, perché sur l'escabeau : visiblement, la Naine n'était pas comprise dans ses martingales. Elle fixe Marciau, tremblant de se tromper, souhaitant et craignant sa mort. Plus rien ne subsiste de l'autorité qu'elle infligeait à ses compagnes ; ni de sa vulgarité (dont elle faisandait ses radotages) - tu n'es plus une grande dame dit la Naine. Soupov devient cette masse glabre et gémissante qu'il faut pourtant manipuler, nettoyer. Les soins les plus intimes ne rebutent pas la plus petite, qui prend tacitement à Gretel morte son emploi. Soupov en souffre.

 

X

 

C'est maintenant Marciau qui pousse la porte rue Pelletier. Bouffée d'urine. La

pièce baigne dans un vert chartreuse, aussi sombre et laid que peut l'être un séjour de vieux. Monsieur Hervé. S'il vous manque quelque chose. Une silhouette à contre-jour sur le fauteuil ; tous les paralysés tournent-ils ainsi le dos à la lumière? - Il chique ses joues sous sa visière. La Naine à présent distingue la mandibule qui rumine, les sourcils blancs sur les yeux creux. Il a levé sa canne, elle a dévié le coup, la canne tombe, qu'elle ramasse et lui retend. Il suit tous ses mouvements. Marciau explore la cuisine : sous l'évier, l'eau de Javel et la lessive.

Dans le buffet des assiettes volées, un beurrier rance, du sucre et juste de quoi manger pour midi. Marciau fait frire une omelette. L'homme ne bouge que les yeux, tord la moustache. Il dit je ne peux pas me servir de mes bras il ment - par chance Hervé avale sans baver. Parfois la Naine emplit un verre d'eau rougie qu'elle porte à ses lèvres : C'était bon ? - Oui merci. Sa tête s'incline, il se met à ronfler, un relent d'urine s'élève.

 

X

 

16 avril

Frank

C'est comme si tu étais mort hier. Je ne pleure pas sois tranquille. Seulement ce poids sur la tête et la poitrine. Mes jours et mes nuits, etc. Se peut-il que tu

26 avril

Dix-neuf ans que je t'écris tous les jours. Pourquoi ne réponds-tu pas. Tu dois penser que je suis stupide. Je me sens fatiguée sans toi.

2 mai

La Soupov ne meurt toujours pas. Je ne sais pas si je suis prête.

 

 

K O H E Ц

 

 

 

 

 

 

 

Contes et élucubrations

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COLLIGNON

 

CONTES ET ÉLUCUBRATIONS

 

La rue s'allonge droit comme un couloir entre deux rangées de poteaux électriques. De là- haut tombe tous les trente mètres un cône de lumière. Il est minuit.

Je reviens à pied du cinéma.

La rue est déserte.

Dernier poteau d'ici cent mètres.

Puis le noir : quartier neuf.

Avant-dernier poteau. Je regarde dans mon dos la longue enfilade des petits points brillants, qui s'enfoncent, qui s'enfoncent. Le dernier luit au ras de l'horizon.

Un autre point mouvant, vers moi. C'est une bicyclette. Mon ombre se déplace d'arrière en avant, la bicyclette s'éloigne, voici le dernier poteau dont l'ampoule tremblote – comme si l'électricité en bout de ligne s'était essoufflée, à courir si loin.

Voici le noir.

femme,réverbère,assassinatLe lent dégradé de la lumière sur l'asphalte.

Je ne dois ni ralentir, ni courir.

La route tourne. Lune nouvelle. Plus d'autre lueur que les étoiles.

Tu bouges t'es mort.

J'ai sursauté. Il croit que je veux l'attaquer. Je mords sa main, il m'empoigne, je frappe, je frappe, sa mâchoire sonne, il tombe, j'ai frappé, il perd connaissance, je cogne des mains, des genoux, des pieds, le sang coule à mes mains.

J'ai ramassé son revolver et envoyé dans le noir une balle, deux balles, trois, des volets claquent, les fenêres envoient leurs lumières, du sang coule vers mes pieds.

Je me suis mis à courir, parce que personne ne m'aurait cru, je suis allé dans la prairie obscure afin d'y jeter l'arme. J'entendais :

" Il est mort ?

- Un médecin !

- Il est parti par-là !

J'ai parcouru un large demi-cercle dans la prairie, je suis rentré chez moi pour me barricader.

Je suis resté assis.. Mes mains et le haut de mon corps sont agités de tremblements.

J'ai bu. Je me suis passé de l'eau sur le visage, et je crois bien que j'ai pleuré.

J'entendais tout un remue-ménage. À soixante mètres de chez moi. Personne ne m'a vu. Toutes lumières éteintes en parfaite sécurité. J'ai revu la scène et ses détails. Je me suis aperçu de ma volupté : des coups d'abord instinctifs, puis une violence, une lucidité de plus en plus fortes, puis j'avais tiré au hasard sur ce corps déjà mort, le revolver se cabrait dans ma main. Premier coup sur la temps déjà mortel.

Qui était-ce ?

Une sombre envie à présent qui me ronge. Mais je ne pourrai pas me renier. Je bois.

Je ne peux pas m'endormir.

Je n'aurais pas dû fuir. Si je n'en avais pas dit plus qu'il ne fallait, j'aurais été acquité. Il s'esst jeté sur moi, etc. Un fou que j'avais tué. On m'aurait remercié. Ivresse du boxeur qui assomme.

Je m'endormis très tard sur ces pensées.

Le lendemain j'ai repris la bicyclette, couteau dans la poche. J'ai préféré le couteau au revolver, parce qu'il est silencieux, mais aussi parce qu'il ne permet plus au corps de se déchaîner. J'aurais même préféré les poings – mais le couteau permet des raffinements. Le soir, toujours pas de lune, le temps est beau, dix heures ont sonné. Je me suis mis dans un fossé, le vélo caché sous les herbes, à douze kilomètres de chez moi. Derrière moi se dressent les ruines inquiétantes d'un lotissement en construction.

J'ai déjà crevé les ampoules à coups de pierre. L'endroit est bien choisi : bientôt, c'est la sortie du cinéma. Un groupe qui rit et parle fort :

"Ah ah ! qu'il lui dit comme ça...

- Tiens, il fait noir.

- ...et l'autre y répondait...

- Alors il me met la main sur...

- ...la mise en scène !...

- ...je lui dis : ne vous gênez pas !..."

Le groupe s'éloigne et le bruit de leurs pas.Une ombre attardée suit à vingt mètres. Mon cœur bat, l'homme graillonne, se fouille les poches, je serre mon couteau, vais-je faiblir au dernier instant, je suis un lâche – non, si ?

Ma gorge est sèche.

La sueur pique mes poignets. Il m'a dépassé, je me sens mou comme une chiffe, je sanglote presque, je suis soulagé, comme si j'avais laissé un homme se noyer.

J'ai envie de pisser.

Le lendemain soir j'y suis retourné, après avoir bu un demi-litre de vin. Je me suis tapi dans le fossé, les ampoules n'ont pas encore été remplacées. Le vin diffuse en moi. Bandé à bloc et sur le point de me briser d'un coup.

Et je vis, comme la veille, une ombre qui marchait, d'un pas hésitant. Le :même homme que la veille. Je l'ai frappé la première fois sur la tempe gauche, et j'ai retourné le couteau dans la plaie, pour sortir les esquilles. Puis desserrant les lèvres avec la lame, je l'ai enfoncée dans la gorge, la main dans la bave. J'ai retiré la lame. D'un coup circulaire, j'ai arraché un œil, puis l'autre, que j'ai mis dans ma poche.

J'ai enfin frappé la poitrine, ouvrant le corsage maculé pour voir à quoi ressemblait un sein de vieille femme. Et j'ai plongé ma lame dans ce sein. J'eus envie d'ouvrir le ventre, mais l'odeur m'aurait incommodé. Je me contentai, à grandes secousses, de lui ouvrir les bras dans le sens de la longueur, et pour finir, j'ai pris le corps exsangue à bout de bras au-dessus de ma tête, pour le projeter sur un tas de parpaings.

J'étais ivre de vin et de sang. Je ruisselais de sueur, et de sang. Dans ma bouche stagnait un goût (de sang). J'ai enfourché mon vélo, j'ai filé.

L'air me fouetta, me grisa. La dynamo ronronnait sur le pneumatique. Je supportais une fatigue légère. Je vis une forme blanche, sur le bas-côté. J'ai frappé la jeune femme à la volée, dans le dos. J'ai ressenti à l'avance, dans le bras, la secousse du coup.

Je freine. Qu'elle est belle. Ses lèvres sont entrouvertes. Je descends l'allonger sur l'herbe. Le sang poisse mes doigts. La lumière des étoiles dessine son nez finemant arqué, ses joues creuses. Je pose ma main sur sa poitrine, son cœur bat.

Je l'ai prise à bras le corps, j'ai serré très fort, je l'ai embrassée longuement. La police m'a retrouvé au matin, profondément endormi.

Je suis en prison. J'aime cette femme, qui n'a pas compris. Personne n'a compris. Les psychiatres m'estiment pleinement responsable au moment des faits. Tous croient que je suis un monstre :j'étais simplement en légitime défense.

COLLIGNON CONTES ET ÉLUCUBRATIONS 5

LES FAIBLES

 

 

 

Grand cocktail du prix G. Fumée des cigarettes, atmosphère onctueuse. Henri de Sannes savoure son triomphe. À une extrémité du bar, quelques femmes se sont rassemblées autour du brillant Louis d'Eyraud, parfaitement ivre. Il repose entièrement sur sa jambe droite. Sa voix est forte, ses yeux courent d'un visage à l'autre. Toutes le contemplent.

À l'autre bout dubar un remous se produit, les hommes trébuchant protègent leur verre, les regards fusillent Michel Magnet qui tente de percer la foule en direction du beau d'Eyraud.

Louis s'aperçut qu'on ne l'écoutait plus. Il reconnut Michel et planta là ses admiratrices.

"Ta femme !

- Nicolettina ?

- Elle part.

- Avec Jakubovitch ?"

Les deux hommes sortent précipitamment.

"Ils sont devant chez toi. Ils surveillent le déménagement.

- Bordel de merde !

- Non, c'est moi qui conduis."

La Ferrari dévale l'avenue Hersch.

Michel donne de nouveaux détails.

Quand ils sont arrivée en tromhe devant le pavillon, Jakubovitch et Nicolettina fuyaient précisément sur la route d'Amiens.

"Remontez-moi tous ces meubles ! Je suis le mari !

Les ouvriers haussent les épaules et remontent les meubles.

"Ce sont eux, dit Jakubovitch.

- Mon Dieu !"

Nicolettina se serra contre son ravisseur. Les poursuiveurs, à leurs trousses, dérapèrent. Louis d'Eyraud jura. Il engueula son camarade, puis se reprocha de ne pas avoir surveillé son épouse. Michel se laissa insulter, accéléra :

"Je prends un raccourci.3

La Ferrari cahote et débouche juste en travers, à cent mètres des fugitifs. Les deux véhicules s'évitèrent en hurlant.

COLLIGNON CONTES ET ÉLUCUBRATIONS 6

LES FAIBLES

 

 

 

"Jacques, ne le frappe pas.

- Ta gueule.

- Tu ne l'aimes pas ! h urle d'Eyraud.

Il pense : Si je ne casse pas la gueule à cet homme, elle me méprisera.

L'homme trompé frappa son maître en pleine poitrine, sans entrain. L'autre riposte, d'Eyraud d'arrête de taper. Il traite son adversaire de lâche :

"Tu n'as aucun mérite à me cogner ! Nicole, je t'aime !"

Nicole est rentrée se jeter sur les coussins et s'est mise à pleurer.

...Michel Magnet hésite.

Enfin, les deux couples se séparent. Suivons Jakubovitch et Nicolettina, que nous appelleront, pour plus de commodité, Jacques et Nicole.

Jacques se laisse absorber par la volupté de la conduite automobile. Nicole reconstitue les premiers mois de son mariage : elle avait toujours raison. Louis d'Eyraud ne cessait d'abdiquer, en s'excusant. Elle se rendait à d'innombrables réunions de dames. Ces dernières parlaient de leur mari et les félicitaient en leur absence. Parfois Louis d'Eyraud avait fait les frais , financièrement parlant, de leurs réussite.

Nicole applaudissait à ces revers de fortune. Elle les apprenait avant que son mari ne l'en eût informée. Tous et toutes le volaient. Louis d'Eyraud, se laissait emprunter sans réclamer. Gémissait. Se lassait de sa Femme et du Monde. À 28 ans après 4 ans de mariage il s'est bourré la gueule. Et ainsi de suite cocktails dîners réceptions, champagne californien par jet, brillant causeur ! Nicole est dégoûtée, Nicole s'en va. Elle le trompe, ou plutôt ne le trompe pas, renvoie sa nouvelle queue. Puis les affaires s'effondrent. Nicole ? un bibelot. Elle le raye, le reraye, se fait remplacer. Dans la voiture en route vers le bonheur, Jack, homme numéro 2, dit à Nicole :

"Pourquoi fais-tu la gueule ? Parce que je t'ai larguée ?

- Ta gueule.

Le vert du tableau de bord éclaire sinistre, menton pas rasé du deuxième homme, feux follets sur les branches de lunettes. Visage énergique et brutal (nez droit,, grosses lèvres et fossette) – grosse pomme d'Adam (tous les bons signes) costume sur mesures et cravate à raies noires.

Sur le volant reluit la chevalière en or.

Voiture en sens inverse. Attendons-nous au pire. Les phares dessinent sur son visage ses yeux froids, sa bouche entrouverte sur des dents, devinez, immaculées, plus ! ...des cheveux courts dorés, "comme un champ d'éteules au soleil levant". Et tout replonge dans l'obscurité. Nicole se sent

toute petite et merveilleusement protégée.

Dans l'autre véhicule, c'est Louis d'Eyraud, avec son ami Chel (c'est exprès), le ton monte entre les deux potes : "Tu m'avais prévenu" dit Louis, 1m95 recroquevillé. Chel s'arrête, ouvre la portière, soutient son ami jusqu'au deuxième étage, parce que l'ami a bu : "Tu es chez moi", et la femme de Chel reconnaît Louis. D'Eyraud est une espèce de loque aux yeux vides et congelés. Il ne pense plus. Il s'est vidé tout le crâne. De temps en temps il serre les poings, des canons (Pachelbel, Albinoni) passent dans son crâne, et des chœurs de Haendel mi-anglais mi-germains. Il se fait servir un cognac, se redresse en criant salaud, le cognac roule sous le guéridon. Il passe la nuit chez son ami Chel, personne n'a dormi.

 

Au petit matin, "une pluie fine se tend comme un voile devant le soleil tiède"et Louis retourne chez Louis. Dès qu'il a poussé la porte ses gros ennuis lui tombent dessus comme un seau en équilibre. Tout est à demi déménagé, des pas maculent le carrelage, des meubles sont replacés de travers, des caisses montent jusqu'à hauteur d'homme. Le bureau de Louis reste épargné.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE PETIT LIVRE DES GRANDES FETES RELIGIEUSES

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Chapitre un



LE PETIT LIVRE DES GRANDES FETES RELIGIEUSES

 

 

HISTOIRE D'UNE DOUBLE ETYMOLOGIE

Depuis l'Antiquité, la plaie reste ouverte : le mot « religio » (ancêtre de « religion » en langue française) vient-il de « religare »,« relier » ? ou bien « relegere », « relire avec soin », “choisir” (“élection”) ? La controverse est d'importance : en effet, dans le premier cas, la religion serait ce lien sacré qui nous unit à la divinité d'une part, et entre nous, les humains, d'autre part ; nul doute que les religieux de toute confession ne préfèreraient cette interprétation, qui les parerait tous des plus lénifiantes vertus civilisatrices. Les chrétiens invoquent l'autorité de Lactance et de Tertullien, Pères de l'Eglise (il est question aussi de Lucrèce (-98 / -55) dans son  De natura rerum - or une relecture complète de cette œuvre ne m'a pas fourni la moindre trace d'une telle assertion ; Lucrèce affichait d'ailleurs un matérialisme notoire, et fut dit-on puni de son impiété par les dieux eux-mêmes, qui le rendirent fou...et le firent mourir jeune...)

Or, la seconde hypothèse, (“choisir soigneusement”), loin d'être exclue, a pour elle l'autorité d'un Cicéron (De natura deorum, II, 10) ; elle signifierait alors « moyen de contenter les dieux », « ensemble de pratiques et de rites », et pourquoi pas « moyens de nature magique visant à obtenir des faveurs du monde divin ». Aulu-Gelle emploie le mot religens, « qui respecte scrupuleusement le culte des dieux », dont le contraire est évidemment negligens, « qui les néglige ». Saint Augustin lui-même, tout évêque d'Hippone qu'il fut, ne recule pas devant cette hypothèse. Mais si dans l'ensemble les chrétiens ont préféré la première origine, les païens ne rougirent pas d'avoir recours à la seconde. Et rien jusqu'ici ne permet de départager les tenants de l'une ou de l'autre étymologie. Nos ancêtres les Antiques ne possédaient pas la moindre notion de la science étymologique actuellement en usage.

Ils ne pouvaient se référer qu'aux “on-dit”. Ils interprétaient, par exemple, le mot “amazone” comme “celle qui n'a qu'un sein” : “a” = “un”, “mazos”, “le sein”, ces guerrières ayant paraît-il pour coutume de se couper le sein droit pour avoir plus d'aisance (dans le tir à l'arc), traitement aussi barbare qu'inefficace... les anciens Hottentots se tranchaient un testicule pour être plus légers à la course... Eh bien non ! “amazone” veut dire « qui rassemble » (hama) [ses vêtements] avec une “ceinture” (“zôna”), “qui ne fait qu'un(e) avec sa ceinture” - monumentale erreur des Grecs ! Passons aux Latins : “sepulcrum”, “le tombeau”, proviendrait du prétendu préfixe “se”, “absence de” (nulle part attesté...), et de “pulchrum”, “beau”.

Le sépulcre signifierait donc “le pas beau”, par crainte superstitieuse de le nommer directement... Or ce mot est de la même famille, évidemment, que “sepelire”, “ensevelir”... Passons

sur les élucubrations moyenâgeuses concernant les étymologies de noms de saints, “Agnès” provenant de “agnoscendo”, “en connaissant”, pare qu'elle “connut la voie de la vérité” (Légende dorée de Jacques de Voragine), “Vincent” de “incendiant le vice” et autres pitreries. N'en déplaise donc aux tenants de l'archaïsme, nos connaissances sur le passé s'accroissent, au contraire, à mesure que nous nous en éloignons.

C'est pourquoi il devient de plus en plus difficile d'accepter benoîtement le terme “religion” comme devant “relier” les humains, car dans la réalité, ou étymologiquement – la chose est plus que douteuse...

 

QUE SIGNIFIE “RELIGIO” ?

Ce qui est certain en revanche, c'est que religio signifie scrupule (page 1336 du Gaffiot): “Il s'en fait un scrupule” - aliquid religioni habet. Religio, c'est l' “attention scrupuleuse”, la “délicatesse morale”, la “conscience” (“se faire une conscience de”), et le “sentiment religieux”, la “crainte pieuse”). Enfin, le “culte”, les “pratiques religieuses” : il fallait par exemple prononcer telle prière sept fois et non six, sacrifier à Jupiter un taureau blanc (si l'on n'en trouvait pas, on passait à la craie le flanc de l'animal) (pauvre bête !). Il s'agit donc là ni plus ni moins, in fine, que de rituels magiques ; une telle acception corroborerait donc plutôt l'étymologie re-legere, “recueillir de nouveau”, “repasser dans la pensée” (pour ne rien oublier) (du rite), comme attesté dans le Gaffiot.

Mais qui saura cela désormais, à présent que le latin lui-même, jadis langue des dieux, puis langue de Dieu, n'est même plus considérée comme obligatoire au séminaire, ce qui est tout de même un comble... Ces passes d'armes à fleurets mouchetés nous permettent d'aborder le thème de cet ouvrage ; c'est en effet cette fonction de “relier”, à laquelle certains paraissent (à juste titre) si attachés, qui se manifeste essentiellement lors des cérémonies et des fêtes, caractérisées par leur destination collective. Toutes les festivités ainsi rappellent, à intervalles réguliers, l'appartenance de chaque individu à une collectivité, ou d'une collectivité à une autre plus vaste, telles les fêtes de Jupiter Latin affirmant l'identité latine de cités primitivement indépendantes.

 

COMMENT ET POURQUOI Y A-T-IL DES FETES RELIGIEUSES ?

C'est donc non seulement un élément de cohésion, mais une occasion aussi de défoulement BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 3

 

 

 

 

communautaire, de rupture - de folie : chez les chrétiens, la Fête des Fous, le 1er janvier (jour de la Circoncision) donnait lieu à toutes sortes de débordements, voire de profanations. En dépit des interdictions (la dernière date du 19 janvier 1552), la pratique s'en poursuivit jusqu'en 1645 à Antibes. La fête en soi s'interprète donc comme un élément de désordre, dans un monde que domine l'ordre. Et malgré les mises en garde, les fêtes religieuses risquent toujours de dégénérer en beuveries ou en “foire à tout” (le site Noël” sur internet vous propose pendant des pages toutes les connections commerciales et bouffatoires imaginables avant qu'il soit question le moins du monde d'une quelconque référence religieuse).

Aussi les fêtes religieuses proprement dites, dans les trois religions monothéistes qui nous intéressent ici, tendant à renforcer la cohésion et l'ordre, se sont bien souvent efforcées de se substituer, tant bien que mal, à des célébrations plus ou moins orgiaques, en leur superposant leurs prétextes cultuels et liturgiques, récupérant et confisquant ainsi l'inévitable reliquat de désordres au profit de ses seuls prêtres ou autres illuminés – dont elles se méfiaient par ailleurs.

 

QUELLE EST LEUR FONCTION ?

Une fête religieuse en effet tient à se distinguer d'une fête profane en ce qu'elle fait appel non à quelque sentiment d'appartenance à une communauté professionnelle (“Fête des vignerons”) ou territoriale (fêtes nationales), c'est-à-dire à quelque chose de tangible, mais à une solidarité transcendantale, céleste (sous cet aspect, certaines célébrations patriotiques, en certaines circonstances exaltantes comme la récupération d'une indépendance ou la libération d'un territoire occupé, peuvent s'apparenter à une fête religieuse, dans la mesure où le concept de Nation se trouve exalté au niveau même d'une entité divine ; là encore, la frontière est aisément franchie entre l'émotion et la ripaille : le 14 juillet 1919 fut essentiellement une gigantesque et obscène célébration de la Dive Bouteille bien plus que de la Sainte Patrie...

 

PROFANE OU SACRE

C'est ainsi que nous pourrions différencier le profane du sacré, distinguant plus ou moins malaisément ce qui relève de la tradition profane, des concession profanes (divertissements proprement dits, échange de cadeaux, traditions pittoresques) de ce qui a trait à la célébration proprement dite, pouvant se manifester par des cérémonies austèrement recueillies : mouvement BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 4

 

 

 

 

extrême gravité : mouvement universel de bascule, entre le “plateau” du festin profane, récupéré par les forces apaisantes de la religion, et celui de la célébration solennelle tout empreinte d'élévation – l'un sans l'autre, au vu de la dualité humaine, semblant difficilement concevable. Opposer d'autre part de façon plus sociologique les festivités ou débordements populaires aux recueillements de l'élite en évoquant une “religion à deux vitesses”, une pour le peuple, une pour les clercs, nous rappellera, de façon moins sectaire, moins ésotérique, deux dimensions présentes en chacun de nous, et ce, quelle que soit notre appartenance sociale...

Un autre distinguo s'effectuera également : les cérémonies et fêtes privées, mariages sanctionnés et sanctifiés par la religion, baptêmes, circoncisions et communions, interviennent bien entendu de façon tout à fait particulière (voire inattendue pour des funérailles, conçues dans certaines communautés comme de véritables fêtes) ; mais il semble difficile et peu souhaitable, pour ne pas dire impossible, de célébrer l'une de ces fêtes en même temps qu'une réjouissance officielle. C'est ainsi par exemple que les noces ne peuvent se célébrer, pour les juifs, entre la Pâque et Souccoth (fête des Cabanes), “par suite de l'interdiction de confondre deux occasions différentes de joie, celle de la fête et celle du mariage”. En France catholique, la coutume est de ne pas célébrer de cérémonies familiales un jour de fête ni même un simple dimanche ; il s'agit là du maillage, de la scansion d'une vie individuelle, irrégulièrement superposés à ceux de la vie communautaire.

 

RESPECT DE L'ORDRE CHRONOLOGIQUE

Nous traiterons donc des fêtes religieuses publiques, par ordre chronologique d'apparition des religions, même si d'aucuns affirment qu'Adam fut déjà un parfait musulman ou un parfait juif (n'est-il pas de bonne guerre que chacun s'estime le premier sur la place ? certains chrétiens ne se figurent-ils pas que tous les dogmes remontent à l'Evangile selon Jésus-Christ, ainsi que le moindre rite de tous les sacrements, alors même qu'on leur démontrerait cent fois que tout cela ne s'est élaboré qu'au fil des conciles et des décisions papales, voire impériales ? )

Chaque fête recevra donc une définition, la plus succincte possible ; puis nous établirons sa date, ses références historiques ; nous évoquerons les rites et liturgies qui les accompagnent ; les coutumes et réjouissances, publiques et privées, dont elles sont soulignées ; enfin leur signification mystique, dans la mesure où les sources religieuses des trois grandes confessions monothéistes occidentales, juive, chrétienne et musulmane, nous en aurons instruit.

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LES FETES JUIVES

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LES FETES JUIVES

 

 

 

GENERALITES

Les fêtes juives comprennent des fêtes de p7lerinage, que les fidèles devaient accomplir au Temple de Jérusalem afin d'y apporter leurs offrandes ; ce sont Pessah (“la Pâque”), Chavouoth (“fête des moissons”) et Souccoth (“fête des cabanes” ou “des tabernacles”). Ce pèlerinage cessa d'être obligatoire après la destruction du second temple en 63 de l'ère chrétienne (ou “ère commune”). Il s'agissait vraisemblablement de la célébration de rites agricoles, auxquels la religion substitua sa marque indélébile. Les autres fêtes sont Roch Hachana (“tête de l'année” ou jour de l'an), Yom Kippour (“jour du grand pardon”) et Hanouccah (“fête des lumières”).

Nous y ajouterons “Pourim”, qui concerne plus particulièrement les enfants avec ses cadeaux et ses déguisements. Chacune de nos rubriques s'ouvrira donc sur des questions de datation, et les évènements historiques ayant inauguré leur établissement, puis nous rendrons compte des rites et des coutumes qui s'y attachent, comme nous l'avons dit précédemment ; mais il manquerait l'essentiel à nos chapitres si nous ne nous efforcions pas de déterminer, à partir des meilleures sources, l'esprit qui préside à ces fêtes et les significations profondes, métaphysiques et personnelles, dont on ne saurait les détacher sans en dénaturer le sens.

 

LE CALENDRIER JUIF

 

 

Mois Durée Equivalent grégorien

 

Nissan 30 jours Mars-avril

Iyar 29 «  Avril-mai

Sivan 30 «  Mai-juin

Tammouz 29 «  Juin-juillet

Av 30 «  Juillet-août

Eloul 29 «  Août-septembre

Tishri 30 «  Septembre-octobre

H'eshvan 29 ou 30 jours Octobre-novembre

Kislév 30 ou 29 «  Novembre-décembre

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LES FETES JUIVES

 

 

 

Tévét 29 jours Décembre-janvier

Shevat 30 «  Janvier-février

Adar 29 ou 30 jours Février-mars

[Adar II 29 jours Mars-avril]

 

Les fêtes juives s'établissent à partir d'un calendrier lunaire, différent du calendrier occidental dit “grégorien” ; il existe donc un certain décalage (onze jours de retard environ par année) entre les dates juives et le calendrier devenu universel, décalage rectifié tous les deux ou trois ans par l'intercalation d'un mois supplémentaire appelé adar 2. On ajoute aussi parfois une journée à certains mois, pour éviter que Yom Kippour ne tombe un jour de shabbat, ce qui gênerait considérablement l'accomplissement des rites.

 

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LES FETES JUIVES

 

 

 

ROCH HACHANA

Le Nouvel an juif

La tête de l'année”

Chana”, “l'année”, est apparenté au verbe “chana”, changer.

 

 

 

DATE

Le Jour de l'an se fête les 1er et 2 tishri (septembre-octobre), soit le premier jour du septième mois – comme si nous nous souhaitions la bonne année le premier juillet ; on ne fête plus le 1er du premier mois, celui du printemps (“aviv”) à l'exception des caraïtes, qui ne respectent pas en l'occurrence les prescriptions rabbiniques ; nissan se réfère à la date de la sortie d'Egypte (jour de la Pâque, de Pessah).

En terre d'exil (en galout), depuis la fin du Moyen Âge, Roch Hachana, seule de toutes les fêtes, se célèbre sur deux journées entières en raison de l'impossibilité de faire coïncider les dates en toutes les parties du monde ; y compris en Israël... C'est même en ce jour que le monde fut créé - à la plus antique religion devait revenir l'idée de commémorer la date même de la création de l'univers - “le jour de l'accouchement du monde”. Le calendrier se serait donc déjà trouvé en vigueur avant la création du monde - certains l'affirment également de la Torah. Bien d'autres anniversaires se célèbrent aussi ce jour-là : celui du jugement et du pardon de notre ancêtre Adam, et pour certains celui de la création même d'Adam et Eve ; le premier jour de la création serait alors le 25 éloul.

Des femmes stériles ont conçu ce jour-là un enfant, particulièrement Sarah (qui engendra Isaac) et Rachel (Joseph le Patriarche ; ce dernier fut libéré ce jour-là de prison pour devenir vice-pharaon d'Egypte) – de même, le travail forcé des Hébreux a pris fin ce jour-là en Egypte (sept mois avant la Pâque ?) et la rédemption aura lieu également à Roch Hachana. Roch Hachana concentre donc tous les commencements et toutes les fins du monde, dans une perspective eschatologique globale, point de départ et aboutissement du big bang divin !

Ajoutons à cela le sacrifice d'Abraham, dont le fils Isaac fut remplacé par un bélier : c'est à cette occasion que retentit pour la première fois le son du chofar ; à la suite de cette preuve BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 9

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d'obéissance intervint l'alliance de Yahweh et de son peuple. Abraham fondait ainsi, le jour même de l'anniversaire de la création du monde, la religion unique par excellence, la religion juive. Il fondait du même coup, par un élargissement ultérieur de la même alliance sacrée, la religion chrétienne : d'une part, en refusant le sacrifice d'Isaac, Dieu enseigne à sacrifier son animalité intérieure et non à tuer l'homme, et d'autre part, ce sera le sacrifice du Christ qui mettra un terme aux abattages d'animaux ; le fils non plus du patriarche, mais de Dieu le Père lui-même...

 

DATES

En 2010, Roch Hachana se célébrait les 9 et 10 septembre (5771)

2011 (5772) : 29 et 30 octobre

2012 (5773) : 17 et 18 septembre

On rappellera que la fête de Roch Hachana n'est pas observée par les caraïtes, qui observent strictement la Torah, rejetant la tradition rabbinique.

RITES, LITURGIE

En souvenir justement du bélier que l'ancêtre Abraham sacrifia en lieu et place de son fils, la sonnerie du chofar (corne de bélier) (qui retentit pour la première fois ce jour-là) revêt une importance primordiale. Cette sonnerie est aussi caractéristique de la religion juive que celle des cloches pour le chrétien, ou l'appel du muezzin pour le musulman. Mais plus encore, dans la religion juive, elle représente l'apogée du sentiment originel d'union à Dieu.

Le chofar doit retentir cent fois (signe de bénédiction totale) pendant les cérémonies de Roch Hachana, différemment réparties selon les communautés (les juifs comme les musulmans n'ont pas d'autorité unique à l'instar du pape, chaque groupe suivant donc sa coutume).

Prières, chants et poèmes liturgiques ou “piyyoutim” se succèdent ainsi durant les deux jours de la célébration de Roch Hachana. Nous n'allons pas énumérer tous les détails des cérémonies, nos lecteurs n'ayant pas tous vocation à exercer des fonctions liturgiques à la synagogue. Retenons simplement que, le premier jour, on lit le récit des naissances d'Isaac et de Samuel. Le lendemain, celui du sacrifice d'Isaac, et les rares versets de Jérémie où il est question d'espérance : “Poussez des cris de joie sur Jacob; éclatez d'allégresse à la tête des nations !”

 

BENEDICTIONS PRODIGUEES LE JOUR DE ROCH HACHANA

Baroukh ata Adonay elohénou Malekh Aolam chéhéhiyanou vékiémanou véhiguiyanou BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 10

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lazémane hazé : Béni sois-Tu notre Dieu Roi de l'Univers qui nous a fait vivre, subsister et parvenir à ce moment-là.

Lé chana tova tikatevou – Soyez inscrits pour une bonne année (Chana Tova !)

 

COUTUMES

Le tachlik : ce mot signifie “tu jetteras” (...”tes péchés dans la profondeur de la mer”, Michée, 7, 19). Symboliquement, l'après-midi du premier jour de Roch Hachana, les fidèles retournent leurs poches et jettent dans une eau courante les déchets, miettes et poussières qui s'y sont accumulés, en signe de purification des péchés de l'année ! Les femmes ne sont pas tenues à cette obligation, et doivent se tenir séparées des hommes pendant qu'ils accomplissent ce rite...Certains secouent leur mouchoir, ou jettent une pierre dans l'eau, ou bien y crachent (en Tunisie), ou bien y sautent (au Kurdistan). Si Roch Hachana tombe un chabbat, ces coutumes s'observent le deuxième jour – et certains rabbins rejettent de telles superstitions...

Les autres coutumes se manifestent en général dans le cadre familial, et varient comme nous l'avons vu d'une région à l'autre. Tout le monde s'habille de blanc. Même la nappe qui recouvre le lutrin de la Torah est blanche.

 

REJOUISSANCES ET CADEAUX

Toute fête est l'occasion de somptueux repas : nappe blanche, les petits plats dans les grands, les fleurs ! Le benjamin dépose sur la table les mets de l'espérance : grains de riz, feuilles de menthe et fleurs de lavande. Le repas n'utilisera pas de sel, mais proposera uniquement des plats à base de fruits, de miel, de sucre. Ajoutez à cela le pain brioché, le vin doux ; les fruits du grenadier, du palmier-dattier ; certains, rapportant le nom de tous ces aliments à des passages de l'Ecriture, peuvent ainsi affirmer qu'ils “mangent le Livre” ! On apporte ensuite la tête (roch) d'agneau, ou, à défaut, de poisson, offerte au chef de famille en lui souhaitant de rester “à la tête”, et non “à la queue”...

Se consomme ensuite, avec un minimum de sel tout de même, le potage aux sept légumes, rappel de la bénédiction du pays d'Israël, qui produit le froment et l'orge, le raisin, la figue et la grenade (cette dernière contiendrait 613 graines, nombre de nos mérites ! ...ou des obligations appelées “mitzvoth”, qui sont autant de mérites...) - enfin l'olive et le miel.

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Et au dessert, on croque des pommes trempées dans du miel en se souhaitant “une année douce comme la pomme trempée dans le miel”. Certaines communautés confectionnent des boules de pain sur lesquelles on a gravé par exemple une échelle, symbole de l'ascension de l'âme vers Dieu.

Dans certaines communautés sépharades, on observe un jeûne le troisième jour.

 

SIGNIFICATION DE ROCH HACHANA

Deux métaphores peuvent être employées : celle de la plante, dont Roch Hachana est la graine : l'année à venir se rapportera à cette graine ; ou celle, plus moderniste – du “programme” d'ordinateur, qui se déroulera comme il a été programmé !

Mais c'est aussi Yom Tarona, “le jour de la clameur (du chofar)”, ou “Kissé” (“le Trône”, où Dieu s'installe ce jour-là” ( "Notre Dieu et Dieu de nos pères, règne sur le monde entier dans Ta gloire, et préside au monde dans Ta chèreté, et révèle dans la gloire ta puissance sur toutes les créatures terrestres, et il sera connu à toute œuvre que Tu l'as œuvrée , et toute créature comprendra que Tu es son créateur, et chacun dira en son âme, Hachem est Dieu d'Israël, Roi, et Son règne surpasse tout [autre] règne.") - voire, disent les rabbins, “Yom Hadin”, le Jour du jugement” : “A Roch Hachana tous les habitants de la terre passent devant Lui comme le troupeau du berger, ainsi qu'il est dit : “Celui qui a façonné ensemble leur cœur, distingue tous leurs actes.” Et c'est en fonction des actes de l'année qui vient de s'écouler que Dieu ordonnera les évènements pour celle qui vient.”

Nous voulons relater la puissance de cette journée : elle est redoutable. En elle, Ta royauté s'élèvera et Ton trône sera fondé sur la justice. En vérité Tu es le juge et Tu as souvenir des choses tombées dans l'oubli. […] Pareil aux moutons dénombrés par leurs bergers, les hommes et leurs actes sont scrutés par toi ; Tu fixes le délai pour chaque être vivant et Tu décides de son sort. A Roch Hachana, Tu l'inscris et à Kippour tu apposes ton sceau : combien quitteront ce monde et combien y entreront. Qui vivra et qui mourra, qui à la fin de ses jours, qui prématurément, qui par le feu, qui par l'eau, qui par la guerre, qui par l'épidémie. […] Qui sera élevé et qui sera abaissé. Qui sera tourmenté. Qui sera fortuné et qui sera indigent. Mais le retour : téchouva, la prière : téfila, et la justice : tsédaka, peuvent faire revenir Dieu sur sa décision.”

La téfila (prière) n'implique pas de supplication, mais exprime le “rattachement” à Dieu, par un mouvement de bas en haut. La tsédaka est aussi “charité”, sans trace de condescendance ; une attitude de “droiture”

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Il inscrit dans le livre de vie , en effet, ceux qui se sont distingués par leur mérite, et dans le livre de mort ceux qui ont effroyablement péché. Or, la plupart des hommes n'étant ni bons ni mauvais, il est besoin d'attendre huit jours, jusqu'au Yom Kippour (“Jour du pardon”) pour connaître le verdict du Père Suprême. Il ne resterait qu'à trembler et prier en ces “jours terribles”, tout en comptant bien, malgré tout, sur la miséricorde infinie de Dieu. Roch Hachana est l'occasion de “faire téchouva” (“retour sur soi”), où l'on réfléchit lucidement, sans culpabilité, sur le sens de sa vie, de ses relations avec autrui et avec Dieu. Observons que la récompense ou la punition ne s'attribuent que pour la durée d'une année. Bien entendu, au jour de sa mort, chacun recevra sa sentence définitive.

 

LE CHOFAR

Il s'agit d'une corne de bélier. Si Roch Hachana tombe un chabbat, on ne souffle pas dans le chofar. On distingue la teki'ah ( תקיעה, sonnerie longue et ininterrompue), les shbarim (שברים, “brisés”, trois petits sons brefs, la terou'a (תרועה, clameur), série de sept sonneries rapides. C'est, à l'exception des percussions, l'instrument le plus ancien encore en usage : une sonnerie grêle, rauque et râpeuse, nullement triomphale, mais renvoyant, par son caractère archaïque et rudimentaire, à l'origine même des Temps... Certains commentateurs sont même allés jusqu'à le rapprocher des plaintes de la femme en travail ou des premiers cris douloureux du nouveau-né : comme si en vérité surgissait du néant, s'accouchait, le monde entier.

C'est un langage d'avant le langage, celui du cœur lorsqu'il est encore pur, celui qui vous rapproche le plus de la voix informulée de Dieu : voix céleste, “pur vagissement de l'âme” ; rappel de l'origine en même temps que de la fin, cycle inéluctable ici ramassé en un seul instant. A cette interprétation métaphysique se joint le sens plus accessible de la considération morale : de même qu'Israël sonnait le chofar pour entrer en campagne militaire, de même il s'agit pour chaque croyant d'entrer en guerre contre son mauvais penchant, le “yetser hara”. C'est bien sûr la période des “bonnes résolutions”, du ressourcement, de la “table rase”, où l'on reprend en main son intériorité : nous devons changer notre mode de vie, et, partant, le monde. Le son du chofar nous éveille à l'existence, mais aussi nous réveille, car nous avions négligé de lutter : examinons notre conscience, remettons-nous en question au plus profond de nous-mêmes, revenons à notre nature première ! Car le son du chofar, ayant retenti le jour de la création du monde, sonnera aussi le réveil de tous les morts au jour du Jugement dernier.

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YOM KIPPOUR

(“jour du pardon”)

 

GENERALITES

...Ce jugement de Dieu intervient à Yom Kippour, à l'occasion d'un jeûne de vingt-cinq heures durant. Le fidèle reconnaît ses péchés, s'humilie, se réconcilie avec ses ennemis, puis fait son expiation devant Dieu afin d'obtenir son pardon... Cette fête est la plus respectée de toutes celles du calendrier juif (73% des Israéliens), même par les non-croyants (...que l'on appelle ironiquement “les juifs du Kippour”...) : tous les membres d'une communauté juive, même les moins convaincus par la religion, ont en effet à cœur de se retrouver ce jour-là et de resserrer leurs liens : Car en ce jour on fera l'expiation pour vous, afin de vous purifier ; vous serez purifiés de tous vos péchés devant l'Eternel (Lév. 16, 30). "Le dixième jour du septième mois, ce sera pour vous une sainte convocation, et vous mortifierez vos âmes..." (Lévitique 23, 27).

Yom Kippour est le jour le plus saint et le plus solennel. Il marque l'apogée des dix jours de repentir, de pénitence et de retour à Dieu (téchouva) qui suivent la fête de Roch Hachana. C'est l'unique jour de jeûne prescrit par la Bible.

 

DATES

Yom Kippour a lieu le 10 du mois de tichri :

le 18 septembre 2010 (5771)

le 8 octobre 2011 (5772)

le 26 septembre 2012 (5773)

 

HISTORIQUE

Yom Kippour, tout comme Roch Hachana, ne rappelle aucun évènement purement historique (d'après la tradition, ce fut le jour de la circoncision d'Abraham et de toute sa maison). La Torah qualifie Yom Kippour par l'expression “chabat chabaton”, le “chabat des chabat”, qui serait comme “le chabat” de toute l'année, c'est-à-dire, le “Jour” différent de tous les autres jours de l'année. Ce jour de pardon fut octroyé par Dieu aux membres du peuple d'Israël, suite à l'épisode idolâtre du veau d'or dans le désert du Sinaï.

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LES FETES JUIVES

 

 

 

 

LE JEÛNE

Pour obtenir le pardon, trois démarches sont essentielles : la prière, le jeûne et l'aumône. La veille au soir on consomme un repas complet (la seoudat hamafsèqet). Puis le jeûne est observé pendant vingt-cinq heures (du coucher du soleil, la veille, jusqu'à la tombée de la nuit suivante), à partir de 12 ans pour les filles, 13 pour les garçons, un jeûne absolu, sans manger ni boire ; certains vont même jusqu'à ne pas avaler leur propre salive. Quand tout ce temps est écoulé, on fera mieux de ne pas se ruer sur les friandises, mais de prendre, pour commencer, une tasse de thé sucré. Ensuite, bien sûr, ce n'est pas une raison pour s'empiffrer.

 

LITURGIE ANCIENNE

Mentionnons pour mémoire la coutume (désormais interdite) de faire tourner un poulet vivant au-dessus de sa tête en disant "Voici mon double, voici mon remplaçant, voici mon expiation. Puisse cette poule ou ce coq aller jusqu'à la mort pendant que je m'engagerai et continuerai une vie heureuse, longue et paisible.” C'est qu'il n'y avait plus de temple pour les sacrifices. Dans l'Antiquité le Yom Kippour était l'occasion de cérémonies bien plus solennelles qu'aujourd'hui. Le point central de ce jour était le sang versé pour l'expiation du péché. Toute la nation d'Israël se rassemblait pour voir le Grand Prêtre sacrifier un taureau et un bouc. Il apportait le sang de ces animaux dans le Saint des Saints (partie la plus sacrée, la plus reculée du Temple de Jérusalem), et aspergeait sept fois l'arche d'alliance, derrière le voile. Le sang du taureau expiait les péchés du prêtre et celui du bouc, les péchés de tout Israël. En sortant du Saint des Saints, le prêtre posait ses mains sur la tête d'un bouc vivant, le “bouc émissaire”, et transférait sur lui tous les péchés des enfants d'Israël. On le poussait ensuite dans le désert, où il était chargé de rencontrer Dieu... et mourait de faim et de soif : “Aaron jettera le sort sur les deux boucs, un sort pour l'Eternel et un sort pour Azazel (Prince des démons, nommé plus tard Satan). Aaron fera approcher le bouc sur lequel est tombé le sort pour l'Eternel, et il l'offrira en sacrifice d'expiation. Et le bouc sur lequel est tombé le sort pour Azazel sera placé vivant devant l'Eternel, afin qu'il serve à faire l'expiation et qu'il soit lâché dans le désert pour Azazel.” Lév. 16 : 7-10. “Le bouc portera sur lui toutes [les] iniquités” Lév. 16, 22. Les traducteurs bibliques modernes remplacent “bouc émissaire” par “bouc pour Azazel”.

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LES FETES JUIVES

 

 

 

LITURGIE CONTEMPORAINE

La veille au soir, pour les prières, on porte un tallit (châle de prière), parfois une sorte de toge immaculée ou “kittel”. L'office de “kol nidrè” (“tous les vœux” sont effacés) permet d'annuler tout ce que l'on a promis à Dieu, bien inconsidérément, durant l'année passée (version séfarade) ou à venir (version ashkénaze).

L'office de chakharit (“de l'aube”) comprend la lecture du chapitre 16 du Lévitique (voir plus haut). L'officiant porte ce jour-là une tunique dorée. Puis, après lecture de la description de la cérémonie d'expiation, celle-ci se déroule véritablement : c'est une confession de caractère général, rédigée à la première personne du pluriel (ainsi donc, après avoir bien rappelé ce qu'il convient d'accomplir, on l'accomplit, afin de confirmer la célébration minutieuse et canonique du rite en question).

Le jour du Yom Kippour interviennent cinq offices extrêmement précis, au cours desquels le Grand Prêtre revêt des habits sacerdotaux différents. A la synagogue, les assistants se couvrent la tête et le corps de tallit blancs. À Yom Kippour, chaque prière contient un viddouï ou formule de confession.

L'après-midi, à l'occasion de la minha (“lecture”) traditionnelle, se lit le chapitre 18 du Lévitique, relatif aux interdits sexuels : l'acte d'amour ne doit pas être accompli sans amour ni respect. La lecture de la Torah est complétée par celle de la Haftara (texte tiré des prophètes), relatant l'histoire de Jonas appelant à la conversion, lui qui auparavant refusait de transmettre la parole de Dieu, et du repentir, ou “retour à Dieu” (“téchouva”) du peuple de Ninive. A l'office du yizkor (“commémoration”), les ashkénazes, en particulier, rappellent la mémoire des êtres chers qui sont morts ; c'est alors la prière du kaddich qui constitue l'élément essentiel. Traditionnellement, les enfants, et les adultes dont les parents sont toujours en vie, quittent la synagogue pour la durée de cet office de clôture. Cet office porte le nom de neïla, “fermeture”, car les portes de la repentance se referment : le jugement de Dieu est désormais scellé pour chacun de nous. Le chofar retentit, marquant la fin de cette journée de recueillement et de jeûne.

 

COUTUMES

Le jour même, tout s'immobilise en Israël. Théâtres, cinémas, stades, tout est fermé. Les autobus ne roulent pas. La télévision et la radio ne fonctionnent pas. Du moins en était-il ainsi jusqu'à l'attaque BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 16

LES FETES JUIVES

 

 

 

surprise de 1973 - certains juifs ne sont pas près d'oublier qu'après la Shoa, les Européens ont refusé aux avions américains le droit de transiter par leurs aéroports....

 

QUELQUES EXPLICATIONS SUR LE BOUC EMISSAIRE... (“le bouc envoyé”)(à la face de Dieu...)

Ce fameux bouc, prévu pour le jour des propitiations (les “propitiations”, en particulier celles du Yom Kippour, sont des sacrifices qui rendent Dieu propice aux humains, ce qui rachète donc les fautes commises) porte sur lui le mal, et son rejet hors de la communauté est le geste nécessaire à l'expiation. Cependant, comment comprendre la prescription divine d'offrir, pour le servie du jour de Kippour, un bouc destiné à Azazel ? Azazel est le prince céleste régnant sur les déserts et les lieux de désolation. C'est la force qui préside aux destructions, aux guerres, querelles, plaies, blessures, désaccords, désunions et ruines.

L'expression figurée “bouc émissaire” apparaît en France dès 1690, et sera reprise à propos de l'affaire Dreyfus : “Sur ce bouc émissaire du judaïsme, tous les crimes anciens se trouvent représentativement accumulés”(Clemenceau). Un tel sens communément admis révèle à la fois une compréhension littérale du rite expiatoire décrit dans le Lévitique – et la méconnaissance des principes proclamés par a Bible et le judaïsme. Ce passage exposant le sacrifice, l'errance et l'excommunication (le “hérem”) peut être mis en parallèle avec le sacrifice d' Abraham, l'exclusion d'Agar et d'Ismaël, mais surtout avec le meurtre d'Abel par Caïn. La conception juive du pardon diffère de celle du christianisme ; elle enseigne que le pardon ne peut s'obtenir que de la part de la victime. Il faut “excommunier” le pécheur afin que seul, dans le secret de sa conscience, il puisse réfléchir sur la dimension étique de ses actes. L'Être éternel appliqua cette règle à Caïn en lui imposant un signe (“ôt”) afin que personne n'enclenchât une mortelle spirale de violence, et en lui infligeant, justement, l'excommunication. Mais cette dernière, comme voie de descente en soi-même, ne saurait être pour autant confondue avec l'expulsion du bouc vers Azazel. Ce rite cathartique sensibilisait les anciens Hébreux aux conséquences de la transgression des règles. En simulant l'exclusion inique du juste, on attirait l'attention des Hébreux sur les crimes dont tous les hommes, sans exception, peuvent se rendre coupables, provoquant inévitablement l'éclatement des sociétés ; il n'existe pas de communauté humaine sans éthique, et la rupture de cette unité entre Dieu et l'éthique provoque la chute de toute société humaine.

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LES FETES JUIVES

 

 

 

Ainsi le passage mentionné du Lévitique, loin d'absoudre l'humanité de ses maux, nous place au contraire face à la responsabilité de l'ensemble de nos actes.

 

SIGNIFICATION DE YOM KIPPOUR

Il s'agit donc d'une journée consacrée à l'homme en tant qu'être humain qui nous interpelle au plus profond de notre humanité. Il ne faut pas considérer le Yom Kippour comme une occasion de se laver de ses fautes avec légèreté, mais comme le moment d'un vrai et sincère retour à Dieu (la “téchouva”, terme préférable à celui de “repentir”). On observera qu'il faut en agir de même à propos du sacrement de la confession chez les catholiques ; nous devons nous repentir pour obtenir le pardon. Le juif pratiquant passe la journée à prier Dieu humblement, à la synagogue. Mais sa religion ne connaît pas de confession individuelle ; juste une demande de pardon auprès de chacun de ceux à qui l'on a fait du tort, ce qui est bien plus éprouvant...

Bien entendu ce retour à Dieu implique “une ferme intention de ne plus recommencer”, faute de quoi le pardon n'est pas accordé. Les fautes particulières nécessitant le plus grand pardon de Dieu sont les trois manquements : le premier, à l'amour du Créateur et de la Torah ; le deuxième, à celui du peuple d'Israël ; le troisième, à celui de la terre d'Israël. “Et, par nos efforts, Jérusalem sera sauvée car il est dit : la prière des Justes fait que Dieu sauve Jérusalem” afin de recevoir en héritage la terre d'Israël, “sur les hauteurs du pays”, et de pouvoir “jouir de l'héritage de Jacob, son père” (Isaïe 58, 13-14), ce qui peut s'interpréter comme une promesse de vie future, quoique cette interprétation ne figure pas explicitement dans le Talmud. Certains y voient une promesse divine de possession du territoire hébreu – à condition d'honorer Dieu, sans se borner à son propre intérêt...

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LES FETES JUIVES

 

 

 

SOUCCOT (ou Fêtes des cabanes (des tabernacles)(tentes), “fête des fruits”, “fête de la moisson “ (dans “L'Exode”) ; “époque du réjouissement” (dans les prières)

 

HISTORIQUE

Cette fête commémore les quarante années d'errance où le peuple d'Israël, échappé d'Egypte, dut se préparer, dans le désert, à entrer en Terre Sainte : “Vous habiterez dans des cabanes pendant sept jours, afin que toutes vos générations sachent que J'ai fait habiter dans les cabanes les fils d'Israël, quand Je les ai faits sortir d'Egypte” (Lévitique, 32, 42-43). Souccot signifie donc “les cabanes”, ou “les tabernacles” (ce sont des sanctuaires itinérants). Mais nous pouvons nous reporter aussi à ce passage de la Bible, relative à la réconciliation d'Esaü et de Jacob : Genèse (33;12) : « Il [Esaü] dit: "Partons et marchons ensemble; je me conformerai à ton pas." Il [Jacob] lui répondit: "Mon seigneur sait que ces enfants sont délicats, que ce menu et ce gros bétail qui allaitent exigent mes soins; si on les surmène un seul jour, tout le jeune bétail périra. Que mon seigneur veuille passer devant son serviteur; moi, je cheminerai à ma commodité, selon le pas de la suite qui m'accompagne et selon le pas des enfants, jusqu'à ce que je rejoigne mon seigneur à Séir."Ésaü dit: "Je veux alors te faire escorter par une partie de mes hommes." II répondit: "A quoi bon? Je voudrais trouver grâce aux yeux de mon seigneur!" Ce jour même, Ésaü reprit le chemin de Séir. Quant à Jacob, il se dirigea vers Soukkoth; il s'y bâtit une demeure et pour son bétail il fit des enclos: c'est pourquoi l'on appela cet endroit Soukkoth. » C'est la fête la plus fréquemment évoquée dans la Bible.

 

DATE

Cette fête se déroule le 15 du mois de tichri, mais un huitième jour (“chmini atsérèt” ou “jour de conclusion”) et un neuvième (“la joie de la Torah”) prolongent les festivités – en Israël, ils se fondent en une seule journée. Le premier et le huitième jour de cette fête sont fériés, les autres “mi-fériés”, c'est-à-dire qu'il est préférable de ne pas s'y livrer à des activités trop prenantes.

Le 7e jour est appelé “Hochana Raba” (ce qui signifie à peu près “de grâce sauve-nous”) à cause des nombreuses et longues prières que chacun récite pour son salut : c'est le jour du retour vers Dieu où ce dernier vous “scelle dans le livre de la vie” ; avec Roch Hachana et Yom Kippour, c'est le jour où “Dieu est le plus proche du peuple d'Israël”.

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Chmini atsérèt”, le 8e jour, Dieu “retient” les fidèles un jour de plus, à l'occasion du pèlerinage à Jérusalem ; mais le soir, les fidèles rentrent chez eux.

Le lendemain, Sim'hat Torah, est la fête de la “Joie de la Torah”.

 

2010 : du jeudi 23 septembre au vendredi 1 octobre.

2011 : du jeudi 13 au vendredi 21 octobre.

2012 : du lundi 1 au mardi 9 octobre.

2013 : du jeudi 19 au vendredi 27 septembre.

2014 : du jeudi 9 au vendredi 17 octobre.

2015 : du lundi 28 septembre au mardi 6 octobre.

 

 

 

RITES

LA CABANE

Pendant huit jours, il faut prendre ses repas dans une cabane (la soucca) construite dans le jardin ou sur le balcon. Sa construction s'est faite dès la fin de Yom Kippour ; ainsi l'expiation est-elle immédiatement suivie d'une obligation (“mitsva”). La cabane en question doit conserver un aspect de provisoire et de fragile. Son toit, en particulier, doit être garni de feuillages. Trois parois en présenteront une certaine solidité – quoiqu'il soit obligatoire de tout reconstruire chaque année. Les branches, le bambou sous toutes ses formes, et les palmes, sont les matériaux les plus utilisés. Il doit s'y trouver plus d'ombre que de lumière, et l'on doit pouvoir apercevoir quelques étoiles, afin de rester sous le regard de Dieu. Pourtant certains tolèrent qu'une simple caravane tienne lieu de Soukka.

On prend ses repas dans la cabane, et, théoriquement, on y dort (ou on y somnole...) Mais les hassidim, traditionalistes, même s'ils les y prennent parfois, n'auraient garde d'y dormir, crainte, disent-ils, de “porter attteinte à la sainteté du lieu”. Au moins, dire le kidoush (la bénédiction) et manger un petit peu du repas du premier soir de la fête dans la soukka est obligatoire. Le fidèle y passera le plus de temps possible, comme dans sa propre maison, y compris avec des meubles. Et l'on y étudie la Torah.

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S'il pleut ou s'il fait trop froid, mieux vaudra toujours sacrifier le rituel aux obligations de santé ; ce qui est toujours le cas dans la religion juive : les malades sont dispensés de dormir dans la soucca. Inutile d'ailleurs de s'y forcer : Dieu ne nous en aura aucune reconnaisance supplémentaire !

 

LE LOULAV

C'est une branche de palmier-dattier, donnant son nom à un faisceau que l'on tient dans sa main, comprenant donc, outre cette branche, une autre de cédrat “étrog” (proche du citronnier) tenu celui-là dans la main gauche, trois de myrte “hadass” et deux tiges de saule de torrent ou “arava” (Lévitique, 23, 40). Tous les jours, ces végétaux seront agités en direction des quatre points cardinaux,vers tous les coins de la soucca, ou à la synagogue, autour de laquelle se déroulent des processions. Puis vers le haut, vers le bas, en récitant des prières qui demandent à Dieu l'abondance et la prospérité.

 

LECTURES ET BENEDICTIONS

Le chabbat de la semaine du Souccot, on procède à la lecture du Livre de l'Ecclésiaste (Vanité des vanités...).

Avant d'entrer dans la soucca, on dit : “Je suis prêt et invité à accomplir la mitsva (“obligation”) de la soucca, comme me l'a ordonné le Créateur, haréni moukhane ou mézoumane lekayème mitsvate soucca kaachèr tsivani baboré...” Et en y pénétrant, on invite Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Aaron, Joseph ou David (chacun a droit à une journée particulière). Puis il faut réciter le verset : ba souccote téchvou chivéâte yamim, “dans les cabanes séjournez sept jours”.

Le rituel complet, si l'on veut s'y soumettre, est long et très minutieux. Pour finir on boit le vin ; on fait au moins la bénédiction (“motsi”) sur un morceau de pain, et après l'avoir mangé, on récite le “birkat hamazone” (action de grâces).

Chaque soir, après avoir récité le “Shema Israel », on demande à Dieu d’étendre “la soucca de sa paix sur son peuple.”

 

SIM'HAT TORAH

Ce jour-là, les croyants sortent solennellement les rouleaux de la Loi (Sifre Torah) ; il est procédé à la lecture des derniers versets de la Torah, puis on la recommence dès le début : “Béréchit... Au commencement (Dieu fit le ciel et la terre)” Puis on danse dans la synagogue BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 21

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même, en processionnant autour de la bimah (autel), tenant les rouleaux de la Torah dans les bras. Même les enfants sont autorisés à danser autour des rouleaux de la Torah, sous un grand voile au-dessus de leur tête “pour les inclure dans la communauté festive”. C'est la Torah elle-même qui danse avec ceux qui la respectent, tout enveloppée car c'est le temps non pas de l'étude, mais de la réjouissance, comme l'étreinte de la communauté avec son propre corps...

 

SIGNIFICATION DE SOUCCOTH

La cabane en plein air symbolise évidemment la protection divine qui s'exerce jusque dans le dénuement et sous la menace des intempéries. Et justement, la fête de souccoth intervient au moment où le temps très souvent se couvre, tandis que les autres ont tendance à rentrer chez eux pur s'abriter...

 

FETE DES RECOLTES

Dt 16, 13 : « Quant à la fête des Tentes (hag ha-Soukkot), tu la célébreras pendant sept jours lorsque tu auras rentré tout ce qui vient de ton aire et de ton pressoir.” Donc à l'origine, la joie que procurait aux paysans d'Israël la fête de Souccot était surtout provoquée par la période des récoltes. Comme dans tous les pays, ces travaux relatifs à l'agriculture, en particulier la cueillette des fruits, s'accompagnaient de festivités. Cependant, pour éviter que celles-ci ne devinssent l'occasion de débauches, le texte biblique nous met en garde : même en cas de récoltes abondantes, c'est “devant [n]otre Dieu” que “[n]ous [n]ous réjouir[ons]”, certains allant même jusqu'à affirmer que de tels excès, justement, provoquèrent la destruction des deux temples d'Israël.

C'est pourquoi les prêtres ont chargé cette fête d'une

SIGNIFICATION RELIGIEUSE

Tous les rites, d'abord, rappelleront la vie au désert des ancêtres hébraïques. Les quatre espèces végétales prescrites dans la Bible peuvent s'interpréter comme un symbole des différentes classes sociales du peuple d'Israël, qui manifestent ainsi leur unité en cette occasion. Il y a d'autres interprétations populaires : le palmier, c'est le corps de l'homme ; le cédrat, son cœur (lieu de l'intellect, pour la Bible) ; le myrte, ce sont ses yeux, et le saule, ses lèvres - “tout ce qui pourrait induire l'homme à pécher”. Ou bien, ce seront quatre caractères : le cédrat évoque le juste ; le palmier sera le juif qui se borne à la lettre de la Torah, le myrte l'homme qui agit sans la connaître – BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 22

LES FETES JUIVES

 

 

 

et le saule, sans fruit, sans parfum, symbolise l'ignorant... “Que ces quatre espèces d'hommes se rassemblent et que chacun fasse expiation pour l'autre. »

Mais la joie doit régner ! C'est même une mitsva, une obligation : “Tu te réjouiras pendant la fête”, Deut. 16, 14 – afin de célébrer la protection divine. Celui se prend au sérieux (“ces choses-là ne sont pas de mon rang”) sera blâmé. Car "le roi David lui-même saute et fait des pirouettes devant Dieu".»

La cabane présente dans le toit des ouvertures, afin de nous mettre plus évidemment encore sous le regard de la divinité. Le caractère provisoire de cette construction nous enseigne aussi à ne nous attacher à rien de matériel, car notre existence à nous aussi est provisoire ; la vie terrestre n'est qu'un épisode - d'où la lecture du livre de l'Ecclésiaste... C'est Dieu qui est notre seul abri. Notre maison de briques et de pierre ? Elle aussi périra. Tel est le sort commun bien sûr de toute l'humanité, mais plus particulièrement du peuple juif, qui a souvent dû, au cours de son histoire, déménager en catastrophe, mener une vie errante et dépourvue de sécurité matérielle. Or seuls Dieu et la Foi sont éternels – ce qui doit nous rassurer sur notre sort. Les croyants voient dans le caractère provisoire et incessamment renouvelé de cet habitat, symbole de la perpétuelle diaspora du peuple juif, une occasion de se réjouir de l'immortalité du peuple élu, qui résiste à tout.

Se trouve conséquemment sollicité le sentiment de fraternité à l'égard de tous les errants de la terre, et de tous ses passagers. Tout hôte doit être traité avec bienveillance. Le non-juif est le bienvenu. La fraternisation juive implique un rapprochement avec les autres nations. Lorsque le temple était débout, l'on sacrifiait 70 taureaux, symbole des “70 nations”. Et cependant, Souccot est peut-être la seule fête qui n'a pas été récupérée par le monde chrétien. (Pessah fut rapproché de Pâques, Chavouot de la Pentecôte, Pourim du Mardi Gras, et même Hanouka de Noël. Mais la fête de Souccot reste à la fois fraternelle et spécifiquement juive.)

Sur le plan personnel, il s'agit de se ramener soi-même progressivement dans un sentiment d'amour et de reconnaissances universelles ; progressivement en effet, car nous devons considérer nos faiblesses et ne pas nous désespérer de n'être pas des saints. Il ne s'agit donc pas d'une illumination surnaturelle qui nous transporterait dans un état extatique : “Un juif admet les épreuves d'une vie fragile et il continue” - l'amour de Dieu lui aussi “sait attendre”.

Le temps de Souccoth doit être mis à profit pour retrouver le chemin de notre intériorité, dans le calme, et le sentiment de cette présence divine en chacun de nous. BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 23

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PESSAH

le passage” (par-dessus)(anglais : passover”) (français : la Pâque juive)

-zmann hérouténou, “le temps de notre libération”.

hag ha matzot “fête des azymes”

 

GENERALITES

Les fêtes de la Pessah sont également célébrées durant huit jours, à partir du 15 du mois de nissan. C'était également une fête “de pèlerinage” (à Jérusalem). Il s'agissait de fêter le printemps, au moment de récolter l'orge.

Historiquement (même si l'Histoire demeure à ce sujet dubitative) et religieusement, Pessah commémore la sortie, pour le peuple hébreu, de son esclavage d'Egypte.

 

DATES

Le calcul de la date de Pessah reste primordial, car c'est d'après elle que l'on fixe la célébration de plusieurs fêtes.

2011 : du 16 au 21 avril

2012 : du 7 au 13 avril.

En “galout” (terre d'exil), on célèbre cette fête avec une particulière intensité les deux premiers jours.

 

LITURGIE

A partir du second séder, on commence à compter sept semaines, à l'issue desquelles se célébrera la Pentecôte juive ou “Chavouoth”. On se rend quotidiennement à la synagogue, pour remercier Dieu de la libération accordée au peuple juif. L'assistance récite le hallel (“la louange”) : les Psaumes 113 à 118, le 114 évoquant en termes explicites la sortie d'Egypte, il y a environ 3500 ans. De plus en plus d'historiens remettent en cause l'existence réelle de cet épisode ; nous répondrons que depuis le temps qu'Israël célèbre Pessah, elle lui a en quelque sorte conféré une réalité interne, à tout le moins symbolique. Les dogmes de toutes les religions sont susceptibles d'interprétations variées. “Etre BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 24

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juif”, dit à peu près le philosophe Memmi, “c'est aussi partager en commun un certain imaginaire”, une certaine culture.

Le Cantique des Cantiques fait également l'objet d'une lecture solennelle en raison de la célébration du printemps qui y figure. Dans les synagogues ashkénazes, le “yizkor, ou “office de commémoration », se lit en public le dernier jour de la fête.

COUTUMES, FESTIVITES

La Haggada (ensemble des textes rabbiniques, surtout palestiniens, fondés sur la Torah) rapporte les exégèses et les interprétations homilétiques des rabbins de l'Antiquité. C'est l'origine même de la vie littéraire juive. Elle relate cette miraculeuse délivrance ; c'est le manuscrit le plus abondamment recopié, reproduit à travers les âges. Ce récit constitue en effet le fondement de la conscience juive. C'est une fête familiale, autour d'une table abondamment servie ; tous les convives tient à disposer d'un texte sacré bien à lui, afin de participer activement au rite.

Afin que le repas du séder soit préparé de façon rituelle, chaque membre de la famille se livre à une minutieuse recherche à travers la maison ou l'appartement : il ne doit pas y subsister la moindre parcelle de levain, d'où un nettoyage complet (certains dissimulent les miettes dans dix sachets de papier – que les enfants doivent retrouver !) Ces débris peuvent être détruits, voire fictivement vendus à un non-juif... Il est parfaitement permis de consommer du riz, quoique les juifs marocains, traditionnellement, s'en abstiennent. Les ustensiles de cuisine en contact avec le haméts devront être “cachérisés” - par l'eau bouillante ou par le feu. Pour les resquilleurs : il ne suffit pas d'aller habiter pendant la fête à l'hôtel ou chez des non-croyants... Les obligations de Pessah ne sont levées que si l'on est absent de chez soi depuis au moins trente jours !

La famille dispose au milieu de la table une coupe de vin, sur laquelle on récite la bénédiction du kiddouch ; elle est appelée “coupe d'Elie”, le prophète, précurseur du Messie, étant censé venir participer à cette purification de la maison. Personne ne verrouille la porte, pour accueillir celui qui se présentera : “Celui qui a faim”, disait-on en Tunisie, “qu'il vienne”. Tout un scénario immuable pourra alors se dérouler, en quinze étapes ou “montées”, scandées par quinze psaumes. Comme il est particulièrement détaillé, mieux vaut se procurer un exemplaire du Choul'hane aroukh (“la table dressée”), qui résume l'ensemble des prescriptions, que l'on trouve dans toutes les librairies juives.

Toute nourriture comportant du levain est appelée “hamets” (pain, gâteaux, pâtes alimentaires) ; en effet, le soir de l'Exode, aucune famille n'avait eu le temps de faire lever le pain BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 25

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que chacune se cuisait personnellement, mais emporta la préparation telle quelle, sans adjonction de levain. On ne doit donc pas en consommer durant les huit jours de Pessah.

Noter que les fils aînés, ainsi que tous ceux qui veulent les rejoindre dans cette coutume, doivent jeûner en souvenir de la tristesse provoquée par la mort des premiers-nés d'Egypte, dernière des plaies du même nom, après laquelle Pharaon autorisa, bien malgré lui, les Hébreux à quitter leur terre d'exil.

Le soir du repas de séder (qui signifie “ordre”, à savoir celui du déroulement de la cérémonie familiale, au premier soir de Pessah), tout le monde consommera de la matsa, c'est-à-dire du pain sans levain, ce qui est le contraire du hamets. Il faut en manger au moins trente grammes. Quelques produits alimentaires sont aussi consommés : fruits et légumes frais, poissons, eau minérale naturelle. On boit aussi quatre coupes de vin (ou de jus de raisin casher), à différentes étapes de la célébration, pour indiquer les quatre étapes de la libération du peuple juif (Ex. 6, 6-7) – à moins qu'il ne s'agisse là encore d'un rappel du sang versé des nouveaux-nés d'Egypte.

Le Maggid est le Récit de la libération. Le plus jeune des enfants pose “les quatre questions” : “En quoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits ? Pourquoi cette nuit ne mange-t-on que des azymes ? Pourquoi cette nuit ne mange-t-on que des herbes amères ? Pourquoi cette nuit, alors que toutes les autres nous mangeons soit asssis soit couchés, sommes-nous accoudés pour manger ?” (sur le coude gauche, comme des hommes libres...) Alors, le père de famille répond aux questions, en rappelant les circonstances de la sortie d'Egypte : par exemple si l'on mange du maror (de la laitue, du chèvrefeuille, de la chicorée), c'est en souvenir de l'amertume de l'esclavage – mais le harosset (rappelant le mortier d'où l'on tirait les briques) en atténue l'amertume : on trempe les herbes dans une pâte de fruits ou une compote ; en Orient, le harosset se compose d'amandes, de dattes ou de figues – en Europe, de pommes et de noix – chez les Portugais, d'amandes, de pommes, de raisins, d'épices et de vin. Les judéo-espagnols ajoutent du raisin sec trempé dans le vin ; au Surinam, on ajoute même de la noix de coco !

On mange aussi parfois un œuf dur, commémorant le deuil de la destruction du temple. Autrefois, le commandement essentiel était de faire le sacrifice de l'agneau pascal, le 14 (Pleine Lune) du mois de Nissan, et de le consommer le soir-même ; un os grillé d'agneau figure sur la table du séder. Le père de famille rappelle ensuite le sacrifice de Pessah en souvenir du “saut”, du “passage” que l'ange de la mort accomplit au-dessus des maisons juives (au jeu, on dit : “je BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 26

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passe !”) - dont les premiers-nés, eux, furent épargnés. Après le repas, qui fait partie intégrante de la cérémonie, le séder se conclut autour de chants symboliques. Chacun loue l'Eternel “qui nous a sortis de l'esclavage d'Egypte, nous a donné la Torah et nous a offert la terre d'Israël”, et l'on prononce la formule immémoriale “L'an prochain à Jérusalem” - la chana ha baa bi Yérouchalaïm – en Israël on ajoute ha benouhay, “qui a été reconstruite”.

Notons que d'après les Évangiles, c'est pendant la commémoration de cette fête juive par Jésus et ses disciples (la Cène ressemble fortement au premier soir du Séder) qu'eurent lieu la mort et la résurrection de Jésus. L'agneau, le sang associé au vin, le pain, l'Eucharistie, figurent au centre des célébrations chrétiennes.

En 2006, pour la première fois, les juifs marocains de Paris ont célébré la mimouna (peut-être que ce mot provient du mot arabe “mimoun”, “la chance) : c'est la permission de faire cuire du pain avec levain, lorsque la semaine de Pessah est terminée. Parfois, c'étaient les musulmans qui apportaient leur propre pain dans la maison de leurs amis juifs. A l'origine, on célébrait la fin des pèlerinages par un grand repas. Et c'est à partir du XVIIIe siècle de notre ère que les communautés juives d'Afrique du Nord l'ont célébrée. Le couscous, défendu en temps de Pessah bien entendu, retrouve la place d'honneur, ainsi que la pâte appelée “moufleta”. Ajoutons à cela un poisson (symbolisant la fertilité), du lait, du miel, de la farine, des épis de blé – et des billets de banque ou des pièces de monnaie. En Algérie, parfois, la famille se rend au cimetière, ou en forêt.

 

SIGNIFICATION DE PESSAH

Pessah signifie “le passage”, au double sens du terme : d'une part, lorsque les Hébreux s'enfuirent d'Egypte, le “passage” leur aurait été accordé par le retrait de la mer Rouge. C'est “le temps de notre libération”, “zémane hérouténou”. Mais il s'agissait aussi à l'origine de célébrer le retour du printemps : on sacrifiait un agneau, dont le sang recouvrait le pourtour des portes de la tente ou de la cabane afin de protéger les familles. Or, ce sacrifice n'est plus possible depuis la destruction du temple par l'empereur Titus, en 70. La fête du pain azyme, déjà mentionnée par Aaron frère de Moïse, renvoie non plus au nomadisme, mais au sédentarisme, nécessaire afin de récolter une moisson. Et ce n'est que par la suite que ces fêtes auraient célébré l'exode, la délivrance du peuple hébreu. Une partie de ce peuple en effet, nous dit la Bible, vivait en esclavage en Egypte. Dieu annonce la dixième et dernière plaie d'Egypte, la plus terrible : “Le sang vous servira de signe, sur BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 27

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les maisons où vous serez. Je verrai le sang, je passerai par-dessus vous, et le fléau destructeur ne vous atteindra pas, quand je frapperai le pays d'Egypte. Ce jour-là vous servira de mémorial.” (Exode 12, 13). Tous les premiers-nés furent tués par l'ange de la mort, Azraël, à l'exception des premiers-nés d'Israël- tel est donc le second sens du terme “ passage” : l'ange avait “passé”, “sauté” les portes signalées par un badigeon de sang sur leur linteau.

La Pâque représente donc la célébration du “passage” de l'esclavage à la liberté, le printemps du peuple sauvé, la renaissance de la nation hébraïque, par la survie, justement, de ses premiers-nés. Pessah, comme Roch Hachana, est donc l'occasion de fêter un recommencement, une remise en ordre (le “séder”) : l'homme n'est pas l'esclave de l'homme, mais le serviteur de Dieu, libérateur des opprimés. Libération politique et sociale, certes, mais aussi « réembrayement » du monde, remise en état de la dimension juive – en terre d'Israël, selon les derniers mots du séder. Car il a été mis fin à un grand désordre. " Chaque génération doit se considérer comme sortie d'Egypte"– la marche ne sera jamais achevée, c'est à la nouvelle génération, à nous-mêmes, de poursuivre l'immortelle aventure du peuple d'Israël, qui se poursuit à travers nous, incarnation même de l'identité juive.

Revenons en effet sur l'assimilation du peuple juif, qu'il ait été ou non historiquement dans une condition d'esclavage : il semble qu'une partie du peuple se soit laissé entraîné à une brillante collaboration avec l'aristocratie pharaonique : Moïse avait accès au Pharaon, et les juifs purent même emprunter des vases précieux avant de fuir dans le désert. Il fut assurément difficile, pour ceux qui n'étaient pas esclaves, de s'arracher à ces liens, et les films d'Hollywood pèchent assurément par excès de simplification ! Et nous aussi, à notre époque, nous avons vécu l'impossibilité d'une assimilation pourtant estimée profonde des citoyens juifs, aussi bien d'ailleurs qu'un rejet profond, allant jusqu'aux meurtres, et ce dans un laps de temps très court... Qui peut se dire totalement assimilé, même après des siècles ? Et c'est alors que nous devons nous émerveiller de ce sursaut de foi qui a conduit jadis le peuple hébreu dans le désert, à la recherche non pas d'une perfection, mais de racines, de valeurs ataviques, d'une fidélité, d'un choix, du désir de sans fin transmettre le flambeau – sursaut qui se poursuit jusqu'à nos jours de façon parfois irrépressible. Certains n'hésitent pas à affirmer qu'il n'y a qu'une seule chose à faire pour être pleinement juif : rejoindre la terre d'Israël promise par Dieu.

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LES FETES JUIVES

 

 

 

Sur un plan plus métaphorique, mais non moins puissant, Pessah nous délivre de toutes nos entraves matérielles et spirituelles, de tous nos malheurs, de tous nos conformismes successifs, que nous devons détruire pour aller de l'avant, monter encore ; et, si nous tombons cent fois, de nous relever cent une fois. Plus généralement, Pessah rappelle à tout Juif son identité, son devoir de transmission et de “passage” du relais à travers les vicissitudes passées ou à venir.

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LES FETES JUIVES

 

 

 

CHAVOUOTH

Semaines”

 

GENERALITES

Pessa'h, Chavouot et Souccot sont des Atseret (assemblées solennelles), à l'occasion desquelles se tenait un pèlerinage au Temple de Jérusalem. Chavouoth intervient cinquante jours après Pessah, de même que la Pentecôte (“Cinquantième”) après les Pâques chrétiennes. Ce qui n'est pas une raison pour appeler “Chavouot” la “Pentecôte juive”, contresens total. Chavouoth, c'est la fête de la moisson, Hag ha-katsir, “fête de la récolte”, mais c'est aussi la commémoration de la réception de la Torah et des Dix Commandements, de la main même de Moïse, qui la tenait de Dieu en personne.

HISTORIQUE

C'était en l'an 2448 (1313 av. è.c. [“ère chrétienne” ou “ère commune”]. Au sortir d'Egypte, le peuple juif fut guidé dans le désert jusqu'au mont Sinaï. “Pendant leur marche dans le désert, les Hébreux ont été guidés par la shékinah (colonne de nuée), qui s'est immobilisée au pied du Sinaï. Là, Moïse, comprenant que Dieu leur ordonnait de s'arrêter, donna l'ordre de dresser les tentes. Le tonnerre se fit entendre, des éclairs sillonnèrent le ciel, le peuple fut saisi d'épouvante. La montagne du Sinaï était toute en fumée et tremblait avec violence, car Dieu y était descendu au milieu du feu (Exode, 19, 18). Et la voix de l'Eternel se fit entendre, solennelle, et prononça les paroles de la Torah : “Je suis l'Eternel, ton Dieu ; tu n'auras pas d'autres dieux devant la face” (Exode, 19, 18. ) Moïse reçut les Tables de la Loi, et cela se passait sept semaines après le départ d'Egypte, d'où le nom de Chavouoth (“les semaines).

Il est cependant à noter que nulle part, la Torah n'évoque ce jour en tant que “Mattane Torah”, “jour de la Révélation”.

 

LE “ÔMER”

Ômer : ce mot signifie “gerbe” et désigne l'offrande d'orge nouveau présentée au temple au soir du premier jour des festivités de Pessah, au coucher du soleil. Ce mot désormais désigne à compter les cinquante jours qui séparent Pessah, moment de la liberté, de Chavouoth, fête de la BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 30

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réception de la Torah (cette période séparant les deux fêtes, du deuxième au trente-troisième jour, peut se considérer comme un demi-deuil : une épidémie a tué ces jours-là 24 000 disciples du rabbin Aqiva au deuxième siècle de notre ère ; le 33e jour, marquant la fin de cette épidémie, est un jour de fête).

RITES

A l'époque du temple, on sacrifiait un taureau. On présentait donc la première gerbe d'orge de la communauté, soit les “prémices” de la récolte. Puis on lisait une action de grâces. On pouvait aussi offrir les sept produits agricoles mentionnés à Deutéronome, 8, 8 : froment, raisin, figue, grenade, olive, miel et dattes. Ces prémices étaient distribuées aux prêtres de service ce jour-là.

La veille au soir, les femmes et les jeunes filles allument les bougies. L'office du soir a lieu,

Pour commémorer le don de la Torah, certains fidèles veillent toute la nuit au sein de la synagogue pour étudier les textes, certains même, dit-on, dans l'espoir de voir le ciel s'entrouvrir !

Le lendemain, hommes, femmes et enfants se rendent à la synagogue afin d'écouter le Décalogue, ou les Dix Commandements. Mais il n'y a pas de rituel à proprement parler. On lit également le livre de Ruth, arrière-grand-mère de David, et morte ce jour, car une grande partie de ce livre se déroule à l'époque des moissons : souvenons-nous du poème de Victor Hugo “Booz endormi” - “il [Booz] lui offrit [à Ruth] du pain grillé, elle mangea, se rassasia et en laissa.“ Les grains grillés, pris directement des gerbes, étaient la nourriture principale des moissonneurs.

La journée, c'est au tour des Psaumes d'être lus, car Chavouoth est aussi l'anniversaire de la mort de David, auteur de nombreux psaumes. Or, dans le Nouveau Testament chrétien, Actes 2,1, les croyants juifs étaient en pleine fête de Chavouoth quand l'Esprit Saint serait descendu sur les disciples de Jésus...

 

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QUELQUES COUTUMES

En Israël, la fête des moissons est célébrée avec une ampleur particulière, surtout dans la région d'Haïfa et dans les kibboutz ; mais ces derniers n'existent plus beaucoup dans les formes qu'ils avaient à l'origine...

C'est le début de la moisson des blés, on chante le Hava naguila connu dans le monde entier : Translittération Texte Hébreu Traduction française

Hava naguila הבה נגילה Réjouissons-nous

Hava naguila הבה נגילה Réjouissons-nous

Hava naguila venis'mekha הבה נגילה ונשמחה Réjouissons-nous et soyons heureux

(répéter une fois)

Hava neranenah הבה נרננה Chantons !

Hava neranenah הבה נרננה Chantons !

Hava neranenah venis'mekha הבה נרננה ונשמחה Chantons et soyons heureux

(répéter une fois)

Ourou, ourou akhim ! !עורו, עורו אחים Réveillez-vous, réveillez-vous, frères!

Ourou akhim b'lev sameakh עורו אחים בלב שמח Réveillez-vous frères avec le cœur allègre

(répéter cette ligne trois fois)

Ourou akhim, ourou akhim! !עורו אחים, עורו אחים Réveillez-vous, frères, réveillez-vous, frères!

B'lev sameakh בלב שמח Avec le cœur allègre – c'est au point que certains considèrent ce texte comme l'hymne même des juifs...

C'est non seulement la fête des moissons, mais aussi celle du fromage, que l'on déguste sous toutes ses formes. Le matin, on prend un repas à base de lait. Certains versent de l'eau sur les passants, selon la coutume marocaine. En Tunisie, on préparait la kléya : mélange de grains secs grillés “dans un torréfacteur au feu de bois qu'on tournait à la manivelle” : de l'orge, du lin, des pois chiches, des cacahuètes, des amandes... Les enfants consommaient des biscuits de formes variées : les tables de la Loi, une échelle qui a dû permettre à Moïse d'escalader le Sinaï, un cône (le Sinaï lui-même), la main qui écrivit la Torah, une corbeille symbolisant l'offrande de prémices, etc. Il est d'usage aussi pour Chavouoth de décorer sa maison avec des fleurs.

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SIGNIFICATION DE CHAVOUOTH

Chavouoth signifie “semaines” parce que durant 7 semaines le peuple juif s'est recueilli afin de recevoir la Torah – mais le Veau d'Or ??? On peut dire aussi que les moissons duraient sept semaines, au milieu de grandes réjouissances (Jérémie 5,24) – le don des fruits de Chanaan symbolisant la générosité de Dieu, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. Cela signifie aussi “les serments” : c'est par le don de la Torah que le peuple juif devient véritablement le peuple juif, témoin du message de Dieu devant les autres nations (de même, la Pentecôte représente la véritable naissance de l'Eglise chrétienne)(nous pourrions même établir un parallèle avec l'institution de la charia musulmane). Les dix commandemants (les dix “paroles”, d'où “Décalogue”) se composent de cinq “dévarim” traitant de la foi juive dans ses aspects spirituels (“Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face”), les cinq derniers correspondant à des lois morales et civiques (“Tu ne commettras point d'assassinat - Tu ne commettras point d'adultère”, etc.) : ainsi se trouvent reliés les choses d'en haut à celles d'en bas. Il s'agit donc du jour de l'insertion du terrestre dans le divin, et par conséquent de celle du politique dans le religieux.

Tout est prévu par la Torah, l'intégralité de la vie de chaque juif : il est facile en effet de l'interpréter dans un sens intégraliste. Pour l'érudit, c'est aussi une somme historique, poétique, voire prophétique, d'où rien ne se peut isoler - une conception d'ensemble de l'existence juive : “Tout est Torah”. D'ailleurs, “gravé”, “harout”, se lit également “‘hérout”, la liberté : “Ne lis point ‘harout, dit le Talmud, mais plutôt ‘hérout, car n’est vraiment libre que celui qui se consacre à la Torah.” Or, Chavouoth est la fête la moins célébrée de la communauté juive ; aucun rituel particulier ne se déroule à la synagogue. Et pourtant, sans Chavouoth, aucune autre fête n'aurait lieu d'être célébrée, aucun fondement de la religion n'aurait été institué ! Certains rabbins nous démontrent que cette réception de la Loi, transmise oralement de génération en génération (Moïse reçut à la fois les Dix Paroles, puis la totalité de la Torah, sous forme d'abord écrite puis orale) – réception enrichie par les commentaires des exégètes (le midrasch) se passe à tout moment et en tout lieu, hors de toute délimitation spatiale ou temporelle – ce serait pourquoi nulle réunion particulière ne se déroulerait à la synagogue proprement dite.

Certains vont même jusqu'à affirmer que la Torah est antérieure à la création du monde, puisque c'est l'expression de la volonté de Dieu : “[Il] regarda dans la Torah et créa le monde”.

Ce sont les actions des croyants qui représentent réellement et matériellement la volonté BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 33

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de Dieu : “Chaque juif reçoit ensuite la Torah selon sa propre manière et selon son propre rythme” disait le Rabbi de Kotzk.

Simplement, ce jour-là, méditons sur la nature de Dieu, de sa Révélation et du Contrat de mariage en quelque sorte, de fidélité, que nous avons avec lui : “Naassé vénichma” - "Observons, puis ( ou “en même temps”) essayons de comprendre", ou encore : “ce qui nous fera comprendre"– comme le dit le chrétien Pascal : “Agenouillez-vous, et vous croirez...” Le mystère de l'Incarnation chrétienne, justement, n'est pas autre chose lui non plus que ce reflet de la terre dans le ciel, et du ciel sur la terre, que les religions, mono- ou polythéistes, ont toutes découvert. Ce ne sont pas seulement les lois humaines qui se trouvent corroborées, originées dans les prescriptions divines, mais bien la structuration du monde lui-même, voire son essence. Nous assistons ainsi à un décalque, à une équivalence, à un emboîtement de la loi humaine, de la loi divine et la la loi des Univers eux-mêmes.

Ainsi donc ce qui semblait différencier les religions n'est plus qu'une affaire d'éclairage, de circonstanciel : ici le Christ, là Moïse, là encore Mahomet inspiré par Gabriel, ne font plus que figurer sous une forme plus ou moins mythique le sens même de l'appartenance à la communauté humaine : un rassemblement de “poussières d'étoiles” conscientes de leur rattachement à quelque entité supérieure...

Ce qui navrera certains fidèles de telle ou telle religion réjouira ceux qui ne veulent voir dans les phénomènes religieux que les variations d'une même intuition universellement partagée...

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HANOUCCAH

 

 

HISTOIRE

Aucune source biblique ne mentionne l'origine de cette fête.

Le roi grec de Syrie, Antiochus IV Epiphane (“le Splendide”) (-175 / -164) occupe la Judée. Avec le soutien de certains juifs (les sadducéens, qui remettent en question la brit mila elle-même (la circoncision) et l'observance du shabbat), il veut helléniser par la force la vie quotidienne de l'ensemble du peuple juif (ce qui est contraire à tout l'esprit grec, même envers les “barbares”...). On finit par le surnommer l' “Épimane (l'Insensé). Il installe un autel du dieu Baal Shamen dans le temple de Jérusalem, ordonnant même d'offrir des porcs en holocauste ! Eléazar, docteur de la Loi, âgé dit-on de 99 ans, est mis à mort, ainsi qu'Hannah et ses sept fils, martyrisés. (Vers l'an – 800, dix tribus d'Israël avaient été déportées en Babylonie, où elles s'assimilent rapidement ; en – 670, Nabuchodonosor détruit Jérusalem et son temple ; les Juifs sont à nouveau déportés, mais peuvent respecter leurs coutumes religieuses (plus tard Cyrus, roi de Perse, a permis que les Juifs rejoignissent leur pays pour y reconstruire leur temple) - ce n'était donc pas la première fois que le peuple juif avait dû affronter des ennemis beaucoup plus puissants, mais la lutte n'avait jusque là jamais pris un tel caractère ; un jour de shabat donc, , Antiochus Epiphane entra dans le temple de Jérusalem, “tua tous les Juifs fidèles à leur Dieu. Il mit à sac tous les objets sacrés ainsi que le trésor qui contenait les dons du peuple. Puis la statue de Zeus fut placée dans le Temple, et les Juifs contraints de prendre part, avec les prêtres hellénistes, aux sacrifices idolâtres en l'honneur de Zeus”. (Nous ne pouvons cependant nous empêcher de considérer avec une certaine stupéfaction un Hellène se comportant de façon si opposée à ce qui a toujours constitué le génie proprement grec, celui de la tolérance et de l'ouverture d'esprit).

Toujours est-il que dans le petit village de Modin, Matathias, de la famille sacerdotale des Hasmodéens, donne le signal de la révolte en tuant un collaborateur qui acceptait de sacrifier à sa place. Les combats furent acharnés. L'armée comprenait en particulier tous les membres de la BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 35

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famille des Macchabées (leur nom signifie “marteau” ; leur drapeau portait la phrase suivante : Mi KhamokhaBaélim Adonaï : "Qui est comme toi parmi les dieux, Eternel ?" ...Les “Helléniques” furent vaincus, malgré les fameux stratèges grecs Nikanor et Gorgias. Les Juifs alors détruisirent la statue de Zeus, purifièrent le temple de toute la graisse des sacrifices idolâtres, et rallumèrent les lumières du sanctuaire.

Se produisit alors ce que l'on appelle « Miracle de la fiole d'huile » : bien qu'il ne restât que pour une journée d'huile, cette quantité suffit à maintenir la flamme durant huit jours entiers dans le luminaire sacré, le temps d'en préparer d'autre. Ce n'est pas tant la victoire militaire qui importe, mais ce miracle de l’huile. C’est pourquoi la mitsva, l' “obligation” de cette fête est l’allumage des lumières de Hannouca. Hélas, une guerre fratricide naquit entre les partisans de l'ancien ordre et ceux de la nouveauté. Certains n'ayant rien trouvé de mieux que d'en appeler aux armées romaines pour arbitrer le conflit, ces dernières conquirent la Judée, d'où une nouvelle destruction du temple et un second exil des Juifs...

RITE ET LITURGIE

Dans la amida (“prière debout”) des trois offices quotidiens (élément central de tous les offices juifs, “la prière par excellence”), et pendant les prières de grâce à la fin des repas, on rajoute la prière Al hanissim (“Pour les miracles”). Pendant l'office du matin, on rajoute le Hallel, qui sont des actions de grâce, tirées des Psaumes 113 à 118. Et chaque jour, on récite à la synagogue un passage particulier de la Torah. Le soir, les Ashkénazes, après avoir allumé les bougies de Hanouccah, entonnent le “Maoz tsour”, “Puissant rocher”, cantique populaire composé en Allemagne au XIIIe siècle (« Forteresse rocher de mon salut,

vers Toi il convient de louer.

restaure la Maison de ma prière

et là, le sacrifice d'action de remerciement nous sacrifierons.” ; d'autres récitent le Psaume 30. BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 36

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COUTUMES

Chaque famille expose à sa fenêtre un chandelier à huit branches , la ménora de hanoucca ou “hanoukia”. Le premier jour (soit bien sûr la veille au soir), allumage de la première bougie, à l'aide d'une neuvième bougie, appelée “chammach”, 'lumière auxiliaire”); et ainsi de suite, tout au long de la première semaine. Les familles disposaient jadis cette lumière non pas à l'intérieur d'une synagogue, mais à l'extérieur de leur domicile, sur le pas de la porte, dès la tombée de la nuit, et “jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de passant dans les rues”. Que les fidèles, au moins, demeurent auprès d'elle pendant une demi-heure...

Certaines communautés consacrent le sixième jour aux femmes, en l'honneur de la mère des Macchabées, Hannah, qui fut martyrisée après ses fils ; les juives de Salonique en particulier préparaient des plats sucrés et se réunissaient, sans les hommes ! afin de régler les éventuels différends survenus entre elles au cours de l'année... La coutume, en tout cas, est d'offrir à tous des beignets à la confiture. Les enfants ashkénazes recevront volontiers une petite somme d'argent, le Hanouccah Guelt... qu'il est interdit de compter à la lueur des bougies... Autre cadeau : des toupies

angulaires, sur les faces desquelles sont inscrites les premières lettres des mots “Un grand miracle est arrivé là-bas”, en yiddich. C'est le jeu du sévivon. On mise de l'argent, ou des bonbons. Le noun signifie nicht : "rien": Le guimel, gants : "tout". Le hey, halb : "moitié". Le shin signifie shtelen, "miser"...

SIGNIFICATION DE HANOUCCAH

Cette fête, de la “re-dédication” (du temple), symbolise la victoire sur les ténèbres. Mais elle a trop souvent tendance, aux yeux des traditionalistes, à se substituer à celle de Noël, pour les enfants qui vivent dans un milieu chrétien. C'est aussi en raison de cette proximité dans le calendrier qu'elle est bien plus célébrée qu'autrefois... Cependant les familles hésitent à s'afficher comme juives en exposant la “hanoukia” sur le pas de leurs portes...

Hanouccah est donc historiquement la première confrontation à une réelle menace d'absorption, d'assimilation d'ordre culturel. Ce n'est pas ici l'extermination, mais l'assimilation qui menaçait déjà en effet en ces époques antiques l'identité juive. Les Juifs s'étaient approprié tout un mode de vie exclusivement hellénique, afin de se faire accepter. La culture hellénique était le BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 37

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modèle dominant. Athènes célébrait la puissance du génie humain, la splendeur du corps, le plaisir des yeux, mais aussi la corruption. Si la famille sacerdotale des Macchabées ne s'était pas révoltée, incitant à prendre les armes, le judaïsme eût été en grand péril de disparaître.

Aussi les petites lumières de la hanoukiah, dans leur isolement, symbolisent la communauté juive unie dans l'obscurité, au-delà des conflits, pour tenir tête à l'adversaire commun. Le Hallel (“chant de grâce”) manifeste la joie du peuple juif et sa reconnaissance envers les miracles de Dieu. Les Juifs n'auraient garde d'omettre, tous les ans, la célébration de Hanouccah. En effet, les docteurs de la Loi ont dit : “Si toutes les fêtes sont supprimées un jour, la fête de Hanouccah continuera à être célébrée avec joie dans nos maisons et nos cœurs seront illuminés par ses lumières.” Tandis que la ménorah s'allume à l’intérieur, et de jour, la hanoukia s'allume vers l'extérieur, et de nuit, depuis notre monde intérieur et spirituel vers le monde extérieur et matériel. Les flammes de Hanouccah évoquent la valeur morale, les sentiments nobles et constants que l'âme juive puise au sein de la Torah.

C'est ainsi que depuis 165 avant l'ère commune, cette fête rend régulièrement hommage aux héroïques martyrs de la foi et de la culture juives : fête de la lutte contre l'assimilation, question toujours essentielle dans la conscience de la judéité : harmonie ou identité ? Dernièrement encore, les autorités éducatives d'Israël ont très mal pris l'initiative de certains lycéens, qui voulurent fêter Hanouccah en utilisant nombre de symboles chrétiens, pour faire plaisir à leurs camarades chrétiens. Aux États-Unis, certaines familles "mixtes" ou assimilées garnissent des Hanukkah bushes (buissons de Hanoukkah, bien proches des arbres de Noël...) et s'échangent des “happy choliday” avec le “het” de “hanouccah”, voire des “chrismukkah ») – aimons-nous tous, “Dieu reconnaîtra les siens...”

 

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P O U R I M (“les sorts”, “les hasards”)

 

 

GENERALITES

Cette désignation commémore le lancer de dés qu'effectua Haman, afin de connaître la date la plus favorable à l'extermination des Juifs de Perse. Il descendait de la tribu d’Amalek, réputée pour son hostilité aux juifs. Le premier, il médita une “solution finale” : une extermination. Et pour que cela ne lui portât pas malchance, il tira au(x) sort(s) (“Pourim”) le jour le plus favorable : ce fut le 13 Adar. Or Esther convainquit le roi Assuérus de bannir son mauvais conseiller. Comme Hanouccah, la fête de Pourim est classée parmi les moins importantes de celles qui sont prévues dans la Torah. Mais elle demeure très populaire.

 

DATES

 

La célébration annuelle de la fête par les juifs, “jour du festoiement et de la joie”, a lieu le 14 ou le 15 adar du calendrier hébraïque (février ou mars selon les années). Voici les dates où les juifs célébreront Pourim :

En 2011, le 20 mars

En 2012, le 8 mars. Certaines années, il y a deux mois de adar. On choisit alors le second, tandis que pendant le premier prend place le « Pourim Katan », « Petit Pourim ».

HISTOIRE

Cyrus autorisa les juifs à retourner à Jérusalem. Il restait cependant une forte population juive en Perse, en particulier à Suse, la capitale. Or Assuérus (485 à 465 avant l'ère courante), petit-fils de Cyrus, répudie son épouse Vashti. Ce souverain est identifié à Xerxès Ier, le "grand Roi" de Perse. Pourim fête la victoire d'Esther (“la Secrète”) sur la cruauté du souverain. BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 39

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Haman, mauvais et puissant conseiller, intervint auprès de lui pour faire massacrer tous les Juifs de Perse, afin de se venger d'un certain Mardochée C'était un important serviteur du palais, qui avait révélé un complot d'eunuques visant à assassiner le roi. Or la cousine de ce Mardochée, Hadassah “Esther”, devait épouser Assuérus, qui avait répudié sa femme précédente (Bat Avigaïl) en découvrant son origine juive. Mordékhaï (Mardochée) persuade Esther de parler au roi sans qu'il le lui ait demandé, crime de lèse-majesté puni de mort ; Esther pria et jeûna trois journées, en demandant aux Juifs de l'imiter. Pendant ce temps, Mardochée parcourt la capitale, Suse, couvert de cendres, afin d'avertir le peuple élu de sa dispatition prochaine et de l'inciter à la révolte.

Esther ne fut pas exécutée, mais c'est Haman qui sera pendu à la potence originellement préparée pour Mardochée...

 

RITE ET LITURGIE

 

Il n'est pas obligatoire, mais simplement recommandé de ne pas travailler à l'occasion de cette fête. Le rite le plus intangible consiste à lire ce jour-là le Livre d'Esther en entier : on déroule la méguillah (le rouleau) qui y correspond. L'assemblée récite à haute voix, avec le lecteur, l'origine et l'ascension de Mardochée. Les femmes entendent obligatoirement cette lecture parce qu'« elles aussi furent impliquées dans ce miracle. » Mais la plupart des communautés orthodoxes, y compris orthodoxes modernes, n'autorisent cependant pas les femmes à lire la Meguila, sauf cas rares : devant des femmes.

Ces prières ont lieu dans une atmosphère de grande liesse. L'assistance à la synagogue en effet ne reste pas nécessairement silencieuse et recueillie. Il est même courant que tous agitent d'énormes crécelles et poussent des huées sitôt qu'on entend le nom de Haman, le mauvais ministre. Ce jour-là on se déguise, mais il ne faut pas pour autant négliger la vénération dont on entoure l'héroïne du jour, Esther : un jeûne est recommandé la veille, en souvenir de celui qu'avaient observé Esther, avant de se présenter devant le roi, .et ses servantes, ainsi que tout le peuple juif. Mais sans téchouva, sans “retour à Dieu”, le jeûne est évidemment absurde.

Pourim est enfin à l'origine de beaucoup de compositions religieuses, dont certaines ont été incorporées à la liturgie, ainsi que d'un grand nombre d'hymnes chantés durant le service public.

 

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COUTUMES ET TRADITIONS

Le Livre d'Esther recommande “l'envoi de cadeaux les uns aux autres, et de dons aux pauvres”. Les juifs doivent envoyer des cadeaux comestibles à au moins trois amis. A la synagogue, on fait des quêtes pour les nécessiteux, même les non-juifs. Au repas, on prépare des gâteaux de formes spéciales ; ainsi les juifs d'Allemagne mangent des “Hamantaschen” et des “Hamanohren” (“poches” et “oreilles” de Haman) (en Italie, “orecchi d'Aman”), etc. Le Talmud invite à boire pendant Pourim jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer “maudit soit Haman” de “béni soit Mardochée” (“Arour Haman”, “Baroukh Mordekhaï”) ; “il ne s'agit pas de rouler sous la table, mais d'atteindre un niveau qui fait comprendre des notions au-delà de leur simple énonciation” - bénie soit la souplesse de la casuistique !

En Italie, les enfants se battaient en se lançant des noix, Dès le cinquième siècle on brûlait sur l'échafaud un pantin à l'effigie d'Haman, en sonnant de la trompette. D'où la colère des chrétiens, qui voyaient là une façon détournée de ridiculiser Jésus et la croix. Les rabbins essayèrent d'abolir ces coutumes, sans grand succès, même avec le concours des autorités locales, à Londres, en 1783...

Au XIIe siècle, on écrivit les noms de Haman et de son ancêtre Amaleq sur deux pierres, afin de frotter ces dernières l'une contre l'autre jusqu'à effacement des deux noms maudits.

Comme nous le disions plus haut, des drames, des jeux (“Purimspiele”) furent composés, représentés au cours des siècles, en hébreu et en d'autres langues, avec le dessein d'édifier par le rire. Mais ce ne fut bientôt qu'un prétexte, et donna plus tard naissance à la comédie yiddische. Ces satires étaient jugées inappropriées pour les synagogues. Cependant les hassidim de Bobov n'ont jamais cessé de jouer leurs Pourimspieln, tous les ans, à minuit, dans les synagogues de Brooklyn.

 

LE DEGUISEMENT

Pendant Pourim tout est permis”. Cependant on évitera les blagues salaces, afin de respecter la “tsénioute” (“la pudeur”) ; de même, “une femme ne portera pas d'habillements d'hommes, et un homme ne mettra point de vêtements de femmes ; car quiconque fait ces choses est en abomination à l'Eternel, ton Dieu” - or le travestissement est attesté à Venise en 1508, et il existait sans doute quelque temps auparavant. Pourquoi ces déguisements ? ...les méprises et quiproquos ont joué un grand rôle dans le Livre d'Esther : Esther cache au roi, elle aussi, ses origines judéennes; Mardochée BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 41

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connaît en secret certaines langues étrangères, comprenant ainsi Bigtan et Teresh évoquant ouvertement leur complot. Enfin, Haman suggère au roi comment rendre gloire à la personne que le roi veut honorer… il pense à lui-même, et ce fut Mardochée que l'on honora, Haman que l'on pendit... : "venahafo’h hou", “et le contraire se passa”...

Cependant, en Orient, on ne se déguise pas. De nos jours, les villes israéliennes organisent des défilés de Pourim.

 

 

SENS DE POURIM

L'épisode d'Esther est le seul où le nom de Dieu n'est jamais mentionné ; mais il est toujours présent, soit sous la figure du roi, soit dissimulé, lui aussi, dans l'enseignement de la vie quotidienne. Les évènements eux-mêmes traduisent l'aide miraculeuse et il n'y a pas de prodige merveilleux et non naturel : D.ieu mène tout le cours des événements. Quant au magicien Amane, détenteur par conséquent de la plus grande influence à la cour de Perse, il prétend détenir la vérité universelle, un peu l'équivalent de nos grands politiques actuels... Pourim nous apprend à ne pas les craindre. Esther “la cachée” symbolise l'impuissance apparente des forces du bien, menacé, mais qui finit par triompher, avec ses propres armes, contre la médisance (lachone ha râ), et le regard mal intentionné (le âyine ha râ). Obstinons-nous dans la confiance en Dieu, et croyons en nos amis...

Le déguisement : n'oublions pas que le choix d'un masque en dit souvent bien long sur la personnalité de celui qui le choisit...

Bien sûr, il ne manquera pas d'exégètes pour appliquer à la situation contemporaine des sujets de réflexions se rapportant à Pourim : le conflit israélien ne fait qu'instrumentaliser les rivalités entre puissances ennemies ; nous avons lu des vœux pieux : “que ce Pourim soit aussi une libération intérieure pour l'Iran ; et qu'ils ressentent l'émotion qui est passée entre le roi de Perse et la reine Esther.” Mais ce qui touchera toujours les exilés de tout bord, c'est ce serment solennel qui fut composé à l'occasion de la déportation du peuple juif après la conquête babylonienne : « Si je t'oublie Jérusalem, que ma droite me refuse son service; que ma langue se colle à mon palais si je ne place Jérusalem au faîte de ma joie » (Psaume 137, 5-6).

 

C'est pourquoi, chaque fois que la communauté juive s'estima tirée de justesse d'un mauvais pas, BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 42

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elle institua un certain nombre de POURIM PARTICULIERS. Car les dangers auxquels les juifs ont échappé sont aussi divers que les lieux qu'ils ont occupés en galoutt, en exil.
Rappelons quelques-unes de ces circonstances :

 

POURIM DE NARBONNE

Un juif ayant tué un chrétien lors d'une grave dispute, les chrétiens de Narbonne voulurent se venger sur l'ensemble de la communauté. Elle ne dut son salut qu'à l'intervention de Dom Aymeric, gouverneur de la cité, à la tête des autorités municipales... et d'une bonne troupe de soldats...

 

 

POURIM D'ALGER

Après l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, et, plus tard, du Portugal, nombre de juifs trouvèrent refuge en pays musulman, où ils n'étaient pas persécutés. En 1541, les armées espagnoles de Charles-Quint s'emparèrent de Tunis et massacrèrent 70 000 habitants, parmi lesquels de nombreux juifs. Cette même année, ce souverain met le siège devant Alger. La population juive, terrorisée, envahit les synagogues pour se livrer à) la prière. Or le 23 octobre, une tempête détruit la flotte assaillante, qui doit se retirer. On célébra longtemps ce pourim dans la ville d'Alger.

 

POURIM D'AVIGNON

Les circonstances de l'établissement du pourim d'Avignon sont extrêmement révélatrices de tout un état d'esprit, en plein siècle des Lumières, soit le 17 février 1757. C'est l'histoire d'un Avignonnais qui rentre chez lui de nuit, sans éclairage nocturne, en traversant le quartier juif. Or il tombe la tête la première dans un puits ; par chance il se bloque, et parvient, en se retournant, à la force des bras, à sortir de là sain et sauf. Et savez-vous pourquoi la communauté juive célébra cet heureux évènement ? Parce que si l'homme était mort, la population n'aurait pas manqué ce prétexte de se retourner vers la population juive, rendue collectivement responsable, pour se livrer à l'un de ces massacres dont notre histoire est si coutumière. Imaginons la terreur sourde et permanente où devaient vivre de telles communautés.

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POURIM DE FOSSSANO

A Fossano, c'est encore à un massacre que les juifs échappèrent en 1796, lorsque les habitants les rendirent responsables du siège et de l'attaque de leur ville : ne se réjouissaient-ils pas tous lors de la fête de Pessah, qui tombait ces jours-là ? Toute une multitude, en proie à la plus vive fureur, se rendit à la synagogue, lorsqu'une bombe s'abattit sur ladite synagogue, sans faire de victimes – la peur changea de camp, et les prétendus chrétiens s'enfuirent... en abandonnant le butin subtilisé dans leur traversée du ghetto ! Ce fut le jour du “miracle de la bombe ».

 

D'autres pourim célébrèrent des faits similriares : pourim des chrétiens à Ceuta, Tétouan et Tanger, l'armée portugaise ayant été mise en déroute, en 1578, à la Bataille des Trois Rois, pourim d'Oran en 1830. Signalons enfin le pourim de neige, où le quartier juif (le hara) de Tunis fut épargné par les fortes chutes de neige ayant occasionné de forts dégâts dans les autres parties de la ville...

 

POURIM FRIMER (du nom de son fondateur)

Le dernier “pourim” est d'ordre privé. Il fut instauré par le rabbin Frimer, à New York, 33 ans après la Shoah. La famille Frimer voulut ainsi remercier Dieu de l'avoir épargnée lors d'une prise d'otages, à l'occasion d'une rencontre entre Itzhak Rabin et du président Jimmy Carter. Le commando disposait d'armes blanches et d'armes à feu. Un journaliste fut tué. Des menaces de mort furent proférées. Les otages furent regroupés au huitième étage, pieds et poings liés. Après 39 heures, ce ne furent pas moins de 130 otages qu'on libéra, sains et saufs. Un conseil de famille adopta l'instauration d'un pourim, qui fut célébré pour la première fois en 1978 ; c'était le premier à se relier à l'histoire des Etats-Unis. Le rabbin Frimer mourut en 1993 à l'âge de 77 ans.

 

POURIM CONTEMPORAIN ?

Certains voient la Première guerre d'Irak et la victoire américaine comme un signe de Dieu : la force aérienne de Saddam Hussein fut anéantie, et aucun Israëlien ne mourut malgré la chute de 39 missiles. Ce serait le Pourim d'Eréts Israel... qui pendant la guerre précédente, opposant l'imam Khomeïny à l'Irak, avait livré secrètement des armes à l'Iran...

 

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LES FETES JUIVES

 

 

 

QUESTIONS

Les historiens ont bien du mal à trouver une preuve de l'histoire de Pourim, qui ressemble, jusque dans les noms propres, aux légendes d'Ishtar et Mardoukh, divinités babyloniennes. Ne s'agirait-il pas plutôt d'un sentiment persistant d'insécurité, d'anéantissement, ayant accompagné le peuple juif tout au long de son existence, et qui trouve dans ce mythe une façon de l'exorciser ?

...L'essentiel, en dehors de toute préoccupation mystique, restant de célébrer du mieux que l'on peut, dans une atmosphère festive, la survie du peuple juif à travers toutes les vicissitudes d'une histoire tourmentée...

 

 

 

 

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LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

FETES RELIGIEUSES CHRETIENNES

 

 

GENERALITES

 

 

Les fêtes chrétiennes, de façon plus visible peut-être que les fêtes juives, s'inscrivent dans un cycle annuel indéfiniment renouvelé, mais qui retrace, cette fois, les évènements de la vie du Christ. Cela commence avec Noël, natalis dies ou jour de la Nativité de Jésus, pour s'achever à Pâques, où il est ressuscité.

 

 

Les chrétiens ont fait feu de tout bois comme dirait l'Inquisition pour assimiler tous les cultes qui les ont précédés, depuis les statues de la Vierge érigées au sommet des menhirs, et la tolérance de coutumes celtiques dans le voisinage immédiat des célébrations chrétiennes, telles le sapin de Noël (venu d'Allemagne) ou les œufs de Pâques – jusqu'au détournement des fêtes juives de Pessah, devenue Pâques, ou de Chavouoth, rebaptisée Penteôte. Ce génie du syncrétisme suscita même la désapprobation papale aux Indes et en Chine où les convertisseurs jésuites avaient trop habilement réinterprété les philosophies, rites et croyances asiatiques (une bulle papale de Benoît XIV intervint pour interdire définitivement ces tentatives en 1742, mais les Chinois avaient pour leur part expulsé les chrétiens dix ans plut tôt).

Le film Mission a retracé les tragiques rivalités des missionnaires du Paraguay vis-à-vis du Saint-Siège au XVIIe siècle. Mais de nos jours encore en Amérique latine, il est bien difficile de ne pas reconnaître, derrière les honneurs rendus au Christ-Roi, la persistance millénaire des cultes indiens du Soleil !

Or, c'est précisément ce génie de l'acculturation qui a permis une telle extension, à l'heure actuelle, de la religion chrétienne, catholique ou protestante. Les protestants ne célèbrent pas les fêtes qui ne figurent pas dans l'Evangile, à l'exception de l'Epiphanie, qui a trait à la personne du Christ. Mais depuis le XIX siècle, on commémore au temple, le dernier dimanche d'octobre, la fête de la Réformation, en honneur de Luther qui afficha ses 95 thèses à l'église de Wittenberg en 1517.

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LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

NOËL

 

Généralités et dates

“Noël” vient du latin “natalis dies”, jour de la naissance du Sauveur, Jésus-Christ. Ce mot n'apparaît pas en français avant le XIIIe siècle. Noël se fête, en Occident, le 25 décembre. Certains affirment que cette date aurait été choisie en fonction de la position des étoiles dans le ciel : entre les constellations de l'Âne et du Bœuf se situerait précisément un vide que l'on appelle, depuis les Assyriens, la Crèche... (consulter les textes de Franz Cumont).

Auparavant, cette célébration variait entre le 19 avril et le 26 mai, les Evangiles ne parlant d'aucune date précise. Certains exégètes pencheraient pour le mois d'éthanim (septembre/octobre). Mais à Rome, dans l'Antiquité, les fêtes de Saturne ou Saturnales (fêtes des semailles) se célébraient du 19 ou 26 décembre. César instaura, lors de sa réforme du calendrier (“calendrier julien”) une Fête du Soleil invaincu (c'était lui...) ; or ses astrologies fixèrent par erreur la date du solstice au 25 décembre. Et c'est à cette date que se célébrait également le dieu Mithra, particulièrement en honneur chez les militaires. En 274, l'empereur Aurélien décréta le culte du Soleil Invaincu “religion d'Etat”. La date du 25 décembre fut maintenue. Constantin (306-334) fit du christianisme la religion officielle, quoique minoritaire : Jésus, “”Soleil de Justice”, acquit ainsi sa date de naissance officielle, confirmée par le pape Libère en 354. dont la première célébration officielle date de l'an 330.

Et certains d'estimer que si l'Evangile ne mentionne pas la date exacte de la naissance de Jésus, c'est parce qu'il coexiste avec Dieu le Père, « dans les siècles des siècles » ! Il n'a donc ni commencement ni fin : « Je suis l'Alpha et l'Oméga... »

Observons d'ailleurs que la date de naissance du Prophète, chez les musulmans, historiquement connue et indiscutable, ne fait l'objet d'aucune célébration particulière.

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LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

D'autre part, le moine Denys le Petit (ou le Scythe) s'est trompé sur l'année dans ses calculs, effectués en 532 : le Christ est né, en réalité, en 6 avant Jésus-Christ ; mais pourrait-on parler de la guerre 20-24 ? Quant aux juifs, ils interprètent l'abréviation historique “è.c” (“ère chrétienne”) comme “ère commune”...

Saint Augustin, au Ve siècle encore, ne considérait pas Noël comme une fête importante. Ce n'est qu'un siècle après lui que cette date s'est confirmée, pour concurrencer les fêtes païennes, toujours populaires, du renouveau du soleil. Vers l'an Mil, l'Église imposera autour de Noël une Trêve de Dieu, pour empêcher les seigneurs de se battre ! Ensuite, de telles « trêves » se multiplieront... Ce n'est cependant que dans la première moitié du XIXe siècle que s'est véritablement popularisée, avec toute l'imagerie que nous lui connaissons aujourd'hui, la fête de Noël.

 

 

LES EGLISES ORTHODOXES ET NOËL

Notons que l'Eglise orthodoxe grecque utilise le calendrier julien pour Pâques mais le calendrier grégorien pour Noël (c'est donc le 25 décembre) alors qu'en Russie le calendrier julien est observé : la Noël russe tombe donc le 7 janvier.

 

RECITS EVANGELIQUES

Selon Luc et Mathieu, Marie et Joseph se rendirent à Bethléem afin d'y être recensés. Or, les auberges étant complètes, Marie, sur le point d'accoucher, mit au monde son fils Yéhoshoua (Jésus) dans une étable à Bethléem (“la maison du pain” en hébreu). Marie était toujours vierge, comme l'a proclamé le concile de Latran (649). Après cette naissance, le roi Hérode, gouverneur de Judée au nom du peuple romain, fit massacrer tous les nouveaux-nés, afin que Jésus, fils de Dieu, fît partie du nombre (c'est le “massacre des Innocents”, le 28 décembre). Mais la Sainte Famille (Jésus, son père terrestre Joseph et sa mère Marie) s'était enfuie à dos d'âne en Egypte. Ces récits évangéliques n'ont pas de certitude historique : les fouilles à Bethléhem n'ont pas trouvé trace d'habitat à l'époque de Jésus. L'archéologue Aviram Oshri a pourtant découvert, en 2005, un village homonyme en Galilée, qui était, quant à lui, habité – le débat reste ouvert...

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LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

LITURGIE

Les ornements liturgiques sont blancs, signe de joie. Lecture est faite de l'Evangile selon saint Luc : “En ce temps-là, on publia un édit de César Auguste qui ordonnait de faire le recensement des habitants de toute la terre... » Une messe de minuit est traditionnellement célébrée la veille au soir, le 24 décembre. A la messe dite « de l'aurore », l'officiant lit le chapitre 2, verset 14 : « En ce temps-là, les bergers se dirent les uns aux autres : Allons jusqu'à Bethléem, et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur vient de nous faire annoncer »...

Noël marque le début chronologique de la vie terrestre de Jésus, mais aussi, comme nous l'avons vu, celui de l'année liturgique, s'étendant de Noël à Pâques : naissance, mort (le Vendredi saint), résurrection (le jour de Pâques).

...Certains pays réformés, dans leur désir de se démarquer d'un catholicisme jugé trop profane, ont vu d'un assez mauvais œil les célébrations exagérément festives de Noël. L'Angleterre les a même interdites de 1647 à 1660, et les premiers immigrés américains , à Boston, maintinrent l'interdiction de fêter Noël jusqu'en 1681.

De nos jours, les Églises protestantes célèbrent Noël la nuit, à l'aube et le matin. On peut inclure dans la liturgie la célébration de la Cène. Voici l'introït de la célébration de l'office de nuit : Un enfant nous est né, un fils nous est donné, et la domination reposera sur son épaule. On l'appellera Admirable, Conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la Paix. Chantez à la gloire de l'Eternel un cantique nouveau, car il a fait des choses merveilleuses!

Pour Noël : Psaume 98

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres voit une grande lumière; et la lumière resplendit sur ceux qui habitaient dans le pays de l'ombre de la mort. Vous, toute la terre, faites monter vos cris de louange jusqu'à l'Eternel ! Servez l'Eternel avec joie, venez devant lui avec des cris d'allégresse ! » Le protestantisme n'est pas une religion différente du catholicisme ; plutôt une façon différente de vivre la même religion.

 

 

 

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LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

COUTUMES

 

L'Avent (adventus, l'arrivée), depuis Grégoire le Grand (590-604), commence le quatrième dimanche qui précède Noël. Jadis on allumait une bougie par semaine autour d'une grande couronne, ce qui n'est pas sans rappeler la menorah de Hanoukka.. Mais l'on trouve de plus en plus en magasin une espèce de calendrier (c'est un père de famille allemand qui l'a inventé, pour calmer l'impatience de ses enfants !) où sont découpées de petites fenêtres, dissimulant une formule évangélique ou une image pieuse – le plus souvent, une friandise...

 

Les coutumes de Noël sont innombrables. La principale est celle des cadeaux, se référent aux dons offerts à l'enfant Jésus par les bergers ou les rois mages (voir « Epiphanie ») : les enfants les ouvrent la veille au soir, ou le lendemain matin. C'est la grande période pour les marchands de jouets ! Mais l'échange de cadeaux possède une grande valeur de lien social même dans un contexte laïque.

 

 

UNE BREVE HISTOIRE DU PERE Noël

De nos jours on ne sépare pas Noël du Père Noël, qui n'a pourtant rien à voir avec la tradition chrétienne. C'est un personnage fort sympathique, à grande barbe blanche, enveloppé d'une houppelande rouge bordée de fourrure désormais synthétique... Il s'introduit ainsi dans les cheminées pour déposer des cadeaux dans les souliers des enfants sages, comme le chante encore Tino Rossi (toujours abondamment vendu !). Le Père Noël porte une hotte remplie de jouets, et vient à travers ciel dans un grand traîneau tiré par huit ou neuf rennes.

Les origines du Père Noël sont à rechercher auprès des anciennes religions, connaissant toutes certaines divinités chargées de distribuer des cadeaux à tous les enfants. Dans tout le nord de l'Europe, il existait un roi légendaire qui offrait des jouets et des friandises aux enfants sages. Il devient soit le Père Noël, soit saint Nicolas ; la tradition la plus repérable se situe toutefois dans les contextes mythiques germano-scandinaves.

Le premier aspect du Père Noël est le Bonhomme Hiver ou toute autre représentation divinisée de l'hiver ou du gel ( (et même, en Finlande, un bouc généreux...). En Suède, c'est le lutin BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 50

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Julenisse qui apporte les cadeaux, à la fête du milieu de l'hiver, la « Mindvintersblot ». Les Celtes avaient le dieu Gargan (qui inspira le Gargantua de Rabelais), et les Vikings le dieu Odin en personne – mais c'est le lutin suédois qui a fourni à la représentation la fameuse barbe blanche, le bonnet et la fourrure. Les mythologies mentionnent une fête du solstice d'hiver, soit le 21 décembre, à partir de laquelle les jours recommencent à augmenter, apportant la promesse d'un renouveau des saisons et des récoltes futures.

Les mythes nordiques affirment également que la divinité envoie du haut des cieux son énergie au cœur de l'hiver pour que la vie ne s'éteigne pas même au sein des circonstances les plus défavorables. Des liens supplémentaires se tissent alors, aussi bien entre les hommes qu'avec les autres créatures. Les portes des maisons restent ouvertes, des tables garnies de mets et de cadeaux sont mises à la disposition des hôtes de passage. Tout est décoré de rameaux et de guirlandes. Vision probablement idyllique.. Des cérémonies de reconnaissance envers les dieux prenaient également place parmi les réjouissances. Enfin, le soir, tous recevaient les créatures surnaturelles, gnomes et elfes, partageant les bons plats et les histoires.

Les gnomes sautaient sur les tables et s'amusaient à faire rouler des œufs. Les esprits de l'air sifflaient joyeusement autour des maisons pour annoncer leur arrivée. Les faunes jouaient de la flûte dans les jardins et les étables. Seuls une femme, une jeune fille ou un enfant pouvaient distinguer nettement les visiteurs ; ils racontaient donc aux autres, à voix basse, tout ce qui se passait. Chaque visiteur invisible apportait une offrande qu'il plaçait sur les tables richement parées: plantes, fleurs rares, herbes aromatiques, des fruits, de jolies pierres... A minuit, les visiteurs invisibles terminaient leur ronde et les habitants des maisons allaient se coucher, sauf les responsables des feux.

Mais plus tard, dit-on, les créatures humaines attendirent en vain les visiteurs de l'autre monde : la haine, l'envie et la méchanceté les faisaient désormais tous s'enfuir. Les hommes ne crurent plus qu'en leurs facultés rationnelles; ce qui les livra aux ténèbres ; ils étaient devenus « civilisés ». Les êtres de l'autre monde se sont alors transformés – c'est pourquoi voir entrer le père Noël dans les maisons doit rester un moment magique pour les jeunes enfants.

En Europe, les rituels liés à l'approche de l'hiver sont ancestraux. Une tradition païenne voulait que pour exorciser la peur de l'obscurité les jeunes hommes se grimaient, allant de maison BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 51

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en maison pour quémander les offrandes ; le vieil homme qui présidait ce cortège fut appelé Noël dès le XIIe siècle en France. Ce pouvait être aussi une compagnie de « bonnes gens » guidée par dame Abonde, ou Perchta, ou Holle (Diane ? Hérodiade ?) qui bénit les maisons honorables. Les morts de l'année sont là aussi, avec la « mesnie hellequin » (des diables, quelques démons...) - bref, l'Eglise catholique s'est hâtée de remplacer toute cette ménagerie païenne par des saints dûment estampillés.

SAINT NICOLAS

Les bons chrétiens en effet se réfèrent à saint Nicolas, évêque de Myra, qui aurait vécu au IIIe siècle au sud de la Turquie actuelle, près d'Antalya (à Demre). Selon la légende, il aurait sauvé de la mort trois enfants, destinés à être mangés après qu'un boucher les eut découpés et mis au saloir. Au XIe siècle les reliques de saint Nicolas (étymologiquement « le sauveur des peuples ») furent volés, à l'exception d'un morceau de crâne et de mâchoire.

Saint Nicolas est représenté comme le saint protecteur des enfants. Le 6 décembre de chaque année, un personnage, à la ressemblance supposée de Nicolas (grande barbe, crosse et mitre d'évêque, grand vêtement à capuche), passe de maison en maison pour offrir des cadeaux à tous les enfants. Sa fête est célébrée en France de l'est, Allemagne, Suisse, Luxembourg, Belgique, Pologne, Autriche, et en particulier aux Pays-Bas, même après la conversion de ce dernier pays au protestantisme. Or, ce sont les Hollandais qui ont fondé New York, sous son premier nom de Nouvelle Amsterdam !

LE PERE NOËL ET SAINT NICOLAS

En quelques décennies, cette coutume néerlandaise de fêter la Saint Nicolas se répandit ; pour les Américains, Sinter Klaas devint rapidement Santa Claus. La communauté chrétienne alors trouva plus approprié que cette « fête des enfants » soit rapprochée de celle de l'enfant Jésus. Ainsi, le patron des gamins fit désormais sa tournée avec son âne la nuit du 24 décembre. Dès le XVIe siècle était apparu le Père Fouettardpour donner des coups de fouets aux garnements ; les Autrichiens l'appellent Krampus – il est tout barbouillée de suie, il hurle en agitant ses chaînes et sa grosse cloche !

...C'est donc saint Nicolas qui a inspiré le Père Noël... Ce dernier porte aussi la longue barbe blanche, le bonnet de fourrure inspiré par la mitre sacerdotale, et la houppelande. Dans l'Est de la BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 52

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France, les enfants déposent sous le sapin de Noël un verre de vin pour le Père Noël et une carotte pour son âne ! Mais le plus souvent l'âne est remplacé par un traîneau, tiré par des rennes. Chaque région de France donna au Père Noël un nom différent : « Chalande » en Savoie, « Père Janvier » en Bourgogne et dans le Nivernais, « Olentzaro » dans le Pays basque et « Barbassionné » en Normandie.

 

Le personnage du Père Noël connut une destinée hors du commun : en 1809, l'écrivain Washington Irving évoqua pour la première fois les déplacements aériens de saint Nicolas pour la traditionnelle distribution de cadeaux. En 1821, c'est un pasteur américain, Clement Clarke Moore, qui inventa, dans un conte destiné à ses enfants, le Père Noël, dans son traîneau tiré par huit rennes. La crosse se transforma en sucre d'orge, et, pour le coup, le Père Fouettard (incarnation du Mal !) disparut. En 1860, Thomas Nast, illustrateur et caricaturiste à l' Illustrated Weekly, revêtit Santa Claus d'un costume rouge, garni de fourrure blanche et rehaussé d'un large ceinturon de cuir. Il poursuivit son œuvre graphique durant près de 30 années !

L'image actuelle du Père Noël, que nous pensions ancestrale, remonte donc en réalité au XIXe siècle, par l'action de la presse américaine ! Il s'agir là d'un mythe sinon païen, du moins entièrement profane. Le reste appartient à l'enfance, avec ce mélange de féerie et de naïveté.

LES RESIDENCES DU PERE NOËL

En 1885, Thomas Nast fixa la résidence officielle du Père Noël au pôle Nord au moyen d'un dessin représentant deux enfants qui regardaient, sur une carte du monde, le tracé de son parcours depuis le pôle Nord jusqu'aux Etats-Unis. Selon les Norvégiens, le Père Noël habite à Droeback, à 50 km au dus d'Oslo. Pour les Suédois, c'est à Gesunda, au nord-ouest de Stockholm. Les Danois sont persuadés qu'il ...crèche au Groënland alors que les Américains le logent en Alaska. En 1927, les Finlandais ont décrété que le Père Noël (« Joulupukki ») ne pouvait pas vivre au pôle Nord, car il devait nourrir ses rennes ; sa résidence était donc en Laponie, sur la colline du Korvantunturi. Malheureusement cette région est un peu isolée. Ils l'ont donc fait déménager près de la ville de Rovaniemi. Les enfants sont vivement encouragés à lui écrire à cette adresse, en Laponie finnoise, et tous les services postaux du monde se font les complices de cette enfantine supercherie. BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 53

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La Sibérie a revendiqué aussi le domicile du père Noël, mais il y a sans doute confusion avec Ded Moroz, le cousin russe du Père Noël qui est fêté le 7 janvier dans sa ville de Snegoroutcha («fille des neiges »). Dans le Pacifique sud, l'île de Christmas se revendique également comme une résidence secondaire du Père Noël. Et la Turquie n'est pas en reste, ayant conservé comme nous l'avons vu certaines reliques de saint Nicolas dans une région touristique... En France, le courrier envoyé au Père Noël est regroupé à Libourne ; Françoise Dolto, sœur de Jacques Marette, ministre des Postes et Communications de 1962 à 1967, fut la première secrétaire du Père Noël par l'entremise des PTT.

 

LE PERE NOËL ET COCA-COLA

C'est en 1931 que le Père Noël prit son aspect définitif dans une image de Coca-Cola due à Haddon Sundblom : il buvait du Coca pour reprendre des forces pendant sa distribution, et les enfants pouvaient en boire. De plus, il avait désormais une stature humaine, plus accessible, avec un ventre rebondi et l'air jovial. Il porte un pantalon et une tunique, mais en France il a conservé la longue robe rouge – le rouge et le blanc sont les couleurs traditionnelles de Coca-Cola, qui souhaitait inciter les enfants et les adultes à boire du Coca même en hiver... Ainsi, pendant près de 35 ans, Coca-Cola diffusa ce portrait du Père Noël dans la presse écrite, puis à la télévision partout dans le monde. L'idée que les enfants se font aujourd'hui du Père Noël est fortement imprégnée de cette image.

Le Père Noël actuel, joufflu, barbu, nous est donc venu directement des Etats-Unis après guerre, avec le plan Marshall ! Nous sommes donc on ne peut plus éloignés de quelque religion que ce soit. L'Eglise n'ose plus guère à présent afficher son hostilité latente au Père Noël. On connut bien quelques mouvements de protestation de la part des catholiques, certains allant même en 1951, à Dijon, brûler une effigie du Père Noël en place publique ! Rappelons tout de même pour conclure que bien avant Coca-Cola il exista, dans toutes les civilisations occidentales, un personnage offrant des cadeaux, tels le Père Chemineau, dans une robe de bure, avec une hotte. Il existait en outre une multitude de personnages plus ou moins christianisés, qui distribuent leurs offrandes à Noël : en Italie, les enfants reçoivent parfois des cadeaux de la Befana, dont le nom provient vraisemblablement du mot « épiphanie ».

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LE SAPIN DE NOËL

Le sapin n'a rien à voir lui non plus avec le christianisme. C'est tout simplement un message d'espoir et d'éternité, puisqu'il perd ses aiguilles tout au long de l'année, et non pas à l'automne, symbolisant ainsi la permanence de la vie au beau milieu des feuilles mortes. Mais les protestants l'ont rattaché, dès le XVIe siècle, à la croyance de l'arbre du paradis... En 1738, Marie Leszczynska, épouse de Louis XV, fit dresser un sapin de Noël à Versailles. En 1765, Goethe se montra fort surpris devant son premier arbre de Noël, à Leipzig. Comme elles sont parfois récentes, ces coutumes que nous croyions millénaires !

La bûche, elle, n'était pas en bois de sapin. Sa flamme représentait le soleil toujours espéré, c'était chez les Germains la fête de Licht, la lumière (...d'où la Sainte Luce, le 12 décembre...) ou le Yule Log druidique. . Autant que possible, on l'allumait avec les tisons de la bûche de l'année précédente ! On ne pouvait la manipuler qu'avec les mains. Cependant, parfois, une vieille grand-mère la frappait d'une pelle à feu pour en tirer des étincelles et disait : « Bonne année, bonnes récoltes, autant de gerbes et de gerbillons ! » ...A moins qu'on ne prédise le nombre des mariages à faire ou de poulets à naître...

 

Il fallait rappeler, disait l'Eglise, que l'Enfant Jésus était né dans une étable glaciale... où le seul chauffage était le souffle de l'âne et du boeuf... Cette bûche porte un nom différent suivant les pays (en Italie c'est le ceppo) et les provinces :

en Bretagne : kef Nedeleg
- en Bourgogne : suche
- en Franche-Comté : tronche
- en Loir-et-Cher : tréfoir, tréfou
- en Provence : calignaou (en bois d'olivier).

Les cendres de la bûchepréserveraient ensuite de la foudre, des pucerons, des renards, etc... A présent, il n'y a plus de grands âtres... c'est une délicieuse pâtisserie, dont le sens symbolique – peut-être fécondant ? - s'est éteint.

LA CRECHE

du germain « krippia », « mangeoire ». Mais on disait en France presepe, (latin praesepe qui BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 55

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désignait à l'origine un parc à bestiaux, l'étable, puis la mangeoire de l'étable) (presepio en italien et en portugais, presebbio en napolitain, pesebre en espagnol. Depuis saint François d'Assise, qui l'a réalisée le premier en 1223, à Greccio, avec des figurants en chair et en os, des crèches reconstituent la scène de la Nativité, et l'adoration des bergers, attestée dans l'Evangile. Noël est donc la fête de l'imagination , car l'existence de la crèche, entre le bœuf et l'âne, semble plus relever de l'astrologie que de la vérité historique ! Chaque région chrétienne conserve ses traditions, les plus connues restant bien entendu depuis le XVIIIe siècle celles des santons de Provence ; à la Révolution, toutes cérémonies chrétiennes étant interdites, on se replia sur son domaine privé. Chaque métier se fit représenter par un santon (« santoun », petit saint) en terre locale : ni plomb, ni plâtre, ni plastique, Les rois mages y sont aussi, mais on ne ne les célèbre que le 6 janvier.

La ville de Naples réalisa de magnifiques crèches, sur plusieurs étages, et les vendit dans toute l'Europe.

CHANTS ET DICTONS

Dès le XIIe siècle, on célébra des mystères mettant en scène l'adoration des bergers, d'abord à l'intérieur, puis devant les porches des églises.

Quant aux chants de Noël, ils rappellent toujours les hivers de l'Europe. Le chant allemand O stille Nacht (« Ô douce nuit ») fut créé en 1818 par l'instituteur en chef du village, Franz Xaver Gruber, et le prêtre Joseph Mohr, à la guitare, faute d'orgue. Quant au refrain bien connu « Il est né le divin enfant / Jouez hautbois résonnez musettes / Il est né le divin enfant / Chantons tous son avènement elle fut imprimée en 1874 en Lorraine, mais remonterait à un air de chasse du XVIIe siècle

Un volume ne suffirait pas pour recueillir les chants populaires de Noël ; nous avons retenu ce couplet poitevin

« Lavou qu'tu cours donc si vite, Pierrot sans chapeau

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LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

Courre, courre itou Nanette, quitte ton troupeau

Quitte ton troupeau, Nanette, quitte ton troupeau

Laisse ici dormir tes ouailles au milieu des prés

Et viens voir une merveille que j'te vas conter

Le sauveur que Dieu nous baille est né cette nuit... »)

Nous pourrions écrire un livre entier sur les chants et dictons de Noël :

Noël au balcon, Pâques aux tisons !

Lune de Noël gouverne le temps jusqu'à la Saint Jean

Claire nuit de Noël, claire javelle

Vent qui souffle à la sortie

De la messe de minuit

Dominera l'an qui suit

Noël humide, Greniers et tonneaux vides.

COMMENT SOUHAITER NOEL

 

Alsacien : Fréliche winorde

Basque : Eguberri On

Breton : Nedeleg laouen

Catalan : Bon Nadal

Corse : Bon Natale

Créole : Jwaïeu Nouel (Guadeloupe), jénwèl (Martinique), zwayé Noèl (Île de la Réunion)

Niçois : Bouòni Calèna

Normand : Bouon Noué

Poitevin : Boune Nàu

Provençal : Bon Nouvé, Nadau ou encore Calèndo (en hommage aux Calendes de janvier romaines, qui désignaient le Jour de l'an

Anglais : Merry Christmas

Allemand : Fröhliche Weihnachten

Chinois : shèng dàn kuài lè

Cornique : Nedelek lowen

Espagnol : Feliz Navidad

Espéranto : Gojan Kristnaskon

Finnois : Hyvää Joulua

Hawaien : Mele Kalikimaka

Hongrois : Boldog karàcsonyt

Italien : Buon Natale

Japonais merī kurisumāsu (importé de l'anglais merry christmas)

Liban : Milad majid wa aam said !(Noël Béni et joyeuse année)

Luxembourg : Schéi Chrëstdeeg

Māori : Meri Kirihimete

Monégasque : Festusu Natale

Portugais : Feliz Natal

Islandais : Gledileg Jol

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LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

Norvégien : Gledelig Jul

Danois : Glædelig Jul

Suédois : God Jul

Néerlandais : Vrolijk Kerstfeest

Roumain : Crăciun Fericit

Gaélique : Nollaig Shona Dhuit

Bulgare : Tchestito Rojdestvo Hristovo

Slovaque : Veselé Vianoce

Slovène : Srecen Bozi

Tahitien : Ia ora'na no te noere

Tchèque : Veselé vánoce (mais sur les cartes de vœux, on utilise une formule de politesse française sans doute en usage en France au XVIIIe siècle « Pour féliciter »)

Polonais : Wesolych Świąt

Russe : Рождеством (rojd yèsst vom)- et on s'arrête là.

SIGNIFICATION DE NOËL

Il faut passer plusieurs écrans de publicité sur les jouets, les recettes de bûches et autres annonces commerciales avant de découvrir des sites qui traitent véritablement du sens religieux de Noël . C'est devenu la fête des réveillons parfois hors de prix (au minimum, la dinde aux marrons), des cadeaux (avec visite du Père Noël dans les écoles), la fête de la famille autour du sapin et de sa guirlande clignotante... Même dans les rues, les municipalités dépensaient encore naguère des fortunes pour une débauche d'illuminations. Lorsqu'on veut respecter la tradition religieuse, on dresse une crèche, on se rend à la messe de minuit.

Tout cela bien sûr pour fêter la naissance de Jésus. Mais qui fut réellement Jésus ? Un nationaliste juif ? Un prédicateur essénien contre les autorités de Palestine ? Un personnage mythique « refabriqué » à partir de certaines traditions messianiques orientales ? Une imagination BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 59

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de philosophes helléniques ? - ou le fils de Dieu fait homme ?

Quoi qu'il en soit, tous les hommes, croyants ou incroyants, espèrent le jour de Noël l'avènement d'un monde de paix, de justice et de tolérance. Une fois dans l'année, soyons reconnaissants à Dieu de s'être fait homme pour faire l'expérience de notre condition ! Quant à Luther, il répéta, à la suite de Maître Eckhardt : « A quoi te sert que le Christ soit né il y a si longtemps dans une étable s'il ne naît aujourd'hui dans ton cœur ? »

 

SYMBOLIQUE DE NOËL

Noël reste la fête des enfants et de la naïveté : chacun de nous conserve l'image de cet enfant au fond de soi, qui veut entendre des récits de légendes et de miracles garantis historiques. Dans ces imaginations transmises d'âge en âge se retrouvent les plus belles pages de l'humanité.

Noël est avant tout la fête de la naissance. Non seulement du lever du soleil, mais de chacun d'entre nous, avec son âme d'enfant. Noël apporte la Vie, la Vérité et l'Amour, qui sont les trois attributs de Dieu. Noël peut donc être, au-delà des festins, l'occasion d'une expérience mystique. Nous devons offrir à l'enfant-roi le meilleur de notre âme. La renaissance du Christ est pour le croyant le gage de la revitalisation de l'année, de la force créatrice de chacun de nous, d'autant plus marquante que cette venue au monde a eu lieu au sein de la nuit la plus sombre, la plus longue et la plus froide de l'année. Pour finir, nous ferons entendre deux voix très différentes, mais dont les messages s'interpellent et se correspondent. D'abord, quelques phrases de la prédication du pasteur Jacques Hostetter-Mills, à Liège en 2002 : « Revoilà Noël !

Noël et son cortège de réjouissances.

Noël et sa dinde farcie, sa bûche, ses cantiques, ses cadeaux, ses retrouvailles amicales et

familiales.

Je ne me situerai pas parmi les chrétiens qui jugent tout cela futile ou de pacotille (…)

Plus souvent que nous ne l’imaginons les personnages bibliques sont présents : Joseph,

Marie, les bergers, les mages, les anges, les archanges… ne fût-ce qu’en forme de

santons… et je m’en réjouis. (Mais) tous ces personnages n’ont de sens que (...)par celui qu’ils regardent. (…) Noël, c’est la plus touchante des fêtes de l’année, celle ou tant d’esprits s’inclinent en pensée devant l’émergence de l’espérance, devant l’Emmanuel. Pas « Dieu pour moi », pas

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même « Dieu pour nous » mais, littéralement, « Dieu avec nous ». (…) L’immense majorité des chrétiens sont des gens « ouverts », capables de discerner ce qui doit être perçu de façon symbolique. (…) La Bible n’est pas un livre d’Histoire, pas plus qu’elle n’est un livre de science. C’est un recueil de témoignages d’êtres qui vivent une relation avec Dieu. (…) Les premiers croyants ne considéraient pas Jésus comme leur seigneur et sauveur par sa naissance, mais bien par la nouveauté et la profondeur de son enseignement (…) Les disciples ont abandonné Jésus au moment de son arrestation et l’ont laissé crucifier sans tenter d’intervenir mais, quelques jours plus tard, ils annonceront avec force la résurrection de celui qui ne pouvait rester au tombeau. (…) En Jésus s’incarne réellement, pour le chrétien que je suis, l’idéal d’humanité voulu par Dieu dès les origines.

Jésus est à ce titre l’Adam véritable, l’homme à l’image de Dieu, le Fils de l’Homme, le Fils de Dieu…(...) Fêter Noël, ce n’est point adhérer à des doctrines abstraites ou nous remémorer des événements ponctuels invérifiables, mais c’est revivre en notre cœur cette naissance merveilleuse qui donna au monde un sauveur parfait. (…) Noël est à mes yeux une bonne nouvelle qui sera toujours à partager avec mes semblables, hommes et femmes de tous horizons et de toutes races, cultures et religions. Un homme, il y a plus ou moins 2000 ans, est né sur cette terre et, parvenu à l’âge adulte, il a, en quelques années, posé des actes et prononcer des paroles justes et bénéfiques qui le rendent à mes yeux véritablement « Fils de Dieu » et « Fils de l’Homme »… »

La seconde voix est celle d'Anne Sylvestre, dont nous avons si souvent écouté la chanson, au temps où nous étions encore de jeunes parents :

Cétait un petit sapin

Pique, pique, pique

C'était un petit sapin

Pique, pique bien

Il vivait dans la forêt

Entouré de grands arbres

Qui sans arrêt se moquaient

Et le trouvaient bien laid

Quand parfois il soupirait

"Vous avez cœur de marbre"

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Les grands arbres s'agitaient

Et de leurs branches riaient

C'était un petit sapin...

 

Quand un jour il demanda

Qu'enfin on lui explique

La raison de ses tracas

Il entendit cela :

"Nous prenons feuille au printemps,

Toi tu es plein de piques.

Puisque tu es différent,

Tu dois être méchant"

C'était un petit sapin...

 

Mais lorsque l'automne s'en vint

Que les feuilles jaunirent

Qu'ils essayèrent en vain

De rester souverains

On vit le petit sapin

Tranquille et sans rien dire

Se dresser près du chemin

Plus vert chaque matin

C'était un petit sapin...

Sous la neige au nouvel an

On le trouva superbe

Et s'il en fut bien content

Ne changea pas pourtant

Et quand vint le mois de mai

Son ombre était sur l'herbe

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Pas plus grande mais jamais

De lui on ne riait

C'était un petit sapin

Si l'histoire finit bien

C'est qu'à propos de feuilles

On peut encore c'est certain

Accepter son voisin

On pourrait aussi l'aimer

A condition qu'on veuille

Penser qu'on est tous plantés

Dans la même forêt

Comme le petit sapin

Pique, pique, pique

Comme le petit sapin

Pique, pique bien.

©Anne Sylvestre

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E P I P H A N I E

L'Epiphanie est aussi appelée « la fête des Rois », et c'est encore l'occasion de partager un bon repas. Son nom signifie « apparition », de l'enfant Jésus aux Rois mages, qui ont suivi l'Etoile du berger pour s'en venir saluer le sauveur dans sa crèche.

 

DATE, GENERALITES

Le six janvier (depuis le Concordat de 1801), 12 jours après Noël, se fête l'Epiphanie. Douze jours : c'est l'intervalle moyen entre une année lunaire et une année solaire. Depuis que la naissance du Christ a été fixée au 25 décembre, les communautés chrétiennes ont interprété le 6 janvier de façon différenciée : l'Adoration des mages à Rome, et en Grèce, le baptême du Christ dans l'eau du Jourdain (ou ce qu'il en reste...) (13 janvier pour les catholiques).

L'Evangile selon saint Luc parle de l'adoration des bergers, représentée dans les crèches ;Mathieu n'en parle pas, mais mentionne « les Mages d'Orient », sans dire leur nombre, ni leurs noms. Mais la tradition les appelle Gaspar, Melchior et Baltazar, offrant le premier de l'or, le deuxième de l'encens, le troisième de la myrrhe. Ces noms nous ont été transmis par la tradition. Un mage, c'est un prêtre perse, versé en astronomie ou astrologie (ce qui, à l'époque, ne se distinguait pas...) Cette date serait aussi la jour du premier miracle de jésus aux noces de Cana – peut-être les siennes...

ORIGINES

Elles sont païennes, et latines, comme il se doit. Certains affirment en effet qu'à la fin des Saturnales, où tout était permis, les Romains tiraient au sort (à la fève) un condamné à mort que l'on traitait comme un roi, puis qu'on exécutait : on est bien peu de choses..

 

TRADITIONS

Les orthodoxes lancent une croix dans un fleuve russe ou roumain soigneusement glacé, où les jeunes gens téméraires la repêchent à la nage. En Grèce, même coutume parfois : la fête est appelée « apparition de Dieu », « Théophanie », d'où sont dérivés les prénoms de Tiphaine et Tiffany. C'est BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 64

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autrement plus revigorant qu'une simple fève dans une galette : on « tirer les rois » ; cette fève peut être une figurine de céramique ; ses collectionneurs s'appellent des « fabofiles »le détenteur de la fève choisit sa reine. Chaque fois que l'un des convives lève le coude, l'assemblée s'écrie « Le Roi boit ! » (ou « la Reine boit »). Et l'on garde une part « pour les pauvres », « pour le Bon Dieu », ou « pour la Vierge » - justement, cette galette coïncidait sous l'Ancien Régime avec la période des redevances féodales.... .

  Que diable disait [M. Fergus] en agitant ses gros sourcils noirs) vient-on nous parler des mages et de leurs présens, à propos d'un usage dont l'origine profane est si bien connue ? Qui est-ce qui ne sait pas que cette plaisanterie du Roi de la Fève nous vient des Romains, dont les enfans, pendant les saturnales, tiraient au sort à qui serait roi du festin ? Cet emploi de la fève, pour interroger le sort, remonte aux Grecs, qui se servaient de fèves pour l'élection de leurs magistrats. Étienne de Jouy, L'hermite (tome V) termine ce récit en affirmant : — Je sais fort bien (répondis-je à mon savant en us) qu'on peut tout désenchanter à force d'érudition ; mais je vous avouerai que la lecture du mémoire le mieux fait sur l'origine du Roi de la Fève ne m'amusera jamais autant qu'une de ces fêtes de famille, devenues beaucoup trop rares aujourd'hui. »

En Espagne, c'est plus souvent le jour de l'Epiphanie que les enfants reçoivent leurs cadeaux (en Amérique latine, « El Dia de los tres Magos »). Ne pas oublier que c'est la « Befania » et non le Père Noël qui distribue les friandises aux petits Italiens !

 

 


SIGNIFICATION

L'or de Melchior, l'Européen, représenterait la royauté du Christ (« le Nouveau Roi des Juifs »), l'encens de Gaspar, l'Asiatique, sa divinité, la myrrhe de Balthazar l'Africain, qui se récolte sous forme de suintement, la souffrance et la mort du Sauveur – on se servait aussi de myrrhe pour embaumer les momies... - et signifie d »e plus le don de prophétie. Nous pouvons aussi parler des trois Personnes de la Trinité, ou des trois âges de la vie (Melchior, barbu, est le plus âgé).

Les protestants ont tendance à passer sous silence cette fête, peu conforme à la tradition biblique.

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Quant à Benoît XVI, il a déclaré ceci : « La venue des Mages de l'orient à Bethléem pour adorer le Messie nouveau-né est le signe de la manifestation du Roi universel à tous les peuples et à tous les hommes qui cherchent la vérité''.

 

 

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LA CHANDELEUR

 

DATE

La Chandeleur : son nom vient du latin « festa candelorum » ou « fête des chandelles » (on les allumait à minuit). Ce jour, 40e après Noël, soit le 2 février (le 15 chez les orthodoxes) commémore la présentation au temple de l'enfant Jésus, et la Purification de la Vierge (après l'accouchement) (selon les prescriptions du Lévitique)

 

Historique

Comme toujours, nous pouvons retrouver des rites païens coïncidant plus ou moins avec cette date : Brigid, génitrice des dieux celtes, se fêtait le 1er février par des processions aux flambeaux dans les champs. Le 2 février, ce fut aussi en Europe la fête de l'Ours, où ce dernier sortait de son hivernage... ou rentrait se mettre à l'abri, comme un coucou suisse. On en profitait pour simuler des enlèvements (voire pis...) de jeunes filles... Certaines régions appelaient même ces réjouissances « chandelours », jusqu'au XVIIIe siècle !... Les Lupercales à Rome, pour la fécondité des troupeaux... et des hommes ; le 2 février, les Romains célébraient les Parentalia, qui s'achevaient par des veillées aux chandelles : on honorait Pluton, (« le Riche »), Dieu des morts, et son épouse Proserpine, fille de Cérès. St Gélase, pape (492-496), y substitue la Chandeleur, et fait distribuer des crêpes aux pèlerins qui se rendent à Rome. D'autres sources mentionnent Vigile (735-755) ou saint Serge (687-701)A partir de 1372, on célèbre aussi la Purification de Marie.

 

Coutumes

Puisque c'est le début des semailles, la farine qui reste de l'année précédente permet de confectionner des crêpes ! (« crispae » : « ondulées », en latin) Ce sont des tantimolles enChampagne, des vautes en Ardennes, des roussettes en Anjou, des crupets en Gascogne. Elles doivent retomber dans la poêle, surtout si l'on tient contre le manche une pièce d'or. Ou bien sur l'armoire – où elles doivent rester jusqu'à l'année suivante – mais pas toutes... Ce jour-là, les familles chrétiennes rangent la crèche, jusqu'à Noël...

Quelques dictons :

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A la Chandeleur, l'hiver se meurt ou prend vigueur.

A la Chandeleur, la neige est à sa hauteur (maximale) (au Québec)

Rosée à la Chandeleur, l'hiver à sa dernière heure.


Signification

Les chandelles purifient le monde, et la présence du Christ l'illumine ! Il peut bien, par la même occasion, bénir les champs... Lumières et ténèbres, vie et mort, monde souterrain des graines, et des récoltes sous le soleil... tout se tient.

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LES RAMEAUX

Généralités

Lorsque Jésus fit son entrée à Jérusalem, sous les acclamations de la foule mais cinq jours avant sa crucifixion, il venait en pèlerinage au Temple, comme de nombreux Juifs à l'occasion de la Pâque ; et chacun agitait des palmes, ce qui n'est pas sans rappeler le rituel de souccoth : élévation du loulav (mêlés à une branche de palmier-dattier, du cédrat, du myrte et du saule).

ORIGINE ET HISTOIRE

A Jérusalem, on célébrait dès le IVe siècle l'entrée de Jésus dans la ville par une procession solennelle. Certaines représentations prouvent que cette fête fut célébrée tout au long du Moyen Age. Mais son véritable développement ne remonte qu'aux XVIe-XVIIe siècles. Depuis quelques années, Les Rameaux incluent également la célébration de la Passion du Christ, mais aussi... celle de la jeunesse.

LITURGIE

Le dimanche des Rameaux, les ornements liturgiques sont rouges. Cette couleur est le signe à la fois de la royauté de Jésus et de sa passion. La célébration comporte en effet deux parties : les Rameaux proprement dits, et la Passion (depuis la réforme de 1970, sous le pontificat de Paul VI). Le prêtre lit l'Evangile correspondant à l'entrée solennelle de Jésus à Jérusalem.


COUTUMES

La messe des Rameaux comporte un préalable : la bénédiction du buis, qui sous nos latitudes remplace les palmes. Mais ailleurs, d'autres rameaux sont utilisés : en Alsace et en Allemagne, du BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 69

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buis mélangé de Katzenpfötchen (« papattes de chat », très duveteuses) ; en Pologneet en Russie, des branchettes de saule. L'Evangile de Jean (12,13) précise que c'était la coutume d'accueillir le triomphateur en agitant des palmes.

Une procession, où chacun porte son rameau de buis béni, rappelle le triomphe (non militaire, celui-là) de Jésus. L'âne porte sur son dos une croix de poils bruns, depuis qu'il a porté le Christ... Dans le sud de l'Espagne, en Italie, au Portugal, en Corse, on trouve des palmes sans difficulté. Les Andalous suspendent des feuilles de palmier séché à leurs balcons : elles protègent contre les voleurs et les fantômes. Mais au nord de l'Espagne, ce sont des rameaux d'olivier que l 'on bénit. En Hollande, du houx. En Suède, une tradition antérieure au christianisme célébrait le renouveau végétal ; il ne fut pas difficile de l'intégrer aux coutumes chrétiennes. Un peu partout, les Rameaux sont appelés « pâques fleuries », en raison des nombreuse fleurs que l'on répand partout, comme jadis la foule sous les pieds de l'ânesse qui portait le Christ ! On dit en Corse que l'âne a cette croix depuis qu'il a été sanctifié en servant de monture au futur crucifié. En plus des rameaux de palmes, on porte aussi en Corse des rameaux d'olivier, signe de paix et d'abondance.

Les buis bénits sont glissés derrière les crucifix dominant le lit des fidèles. On en place également sur les tombes. Et la combustion de ces rameaux, devenus secs, procure les cendres du Mercredi des Cendres, justement, qui est le premier jour du Carême.


VOCABULAIRE DES RAMEAUX

On appelle encore ce dimanche capitilavium, car c'était le jour où on lavait la tête des catéchumènes qui venaient tous ensemble demander la grâce du baptême, qu'on leur administrait le dimanche suivant : le jour de Pâques.

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Le dimanche des Rameaux se dit en espagnol et en portugais Domingo de ramos, Domenica delle Palme en italien. En anglais, Palm Sunday, Willow, Yew, ou Blossom Sunday. Allemand : Palmsonntag. En néerlandais : Palmzondag. En danois et en norvégien : Palmsøndag, et Palmsöndagen en suédois. Niedzewa Palmowa en polonais (« dimanche des Palmes), Tsvenitas en bulgare (de tsvété, fleur).

Revenons en France : «  Pâques à buis » en Picardie, « les Paumes » (« les palmes ») en Lorraine. En Limousin, les Rameaux s'appelaient Hozanne, Dimanche Ozannier ; aussi appelait-on « croix hosannière » la croix de carrefour et celle du cimetière, lorsqu'elle était ornée, puis en tout temps.

SIGNIFICATION

Le Christ fait son entrée sur un âne, pour annoncer la modestie de sa royauté, qui n'est pas de ce monde. Et chacun criait : « Hochannah ! De par ta Grâce, sauve-nous ! » Le nom de Jésus, apparenté à la même racine, signifie « le salut par Yahweh », « Yého - shouah », de « yash », « sauver ». "Seigneur, aujourd’hui commence la Semaine Sainte. Je ne veux pas que cette semaine ressemble à n’importe quelle autre semaine de l’année. Je ne veux pas demeurer indifférent aux mystères de ta passion et de ta mort. Ainsi je viens à toi dans la prière pour méditer et réfléchir sur ce qui s’est passé les derniers jours de ta vie sur terre. Chaque jour de cette semaine je veux prendre le temps pour contempler ces mystères. Aujourd’hui, dimanche des Rameaux, tu entres triomphalement à Jérusalem, accompagné des acclamations de la foule. Aide-moi en ces quelques minutes de prière à pénétrer plus profondément dans la signification de cette célébration."

L'entrée des fidèles ce jour-là symbolise à l'avance la marche de l'humanité lorsqu'elle fera son entrée dans la Jérusalem ou dans le Paradis ; au choix : On ira tous au Paradis ou bien Oh when the Saints / Go marching in...

 

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P Â Q U E S


GENERALITES

Définition du dictionnaire de Furetière (1690) : Pasque : la plus solennelle des Festes qui se célèbre chez les Juifs en mémoire de leur délivrance de la captivité en Egypte, et chez les Chrestiens en mémoire de la résurrection du Sauveur. Pascha est un mot Hébreu qui signifie passage. On appelloit autefois dans l'Eglise « Pasques » toutes les festes solemnelles. On dit encore en Espagnol, Pascha de Navidade. » (d'où l'expression ¡ Felices Pascuas ! - Joyeux... Noël !) Les juifs parleront de la Pâque ; au Moyen Age, on utilisait aussi bien le singulier que le pluriel. Les orthodoxes préfèrent parler de « la Pâque ».


PÂQUES CHRETIENNES ET PÂQUE JUIVE – GENERALITES

La fête de Pâques marque la fin du Carême et célèbre la résurrection du Christ. La mort de Jésus étant célébrée le Vendredi Saint, et l'Evangile affirme qu'il est ressuscité le troisième jour, il s'agit donc du dimanche suivant, car les Romains, les Grecs et les Hébreux comptaient le premier jour. Certains affirment que la fête catholique de Pâques (le même jour que chez les protestants) serait décalée pour ne pas coïncider avec la Pâque orthodoxe, ni juive, cette dernière religion ayant de plus fourni le nom de cette fête de la Résurrection du Christ... laquelle se produisit durant la semaine de ladite Pâque. Il est vrai en effet que le concile de Nicée décida de calculer la date de Pâques de façon qu'une telle coïncidence fût le plus possible évitée...


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DATE

Les Pâques chrétiennes se célèbrent donc le quatorzième jour de la lunaison de printemps (ou, si ce jour était un vendredi, au lendemain, samedi) (ou, de préférence, le dimanche qui suivait) (autrefois, la date de Pâques pouvait tomber un jour de semaine). Voici la formulation exacte : « Le dimanche qui suit la pleine lune venant après l'équinoxe de printemps » (fixé au 21 mars), soit entre le 22 mars et le 25 avril. » Le calcul de cette date s'appelle le « comput », à partir de la « lune de comput », qui n'est pas la nouvelle lune réelle, mais fictive, en rapport avec un calendrier lunaire perpétuel, d'où une variation minime. De nos jours, on se fonde sur l'épacte de l'année, qui est le quantième du mois lunaire à la date du 1er janvier, calculé à partir de la nouvelle lune (où cette dernière est entièrement invisible à l'œil nu.

Mais Vatican II (reprenant en cela les conclusions du concile de Nicée en 325) ne s'opposerait pas à l'instauration d'une date fixe pour la fête de Pâques. De cette date dépendent également celles des fêtes « mobiles », Ascension, Pentecôte (cf. infra).

L'Eglise d'Orient, séparée du catholicisme depuis l'an 1054, n'a pas accepté la réforme du pape Grégoire XIII en 1583 : le décalage atteint de une à cinq semaines avec les célébrations catholiques (le printemps orthodoxe commence début avril) – sans compter un second décalage de 4 ou 5 jours, les orthodoxes se fondant sur un calendrier lunaire devenu inexact. Nous fêterons cependant Pâques le même jour en 2011 et 2014.

Le Vendredi Saint est férié aux USA et en Alsace-Moselle ; c'est ce que l'on appelle, en Allemagne et en Autriche, le Karfreitag.

Autrefois, la fête de Pâques était célébrée toute la semaine.


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DATES A VENIR

2011 24 4 2012 8 4 2013 31 3

2014 20 4 2015 5 4 2016 27 4 2017 16 4

2018 1 4 2019 21 4 2020 12 4 2021 4 4

2022 17 4 2023 9 4 2024 31 3 2025 20 4

2026 5 4 2027 28 4 2028 16 4 2029 1 4

2030 21 4

Pour finir : le lundi de Pâques, férié en France, n'a aucune signification religieuse.

RESURRECTION

Les chrétiens célèbrent, à Pâques, la résurrection de Jésus. Cela s'est passé aux environs de l'an 30, puisque nous avons appris plus haut que le Christ est né, selon toute vraisemblance, en 6 avant lui-même... Tous les croyants savent que Jésus fut livré aux Romains par le Sanhédrin ou Conseil des Juifs (qui ne l'ont donc pas tué eux -mêmes : la croix est un supplice romain ; des Juifs l'auraient lapidé) ; c'est le scepticisme de Ponce-Pilate (« Qu'est-ce que la vérité ? ») qui a permis sa crucifixion ; il semble que le gouverneur de Judée ait cédé aux pressions d'une certaine partie de la population – pour ne pas avoir d'histoires, dirions-nous. Ce qui est, juridiquement, impossible, compte tenu de la législation romaine.

Certains affirment que plus tard, bourrelé de remords, Pilate se serait retiré au cœur de la Suisse, pour se précipiter dans le lac des Quatre-Cantons : le mont qui domine ledit lac s'appelle en effet « Mont Pilate ».

Un très ancien culte célébrait la mort du dieu Atys (après autocastration), et sa résurrection le troisième jour au pied d'un pin, que les fidèles portaient en procession au sein d'une grande liesse au cours d'une grande fête appelée les « Hilaria ». Le dieu solaire Mithra est lui aussi ressuscité le BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 74

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troisième jour. Les chrétiens assurent que de telles célébrations n'auraient été que de grossiers brouillons, ayant précédé la seule véritable révélation finale. Mais l'idée était dans l'air... Le Coran contient, pour sa part, cette sourate étrange célébrant la croix : « Ils [les Juifs] ne l'ont ni tué ni crucifié ; mais il le leur sembla ! Et ceux qui disputaient à son sujet sont eux-mêmes dans l'incertitude : ils n'en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures, et ils ne l'ont certainement pas tué. » (Coran, IV.157). Ce passage a donné lieu à beaucoup de débats et de controverses entre chrétiens et musulmans.

LITURGIE PASCALE

Les ornements liturgiques sont blancs. Le temps pascal court du jour de Pâques à la veille du dimanche de la Trinité. Le Jeudi saint, premier jour du « triduum pascal », on dit la messe qui rappelle la Cène : ce soir-là fut instituée l'Eucharistie, reposant sur la transsubstantiation (le pain transformé en corps, le vin en sang du Christ) ; à cette occasion est rappelé le récit de la Pâque juive (Exode 12, 1-14)? Comme Jésus aurait lavé les pieds de ses disciples, le célébrant lave ceux de quelques-uns des fidèles, et le Pape ceux de ses hauts dignitaires (c'est le « lavement des pieds »). Le Vendredi Saint se déroule le Chemin de Croix, à trois heures après midi. Le samedi saint, chacun fait silence, et se recueille ; il est interdit de sonner les cloches, par conséquent, de célébrer quelque mariage ou baptême que ce soit. Et le soir, depuis Paul VI, commence la célébration de la Résurrection.

Le cierge pascal est la présence vivante du Christ. Dans la cire est gravée une croix, mentionnant le millésime de l'année, portant un Alpha et un Oméga par-dessus et par-dessous la barre horizontale : « Je suis l'Alpha et l'Oméga », le commencement et la fin de toute chose.

Le jour de Pâques, il est obligatoire de communier, depuis le 4e concile de Latran (1215) ; s'il y a un seul jour de l'année où l'on doit le faire, c'est en effet le jour de Pâques, à la messe. On dit que l'on « fait ses Pâques ». Il faut pour cela s'être confessé auparavant, et avoir reçu l'absolution d'un prêtre. BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 75

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C'est aussi ce jour-là que le Pape, du haut de son balcon, bénit « la Ville [de Rome] et le Monde » (bénédiction Urbi et Orbi). Enfin, les catéchumènes (adultes demandant à recevoir le baptême) se font toujours baptiser à Pâques ; ils reçoivent aussi la Confirmation.

VOCABULAIRE PASCAL

Ne confondons pas, en français, la « semaine sainte », qui précède Pâques, à partir du dimanche des Rameaux (« Pâques fleuries »), et la semaine qui suit, dite « semaine de Pâques ». Le dimanche de Quasimodo est appelé « Pâques closes » : les premiers mots du premier chant de la messe en latin de ce jour-là sont « quasi modo geniti infantes – telsdes enfants nouveau-nés... »


En italien : Pasqua En néerlandais : Pasen En russe : Paschha

En espagnol : Pascua En libanais : Fessa'h En basque : Pazko

En portugais : Páscoa En roumain : Paşti En breton : Pask

...et le plus surprenant de tous, en arménien : Zadig, ce qui signifie « Résurrection ».

Les noms anglais et allemand (Easter et Ostern) rappellent celui d'une déesse de la fécondité, mentionnée par Bède le Vénérable, « Ostara » ou « Eâstre », de la même famille que Ost / East / Est; la religion chrétienne a toujours préféré adapter les religions préexistantes au lieu de les nier ou de les combattre – du moins, à ses débuts...

Pendant cette journée les orthodoxes se saluent par les mots : «  Christ est ressuscité ! » Христос васкрсе, (« Christos vaskrse ») et l'interlocuteur répond « Il est vraiment ressuscité ! » - Bаистину

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LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

васкрсе (pour les Grecs : « Χριστός Ανέστη ! » Christos anestè ! « Αληθώς Ανέστη ! » (Alithos anestè !)

COUTUMES

La Résurrection marque la fin du Carême (« Quadragesima ») (« de quarante jours »). On fabrique à cette occasion des agneaux en biscuit, on distribue des œufs ; en Grèce, où les réjouissances de Pâques dépassent celles de Noël, on mange l'agneau pascal, autrement plus riche en signification que notre dinde de Noël !

LES ŒUFS DE PÂQUES

Cette coutume des « œufs de Pâques » provient sans doute d'un culte de l'œuf antérieur à la religion chrétienne, et situé à l'équinoxe de printemps (précisons que s'il existait tant d'œufs à manger à Pâques, durs, nous l'espérons, c'est qu'il était interdit d'en consommer pendant tout le Carême (période de jeûne en ce qui concerne la viande et les œufs). On les ornait, on les peignait de toutes les façons. Il s'agit donc de célébrer la fécondité de la nature. Noter que l'œuf a également sa place sur la table du séder, lors de la Pâque juive, où il symbolise, cette fois, le deuil de la première destruction du Temple de Jérusalem, qui s'est produite le jour de Pessah. Les œufs peints s'offraient aussi en Egypte et en Perse antiques ; ce sont là des symboles universels parfaitement interprétables.

Pour en revenir aux œufs de Pâques proprement dits, on ne les voit en France qu'à partir du XVIe siècle : il ne s'agit donc pas d'une survivance païenne. En Hongrie, les femmes et les fillettes peignent les œufs, qu'elles offriront le lundi de Pâques à celui qui les aura arrosées d'eau ou de parfum ; en Russie, on porte des œufs au cimetière sur les tombes de la famille.

Ce n'est qu'au XVIIIe siècle qu'on eut l'idée de vider un œuf frais pour le remplir de chocolat... Mais dès Louis XIV, des œufs recouverts d'une feuille d'or étaient offerts à ses courtisans par le souverain lui-même ! Louis XV, quant à lui, offrit un gigantesque œuf de Pâques à sa maîtresse : il contenait une statue de Cupidon, dieu du désir... quelque chose de bien peu chrétien au BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 77

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sens où on l'entendait alors ! Et chacun sait les prodiges accomplis par Fabergé à la cour des tsars: ses œufs sont de magnifiques œuvres d'art ! - le premier date de 1884, à l'occasion du mariage d'Alexandre III.


LE LIEVRE DE PÂQUES (en allemand : die Osterhase)

Quant au lapin, c'était à l'origine un lièvre. Nous trouvons des traces du culte du lièvre dès 3500 ans avant l'ère chrétienne ; il était sacrifié à la déesse du printemps Eostre, déesse-mère : c'est en effet un animal particulièrement prolifique ! On le rencontre à nouveau dans le courant du XVIe siècle, où il est censé garnir le jardin d'une quantité de petits œufs, que les enfants cherchent avec application dès leur réveil, au matin de Pâques. Les différentes couleurs des œufs s'expliquaient en fonction des herbes que le lièvre avait mangées la veille ! La couleur la plus anciennement connue est le rouge, symbole de l'énergie vitale, devenue celle du sang du Christ. Récupérations théologiques : la coquille est le corps ressuscité du Sauveur ; le blanc d'œuf en est l'âme et le jaune, la divinité...En Suisse, c'est le coucou qui cache les œufs ; en Westphalie (province allemande), le renard ! Et en Alsace, bien sûr, la cigogne.

LE POISSON DE PÂQUES

Les initiales du mot « poisson », en grec, peuvent signifier « Jésus, Fils de Dieu, Sauveur » : Hièssous, Théou Huyos, Sôtèr, ΙΧΘΥΣ, ichthus. Les chrétiens se reconnaissaient entre eux en échangeant ce signe ou mot de passe. Le signe de croix fut institué plus tard.


L'AGNEAU DE PÂQUES

En Alsace, l' « Osterlammele » ou « Lamala » est un biscuit en forme d'agneau. .L'agneau représente à la fois, bien entendu, celui de la Pâque juive, que les familles hébraïques sacrifièrent

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avant de s'enfuir d'Egypte, et celui des Pâques chrétiennes : l'Agneau de Dieu représente l'innocence du Christ, sacrifié pour nos péchés : « Agneau de Dieu, qui enlèves les péchés du monde, aie pitié de nous. »  Sur le tableau de Van Eyck, visible (moyennant finances) à la cathédrale St-Bavon de Gand, le cœur de l'agneau mystique laisse jaillir son sang dans un calice d'or. Ce même sang permet la relation avec Dieu via le Christ : « C'est pourquoi Jésus aussi, pour sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors de la porte. » (Hébreux 13, 12).

LES CLOCHES DE PÂQUES

Les cloches ne doivent plus sonner, en signe de deuil, depuis le Vendredi saint à 15 heures (instant précis de lamort du Christ en croix) jusqu'au matin de Pâques, où les femmes constatèrent sa résurrection. Tant que le Christ est mort (visitant les Limbes), la clochette de l'office elle-même, qui retentit au moment de la consécration, est remplacée par une crécelle en bois. En Italie, on attache même le battant des cloches. D'après la tradition, elles sont allées à travers les airs à Rome, où le Pape les bénit, et en reviennent, munies d'une paire d'ailes, en carillonnant joyeusement, avec une profusion de cadeaux, là encore des œufs, véritables ou en chocolat.

A propos de cloches, on processionnait en Angleterre de maison en maison le lundi de Pâques pour soulever les jeunes filles, à trois reprises, sur un fauteuil garni de fleurs ; cela leur portait chance. Et le mardi, c'étaient les filles qui soulevaient les garçons !

LE CIERGE DE PÂQUES

Il est allumé ce jour-là, en tant que présence vivante du Christ dans l'Eglise (« Je suis la lumière et la vie ». Une croix est gravée dans la cire, avec les quatre chiffres de l'année, ainsi que la première lettre de l'alphabet grec (« alpha ») et sa dernière (« ôméga » ) : le Christ est le commencement et la fin « Je suis l'Alpha et l'Ôméga ».

 

 

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PROVERBES DE PÂQUES

Se faire poissonnier le jour de Pâques : s'engager dans une affaire, lorsqu'il n'y a plus aucun avantage à en espérer.

Se faire brave comme un jour de Pâques : se parer comme en un jour de fête.

 

SIGNIFICATION DE PÂQUES

Il est pour le moins fâcheux, là encore, d'entendre uniquement parler de Pâques en termes de chocolat et autres frivolités. Les chrétiens, du moins les Français, seraient-ils donc les plus « profanisés » des peuples monothéistes ? nous serons bien toujours les fils de Voltaire et d'Emile Combes, héros que n'ont point subis les autres religions. Pas un seul livre de ce nom en notre langue pour expliquer aux enfants la pâque juive ou chrétienne, et pourtant, croyants ou pas, les jeunes Européens doivent connaître l'origine et le sens de ce mot, de cette fête, s'ils veulent pouvoir comprendre une crucifixion de Rembrandt, une pietà de Michel-Ange ou la Passion selon saint Mathieu de Bach.

Le plus simple est de se référer à la Bible (Exode, 11) : Pâques fut à l'origine une fête des bergers nomades qui sacrifiaient un agneau en l'honneur de leur dieu. Nous avons vu plus haut que ce sacrifice commémorait le passage de la Mer Rouge à pied sec, tandis que les armées du pharaon s'y trouvaient englouties... La Pâque juive devint la plus importante des fêtes pour les Hébreux.

La Pâque chrétienne célèbre la mort et la résurrection du Christ. De même que Moïse guida les Hébreux pour les sauver de l'esclavage, de même le sacrifice de Jésus, fils de Dieu, nous a-t-il racheté de l'esclavage de tous nos péchés. On emploie le pluriel, « Pâques », pour désigner la fête chrétienne, mais la Pâque juive a influencé son homologue chrétienne. Bien sûr, leurs dates respectives sont toujours proches, puisque les évènements de la vie du Christ (qui rappelons-le était juif...) auxquels cette fête se réfère se sont déroulés durant la semaine même de la Pâque juive (le 15 nissan, correspondant aux mois de mars et avril).

 

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LA CENE

C'est au cours du dernier repas du Christ que ce dernier institua l'Eucharistie (« action de grâces), à savoir la transformation effective (transsubstantiation) du pain en corps du Christ, et du vin en sang du Christ : « Pendant le repas, il prit du pain, et après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le donna [à ses disciples] et dit «Prenez, ceci est mon corps ». Puis il prit une coupe, et après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous. Et il leur a dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'alliance... » (Marc, XIV). Moins abruptement, les luthériens préfèrent parler de « présence du Christ dans l'ostie » ou « consubstantiation »).

 

VALEUR DE LA COMMUNION

Il s'agit de la confirmation sur le mode rituel du mystère de l'incarnation, sans lequel il n'y a pas de christianisme : est chrétien en effet celui qui croit fermement que le Christ, fils de Dieu,

s'est incarné, afin de relier à tout jamais le ciel et la terre, rachetant ainsi le monde d'ici-bas en l'arrimant, en quelque sorte, au monde d'en-haut, au monde céleste, au monde de Dieu, où la mort est inconcevable. « Dieu se révèle comme celui qui a pris le parti de l’homme jusque dans le plus ignoble, du côté de ses échecs, de ses peurs, de ses angoisses et de sa mort. Un Dieu qui a vécu à l’extrême ce que chacun de nous peut vivre, et nous affirme que l’amour va au-delà de la mort. Un Dieu qui se révèle dans la mort sur une croix et dans l’inconcevable de la résurrection, (…) qui se révèle dans la toute puissance de l’amour. (…) L'idée même de résurrection rencontra les plus grands obstacles chez les premiers croyants, qui ne pouvait, justement, y croire.

Pâques protestantes

A Pâques, Dieu nous rencontre dans l’impossible... » nous dit Noémie Woodward, pasteur, depuis 2006, du Bocage Normand, et qui ajoute qu'elle préférerait quant à elle que le jeûne du Carême, au lieu de nous « préparer » à Pâques (auquel rien ne saurait nous « préparer ») serait mieux indiqué, « plus protestant », après cette fête, pour rappeler que rien ne peut s'accomplir sans la grâce de Dieu. Alain Joly, pasteur lui aussi, trouve qu'il est plus opportun de tenter l'évangélisation à Pâques plutôt qu'à Noël : «  A Noël, on s’agite dans les magasins. Dans le temps du carême, il y a une plus grande disponibilité d’ordre spirituel ».

Noter l'initiative des Eglises réformées du Poitou, qui organisent avec les bénédictines de Pié-BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 81

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Foulard, à Prailles, une marche de l’aube pascale : à 6 heures du matin, on marche en silence dans la nuit, on lit les Evangiles. De même, Pierre et Jean sont accourus au tombeau pour le trouver vide... Parvenus au monastère, tous, catholiques et protestants, se mettent à prier et à chanter « au moment même où la lumière du jour commence à emplir la chapelle. » Les baptêmes se font volontiers le jour de Pâques, puisqu'ils sont eux aussi une résurrection, un « passage » de la mort à la vie éternelle, vers où Christ nous montre la voie. « Nous devons garder ferme ce souci de l'accueil que nous avons déjà et avoir l'audace de partager avec tous cette bonne nouvelle qui nous fait vivre. Pasteur Robin Sautter.

Pasteur à Romont, Luc Ramoni rappelle que les protestants mettent plus en relief la fête de la résurrection que celle de la naissance, car la résurrection est l'espoir que tous les hommes un jour ressusciteront, au moins sur le plan spirituel. Les catholiques se focalisent plus sur les souffrances et la mort du Messie – à Romont existent des processions, avec pleureuses. Tandis que les Réformés ne voient plus le Christ sur la croix, où il n'est plus (les temples ne comportent pas non plus de « chemin de croix », et les protestants ne sauraient « processionner» ni déployer de fastes , ils ne reçoivent pas de « message » ni de « directives » de la part du pape. Le carême invoqué plus haut permet plutôt chez les protestants de participer à des actions humanitaires, en signe de communion.   « Nous voulons faire connaître le protestantisme et communiquer de façon positive sur son pluralisme, issu de notre esprit de liberté », affirme le pasteur réformé Jean-Yves Peter. « Nous voulons montrer » ajoute un autre « que nous sommes capables de travailler ensemble » (avec les catholiques). Luc Ramoni : « La foi est avant tout une démarche personnelle, il faut cesser de culpabiliser les croyants qui se sentiraient à leur aise dans une autre communauté que celle de leur origine.» Ce pasteur est un exemple parmi tant d'autres, car il n'existe aucune hiérarchie de type papal ! « Pour nous, Pâques, c’est tous les dimanches, la Pentecôte aussi » : la mission de l'Eglise n'est-elle pas de rappeler ce message de Pâques : « Par sa mort et sa résurrection, Jésus-Christ me rejoint et il me sauve. » L'Eglise réformée se veut essentiellement accueillante, comme on l'a si peut été avec elle.

Ses cultes sont « joyeux et accueillants », « permettant à chacun d'approfondir ou de découvrir librement la foi. » « Oui », affirme le pasteur Sautter, «ayons l'audace de croire que nous pouvons aider notre prochain en témoignant de notre confiance en Dieu ! »

Réformés et catholiques

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Les propos ici recueillis pourraient faire croire que les réformés et les catholiques vivent sensiblement la fête de Pâques de la même façon. Mais les protestants accordent à cette célébration plus d'importance qu'à celle de Noël : car tous les hommes naissent ; or, seul le Christ a vaincu la mort, seul il est né pour la seconde fois, preuve pour le croyant qu'il est à jamais fils de Dieu, et promesse de résurrection pour tous les autres fils de Dieu que nous sommes... Jamais les Protestants ne s'attarderaient sur la représentation culpabilisante du chemin de croix : ce dernier n'est jamais représenté dans un temple. Et même, le plus souvent, la croix reste vide, car Christ n'y est plus, « il est avec nous » (Luc Ramoni)

Nous avons voulu profiter de ce chapitre sur le sens de la fête de Pâques pour montrer que les Catholiques et les Protestants, quels qu'aient pu être jadis leurs affrontements, diffèrent essentiellement sur les accents qu'ils mettent plus volontiers, les uns ou les autres, sur tels ou tels aspects de la foi chrétienne, sur telles ou telles approches de Dieu. Mais tous, Protestants, catholiques, orthodoxes, se reconnaissent en la personne du Christ.

 

CONCLUSION

Assurément les évènements qui gravitent autour de la mort du Christ n'ont qu'une attestation historique assez problématique. Mais ce qui importe pour le chrétien, c'est la nouvelle signification accordée à la Pâque juive : l'ange qui « passe », qui « omet » les portes des juifs accorde la vie aux premiers-nés d'Israël ; or, alors que rien ou presque ne vient dans la Torah nous promettre une vie après la mort (les sadducéens, chez les Juifs, n'y croyaient pas), la résurrection du Christ nous garantit une vie éternelle, une Terre Promise... éternelle. La croix, instrument de supplice, devient ainsi la clef mystique ouvrant la porte de la survie individuelle. D'où le cantique : « Ave, crux, spes unica, Salut, croix, unique espérance. »

Pour le croyant, Pâques nous fait passer de la mort à la vie, du désespoir et du néant à la pleine jouissance de la vie éternelle : nous déposons le poids de nos péchés (d'où la communion reçue ce jour-là) et nous entrerons au royaume de Dieu, [mourant] avec le Christ et [ressuscitant] avec lui comme le dit l'apôtre Paul. Pour ceux que cette croyance laisse dubitatif, mais qui ne renoncent pas à croire en la valeur profonde du message christique, le Christ, en esprit, restera BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 83

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toujours en nous, vivant, jusqu'à la consommation des siècles. Ceci afin que nous ayons la volonté, afin que nous recevions la grâce de la transformation de notre vie spirituelle.

Il est bien entendu tout à fait loisible de réinterpréter les survivances des rites préchrétiens dans le sens chrétien : l'œuf représenterait ainsi la vie nouvelle qui nous attendrait après notre résurrection... La signification de l'agneau se révèle particulièrement riche : le livre d'Isaïe (53, 5-7) nous assimile à un troupeau de brebis égarées, écrasées sous le poids des péchés : le fils d'Abraham, sur le point d'être sacrifié par son père, semblable à l'agneau qu'on mène à la boucherie. A une brebis muette devant ceux qui la tondent, n'a pas ouvert la bouche. Et ce sacrifice préfigure celui du Christ dans le Nouveau Testament. Le bélier que trouve Abraham devient l'Agneau de Dieu : « Le lendemain, [Jean-Baptiste] vit Jésus venir à lui et dit : « Voici l'Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde » (Jean, I, 29).

Il n'est pas sans intérêt pour finir de mentionner une interprétation mystique de la fête dePâques, Jésus se délivrant enfin, par sa mort et sa résurrection, de la prison terrestre...

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A S C E N S I O N

 

GENERALITES

Nombreux sont les personnages qui furent enlevés au ciel, comme Hercule, Romulus, Elie, ou Mahomet. Chez les chrétiens, poursuivant la chronologie du récit évangélique, l'Ascension célèbre la remontée du Christ aux cieux, d'où « il reviendra à la droite du Père pour juger les vivants et les morts ».Marc 16, 19

Le Seigneur, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel, et il s'assit à la droite de Dieu. Voir aussi Luc 24, 50-53, dont le récit est plus complet « Etant donc réunis, ils l'interrogeaient ainsi : « Seigneur, est-ce maintenant , le temps où tu vas restaurer la royauté en Israël ? » Il leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés de sa seule autorité. Mais vous allez recevoir une force, celle de l'Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et en Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. »A ces mots, sous leurs regards, il s'éleva, et une nuée le déroba à leurs yeux. Et comme ils étaient là, les yeux fixés au ciel pendant qu'il s'en allait, voici que deux hommes vêtus de blanc se trouvèrent à leurs côtés ; ils leur dirent: "Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous ainsi à regarder le ciel ? Celui qui vous a été enlevé, ce même Jésus, viendra comme cela, de la même manière dont vous l'avez vu s'en aller vers le ciel." Seuls ces Actes des Apôtres mentionnent la durée de 40 jours de présence supplémentaire de Jésus sur terre (I, 6) : C'est encore à eux qu'avec de nombreuses preuves il s'était présenté vivant après sa passion; pendant quarante jours, il leur était apparu et les avait entretenus du Royaume de Dieu. (Actes, I,3) Du fait que le jour de Pâques lui-même soit compté parmi les quarante jours, l'Ascension coïncide toujours avec un jeudi.

La scène se serait déroulée à Béthanie. Quarante jours après Pâques, il annonce le retour de l'Esprit-Saint, troisième personne de la Sainte-Trinité. Le Christ servira si l'on peut dire de médiateur auprès de son Père, afin d'apaiser son éventuel courroux.

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RITES Les ornements sacerdotaux sont de couleur blanche. Pour commémorer la disparition corporelle du Christ, on éteint le cierge allumé le jour de Pâques. Les fidèles chantent : « Tu as brisé la prison des Enfers, tu as délivré les captifs de leurs chaînes, et par un glorieux triomphe tu règnes en vainqueur à la droite de ton père. Que ta miséricorde se porte à guérir nos maux, et donne-nous de jouir de la bienheureuse clarté de ta face. Toi, notre guide vers les cieux, notre voie, sois l'objet de notre amour, sois notre joie dans les larmes, et la douce récompense dans notre vie. »

 

Pourquoi une Ascension ? Le rapprochement avec celle du prophète Elie s'est souvent imposé aux exégètes : comme Elie cheminait avec son disciple Elisée, le premier lui demanda, s'il arrivait qu'il fût enlevé dans les cieux, ce qu'il pourrait léguer à son disciple. Elisée répondit : « Que me revienne une double part de ton esprit ! » Elie reprit alors : « Tu demandes une chose difficile ; si tu me vois pendant que je suis enlevé d'auprès de toi, cela arrivera ; sinon, cela n'arrivera pas. » Or, comme ils marchaient en conversant, voici qu'un char de feu et des chevaux de feu se mirent entre eux deux, et Elie monta au ciel dans le tourbillon. Elisée voyait et il criait : « Mon père ! Mon père ! Char d'Israël avec son attelage ! » puis il ne vit plus et, saisissant ses vêtements, il les déchira en deux. Il ramassa le manteau d'Elie, qui avait glissé, et revint se tenir sur la rive du Jourdain (II Rois, II, 1). Sur la Croix, le Christ l'a invoqué : lamma sabbacthani, pourquoi m'as-tu abandonné N Espérait-il qu'Elie descendrait sur son char pour le sauver de là ? Le symbole même du ciel ne peut être passé sous silence. Toutes les religions en font le séjour de Dieu ou des dieux (« Notre Père qui es aux cieux... »). Quand une personne meurt, son âme est supposée s'élever, ou gravir une haute montagne. L'Ascension du Christ est cependant exceptionnelle en ce sens qu'il est monté aux cieux après sa mort et sa résurrection, donc tout vivant... Située entre Pâques et laPentecôte, entre la résurrection du Christ et l'effusion de l'Esprit Saint sur le groupe des 4apôtres, l'7Ascension ne peut être comprise qu'en lien avec ces deux événements.
Si le Ressuscité a voulu apparaître à ceux qui l'avaient suivi et cru jusqu'au bout, c'est non seulement pour apaiser leur crainte que tout se soit achevé au sommet du Golgotha mais pour les

encourager à transmettre son message, tout en étant sûrs de sa présence. Pas seulement en gardant le souvenir d'une vie et d'une parole qui pouvaient changer radicalement le sens de leur existence, mais en ayant la certitude que l'homme qui les avait appelés était, bien plus que l'envoyé de Dieu, BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 86

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bien plus que le messager de Dieu, Dieu lui-même en la présence du Fils. L’Ascension nous rend plus présente, plus actuelle, la pensée du ciel : pensons-nous assez à notre demeure permanente ? Pour la plupart des chrétiens la vie dans le ciel n’est qu’un supplément – qu’ils se représentent très mal – de la vie terrestre. La vie dans le ciel serait en quelque sorte le post-scriptum, l’appendice d’un livre dont la vie terrestre serait le texte même. Mais c’est le contraire qui est vrai. Notre vie terrestre n’est que la préface du livre. La vie dans le ciel en sera le texte, et ce texte n’aura pas de fin. Pour employer une autre image, notre vie terrestre n’est qu’un tunnel, étroit et obscur – et très court – qui débouche dans un paysage magnifique et ensoleillé. Nous pensons trop à ce qu’est maintenant notre vie. Nous ne pensons pas assez à ce qu’elle sera. " Nulle oreille n’a entendu, nul œil n’a vu… ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (Is 64,3) ". La présence du nuage indique bien le caractère symbolique de ce qu’on pourrait appeler l’aspect physique de l’Ascension. La nuée qui enveloppait le tabernacle et guidait Israël dans le désert constituait le signe visible de la présence divine. La disparition de Jésus dans un nuage n’est pas une imagerie grossière. Elle signifie que la fin de la vie terrestre de Notre-Seigneur a été l’absorption de son Corps glorifié dans le sein de Dieu.... Le ciel ? Qu'est-ce au juste ? Il n’y aurait rien de théologiquement impossible à ce que le ciel soit un " lieu ", transcendant notre espace empirique. Mais, en tout cas, le ciel est un état : un état de bonheur parfait. Ce bonheur consiste premièrement et essentiellement dans la vision de Dieu – la " vision béatifique "– et l’union intime avec les Personnes et la vie d’amour de la Sainte Trinité. La participation à la vie divine, source de toutes les perfections et de tous les bonheurs, est un océan de joie infinie. Secondairement nous trouverons en Dieu et auprès de Lui toutes les personnes et les choses dont il est le principe. Voilà ce que nous pouvons dire avec certitude du ciel – un mystère. Plus simplement, pensons à ce que peut être la vision constante de Notre-Seigneur, la vie auprès de lui, une vie pénétrée par la sienne et à jamais fixée dans la sienne. Les quarante derniers jours du Christ sur cette terre ont souvent été rapprochés des quarante jours précédant Pâques, jours de pénitence appelés Carême, mais aussi des quarante jours de jeûne du Christ au désert, des quarante ans d'errance du peuple juif dans le Sinaï. Sans oublier les « quarante jours et quarante nuits » du Déluge, ou les quarante années des glorieux règnes de David et de Salomon. Cependant l'Evangile de Luc ne mentionne pas cette période de quarante jours avant l'Ascension du Christ : ce dernier apparaît aux pèlerins d'Emmaüs et remonte aux cieux le soir même ou le lendemain. Notons que les disciples espéraient une restauration de l'indépendance d'Israël, au sens politique du terme. Or le Christ après sa résurrection n'a délivré aucun message BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 87

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exceptionnel, qu'il soit politique ou spirituel, rien qui puisse en tout cas supporter la comparaison avec la richesse de sa prédication antérieure...

 

Paroles protestantes

Certains ne fêtent pas cet évènement, au nom d'un certain pragmatisme : pas plus qu'à la culture en effet, notre monde d'ici-bas ne semble apprécier les préceptes divins. Nous serions même quelque peu déchristianisés – bien que les guerres ou les rivalités économiques ne semblent pas avoir été moins virulentes en d'autres temps paraît-il plus chrétiens... Les Chrétiens ne sont qu'une minorité, le vrai Chrétien « un oiseau rare », disait Luther. C'est bien pourquoi le Christ serait retourné aux cieux :solidarité donc entre la terre et le Ciel, car sans ce dernier, nous ne pouvons rien faire. Appui secret certes, lueur bien voilée, mais c'est bien ainsi que le Christ apparut aux pèlerins d'Emmaüs : « Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là mais encore pour ceux qui accueilleront la Parole et croiront en moi» - c'est de nous qu'il s'agit, si isolés que nous puissions être. C'est à nous d'être les instruments de Dieu, car après l'Ascension viendra la Pentecôte, qui dispersera la parole de Dieu à travers le monde entier (...) Souvenons-nous du message oublié, la Bonne Nouvelle, et ne nous figurons pas que nous réinventons le monde... Notre foi, ancrée dans le passé, tend à toute force vers l'avenir, qui sera unité : « Que tous ils soient un comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi » dit le Christ - car il est si difficile de vivre en harmonie, même au sein d'un même pays, d'une même paroisse, d'une même famille. (…)

Respectons le genre de vie auquel nous invite l'Ascension : l'effort vers une sagesse spirituelle dans une vie disciplinée, ennemie des excès, amie de la prière. Après l'Ascension de leur Maître, les disciples se sont retirés dans la chambre haute pour attendre le retour du Christ ; imitons-les, tenons-nous prêts pour le retour de Jésus. Plus austère peut-être, et plus recueilli, le Protestantisme délivre un message qui ne diffère pas, sur la plupart des points, des aspirations de la communauté catholique.

 

 

 

 

 

 

 

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A S S O M P T I O N

Elle suit la Dormition de la sainte Vierge, maman de Jésus, qui s'endormit entre les bras des anges et fut emportée vers les cieux ce jour-là, miraculeusement soustraite aux maltraitances de la décomposition corporelle. Les protestants n'y ajoutent pas foi, car elle ne figure pas dans les Saintes Ecritures.

Sous l'Empire, le clergé, auteur par ailleurs d'un « Catéchisme Impérial », ne manquait pas de souligner que cette date, le 15 août, coïncidait avec la naissance de Napoléon, en 1769 ! c'était aussi comme il se doit la fête nationale. Quelle qu'en soit en tout cas la raison, les congés « de l'Ascension » et « du 15 août », agrémentés de ponts souvent transformés en aqueducs, ne sont pas près d'être universellement respectés...


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PENTECOTE

 

GENERALITES ET DATES

Du grec classique Πεντηκοστή, le « Cinquantième » (jour) après Pâques, fête mobile donc, le 7e dimanche, soit 7 fois 7 jours, pour compter à l'ancienne, dix fois 24 heures s'étant écoulés depuis l'Ascension : dans un grand bruit de tous les vents, les apôtres virent sur eux descendre du ciel douze langues de feu , et chaque auditeur, présent sur la place, put les entendre prêcher dans sa propre langue : c'est le phénomène de « glossolalie », provoqué par l'Esprit Saint, véritable inversion et conjuration de la confusion des langues de la tour de Babel. La foule se trouva dans une grande stupéfaction : comment un tel phénomène avait-il pu se produire ? L'Evangile ainsi fut prêché à travers toute les nation, quels que fussent leurs langages, et les Apôtres en reçurent une irrésistible impulsion

De même, le jour de Chavouoth, la communauté juive a-t-elle reçu le texte fondateur de sa religion, celui de la Torah, des mains mêmes de Moïse descendant le Sinaï. Jésus avait annoncé à ses disciples, le soir de la Cène, la venue du Saint-Esprit sous le nom de « paraclet » (« le Défenseur ») - les musulmans interprétant cette parole en faveur du Sceau du Prophète, « qui fera ressouvenir les croyants de tout ce qui a été annoncé par la Parole de Dieu ».

La Pentecôte est particulièrement célébrée parmi certaines communautés charismatiques.

 

LITURGIE

Les ornements sacerdotaux sont rouges, pour symboliser le feu de l'amour divin que le Saint-Esprit est venu apporter dans les âmes. Les chrétiens chantent « Viens, Esprit Saint, remplis le cœur de tes fidèle, et embrase-les du feu de ton amour. » (Veni, creator Spiritus, mentes tuorum visita...) Les protestants y ajoutent des psaumes luthériens ; ils ont célébré la Pentecôte à Bercy en 2009, et l'immense salle est également retenue pour 2010 et 2011.

 

LUNDI DE PENTECÔTE

Jusqu'au concile “Vatican II”, le lundi de Pentecôte était une fête d'obligation au cours delaquelle l'Eglise catholique s'adressait aux nouveaux baptisés et confirmés. C'était un jour férié depuis une loi de 1886. Nous savons tous les débats enflammés dont il fut l'objet lorsque le BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 90

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gouvernement français, dans son désir de gloire, voulut le supprimer en 2005 afin d'attribuer le bénéfice de cette journée, par l'opération du Saint-Esprit, à l'entretien des personnes âgées. L'opposition à cette mesure fut des plus extrêmes, en particulier à Nîmes, où la Feria se déroule le jour de la Pentecôte et le Lundi qui suit. La Feria de Pentecôte, à Nîmes, est une véritable fête de cinq jours : corridas, encierros (lâchers de taureaux dans les rues), déambulation sur les boulevards des troupes musicales appelées « penas », joutes sur les canaux des jardins de la Fontaine, défilé carnavalesque de la Pégoulade le mercredi soir... Des pétitions furent signées...

Des rencontres écuméniques (à Taizé, Saône-et-Loire) où participaient de nombreuses communautés protestantes en particulier allemandes, sentirent également leur existence menacée par l'instauration de cette loi discutable. Heureusement, tout s'est résolu dans la plus grande souplesse...

 

COUTUMES

Depuis 1996, le carnaval des cultures est fêté tous les ans à la Pentecôte, dans le quartier berlinois de Kreuzberg. Il s'est développé sur fond d'internationalité et d'immigration croissantes. Le summum de cette fête, qui s'étend sur quatre jours, est le défilé qui a lieu le Dimanche de Pentecôte . Plus d'un million de personnes y assistent désormais. Le carnaval des cultures a lieu aussi à Hambourg, Essen et Bielefeld.

Les langues de feu sont représentées par des feuilles de noyer en Bulgarie, le jour de la Pentecôte orthodoxe ;

 

SIGNIFICATION DE LA PENTECÔTE

 

La première chose remarquable est l'inversion, le renversement du symbole de Babel : au lieu de brouiller les langages de tous les hommes, afin d'empêcher définitivement la construction d'une tour orgueilleuse et sacrilège, l'Esprit Saint unifie toutes les langues du monde connu, lorsqu'il s'agit de répandre le nouveau et définitif message de Dieu rédempteur.Le "grand bruit" de vent venu du ciel et les "langues de feu" manifestent évidemment la puissance divine : c'est en somme uneseconde Théophanie, après l'apparition de Dieu à Moïse au sommet du Sinaï. Chaque apôtre, ayant reçu un fragment de la grande flamme divine, sera appelé à répandre Sa parole : eux aussi BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 91

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posséderont « une langue de feu » : Pâques, c'est le retour du corps de Jésus ; la Pentecôte, de son Esprit... Et l'Evangile, la « Bonne nouvelle », sera prêché à tous les hommes, à travers toutes les nations...

Les premiers disciples de Jésus n'imaginaient pas en effet prêcher autre chose que la Torah, en vertu de ces paroles adressées aux Lévites : « Je leur susciterai un prophète du milieu de leurs frères, tel que toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche... (Deut., 18 : 18); et pourtant, cette prédiction fondait véritablement, à son insu, l'Eglise chrétienne, dont c'est, en quelque sorte, l'anniversaire... Chacun pouvait en faire partie, circoncis ou non, la prédication n'étant plus réservée aux Prophètes ou aux êtres exceptionnels ; quiconque désormais entrait dans la nouvelle Loi du Christ faisait partie du « peuple élu », « peuple d'Israël ». C'était en quelque sorte une confiscation de la Torah par les chrétiens, qui en faisaient un « prologue » à l'Evangile...

Donc, les disciples de Jésus, qui jusqu'ici se montraient peu, cherchant à se faire oublier (n'avaient-ils pas en effet renié, abandonné Jésus, à commencer par le premier de ses apôtres, Pierre?) Mais, conservant une lueur d'espérance, ils étaient restés ensemble à Jérusalem. Et à présent, ils pouvaient s'enhardir, commencer à prêcher dans le monde entier. Pentecôte marque donc, aux yeux du croyant chrétien, le début de la mission universelle de l'Eglise du Christ : la colombe du Saint-Esprit, qui s'était manifestée lors du baptême du Sauveur, figure également dans les représentations de ce miracle. ( Saint Thomas d'Aquin a révélé quels étaient les sept dons du Saint-Esprit : appréhension, des vérités spéculatives ; appréhension, par l’intelligence, des vérités spéculatives pratiques (le « conseil »). La sagesse dans le jugement, par l’intelligence, des vérités spéculatives. La connaissance. Le don de piété, ou amour des choses qui concernent l'autre. La force et la crainte enfin, pour les choses qui nous concernent : nous les désirons bien sûr, mais dans le respect de l'amour de Dieu.

 

L'ESPRIT SAINT

Les auteurs de la Bible ont donc « récupéré » une fête juive en lui accordant une nouvelle signification : ce n'est plus le don de la Torah que le christianisme célèbre, mais celui de l'Esprit Saint : le judaïsme sera désormais présenté comme une religion du livre, et ce qui s'appellera « le christianisme » comme une religion de l'esprit. « La lettre tue, l'esprit BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 92

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vivifie » (saint Paul, 2 Corinthiens III, 6) - Jésus n'a-t-il pas été en effet condamné pour ne pas avoir respecté « à la lettre » les textes sacrés ? Le christianisme ainsi défini se concevrait donc avant tout comme une spiritualité. Dieu n'est plus une entité lointaine, Jésus l'ayant fait descendre deux fois sur la terre, sous forme charnelle, et sous forme de souffle.

L'Esprit Saint étant celui de la communication et de la propagation, cela signifie que tout homme prétendant aimer Dieu sans aimer son prochain n'aime pas Dieu. L'Esprit Saint, c'est celui de la fraternité, de l'amour universel. Mais c'est à chacun de nous de faire, librement, le premier pas : l'Esprit ne redescendra plus du ciel ; aimons donc, et nous serons aimés.

 

LE PENTECOTISME

Nous ne pouvons clore notre chapitre sans mentionner les mouvements pentecôtistes, dont la foi s'articule autour de la valeur universelle de la révélation divine, sans intermédiaire obligé de prêtre ou de pasteur : chacun, par illumination, peut se voir investi d'une mission sacerdotale. Chaque manifestation religieuse est donc une fête (chants, prêches, imposition des mains, guérisons...), ce que les protestants, généralement considérés comme austères, voire intellectuels, considèrent avec réserve ; en effet, la tradition calviniste prône que les dons charismatiques se sont éteints après les Apôtres, (ce que réfute le pasteur Dale A. Robbins. D'abord marginalisés, les pentecôtistes ont renversé la tendance : ils se sont proclamés, au contraire, peuple élu, doué de la parole « en langues », et de la possibilité d'accomplir des miracles, à l'instar des premiers apôtres, par l'action directe du Saint-Esprit (cf. saint Paul, 1e Epître aux Corinthiens). Les Pentecôtistes restent cependant ouverts à toute forme de dialogue, et sont devenus l'un des courants « protestants » les plus nombreux.

Les origines de ces mouvements remontent au pasteur Wesley, méthodiste (courant lui-même issu de l'anglicanisme). Pendant la Première Guerre mondiale, il se développe en France, par la conversion de nombreux catholiques. Les « Assemblées de Dieu » sont les plus connues. Leur influence s'est répandue au cours des années 60, trouvant une expansion particulière dans la communauté gitane (Mission Evangélique Tsigane, fondée en 1968). BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 93

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Mais un encadrement théologal de plus en plus solide évite toute dérive sectariste, quoiqu'une certaine défiance demeure à l'égard de certains mouvements charismatiques, en particulier dans le tiers monde, où l'exaltation peut devenir transe collective - Jean-Paul II, lors de sa visite au Brésil, a mis en garde les chrétiens contre un prosélytisme pentecôtiste qu'il estimait préoccupant. Mais nous avons sensiblement dépassé les limites de notre sujet : « les fêtes religieuses ».

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. . .
TOUSSAINT

GENERALITES ET DATES

Cette fête n'est pas axée sur la commémoration d'un évènement de la vie du Christ. Toussaint : célébration de tous les saints oubliés, ou qui ne furent pas officiellement canonisés. Cette fête fut instituée, en France, en 835, par Louis le Pieux, fils de Charlemagne, pour supplanter une antique fête des morts celtique. Cette célébration s'associe étroitement à la Fête des Morts (chaque mort n'est-il pas une divinité dans les mythologies latines préhistoriques ?), laquelle a toujours failli la supplanter. Chez certains orthodoxes p. ex. les Grecs), elle a lieu le premier dimanche après la Pentecôte. Une fête de tous les martyrs fut instituée par Boniface IV (608-615). Actuellement, les catholiques la célèbrent le 1er novembre ; les protestants, pour lesquels il n'est pas de saints, célèbrent plutôt le 31 octobre, anniversaire du placardage des propositions de Luther en 1517 sur les portes de la chapelle du château de Wittenberg !

Vers l'an 1000, Odilon, abbé de Cluny, institue alors dans son ordre une messe « pour tous les morts qui dorment en Christ », le 2 novembre, afin de bien distinguer les deux fêtes, et l'Eglise adopta ce point de la règle clunysienne, reconnaissant par là même son impuissance à supplanter l'antique célébration païenne des morts.

 

LITURGIE

Deux textes essentiellement sont lus à l'office de Toussaint : l'Apocalypse, chapitre VII, montrant les Nations en route vers le Royaume des cieux, les palmes à la main ; et le texte des Béatitudes tiré de Mathieu : « Heureux les affligés, car ils seront consolés... Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu... Soyez dans l'allégresse, parce votre récompense sera grande dans les cieux. »

C'est seulement depuis Pie X, mort en 1914, que la Toussaint est devenue « fête d'obligation », c'est-à-dire où l'on doit assister à la messe.

Prière pour la Toussaint

Seigneur, donne-nous des saints :

pas seulement des hommes dévoués et généreux

mais des hommes de Dieu,

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des hommes pour qui Dieu est tout.

 

Pas seulement des hommes fraternels,

Attentifs à toutes les misères

mais des hommes qui ne vivent que pour toi,

des hommes qu'on ne pourrait regarder sans te voir,

qu'on ne pourrait écouter sans t'entendre.

Aie pitié de nous, Seigneur.

Nous avons besoin de saints.

Seigneur, donne-nous des saints.

Le 2 novembre, les fidèles ayant perdu l'un des leurs pendant l'année sont invités à participer à la messe, tenant un cierge allumé qui représente le défunt.

 

COUTUMES

Assez curieusement, la coutume de nettoyer et de fleurir les tombes de la famille ne semble pas remonter plus haut, en Occident, qu'au milieu du XIXe siècle. En 1935 encore, à Spa (Belgique), le soir de la Toussaint, les fidèles, en procession, allumaient des bougies sur les tombes ; et même en 1935. Il y avait des marchands de marrons chauds à l'entrée du cimetière !

J'ai habité quelque temps un village du Soissonnais, dont certains habitants célébraient plus assidûment le culte du rouge en bouteilles que celui de Dieu ; ils appelaient cela « être communistes ». Mais le jour de la Toussaint, à ma grande surprise ! (pas celle du curé...) l'église étaient comble, tout le village se pressait jusqu'au dernier banc, qui dans son plus beau costume, qui dans sa plus belle robe, « pour les Morts ». Alors l'abbé Brûlé (c'était son nom) leur infligea un sermons particulièrement musclé, sur l'ivrognerie, la débauche en famille et j'en passe, en des termes qui laissaient loin derrière tous les curés de Cucugnan... Le dimanche suivant, l'église était vide, jusqu'à la Toussaint suivante.

 

Appellations

. Cette fête s'appelle, en italien, Ognissanti ; en espagnol, en portugais, Todos los Santos, Todos os Santos, et Allerheiligen en allemand. En anglais, c'est All Saint's Day ou All Hallows' BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 96

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(Day) (nous parlerons d'Halloween en fin de chapitre...)

 

SIGNIFICATION

 

Une dernière fois se pose ici la question de savoir, comme pour les autres fêtes chrétiennes, ce qu'il y a, dans la Toussaint, de proprement chrétien, et ce qui affleure encore du substrat dit « païen », « celtique ». Il s'avère que si la Toussaint proprement dite révère tous les saints et martyrs oubliés par le calendrier (les jours de l'année n'y suffisent pas !) la Fête des Morts qui suit représente une survivance plus vivace encore de nos jours que la fête liturgique elle-même.

Toute fête, depuis l'Antiquité en particulier hébraïque, se célébrait dès la veille au soir : le Jour des Morts est venu empiéter sur la fête officielle, jusqu'à pratiquement la supplanter. De toute façon, le 2 novembre n'est pas férié, donc, les familles déposent leurs fleurs (en particulier les extraordinaires chrysanthèmes (« les fleurs d'or ») sur leurs tombes dès l'après-midi de la Toussaint. Chaque mort, en quelque sorte, est devenu un saint (d'où la proximité sentimentale des deux fêtes ?), Chaque mort devenait un dieu. C'est l'hypothèse fort probable de Fustel de Coulanges(La Cité antique) : les premiers cultes préhistoriques ne se seraient pas adressés aux phénomènes naturels tels que grêle, nuit ou tempête, mais bien plutôt à ces personnes qui vivaient avec nous et qui, d'un seul coup, n'étaient plus là.

Quoi de plus instinctif que de leur conférer une présence invisible, éternelle, en faisant d'eux précisément les protecteurs de la famille, depuis l'au-delà où elles étaient parvenues ? L'innovation de la religion chrétienne consiste à donner aux morts les plus vertueux un pouvoir particulier d'intercession auprès de la divinité : les saints. Juifs et musulmans honorent, certes, la sépultures de leurs grandes personnalités spirituelles, qu'ils admirent, mais qu'ils n'invoquent pas. Les chrétiens, à partir du Haut Moyen Âge, passent alors pour des idolâtres (ne vont-ils pas jusqu'à prêter aux reliques des pouvoirs surnaturels), bien qu'il soit précisé que les chrétiens n' « adorent » pas les saints, et que le Christ demeure le seul intercesseur de valeur.

Mais le Credo comporte bien les mots « je crois en la communion des saints » : c'est-à-dire qu'est affirmée, par la communauté des vivants et des morts, qui se retrouveront dans l'Eternité, la croyance selon laquelle les plus saints d'entre nous peuvent « reverser » le trop-plein de leur BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 97

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sainteté sur les humains ordinaires qui leur en font la demande, et les sauver de cette façon ; c'est ce que l'on appelle la « réversibilité ». Et c'est bien ainsi que l'entendent les moines et les religieuses... qui prient pour nous.

Pour devenir saint, ou s'efforcer de le devenir (un curé me disait : « Ce que je n'aime pas, lorsque je confesse, ce sont toutes ces personnes qui veulent devenir des saints... »), il « suffit » de vivre selon l'enseignement du Christ qui a dit « Aimez-vous les uns les autres ». " Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre.. " (Thérèse de Lisieux)- d'où la « preuve » des « miracles », dans les procédures de canonisation. Le fidèle se reportera également au Sermon des Béatitudes, dans l'Evangile. Un saint, une sainte, n'est donc pas un homme célèbre canonisé » en grande pompe, mais un frère ou une sœur qui demeure auprès de nous, un exemple à suivre, fût-ce de loin.

Lamesse de Toussaint devient ainsi l'occasion de réaffirmer sa foi en une récompense de nos actions, qui durera toute notre vie éternelle – nous n'aurons donc pas vécu en vain ! Ce qui constitue le meilleur lien qui soit pour célébrer nos morts... Cette dernière (c'est le mot...) n'est donc pas la fin de la vie, mais demeure source d'espérance, car nous serons amenés à partager le bonheur des saints, qui de là-haut nous tendent la main...

Le culte des saints fut récusé bien sûr par les protestants, sainement allergiques à toute notion de sainteté, de Pierre, Paul ou Jacques, ou du Saint Suaire ou du Saint Siège ou de toute autre relique.

 

 

HALLOWEEN

Quant à la fête des morts, d'origine celtique (le « samain » ou « « affaiblissement »), elle se célébrait dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, date que vous avez reconnue comme étant celle d'Halloween ! Les barrières entre le monde des vivants et celui des morts « s'affaiblissent », et tous nos défunts reviennent nous voir, dans une atmosphère ambiguë de joie et de terreur ! Inutile de rappeler la farouche opposition de l'Eglise à toute reviviscence de telles célébrations ; c'en est au point que telles boulangeries pieuses et avisées se sont mises à fabriquer, dans un décor vaguement catholique, des gâteaux de Toussaint, pour concurrencer les diableries pâtissières des impies voués aux sorcières et autres citrouilles ! Laquelle représente l'âme errante, que les petits Wallons BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 98

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promenaient ou posaient au bord des chemins en demandant quelques sous « po lès pauvès âmes » (« pour les pauvres âmes... ») ; de même on se gardait ce jour-là de balayer les chambres, où les défunts « revenaient », ou de frapper sur les buissons avec un bâton, pour ne pas les effaroucher dans leurs refuges...

 

Le mot Halloween est la contraction de 'All-hallows-even », qui signifie littéralement « la veille de la Toussaint » (mais « hollow » signifie « creux »...) Ce sont les Irlandais qui importèrent la fête d'Halloween en Amérique au milieu du XVIIe siècle. A partir de la fin du XIXe siècle, la coutume se répandit parmi les enfants de se déguiser, de frapper aux portes pour obtenir des friandises, sous peine de diverses malédiction...

Malgré une tentative de lancement de cette fête en France (depuis 1997), la coutume ne semble pas se répandre. Mgr Vingt-Trois, qui est archevêque de Paris, s'est exprimé en ces termes : « Il serait dangereux de banaliser les représentations sataniques auprès des enfants. » Halloween, fête des Morts, deviendrait ainsi la fête de la Mort – ou la fête du Diable...

 

 

 

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DER KIRCHENTAG (le « jour des Eglises », ou plus exactement « congrès des Eglises ») Depuis 1848, du 3 au 6 octobre à Mayence, il existe un « Kaholikentag », tous les deux ans, en alternance désormais avec le Kirchentag. Deux fois les manifestations se sont faites écuméniques, en 2003 à Berlin, en 2010 à Munich. Il y a en Allemagne presque autant de catholiques que de protestants. Et depuis 1949 se tient un grand rassemblement bisannuel de l'Eglise luthérienne dans les pays allemands. Son organisation s'effectue à Fulda, qui délègue ses attributions en fonction de l'endroit où se tiendra le congrès suivant. Le Kirchentag dure cinq jours (mercredi-dimanche), au mois de mai. Son origine est à rechercher dans l'essor des mouvements piétistes au XIXe siècle ; elle s'est constituée dans sa forme actuelle après la Seconde Guerre mondiale et rassemble des foules considérables (100 000 personnes, de moins de trente ans pour la plupart). On chante des cantiques (on reçoit même des vedettes du rock). De nombreuses activités peuvent présenter un aspect extrêmement populaire, voire profane ; la société civile y est majoritaire, comparativement aux « professionnels » de l'Eglise. Les personnalités politiques y assistent volontiers (on y a vu Angela Merkel, mais sans aucune intention bien sûr de l'inféoder à quelque activisme que ce soit) : la participation à ce grand rassemblement est un engagement de type individuel, et il serait exclus que l'un ou l'autre prêchât pour sa paroisse, voire son association.

Mais évidemment l'on célèbre des offices, on mène des discussions de caractère théologique, éthique, politique (surtout du temps de la séparation de l'Allemagne), sociétal, voire écologique, dans une perspective chrétienne. Plus de 80 nations y sont représentées, et l'on y a rencontré par exemple certains chrétiens persécutés en Irak ou ailleurs. Les participants, se rendent à des concerts, visitent les stands des éditeurs – ou consultent des pasteurs, des psychologues. Des diacres, ou des monastères, envoient leurs représentants ; pour autant, le bénéfice recherché d’un Kirchentag n’est pas de promettre d’aller à l’église tous les dimanches mais d’être un chrétien plus sûr de sa foi et plus engagé dans la société. » (Pasteur Ludwig Holger ).

Les diverses sensibilités réformées échangent leurs points de vue, sans les imposer ; c'est donc, pour les communautés protestantes d'Allemagne, l'occasion de se rapprocher, de confronter leurs problèmes et les solutions qu'elles y trouvent. Le Kirchentag témoigne de l'extrême vitalité des Eglises germaniques. Mais il s'ouvre considérablement à tout ce qui n'est pas allemand, ou luthérien, puisqu'il est essentiellement animé par un esprit de dialogue, d'ouverture et de renouveau. BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 100

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Le Kirchentag rassemble tous les chrétiens responsables et socialement engagés dans une volonté commune de réconciliation des peuples et de fraternité.

 

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GENERALITES

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La notion de fête ne semble pas représenter la façon la plus significative d'aborder la religion musulmane, essentiellement spirituelle. En effet il n'existe que deux fêtes canoniques dans l'Islam, et c'est à cela que nous devons attribuer dans ce livre un nombre de pages moins élevé que pour les autres religions : après le Ramadan, où le Coran fut révélé au Prophète « Mohammed » (« celui qui est digne de louanges »), ce sont

Idoul Fîtr (« rupture » du jeûne), le premier jour du mois de shawwal,

2°, du 10e au 13e jour de ce dernier mois, Idoul Adhâ, fête du sacrifice.

LE RAMADAN

COMMENT SE DETERMINE LE MOIS DE RAMADAN – LE CALENDRIER MUSULMAN

Il s'agit d'un calendrier lunaire. Chaque mois commence dès la Nouvelle Lune, lorsque le débit du croissant devient visible. Les mois comptent 30 et 29 jours alternativement ; leur durée moyenne (29,5 jours) est voisine de celle de la lunaison. Les années contiennent 12 mois. Or, 12 lunaisons faisant 354,3 jours (les lunaisons ne sont pas en concordance parfaite avec les jours), le début de l'année musulmane se décale de 10 à 12 jours par rapport aux saisons (en moyenne de 10,87 jours par an).

1 Mouharram 30 jours 7 Radjab 30 jours

2 Safar 29 «  8 Chaaban 29 « 

3 Rabi al Awal 30 9 Ramadan 30 « 

4 Rabi at Tani 29 10 Chawwal 29

5 Djoumada al Oula 30 11 Dou al Qada 30

6 Djoumada at Tania 29 12 Dou al Hidjia 39 ou 30

( A titre indicatif, les jours de la semaine (« jour » se dit « youm ») s'appellent : youm al Had, youm el Itnine, youm al Tlet, youm al Arbia, youm al Khemis, youm al Joumouya, joum al Sebt ; leurs noms s'inspirent des adjectifs numéraux ordinaux)

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GENERALITES - LE CYCLE LUNAIRE

Le cycle lunaire des musulmans est de 30 ans. Au début de l'ère musulmane ou hégire, il a été décidé de rajouter 11 jours par période de 30 ans. Donc, certaines années ont 354 jours (années communes) et d'autres 355 (années abondantes). Plus précisément, sur 30 ans, 11 années abondantes possèdent un jour de plus, ajouté au dernier mois : les années 2, 5, 7, 10, 13, 16, 18, 21, 24, 26 et 29.

1er de l'An

C'est le 1er Mouharram. L'an 1 du calendrier a débuté le premier jour de l'hégire, soit le 15 ou le 16 juillet 622 après Jésus-Christ. Le calendrier musulman fut adopté dix ans après la « fuite » de Mohammed. Une date donnée dans ce calendrier se reconnaît par l'adjonction de la mention « calendrier musulman » ou « hégirien », « ère musulmane » ou « de l'hégire », en abrégé « H » ou « AH » ( du latin anno Hegirae).

Il s'utilise depuis 632, alors qu'en France, par exemple, nous avons adopté le calendrier dit « grégorien » de puis le 2 décembre 1582 seulement Les musulmans utilisent pour leurs affaires communes le calendrier grégorien sans aucune restriction. Mais le calendrier religieux est fondé sur le Coran (sourate IX, 36-37) et son observation est un devoir sacré.

RAMADAN

Eliminons d'emblée toute ressemblance profonde entre le Ramadan et le carême  chrétien, désormais très peu respecté : le Ramadan ne saurait être en effet une « préparation au mystère de Pâques », étranger à la foi musulmane. Le Ramadan aurait cependant pour origine le jeûne d'une journée à l'occasion de l'Achoura juive.

Le mot « ramadan » s'apparente à « ramida », « sécheresse, chaleur intense », en parlant plus précisément du sol : le croyant se purifie, « brûle » ses péchés. Ce n'est pas une fête, mais la quatrième des cinq bases fondamentales sur lesquelles est édifié l'Islam, une période de jeûne (« as-Siyâm ») et de recueillement qui s'achève par une fête (la « rupture »). Pour commencer, Mahomet

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LE RAMADAN

ne prescrivit qu'un jeûne d'une seule journée, à rapprocher du Yom Kippour juif. Puis il voulut que le jeûne fût plus sévère encore que chez les juifs ou les chrétiens : il fut de trente jours. Les religieux reconnaissent que le jeûne fut pratiqué par Moïse et 'Aïsa (Jésus), que Daoud (David) jeûnait un jour sur deux.

Le Prophète, quant à lui, avant la Révélation, jeûnait trois jours par mois. L'obligation de jeûner pour tout musulman fut instaurée dans la seconde année de l'Hégire, par la révélation de ce verset du Coran : « Ô vous les croyants ! On vous a prescrit as-Siyâm [le jeûne] comme on l'a prescrit à ceux d'avant vous, ainsi atteindrez-vous la piété. » (Sourate 2, verset 183-1). Ce verset montre clairement que le jeûne est une obligation pour tout musulman en âge et en capacité de le faire. Toute personne remplissant les conditions (être âgé de treize ans et en bonne santé), sachant qu'elle doit le faire, et s'en abstient volontairement, commet un péché. Ce rite musulman soigneusement observé par 80% de son milliard au moins de fidèles dans le monde - proportion en augmentation - représente donc le rite religieux musulman le plus universellement observé.

Le jeune se dit « sâwn » en arabe. Il est recommandé en période ordinaire, mais devient obligatoire pendant le mois de ramadan : du lever au coucher du soleil pendant trente jours, les musulmans s'abstiennent intégralement de manger, de boire, de fumer et d'avoir des relations sexuelles. Ils s'abstiennent également de dire du mal de quiconque ; c'est le « jeûne de la langue ». Il faut tenir sa langue, sans jurer, sans bavarder frivolement, sans dire du mal (faux, ou vrai...) de quiconque, ni même y prêter l'oreille. Interdiction de se mettre en colère ! ou même de mentir ! - sinon, à quoi bon jeûner. Et si l'on vous insulte, ou que l'on vous provoque, vous direz simplement : « Je suis en état de jeûne ». Il serait également préférable de s'abstenir de respirer du parfum ou de regarder quoi que ce soit d'illicite, en particulier à la télévision : où l'on recommande les émissions religieuses, voire les informations, mais rien de frivole.

Les 10 derniers jours du Ramadan sont considérés comme hautement bénis, en particulier la « nuit du destin », laylat-al-Qader, nuit où le Coran fut révélé à Mohammed en 610 de l'ère commune, ou « nuit de la valeur ». «  Et qui te dira ce qu'est la nuit d'Al-Qadr ?. La nuit d'Al-Qadr est meilleure que mille mois. Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l'Esprit, par la permission de leur Seigneur pour tout ordre. L'archange Gabriel prie pour le croyant la nuit du Destin» (Boukhari) Elle est paix et salut jusqu'à l'apparition de l'aube." La tradition, fondée sur une indication du Prophète,

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LE RAMADAN

reste imprécise : il s'agit d'une nuit impaire ; nul ne saurait exactement s'il s'agit de la 21e, de la 23e, etc. Sinon, certains esprits tièdes ou formalistes risqueraient de négliger la présence d'Allah durant les autres jours du mois. Les dix derniers jours sont marqués par une intensité spirituelle toute particulière, et l'on passe cette nuit à prier, à se repentir, à réciter le Coran. Et souvent, c'est cette nuit que l'on choisit pour la cérémonie de la circoncision.

DETERMINATION DU RAMADAN

C'est le neuvième mois. Le début du ramadan se déterminait autrefois par les observations directes, ou la science du calcul (comme en Lybie), et bien sûr, il ne commence pas au même instant partout. Les Emirats Arabes Unis se rangent à l'avis de l'Arabie Séoudite. Le "Conseil français du culte musulman" (CFCM) précise pour notre pays le début et la fin du Ramadan, et, tous les jours, l'horaire du jeûne plus court en hiver, plus long en été. Rappelons que le cycle annuel civil correspond à une période d'à peu près 35 années, à raison de 11 ou 12 jours de retard d'une année sur l'autre.

PRESCRIPTIONS RITUELLES

Le premier repas (iftar) se prend aussitôt que le soleil se couche ; le Prophète dit : « On ne cesse d'être dans la bonne voie tant qu'on s'empresse de rompre le jeune. » Il invoque Dieu au moment de cette rupture : « N'est pas repoussée la demande faite par le jeûneur au moment de la rupture de son jeûne. « Bismillah ! Allahoumma laka soumtou wa 'ala rizqika aftartou ! Au nom d'Allah ! Ô mon Dieu, j'ai jeûné pour Toi et j'ai rompu avec ce que Tu m'as donné ! » La prière a eu lieu quelques minutes après le coucher du soleil. Comme le ramadan met l'accent sur la vie communautaire, souvent les musulmans partagent l'iftar à la mosquée la plus proche et invitent des parents, des amis, des voisins.

Le fidèle prend un dernier repas, le « sahour », en fin de nuit, à l'approche de l'aube, sans toutefois s'alimenter au-delà. Le Prophète dit : « Le sahour est tout entier bénédiction ; ne le délaissez pas. Prenez-en ne serait-ce qu'une gorgée d'eau car Allah envoie sa miséricorde et les anges demandent le pardon pour celui qui fait ce repas. »

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LE RAMADAN

LES BONNES ŒUVRES

Le Prophète dit : « La meilleure charité celle accomplie durant le Ramadan. » « Qui donne à manger ou à boire à quelqu'un qui jeûne, d'un bien licitement acquis, les anges ne cessent de prier pour lui durant Ramadan. L'archange Gabriel prie pour lui la nuit du Destin ». Il est prescrit de visiter non seulement ses amis, mais aussi les personnes malades ou isolées ; de donner de son temps, de son bien, de son sourire. Cette pratique de la charité ou « zakat » devrait être proportionnelle à son bien propre.

PRIERES

Le Prophète dit : « Qui se lève pour prier pendant les nuits de ramadan avec foi et en comptant sur la récompense divine, Dieu pardonne ses fautes passées ».: «Ô mon Dieu ! s'écrie le croyant. Tu est indulgent, Tu aimes le pardon: fais-moi grâce! (Allahoumma innaka 'afouwwoune touhibboul 'afouwa fa'fou 'anni). Ces prières sont appelées « du tarawih », consistant en une récitation du Coran, selon les possibilités de sa mémoire. Gabriel est descendu le réciter avec le Prophète, mais ce dernier n'a pas accompli le rite toutes les fois, pour que cela ne soit pas perçu comme une obligation. Le Prophète dit : «Le jeûne et la prière de ramadan intercèderont pour l'homme le jour de la résurrection. Le jeûne dira : « Seigneur ! Je l'ai empêché de boire et de manger pendant le jour ». Le Coran dira : « Seigneur ! Je l'ai empêché de dormir la nuit. » « Accepte notre intercession pour lui ! » Bien sûr, mieux vaut infiniment respecter les principes du Coran sans le savoir par cœur que de savoir le réciter sans respecter ses principes (s'abstenir en particulier de mentir ou de boire) ... Comme disait Fénelon au petit-fils de Louis XIV : « Mangez un veau le vendredi – mais soyez chrétien, Monseigneur... »

LA RETRAITE SPIRITUELLE

Elle consiste à séjourner à l'intérieur de la mosquée ; c'est l'I'tikaf. Le Prophète a fait la retraite pendant la dernière décade de ramadan, et n'a cessé de la pratiquer, jusqu'à sa mort : « La mosquée est le refuge de tout homme pieux. Dieu a promis à celui qui y fait sa retraite de lui accorder sérénité et miséricorde, de lui faire traverser le sirat (« jeûne ») - pont jeté sur l'enfer – pour le faire parvenir à Sa Grâce au paradis. » Le ramadan est un temps consacré à une réflexion intérieure, à la dévotion envers Dieu, et à la maîtrise de soi.

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LE RAMADAN

SIGNIFICATION DU RAMADAN

Force est de constater que les gens, dans leur grande majorité, se focalisent toujours sur le « Comment? » du Ramadan et non sur le « Pourquoi ? » Certains voudraient le réduire à une préoccupation identitaire, comme s'ils voulaient effacer son caractère éminemment religieux. C'est souvent le cas pour de nombreux jeunes Français : pour eux le Ramadan consiste à se lever à 4h du matin pour manger, puis à jeûner sans savoir pourquoi. Mais au Liban par exemple, et aussi bien en France ou en Belgique, des non-musulmans participent au Ramadan, non dans sa pratique formelle mais dans le rapprochement intercommunautaire qu'il implique. De plus il ne s'agit pas uniquement de s'abstenir de nourriture, mais de mobiliser la totalité de son être.

Le jeûne rappelle les souffrances de tous ceux qui meurent de faim sur cette terre, permettant de les ressentir soi-même : ainsi, le croyant remercie Dieu de ses bienfaits matériels, et s'abstient de les gaspiller, de jeter la nourriture inutilisée à la poubelle. N'est-il pas vrai d'autre part que plus le corps a faim plus l'âme (« ar-rûh », « le souffle ») se rassasie de l'adoration et se rapproche de la nature des anges. L'observation extérieure des règles du jeûne doit aussi œuvrer dans le dessein d'une parfaite maîtrise des sens grâce à la capacité de se priver : vouloir, c'est pouvoir, assurément, à condition toutefois que le but recherché corresponde à la volonté d'Allah. En même temps que l'appétit « alimentaire » doivent donc se dompter les autres appétits humains : les tendances à la domination d'autrui, à l'ostentation, et à toutes les formes insidieuses de l'appel du diable, seul véritable ennemi du genre humain.

Ici-bas l'argent et le matière se trouvent sacralisés ; le jeûne du Ramadan met à mal la conception dominante ; c'est, pour ceux qui le désirent, une arme à toute épreuve. Et le soir, lorsque intervient la rupture quotidienne du jeûne, il ne s'agit pas bien entendu de rattraper touts les repas de la journée ; autrement, les désirs et les instincts, qui sont du diable, empêcheraient que l'ego (le nafs) soit maîtrisé. On ne mangera donc pas plus le soir qu'au matin. Seul le retour à Dieu mettra un terme à ce combat des vices contre la vertu. Le Ramadan est enfin, pour ceux que leurs moyens financiers n'autorisent pas à faire le pélerinage à La Mecque, le meilleur moyen de se concilier le pardon et la grâce d'Allah. "La piété ne consiste point en ce que vous tourniez vos visages vers le Levant ou le Couchant. Vertueux sont ceux qui croient en Dieu et au jour dernier, aux Anges, au Livre et aux prophètes, qui donnent pour l'amour de Dieu des secours à leurs proches, aux orphelins, aux nécessiteux, aux voyageurs indigents et à ceux qui demandent l'aide, et pour délier

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LE RAMADAN

les jougs ; qui observent la prière, qui font l'aumône. Et ceux qui remplissent les engagements qu'ils contractent, se montrent patients dans l'adversité, dans les temps durs et dans les temps de violences. Ceux-là sont justes et craignent le Seigneur." C'est un engagement privé entre soi et Dieu, un combat contre l'homme intérieur.

CONCLUSION : CELEBRATION DU RAMADAN

« Le Ramadan est venu à vous ! C'est un mois de bénédiction. Allah vous enveloppe de paix et fait descendre la miséricorde. Il décharge des fautes et Il exauce les demandes. Allah vous regarde rivaliser d'ardeur dans ce but et il se vante de vous auprès de Ses anges. Montrez à Allah le meilleur de vous-mêmes, car est bien malheureux celui qui est privé de la miséricorde d'Allah, Puissant et Majestueux ! »

« C'est le mois de la patience, et la récompense de la patience est le Paradis. C'est le mois du don. C'est un moi où les ressources du croyant augmentent : un mois dont le début est miséricorde, dont le milieu est pardon et la fin affranchissement du feu de l'enfer. »

« Lorsque arrive la première nuit du mois de Ramadan, Allah ordonne à son Paradis : « Prépare-toi et embellis-toi pour Mes serviteurs qui viendront bientôt dans Ma demeure et Ma générosité se reposer des peines du bas monde ! »

« Celui qui jeûne le mois du Ramadan, en connaissant et en respectant avec vigilance les règles du jeûne, expie son passé. » (Bayhaqi). Yahyâ ibn Mu'âdh disait : « La faim est une lumière, et le rassasiement est un feu, et les désirs sont les bûches qui s'enflamment et qui ne s'éteignent qu'en brûlant celui qui s'en accommode. »

Et enfin : « Si les serviteurs savaient quelle est la valeur du mois de Ramadan, ils souhaiteraient que l'année entière fût Ramadan. » - Faisons de notre vie entière un mois de Ramadan.

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LE RAMADAN

Aïd el Fitr (fête de la rupture[du jeûne](ou l'Aïd el Seghir (la petite fête)

Ce sont les trois jours suivant le mois de Ramadan (donc reculant comme lui de douze jours chaque année), à partir du 1er de Chawwal. C'est alors que l'on peut véritablement parler de fête (en Turquie, Seker Bayrami : la festival des sucreries.... cadeaux, réunions chez les parents les plus âgés, consommation de café très sucrés, et de fruits.). Ce jour ne doit pas être jeûné, même si

vous avez des jours « de rattrapage ». Après le devoir d'aumône (la Zakat-al-Fitr, effectuée la veille, afin que les pauvres (y compris juifs et chrétiens, qui sont également « gens du Livre ») puissent aussi participer à la fête), l'absorption de quelques dattes, le bain rituel (le « ghusl ») et la prière du matin à la mosquée (salatou el aïd), ce ne sont plus que festins et cadeaux :« Échangez des cadeaux afin de cultiver l’amour entre vous ». On s'adresse des vœux de bonheur, on se serre la main en disant, par exemple : Taqabbal Allâhu minnâ wa minkum (qufAllâh agrée nos bonnes actions et les vôtres)". , Ibn Al-Quayim :« Être satisfait des bonnes actions est une tromperie de lfâme ; les gens doués de raison demandent le pardon d'Allah après avoir accompli les bonnes actions car ils savent qufils ne les ont pas accomplies comme elles doivent lfêtre, et aussi que si ce nfétait pas lfordre dfAllah , aucun dfeux nfaurait accompli ces adorations (...) -

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AID EL KEBIR

A I D E L A D H A (« fête du sacrifice ») (Arabie Séoudite, Emirats) / A I D E L K E B I R (« grande fête ») (Maghreb, Egypte)/ F E T E DU MOUTON

Au Sénégal : la Tabaski

GENERALITES

Cette fête commémore le sacrifice d'Isaac/Ismaël par Abraham/Ibrahim, son père. Cette histoire est commune aux trois cultes monothéistes, et se termine de la même façon : Allah (Yahweh, Dieu) commande au patriarche de lui sacrifier son fils unique, ce qu'il était prêt à faire, pour montrer sa soumission (rappelons que « muslim », étymologiquement, signifie « soumis »). L'ange alors arrête la main d'Abraham, et lui fait sacrifier un mouton à la place (voir dans la Bible Gen., 22).

En un tel jour de fête, il serait malavisé, il est même interdit de jeûner. Ce sacrifice relève plus de la tradition que de la prescription coranique. Il ne fait pas partie en tout cas des cinq piliers de l'islam. D'ailleurs, qui n'a pas de moyens peut très bien remplacer le sacrifice par un don, qui peut servir à se procurer de la viande sacrifiée au besoin en conserve, par l'intermédiaire du Secours Islamique de France. .

DATE

L'Aïd a lieu vers le 7 du mois Dhou-l-Hija, en fonction de l'observation locale du cycle lunaire. Ce douzième mois du calendrier musulman est aussi celui du pèlerinage à La Mecque.

RITES

La veille du sacrifice, toute la maison est nettoyée, les tissus lavés à fond. On peut sacrifier une chèvre, une vache ou un chameau. Mais dans la grande majorité des cas, c'est un mouton. Il doit avoir deux ans et demi, pour ceux qui en ont les . Les cornes éventuellement, les oreilles et les yeux de la bête doivent être intacts, elle ne doit ni boiter ni être poussive (mushayya`ah). “Pour chaque fibre de laine » (du mouton), vous recevez une bonne action” dit le Prophète. Ce sacrifice ne doit pas s'accomplir avant l'aube, ni sans deux unités de prière préalable « Ad-Duhâ », et le sermon de l'imam. Cependant les imams interprètent différemment ces derniers points. Ash-Shâfi`î ajoute

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AID EL KEBIR

même : « Il est permis de sacrifier le jour du sacrifice et pendant les trois jours du Tashrîq qui le suivent. »

COUTUMES ET QUESTIONNEMENTS

Toute famille qui en a les moyens abat et consomme le mouton de l'Aïd el Kébir. La somme nécessaire peut atteindre, en France, mille euros. Mais chacun tient à rassembler l'argent nécessaire. On choisit son mouton. Au Sénégal, des foirails s'improvisent, des bergers parcourent la ville pour présenter leurs plus belles bêtes. Le marchandage est de rigueur, les prix d'appel se situant à un niveau excessif : le mieux est d'attendre le dernier moment, où les prix s'effondrent. A la dépense s'ajoutent celles que l'on fait pour le renouvellement de sa garde-robe. Il faut se montrer le plus généreux possible, et certaines familles s'endettent jusqu'à l'année suivante, pour ne pas sembler déchoir.

C'en est au point que certains s'écrient : El âda ah'ram ! « La coutume est un péché ! ». Mais au Maroc, une certaine année, l'ancien sultan Hassan II, Commandeur des Croyants, ayant donc toute autorité en matière de religion, a sursis au sacrifice du mouton, pour ne pas aggraver la situation économique des moins favorisés.

Un tiers du mouton familial doit être donné aux nécessiteux.

L'abattage rituel du mouton n'est pas sans soulever de nombreux problèmes en milieu culturel européen. Pour éviter toute vente directe aux particuliers, l'organisation de l'Aïd el Kébir se fait souvent par le biais de points de vente agréés par les DDSV (Direction Départementale des Services Vétérinaires), et ayant un contrat avec les abattoirs où auront lieu les sacrifices. La quantité du bétail traité peut également poser problème. En Belgique par exemple, 300 000 musulmans mettent à mort près de 30 000 moutons, rien qu'à Bruxelles. Près de Paris, les abattoirs suivants sont agréés : Meaux, Dammarie-les-Lys, Coulommiers, Jossigny, Montereau (77), Mantes-la-Jolie (78), Ezanville (95).

Un autre aspect de la loi concerne l'humanité relative avec laquelle il convient de traiter les animaux promis à la consommation. L'animal doit être étourdi, avant d'être mis à mort, par exemple, à l'aide d'un pistolet à tige captive, piquée dans la boîte crânienne. Les sites dérogatoires (abattage en plein air ou dans des équipements sans équipement adapté) ont été interdits. Les animaux doivent être tués dans des abattoirs agréés soumis aux mêmes règles que les abattoirs FETES RELIGIEUSES MUSULMANES 111

AID EL KEBIR

traditionnels. Les animaux sont immobilisés de manière mécanique (pièges de contention). Or les textes coraniques stipulent (sourate V, verset 3) : « Voici ce qui vous est interdit : la bête morte, le sang, la viande de porc... la bête étouffée, ou morte à la suite d'un coup... sauf si vous avez eu le temps de l'égorger. » Les animaux, choisis valides et en bonne santé, doivent être couchés sur leur côté gauche et tournés vers La Mecque, puis généralement tués sans étourdissement préalable. L'égorgement doit bien vider la chair de son sang, par la blessure ouverte. C'est l'abattage rituel.

Dans certains pays on pratique l'étourdissement sous forme d'électronarcose, conformément à des fatwas de Jad-al-Haq, Grand Sheik de l'Azhar, et d'Ibn-Baz, la plus haute autorité religieuse de l'Arabie Séoudite.

Après l'abattage on procède au dépeçage.

Troisième problème : les déchets. Au Maroc, on brûlait les têtes de mouton dans la rue. A Bruxelles on distribue des sacs jaunes pour les peaux, rouges pour les viscères, qui sont ensuite disposés dans des conteneurs étanches, pour éviter tout écoulement.

Brigitte Bardot a fustigé « la dégradation générale des mœurs, la décomposition des valeurs et de la culture nationales », « l'irruption de comportements et de mœurs d'origine étrangère liés à une immigration massive, jugée envahissante » ; la justice française l'a condamnée.

HISTOIRE ET SIGNIFICATION

Il faut d'abord, historiquement, commémorer le sacrifice d'Ibrahim sur son fils aîné Ismaël – ce serait le même mouton, élevé depuis au Paradis, que Dieu aurait déjà accepté de la part du fils d'Adam, Abel, puis renvoyé sur terre... De plus, ce sacrifice rituel permet de subvenir ce jour-là aux besoins des pauvres : « Je n’autorise pas celui qui en a les moyens d’y déroger. » ( Ash-Shâfi`î)

Le fils d'Abraham/Ibrahim, « père des croyants », est une image du croyant, méritant la punition de Dieu. En effet il ne parvient pas à la perfection, il ne respecte pas les commandements de Dieu : « Tu ne voleras pas, tu ne regarderas pas avec envie la femme ou les biens de ton prochain... » « Tous ont péché, et sont privés de la gloire de Dieu » (Romains, 3; 23) - « le salaire du péché, c'est la mort » (ibid., 6, 23). Mais Allah miséricordieux substitue au coupable une victime innocente, le mouton, qui subit la punition à sa place. Jésus est appelé « l'Agneau de Dieu » : FETES RELIGIEUSES MUSULMANES 112

AID EL KEBIR

« Vous avez été rachetés... par le sang précieux du Messie, comme d'un agneau sans défaut et sans tache ».

Il doit revenir bientôt pour régner. Dieu promit à Abraham une abondante postérité, de grandes nations qui seraient issues de sa descendance. Les commentateurs ont indiqué que, devant tant de malheur subi, Abraham aurait protesté : « Tu m'as promis une postérité, une multitude plus nombreuse que les étoiles dans le ciel, qui ne peut être comptée, comme le sable, et tu me reprends celui par lequel cette descendance va se perpétuer. » Les exégètes précisent bien que les protestations d'Abraham ont été « timides ». Mais le moment de révolte, de surprise, passé, il a obéi, corps et âme, à la décision divine. Pas un instant il n'a hésité, il a vérifié que les liens étaient bien noués, avant de lever son couteau. Isaac était le premier fils d'Abraham et de Sarah, et, selon l'islam, ce serait le second fils, nommé Ismaël, fils d'Agar, qui aurait échappé au sacrifice. Mahomet serait le descendant d'Ismaël. L'Aïd el Kébir représente la fête du partage, du pardon et de la solidarité, permettant à chaque musulman de réaliser que l'entraide est une nécessité, qu'elle permet de tisser des liens aussi bien spirituels que sociaux avec tous les humains, musulmans ou non.

BENEDICTION

Aïd saïd ou moubarek, kol aam wintouma bkhir ! Que le sacrifice rituel soit accepté par Allah. « Qu'Il accède à vos désirs, qu'Il apporte la joie et la santé dans toutes les familles ! Qu'Il fasse activer les temps de paix, entre tous les peuples et toutes les nations ! » Ce texte fait mention de l'épreuve que Dieu envoie à Ibrahim pour éprouver sa foi. Il contient également des éléments symboliques : bonne fête à tous les musulmans du monde, en particulier à ceux qui n'auraient pas encore trouvé le chemin de Dieu.

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H E G I R E (« Ras el 'Am », Jour de l'an)

HEGIRE

GENERALITES

Premier de l'an musulman, commémorant le fait que Mahomet ait quitté La Mecque, où il se sentait menacé, pour parvenir à Yathrib (qui devint Médina an-Nabi, « la Ville du Prophète »). C'est la naissance de l'Oumma (communauté musulmane) : cette date, et non pas celle de la naissance ou de la mort du Prophète, fut fixée par le calife Omar, second calife des musulmans, après Abou Bakr. Le jour de l'Hégire, quoique souvent férié, ne correspond à aucune fête particulière dans la communauté musulmane. Son nom dérive de « hijra », « émigration », « exil ». Avant cela, les années se comptaient en fonction de la montée sur le trône de tel ou tel monarque, par exemple. Les musulmans appellent cette époque de confusion chronologique la ,djahiliyya : le "-temps de fureur".

DATE

Le départ de Mahomet, à l'âge de 52 ans, se situerait historiquement le 9 ou le 22 septembre 622, mais la tradition préfère la date du 16 (ou du 15) juillet, pour qu'il coïncide, justement, avec le nouvel an lunaire. Bien entendu, il ne suffit pas de retrancher 622 à la date commune pour obtenir la date musulmane ; l'année lunaire s'écoule, en quelque sorte « plus vite » : le calendrier précédent comportait des mois intercalaires, que le Coran interdit à partir de la neuvième année de l'Hégire. Les deux années, courantes et musulmanes, coïncideront en 20 874... Les deux calendriers coexistent : celui de la communauté internationale pour la vie courante, le musulman pour la vie religieuse (ce dernier reste seul valable en Arabie séoudite). Un consensus se dégage pour que les dates du calendrier soient unifiées dans le monde musulman tout entier.

Certaines sources historiques parlent d'une offensive victorieuse de l'empereur grec Héraclius en 622. Mahomet, allié des Perses, se serait replié avec ses armées, et non pas avec 70 convertis désarmés devant la colère des marchands de la Mecque redoutant de perdre leurs bénéfices (les païens honoraient les idoles au sanctuaire préislamique de la Kaaba). La tradition rapporte que peu de temps avant le départ de Mahomet, il fut averti par l'ange Gabriel (Djibril) que FETES RELIGIEUSES MUSULMANES 114

H E G I R E

son parent Quraysh (« Petit requin »), de La Mecque, avait comploté pour l'assassiner pendant son sommeil. « La nuit où l'assassinat devait avoir lieu, son cousin Ali Ibn Abî Tâlib se coucha dans le lit du Prophète, tandis que celui-ci se réfugiait avec son compagnon Abû Bakr dans une caverne au sud de La Mecque, à l'opposé de la direction de Médine. Heureusement pour Ali, les meurtriers découvrirent son visage,et ils ne le poignardèrent pas. »

Mahomet et Abû Bakr se cachèrent quant à eux trois jours dans une grotte. Or leurs ennemis se tenaient un certain jour à quelque distance d'eux, à l'extérieur de la grotte, mais Allah les protégea : « Une araignée venait en effet de tisser sa toile à l'entrée de la caverne ; de plus, des colombes y avaient fait leur nid et pondu leurs œufs. Les poursuivants se dirent : «Nul n'a pu pénétrer dans cette caverne récemment ! » et ils ne la fouillèrent pas.

Les deux compagnons, conduits alors par un guide païen, empruntèrent une route côtière. Lorsqu'ils furent arrivés à Médine, Mahomet lâcha les rênes de sa chamelle jusqu'à ce qu'elle se posât. Il acheta la terre où la chamelle s'était arrêtée pour y construire plus tard la première mosquée. Il fut accueilli par des partisans, les « Ansars » (« ceux qui ont aidé »)

LA FONDATION DE L'ISLAM

La plupart des premier compagnons de Mahomet étaient esclaves et se faisaient maltraiter, voire torturer. Il leur avait donc fallu fuir. Enfin ils posséderaient un lieu où pratiquer en paix leur religion monothéiste. Telle fut la naissance de l'Etat islamique. Jusqu'ici, les révélations de l'archange Djibril traitaient essentiellement de la relation individuelle de l'homme avec Allah. Mais une dimension sociale (politique, économique) se fit jour dans les sourates ultérieurement communiquées. Cela commença modestement, par une transformation de la ville de Médine. La ville, d'abord très sale, fut nettoyée de fond en comble : « Nous arrivâmes à Médine alors que c'était la terre de Dieu la plus polluée. L'eau qui s'y trouvait était nauséabonde. » Le Prophète demanda aux Compagnons de creuser des puits (plus de 50) en divers endroit de Médine. La culture de la terre fut encouragée : quiconque apporterait ses soins à une terre inculte la possèderait. Bientôt, la nourriture suffit à toute la ville ; l'indigence disparut.

Chacun possédant assez pour vivre, Médine devint la cité la plus sûre du monde. Vols, viols, ébriété ou meurtres étaient rarissimes et on les prenait immédiatement en main. » Parallèlement à cette œuvre matérielle, une mission spirituelle fut accomplie : d'abord, par la construction d'une mosquée (Al-Masjid). Mahomet aida lui-même à porter des pierres et à construire ce bâtiment. D'autres mosquées suivirent. Puis ce fut la première école islamique ou « madrasah », placée sous la supervision du Prophète. Neuf autres furent bâties. Se consolida également une fraternité entre les émigrés venus de La Mecque et ceux qui les soutenaient sur place (les « ansâr », voir plus haut). Ces derniers, malgré la modestie de leurs ressources, les avaient aidés à s'installer et à trouver du travail.

Les païens, parmi lesquels des membres de la famille de Mahomet, lancèrent plusieurs attaques militaires pour éliminer l'Etat musulman naissant; mais les ansâr demeurèrent fidèles au Prophète. Auparavant, c'était l'appartenance à telle ou telle tribu qui fondait les alliances : ce fut désormais l'allégeance à la religion musulmane, adoptée avec enthousiasme par les plus démunis. Une nouvelle conscience politique était née. Un pacte (le mîthâq) régla les rapports entre les musulmans, les juifs et les arabes non convertis.

Le 10 mars 632, moins de trois mois avant sa mort, Mahomet se rend à la Kaaba, vouée enfin au culte du seul vrai Dieu. Depuis lors, obéissant à l'un de ses préceptes, les musulmans s'efforcent de se rendre une fois, dans leur vie, à La Mecque, en pèlerinage.

SIGNIFICATION DE L'HEGIRE

Essentiellement donc, l'Hégire marque le début d'une nouvelle ère, d'une nouvelle civilisation et d'une nouvelle histoire pour l 'humanité entière : «Quel que soit le lieu où se rendent les musulmans, ils doivent y apporter le bien, sur les plans aussi bien social que matériel ». Certains se contentent de considérer l'Hégire sous un angle exclusivement historique. Mais il s'agit de l'impulsion originelle même de l'islam. Il nous faut nous aussi considérer cette « fuite » du Prophète comme une métaphore du caractère profondément passager de notre existence : nous la passons en quelque sorte en exil.

LA FUTUWWA

L'envoyé de Dieu a dit : « Marchez ! Les esseulés arriveront les premiers ! « 

On lui demanda : « Ô envoyé de Dieu ! Qu'est-ce que les esseulés ? »

Il répondit : « Ce sont les frémisseurs, qui frémissent à la pensée de Dieu ; la pensée de Dieu enlèvera leurs fardeaux, de sorte qu'ils viendront légers au Jour de la Résurrection. » Hadith prophétique. Il faut habiter ce monde en poète. L'habitat, la maison, se disent « bayt » ; ce mot désigne également le vers du poème. Or nous nous tromperions si nous comprenions cette maison, ce « bayt », comme lieu fixe. L'image qui nous vient à l'esprit doit être celle de la caravane. Le caravanier, chaque nuit, pose sa demeure dans un lieu différent et pourtant, à chaque fois, règne au sein de la tente la même structure, le même ordre. Telle est l'image de la destinée exploratrice de l'être humain car l'esprit qui guide cette transhumance spirituelle est d'exploration et non de conquête.

C'est donc une discipline de la chevalerie spirituelle musulmane, la futuwwa, que de maîtriser les énergies du cimeterre et de la lance. La futuwwa se veut pratique du djihâd, du combat majeur, autrement dit d'un effort chevaleresque visant à stabilise, d'une façon dynamique, notre âme. Ce terme renvoie à une racine de la langue arabe qui désigne la jeunesse : le « fata » est le jeune homme par excellence et cela bien avant la naissance de l'islam historique. Méconnue par la plupart des musulman d'aujourd'hui, la futuwwa (« chevalerie ») a illuminé pendant tout un millénaire notre Moyen Age. Il existe une relation d'intimité entre jeunesse, chevalerie, joie, noblesse de l'âme, et les spirituels de l'islam citent souvent ce « dit prophétique » (« hadith ») : « J'ai été envoyé pour parfaire la noblesse du comportement. » Le fata-chevalier doit pratiquer la générosité parmi les qualités les plus importante.

Le don est ici lien social, fondement de l'amitié, élan vers la transcendance. Il se pratiquait entre les frères, les amis de cette chevalerie, mais également dans l'espace public. La futuwwa renvoie également à l'institution des corporations de métier, des guildes, dit autrement : du compagnonnage, et selon certains historiens, il est probable que nous avons là l'une des sources du compagnonnage médiéval européen ; il existait des futuwwa d'artisans, d'arbalétriers, des archers, courriers, bâtisseurs de mosquées. Jeunesse, chevalerie célestielle, compagnonnage, la futuwwa est un trésor de la civilisation musulmane et, dans la mesure où la quête spirituelle qu'elle dynamise, qu'elle fertilise, est intimement liée à notre humanité, elle est éternelle, donc susceptible d'être encore vécue aujourd'hui.

Lorsque nous regardons, même d'une façon distraite, le présent du monde arabe et musulman, nous ne pouvons échapper à un doute et certains, même, sombrent dans une sorte de désespérance qui se nourrit d'une actualité de crise, de conflits, d'occupation, de mal-développement économico-social, de dépendance à l'égard du monde occidental, de fondamentalisme étroit : la Palestine et l'Irak sont les visages de cette tragédie arabo-musulmane d'aujourd'hui. La futuwwa doit permettre de surmonter cette vision victimaire.

La célébration intime de l'Hégire doit donc replacer le croyant dans une perspective de pélerinage incessant, la vie humaine, soumise au bon vouloir d'Allah où nous devons appliquer avec autrui les règles de la convivialité fraternelle dans la noblesse d'une chevalerie non pas résiduelle, désuète et historique, mais porteuse d'espoir et de renaissance.

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AL MAWLID (« MOULOUD »)

AL MAWLID (« MOULOUD ») (naissance du Prophète)

DATE

Pas plus que pour le Christ, nous ne possédons de traces précises de la date de naissance de Mahomet. Il serait venu au monde le lundi 12 du troisième mois, Rabia al Awal, en 570, « année de l'éléphant ». Cette naissance n'est pas célébrée (sauf sans doute, jusqu'à l'avènement du vizir Al-Malik al-Afdhal, ainsi que les anniversaires d'Ali et de Fatima (1095), dans la dynastie fatimide), car elle ne serait pas conforme à l'enseignement du Coran.

RESTRICTIONS

Il existe, disent certains religieux, deux catégories d'innovations : les nuisibles, et les tolérables. En 1207, au VIIe siècle de l'Hégire, le roi Irbil exprima le souhait que l'on se réjouît publiquement pour cette noble naissance. Il n'y aurait donc pas à blâmer cette innovation, digne d'être nommée une bonne tradition (sounna haçanah). En Arabie séoudite, cette célébration n'est pas interdite par le ministère des affaires religieuses. Ce sont les salafistes qui mettent en relief l'interdiction formelle de célébrer ce jour-là : « Le Prophète a dit : « Ne me louez pas comme les chrétiens ont loué le fils de Marie. Je ne suis qu'un serviteur et dites plutôt « serviteur et messager de Dieu » ; ils assimileraient donc la célébration de l'anniversaire de Mahomet à une manifestation d'idolâtrie – ce à quoi se livreraient les chrétiens le jour de Noël. Cette fête, non plus que le Jour de l'an ou le carnaval, ne présente évidemment aucun caractère sacré pour le musulman.

Rappelons que la stricte obédience islamique admettrait seulement deux fêtes : l'Aïd el Adha (Fête du sacrifice) et l'AId el Fitr (Fête de rupture du jeûne). Le Prophète n'a jamais fêté son anniversaire, non plus que ses compagnons. Tout musulman est tenu de suivre ce que le Prophète et ses compagnons faisaient, sans innover, ainsi le jeûne du ramadan et le sacrifice du mouton. Il est inutile, comme le suggère le démon (ce que disent les salafistes) de gaspiller son temps et son argent à de telles occasion : tous deux seraient mieux employés à faire l'aumône et à prier. « Les dépensiers sont les frères des diables et le Diable est vis-à-vis de son Seigneur un très grand négateur » (Allah Taâla, sur le verset 27/17). Que dire alors de ceux qui adressent des prières au Prophète en lui demandant d'exaucer tel ou tel vœu, comme le feraient les chrétiens avec leurs saints, ou bien pensent que Dieu créa le monde pour Mahomet. Mais d'autres musulmans ont RELIGIEUSES MUSULMANES 119

AL MAWLID (« MOULOUD »)

rétorqué : « Comment les «Salafi» peuvent-ils déclarer quelque chose de haram(interdit) alors que le plus strict de leurs savants, Ibn Taymiyya, permit de célébrer sous certaines conditions, et que ibn al-Jawzi et ibn Kathir encouragèrent chacun en rédigeant un livret intitulé Mawlid et composé de poèmes et de passages tirés de leur sira ? » Cette fête, en marge de la pratique religieuse, relèverait donc de la tradition populaire.

COUTUMES

Or, les mêmes coutumes se retrouvent pour cette fête : sacrifices de chameaux, de vaches, de moutons, festivités, cadeaux, consommation de pâtisseries et de confiseries – les petits enfants arborent leurs plus beaux costumes. En Algérie, grand repas à la tombée de la nuit, fusées, pétards. Offrandes d'aumônes aussi bien sûr. En 2007, le sultan Mohammed VI accorda sa grâce à 710 personnes. Des soirées de danse et de poésie célèbrent la vie du Prophète et divers aspects de la vie religieuse musulmane. A Salé, en face de Rabat, se tient la veille une grande procession des cierges, et plusieurs soirées musicales sont organisées. A Meknès, les Aïssaoua se rendent en pèlerinage sur la tombe de Cheïkh El Kamel, El Hadi Ben Aïssa, « saint de la délivrance ». Au Sénégal, c'est le Gamu, nom du mois de Muharram en ouolof : on ne travaille pas ce jour-là. Cette fête est célébrée d'un bout à l'autre du monde musulman, de l'Egypte à Singapour, en public aussi bien qu'en privé.

Ni le jour de l'Hégire, ni celui du Voyage et de l'Ascension nocturne (voir infra) ne sont cependant fêtés dans le cadre d'un rituel.

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INCERTITUDES

Ce voyage pose un certain nombre de problèmes délicats. Ahmed Mohammed Arafa, chroniqueur de l'hebdomadaire égyptien Qahira (n° 564), estime qu'il concerne simplement l'émigration effectuée de La Mecque à Médine. Or la croyance selon laquelle le Voyage nocturne avait eu pour but Jérusalem est l'un des principaux fondements de la sainteté de Jérusalem dans l'Islam, revêtant donc une importance politique essentielle notammA L I S R A A

SIGNIFICATION ET DATE

Ce mot vient de sara'a, « voyager la nuit ». Il signifie le voyage nocturne.

Dix ans après l'Hégire, le 27e jour de Rajab 620, après la mort de son épouse Khadidja, le Prophète vécut ce que l'on devait appeler par la suite « al Isra » : c'est un voyage miraculeux, de La Mecque à Jérusalem, suivi de l'ascension (al Mi'raj). Cette nuit ne possède aucune vertu particulière et ne donne lieu à aucune fête religieuse.

INTERPRETATION COURANTE

Il y a donc eu pour Mahomet une « étape terrestre » et une « étape céleste », ascension vers la présence d'Allah. La sourate XVII, verset 1, mentionne Al-Isra wa [et] Al-Mi'raj. Al-Isra désigne le voyage, durant une nuit, de la mosquée sacrée de La Mecque à la « mosquée très éloignée », vestige du temple de Salomon, « Al-Aqsa », de Jérusalem. Le Prophète chevauchait un mystérieux coursier, (« Burâq »), resplendissant et rapide comme l'éclair, et Djibril-Gabriel l'accompagnait. Il lui présenta deux coupes à leur arrivée à Jérusalem : l'une contenait du vin, l'autre du lait. Mahomet les regarda et choisit le lait. Djibril dit alors : « Louanges à Allah, qui t'a guidé vers la Fitrah » (voie primordiale, voie innée) ; si tu avais choisi le vin, ta oummah (communauté) serait morte ».

Alors le Prophète fut élevé vers les sept cieux. L'empreinte de son pied se trouve sur le rocher (qui se trouve aujourd'hui dans la Mosquée du Dôme à Jérusalem). Pendant cette ascension, Djibril lui montrait, en contrebas, sur sa gauche, les châtiments des damnés : « Il vit, paix et salut sur lui, des gens qui se bousculaient pour manger de la viande pourrie et qui délaissaient les bons morceaux de viande. Il s'agissait de ceux qui accomplissaient la fornication.

«  Il vit, paix et salut sur lui, des gens qui buvaient un liquide fétide et répugnant émanant de ceux qui ont les relations sexuelles illicites. Il s'agissait de ceux qui buvaient de l'alcool.

« . Il vit, paix et salut sur lui, aussi des gens qui se lacéraient le visage et la poitrine avec de terribles ongles en cuivre. Il s'agissait de ceux qui se livraient à la médisance (la ghibah). Dans le premier ciel, où se trouvent la lune et les étoiles, il rencontra notre père Adam ; dans le deuxième ses prédécesseurs, Abraham, Noé, Moïse et Jésus (« Aïsa ») (« sur eux la prière et la paix »). Puis Allah RELIGIEUSES MUSULMANES 121

A L I S R A A - AL MIRAJ

dévoila pour lui le Temple sacré, ou «Lotus de la limite » (Sidrat Al-Muntaha) « au-delà duquel nul ne peut aller » (Coran, sourate 53, verset 14) et il se trouva en la présence divine : cette élévation est désignée par le terme « Mir'aj ». Il y avait là quatre fleuves, deux cachés et deux visibles. « Je demandai : « Qu'est-ce que cela, ô Djibril ? Il dit : « Les deux fleuves cachés sont des fleuves du Paradis, les deux fleuves visibles sont le Nil et l'Euphrate. »

Allah ordonna au Prophète la prière canonique pour les êtres humains, à raison de 50 par jour. Quand le Prophète redescendit, Moussa (Moïse), que la paix d'Allah soit sur lui, édifié par son expérience avec les fils d'Israël, lui suggéra de retourner vers Dieu pour lui demander de baisser ce nombre. Mahomet y retourna jusqu'à ce que Dieu acceptât et que le nombre fût réduit à 5, avec une valeur de 50 ! Il lui fut accordé de servir d'intercesseur auprès d'Allah le jour du Jugement Dernier, en raison de sa grande humilité : « Ne foule pas la terre avec orgueil : tu ne sauras jamais fendre la terre et tu ne pourras jamais atteindre la hauteur des montagnes !" Sur le chemin du retour, entre Jérusalem et La Mecque, le Prophète vit des caravanes progresser dans le désert , au matin, il fit part de son voyage nocturne à sa cousine Oum Hâni, qui ne le crut pas. Les Qouraïchites ne le crurent pas non plus, mais ces derniers l'ayant rapporté, pour se moquer, aux oreilles d'Abou Bakr, celui-ci rétorqua : « S'il le dit, c'est que c'est vrai ! », ce qui lui valut le surnom de « As Siddiq », « celui qui témoigne de la Vérité », « le Véridique ». Plus tard, les caravanes que le Prophète avait vues en revenant de Jérusalem arrivèrent à La Mecque, pour confirmer ses dires.

ent dans la revendication de cette ville sainte comme capitale de l'Etat palestinien. Allah saisit son Prophète à la mosquée Al-Haram (à La Mecque) pour le conduire à la mosquée Al-Aqsa. Il y aurait donc deux mosquée, la première étant Al-Haram. Mais en Palestine, à cette époque, il n'en existait aucune susceptible de représenter cette mosquée « la plus éloignée » ; nul ne croyait encore en Mahomet dans cette région ; RELIGIEUSES MUSULMANES 122

A L I S R A A - AL MIRAJ

l'édification de la mosquée de Jérusalem, « Al-Aqsa », n'a débuté qu'en l'an 66 de l'Hégire (è.c. 692), c'est-à-dire à l'époque de l'Etat ommeyade, et non à celle du Prophète ou des califes.

Quant au terme « isra », il signifie « se déplacer secrètement d'un lieu de danger à un lieu sûr ». L'expression coranique « Il a emporté son serviteur de nuit » signifie que ce dernier a reçu l'ordre de s'éloigner en secret de ses ennemis pour se rendre en un lieu sûr pour lui et sa mission. En d'autres termes, le texte parlerait de l'Hégire même du Prophète de La Mecque à Médine, et non d'une visite en Palestine ; en effet, l'Hégire fut un succès à l'insu de ses ennemis.

Pour ce qui est de l'expression « afin de lui montrer certains de Nos signes » : Mahomet aurait été enlevé aux cieux, aurait vu le paradis et l'enfer, les prophètes, et les règles de conduite terrestre lui auraient été prescrites. Les signes divins concerneraient donc « la délivrance du Prophète de ses ennemis, lesquels complotaient de l'assassiner ou de le capturer, ainsi que la création par Mahomet de l'Etat [islamique] à Médine, sa victoire lors de la bataille de Badr, puis la conquête de La Mecque et la propagation de son appel (dawa). Il s'agit là de signes tangibles placés dans le monde des hommes, qui résultaient tous du Voyage nocturne du Prophète de La Mecque à Médine ».

Les signes cités par les exégètes devraient donc se comprendre en termes de métaphores, à moins que la nature physique du Prophète n'ait subi un changement lui ayant permis de véritablement voir ce ont il a témoigné. Le voyage de nuit, selon cette recherche, aurait donc eu lieu à Médine, et non à Jérusalem ; le voyage du Prophète à Jérusalem n'était pas une condition préalable pour qu'il voie les prophètes qui l'avaient précédé. Quant à la monture de Mahomet, qui l'a accompagné jusqu'au bout, elle symboliserait les nombreux actes de piété qui permettent de s'élever vers Allah.

LA MOSQUEE DE MEDINE

Une tradition relate : « Il a alors poursuivi sa route jusqu'à Médine et y est entré après que se furent écoulées douze nuits depuis le mois de Rabi' Al-Awwal. L'Ansar (ensemble de ses défenseurs à Médine) se rassembla autour de lui, chacun d'eux essayant de saisir le mors de sa chamelle et l'invitant chez lui. Mais le Prophète a dit : «Laissez-la tranquille, car elle a des ordres. » Sa chamelle continua de cheminer par les rues étroites et les allées de Médine jusqu'à ce qu'elle ait atteint un marbid (endroit où l'on met les figues à sécher), qui appartenait à deux jeunes orphelines RELIGIEUSES MUSULMANES 123

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du clan des Banu Al-Najjar, devant la maison d'Abu Ayyub Al-Ansari. Alors le Prophète dit : « Voici le lieu de la halte, par la volonté d'Allah. »

As'ad Ibn Zurara utilisait cet endroit pour prier, avant l'Hégire du Prophète, et avait l'habitude d'y amener ses amis pour la prière. Le Prophète donna l'ordre que cet endroit fût transformé en mosquée, et il en acheta la terre pour 10 dinars.

...Le Voyage nocturne (Isra) n'aurait pas eu lieu en Palestine, mais bien à Médine. Il aurait commencé à la mosquée Al-Haram de La Mecque après que le Prophète y eut prié avec son compagnon, et tous deux partirent de là, et le voyage finit où nous l'avons dit, à Médine, où Mahomet édifia la mosquée connue sous le nom de Mosquée du Prophète. Les détails du voyage de l'Hégire sont exactement les mêmes que ceux du Voyage nocturne (Isra), parce que le Voyage nocturne ne serait autre que l'Hégire secrète.

SENS DU VOYAGE NOCTURNE ET DU MIR'ADJ : LES COMMANDEMENTS

Le Prophète reçut également, à l'intention des croyants, divers commandements sur le nombre et l'objet desquels la tradition varie quelque peu.

n'adorer que Dieu seul, parfait en son essence et en son unité ;

aimer son prochain comme soi-même et protéger les faibles ;

aimer, vénérer et assister son père, sa mère et ses proches ;

accueillir les infortunés et les orphelins, les abandonnés, les voyageurs et les étrangers en les considérant comme hôtes de Dieu ;

ne pas tuer ni commettre l'adultère ;

n'être ni prodigue, ni au contraire avare ; ni concupiscent ni orgueilleux ;

respecter tous les êtres ;

respecter la propriété d'autrui et prendre soin des biens des orphelins ;

demeurer honnête et loyal en tout et envers tous : s'interdire de falsifier les écrits, de pratiquer l'usure, de frauder sur les poids et mesures, de porter un faux témoignage.

Pour sa mission, Allah lui recommanda la patience, la bonté, le pardon des offenses, la pitié pour ses persécuteurs. Il lui fit connaître qu'il devait se préparer à l'Hégire (certains placent en

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effet ce voyage et cette illumination avant l'Hégire), ce qui exigerait de lui, et des croyants, courage et sacrifice. Le Prophète avait retrouvé de nouvelles forces, car tout arrive à son heure, et Dieu est omniscient ; il avait eu droit à la vision réelle de Dieu. Quant à sa monture, elle symbolise les nombreux actes de piété qui permettent l'ascension de l'âme vers Allah ; car nous ne pouvons nous passer d'un guide.

« Ô Messager d'Allah ! dit Abou Bakr . Est-ce vrai que tu as dis à ces gens que tu es allé à Jérusalem cette nuit ? ». Le Prophète répondit par l'affirmative et décrivit cette ville à Abou Bakr qui l'avait déjà visitée. A chaque fois que le Prophète décrivait quelque partie de Jérusalem, Abou Bakr répliquait : « Tu as dit vrai, tu es le Messager d'Allah ». Quand il eut finit sa description devant Abou Bakr, le Prophète lui dit : « Et toi Abou Bakr , tu es As-Siddiq - le sincère- ». Depuis ce jour, l'Envoyé d'Allah l'appelait As-Siddiq.

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A C H O U R A

ACHOURA (au Sénégal, Tamkharit)

GENERALITES

Les sunnites (musulmans orthodoxes pour lesquels les quatre premiers califes sont les successeurs de Mahomet) considèrent cette célébration comme mineure ; certains organisent des festivités. En 680 – 61 de l'Hégire – Hussein, 4e calife de l'islam, lève une armée à La Mecque et marche sur l'Irak, pour faire valoir ses droits à la succession califale après l'assassinat de son père Ali, gendre de Mahomet. Après un siège de dix jours de la ville appelée Koufa, Hussein et son armée sont défaits par les troupes du calife Yazid 1er. La tradition rapporte que Hussein fut décapité et son corps mutilé à Kerbala, où se trouve son tombeau, lieu saint des chiites. Les têtes de Hussein et des membres de sa famille furent exposées sur des lances. En revanche, les chiites (fidèles aux descendants d'Ali mort en 661) célèbrent en ce jour cet assassinat des deux petits-fils du Prophète, Hassan et Hussein, et de 72 de leurs disciples, en l'an 61 de l'Hégire (680).

DATE

Le 10e jour du mois de Mouharram («achara » signifie « dix »), il se mène un grand deuil. Mais selon les haddiths pris en compte, ce jour-là commémore aussi bien l'échouage de l'arche de Noé, Moïse dans le feu, Adam quittant le paradis terrestre.

En 622, Mahomet trouvait à Yathrib (la future Médine) une tribu juive. Le jour de son arrivée, elle célébrait le Yom Kippour. Mahomet reprit ce jeûne rituel. Or, deux ans plus tard, l'obligation du jeûne de Ramadan lui était révélée : Achoura devient alors simplement recommandé, mais non plus obligatoire, à condition de jeûner deux jours pour se différencier du judaïsme. Ce serait donc à l'origine une fête juive. Le Prophète, interrogé par ses disciples sur la nécessité d'observer un jeûne ce jour-là, répondit que Moïse était « plus proche » d'eux que les autres. « Dieu remet les péchés d'une année passée à quiconque jeûne le jour d'Achoura. » Cette fête marque la liaison entre deux religions, le Judaïsme et l’Islam. C’est un « lien naturel et historique entre deux communautés fraternelles » que tout semble opposer de nos jours, expliquent unanimement M Rais et Merrun Khalil

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A C H O U R A

PELERINAGE DE KERBALA

C'est à Kerbala qu'a lieu, en Irak, le pèlerinage principal. On y célèbre le martyre du second et dernier fils de l'imam Ali, Sidna al Hosseïn. En Iran se donnent des représentations théâtrales (les tazieh, « Passions d'Al-Hosseïn »), et des centaines de milliers de pèlerins procèdent à des cérémonies expiatoires (flagellation, coups que l'on s'inflige sur la tête et sur tout le corps, jusqu'au sang). C'est pour les chiites un grand jour de deuil, et non pas une fête. Le blanc, couleur du deuil, était aussi la couleur des Omeyyades (qui ont régné à Damas de 661 à 750) ; le noir fut celle des Abbassides, alliés, au moins au début, des chiites contre les Ommeyyades.

COUTUMES

Elles ne figurent pas dans le Coran, ne sont donc pas « recommandées », mais demeurent très populaires.

En Tunisie, on visite les morts. On allume des bougies autour de la tombe du saint patron du cimetière. « Que Dieu entende les plaintes des vivants. Que Dieu exauce les vœux des démunis. Puisse Dieu alléger les souffrances des plus faibles. En ce jour toutes nos pensées se tournent vers eux. » On saute au-dessus des feux pour se purifier. Les enfants récoltent de maison en maison des bonbons et des pièces de monnaie, dans un roseau qu'on appelle, à Gabès, « achoura ».

Habillés de neuf, les enfants marocains reçoivent des cadeaux, tambours, trompettes, s pétards – et pistolets à eau. Cela peut ressembler à un carnaval ou à un quatorze juillet... On mange un couscous au « gueddid », viande séchée depuis la Fête du mouton, des noix, des amandes, des dattes. Le lendemain de l'Achoura, c'est « Zem-Zem », allusion au puits du même nom en Arabie Séoudite, où se désaltéra la caravane de Mahomet. Les enfants aspergent les passants avec leurs pistolets, ou des bombes à eau (sacs et ballons de plastique), des seaux... tout est bon ! Le soir, la fête continue avec a « chouâla » (feu rituel) au-dessus duquel on saute. Fête de l'enfance donc, et des traditions familiales.

Au Sénégal, un « carnaval » est organisé.

FETES RELIGIEUSES MUSULMANES 127

A C H O U R A

SIGNIFICATION

Cette manifestation revêt une signification spirituelle et sociale indéniable. C'est aussi un jour de partage et de charité. Il rappelle l'obligation de faire l'aumône, contribution matérielle (zakat), destinée à assister les plus démunis. Elle revêt toutefois différentes significations : pour les sunnites, elle marque le début de festivités, pour les chiites, c’est une journée de deuil C'est aussi un jour de partage et de charité.

EN GUISE DE CONCLUSION 128

VOUS AVEZ DIT « ECUMENISME » ?

De toutes ces considérations sur les cérémonies religieuse se dégage un certain nombre de constatations communes : le besoin de l'homme de se retrouver entre semblables afin de lutter contre l'angoisse de sa solitude, le besoin à ce moment-là, au milieu du désordre désespérant de sa vie, de reconstituer un ordre cosmique et divin, de se réapproprier le cycle des saisons aussi bien que les mystères de la condition humaine. Il serait donc réconfortant de ne considérer les fêtes religieuses que sous l'angle de la réconciliation de l'humanité tremblante autour de ses doutes et de ses ignorances, afin d'établir non pas un écuménisme religieux impossible à réaliser mais un écuménisme des scepticismes bienveillants, n'excluant ni méditation ni festivités.

Un grand pas aurait ainsi été franchi vers la paix universelle, que nos religions nous promettent à l'envi depuis des siècles voire des millénaires et se sont toujours jusqu'ici montrées bien incapables d'instaurer...

...« Plus la religion relie, plus elle divise. Elle creuse un fossé entre croyants et incroyants, fidèles et infidèles, pieux et impies.En multipliant les obligations alimentaires ou vestimentaires, une religion crée l’uniforme entre les siens et le contraste avec les autres. Lorsque la différence n’est plus vivable, il n’y a que la guerre pour rétablir le droit d’autrui. Le lien religieux est, comme le nœud gordien, si serré qu’il faut le trancher pour le défaire. On peut amender une loi, modifier un contrat, voire organiser un divorce, on ne négocie pas une religion. Tous ceux qui l’ont tenté ont échoué. »

D’après Odon VALLET, université Paris -VII, Petit lexique des idées fausses sur les religions, Albin Michel, 2002.

Autant dire que cet ouvrage, rédigé par un sceptique, n'aura eu d'autre ambition que de rafraîchir les connaissances, et ne prétendra pas à l'écuménisme, dont la seule réalisation concrète fut de répandre, avec une touchante unanimité, la prononciation fautive d' « eûeûcuménisme »...

SANS LES DOGMES...

Unir les religions revient en effet à réduire leurs dogmes à l'état de symboles et à ne les comparer que dans une perspective de tolérance et de fraternité universelles, dont nous sommes loin, peut-être précisément parce que, comme pour un régime sans sucre, sans sel ni tabac, tout le monde sait exactement ce qu'il faut faire, en éprouvant à l'avance une immense fatigue à l'idée

EN GUISE DE CONCLUSION 129

même de commencer de le suivre... Or le sel, l'alcool et le tabac de toutes les religions, soit tout ce qu'il y a de bon, c'est le dogme ; ôtez-le, vous en ôtez tout le contenu, tout le suc et tout l'attrait. Il ne reste plus que le respect de tout et de tous, chose qui ressemble beaucoup au bouddhisme, où d''aucuns s'accordent à voir moins une religion qu'un système philosophique, de pensée et de conduite... qui n'est pas abordé ici.

Notre but serait donc non pas de contribuer à quelque improbable syncrétisme, mais à un universel scepticisme ou fatalisme, le fin du fin de la sagesse humaine (oxymore !) étant de découvrir sur le tard que tout se vaut, sauf de ne pas tuer, ni voler, ni violer, qu'il faut continuer comme on a toujours fait, que nul ne sait ce qui nous attend, et que nous devons nous débattre dans notre solitude en nous efforçant de nuire au moins de gens possible. Nul besoin de recourir à des langues de feu venues du ciel, à des buissons ardents ou à des mules qui s'envolent vers les nuages avec le Prophète sur le dos, à quoi il faut croire dur comme fer au risque d'être sévèrement battu par ceux d'en face - pour expliquer tout cela aux braves gens qui avaient déjà tout compris sans tant faire d'histoires.

Le relativisme religieux, certes, incite à la tiédeur ; et rien n'interdit des célébrations philosophiques privées et ferventes, des exercices de l'âme, même si c'est impossible. Mais d'autre part, si tout rite de plus d'une personne est interdit, que deviendra la grande panique humaine ?

Nous ne saurions mieux terminer que par cette magnifique prière, attribuée par Jean Potocki à un rabbin espagnol dans Le manuscrit trouvé à Saragosse :  « Seigneur, si vous existez, sauvez mon âme, si j'en ai une. » Mais c'est de Voltaire

FRAGMENTS

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B E R N A R D    C O L L I G N O N

 

 

F R A G M E N T S

17 05 2019

Pourquoi “Pas d'enfants” ? ...d'autres en ont eu, sans être morts...

---> refus d'assimilation au père

---> refus du statut d'enfant

---> refus de devoir s'intéresser à quelqu'un d'autre

Le fric n'est qu'un prétexte.

 

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Idées de sujets avec des classes...

Voir pourquoi ça ne marche pas...

Préliminaire : Babette M. ; la mère qui surveille Instaurer une Dictature du Parti Intellectuel, pour édifier l'humanité (Gogol) : élever "l'homme et ses œuvres à la hauteur d'une religion" - ce qui ne serait qu'un bandeau sur les yeux.

Il y a des idées auxquelles je crois - hélas.

 

L'élitisme des âmes ne peut s'épanouir que' sur le fumier de la friction des corps - croyais-je. Elitisme, certes, mais refus de toute prédestination. Force, mais refus de la force subie.

Le doute, le clown et le narcisse : Pamiers, 1er juin 1974.

Le narcissisme s'incarnera dans un seul homme. Les réflexions démolitrices, en un autre. Seul l'homme dans ses rapports avec l'homme. L'anecdote est le support à la philosophie : Le Diable et le Bon Dieu.

En ce temps-là le jeune homme imagina - sans rire ! de travailler deux heures par jour.

 

Fragment de nouvelle

"Il se dressa sur ses pieds :

- Je suis Abraham Ronsard ! et le tronc d'arbre s'abattit.

"Sa femme Albertine lui apporta en plein air une marmite, très lourde, dont elle avait enveloppé d'un linge les anses brûlantes :

- Cesse de brailler. Tu as fendu toutes les poutres de notre maison.

"Il pleura bruyamment, car c'était une fermette à poutres apparentes. Martine lui versa l'épais breuvage aux poireaux :

- Avale ça ; tu es fatigué.

"J'ai achevé ta mère. Tu trouveras des morceaux de cerveau dans la soupe.

"Jean-Pierre, alias Abraham Ronsard, recracha sa cuillerée. Puis, haussant les épaules, il termina son assiette.

Martine, assise sur le tronc abattu, le regardait faire. Puis elle tira de sa poche un miroir de vieil argent orné de deux sirènes ; Jean-Pierre caressa la pointe de leurs seins [caetera desunt]"

 

En gros caractères : MANGER L'ARTICHAUT D'URGENCE !

 

Il paraît, comme ça, que je suis fait pour écrire. C'est O'Letermsen qui me l'a dit.

- Tu es si beau, lui disais-je, si beau, que si j'étais pédé je te sauterais aux couilles.

- Génial, gloussait-il , génial. Then he added :

"J'agrandirai tes cartes géographiques. Je les reproduirais sur soie. Je te trouverais un imprimeur ; ce serait de l'imagination pure. Tu donnerais des conférences.

Première carte : Arkhangelt. Epaisse, limoneuse.

Mes armées ont sillonné ce royaume, envahi par les Troupes Innombrables du Sud.

 

J'avais inventé d'autres pays ; de sanglants combats en avaient eu raison, à Ste-Françoise-le-Lac ; c'était ma cousine, son sexe et la bataille. Une arme était particulièrement terrible: visé, dans un groupe de trois, je restais seul indemne, et mes deux gardes, morts. Le trente août 1973, j'écris : "Je ne mérite pas d'être sauvé, je chie sur les Rédempteurs. Demandé, et il vous sera accordé ; tendez la main, et vous serez hissés. Que ma haine éclate comme une précieuse grenade au ventre de toutes les" - ce qui n'est pas nouveau.

"Souillons, soyons grands ensuite" - qu'est-ce à dire ?

Je cite :

"Quand les délicates, en se voulant torcher, s'apercevront dans leurs doigts vernissés que j'ai déjà embrené leur papier, elles reposeront le rouleau et s'en iront, effarées, cul merdeux, en écartant les fesses."

Plus loin :

"Travail sur soi, travail impitoyable, seuls les très grands y sont parvenus. - Un éditeur ! - Ah chien, tu veux ta pâtée...

"Je hais les bons chiens, qui me font du bien, qui me cernent, larme à l'œil, répétant, dictant ce que je dois faire, ce qui est bon pour moi."

 

"Moussu curé ! moussu curé ! moi pas fai'e mal, moi ju'é !" Mais le missionnaire pressa sur la détente, et quand le Noir fut mort, il encula sa femme et promena sa courte bite vérolée sous sa soutane en cloche.

Je ne veux pas que tu penches ta grosse tête crayeuse sur mes écrits, et que les larmes ravagent ta grosse face de cul. Tu ignores la valeur d'Amour de tout cela.

 

Chronique

"Tous les hommes furent alignés, la queue sur une planche. Alors, une par une, à la hache, les queues furent tranchées. On en fit des quenelles.

"Toutes les femmes furent alignées, cuisses ouvertes. Et d'un coup de truelle, tous les cons furent bouchés au ciment frais, et les femmes hurlèrent éternellement avec cet épieu fiché en elles."

 

Et qu'on ne vienne pas me parler de recherche systématique de l'outrance ! Ces gens-là ne respectent rien.

- Et c'est pour ça qu'on te paye ?

Ma mère, ne te retourne pas dans ton cercueil ; ça fait de la poussière, et ça pue.

 

Quand j'aurai dépassé ce stade, quand j'aurai fini de jouer avec mes excréments, je pourrai m'essuyer les doigts et écrire, puis j'entrerai à l'Académie Française.

"Et dans 50 000 000 d'années, la Terre, avec tous ses systèmes philosophiques, ne sera plus qu'un grain éteint, et ce sera comme si rien n'avait existé."

Jean ROSTAND

 

Je crois en un seul Dieu, créé pour faire chier le monde.

 

 

 

(16 octobre 2020 ?)

Certains personnages de Dostoïevski griffonnent, ou rédigent posément, quelques phrases insignifiantes, qu'ils font lire à leur femme, et confient ensuite à la postérité dans de grands cartons verts d'administration. Se repaissant de pipes et de rêves.

Pendant que d'autres volent dans les plumes de la littérature, eux passent leur vie à se créer une méthode, sélectionnent leurs thèmes, un par page, comme des grains par sachets, composent des fiches ; s'enquièrent de tel point, lisent tel ouvrage primordial - lisent surtout, ce qui dispense d'écrire - poussent même le scrupule jusqu'à indiquer la musique particulière, l'atmosphère qu'ils désirent autour d'eux pour telle ou telle écriture.

Tantôt une méthode, tantôt l'autre. Ils s'obstinent longtemps, surtout s'ils la sentent inadaptée.

La pipe se fume, et l'inspiration ne se hausse guère au-dessus du talent. Et de peaufiner leurs thèses.

 

Pendant ce temps, des gigolos nouent d'innombrables connaissances. Les miens habitent loin de Paris. Ils ne paraissent pas. Ils écrivent à longueur d'heures, qu'ils ont glanées au travers de leurs besognes. Ils écrivent qu'ils ont envie d'écrire, qu'ils ne savent pas écrire. Proust, Du Bellay - furent des seigneurs.

Une deuxième pipe succède à la première. L'esprit demeure vide. L'auteur retourne à ses briques. Il vit une époque noire, chargée d'oubli futur. Il sait qu'en période de décadence, les auteurs perdent le souffle : l'épopée, le roman-fleuve, se perdent...

Et voici le moment crucial : sortir de soi. C'est un courant d'air, que je supporte mal.

 

X

 

Es war einmal un schizophrène. Il ne voulait jamais quitter son oeuf. Il voulait écrire sans effort - au fil de la plume. Il s'indignait qu'on vînt le lui reprocher :

- Comment écrire sans souffrir ?

...comment dresser son flûtiau parmi ces puissants arrachements de trombones ?

Surgit soudain quelque révolutionnaire, ignorant tout de Proust et de Gide, et qui le fusilla pour tiédeur.

 

x

 

Parfums d'église. Chaque heure mûrit et crève ; l'absence de souffrance se fait cruellement sentir. Une araignée étire ses pattes. La pensée file en musique, les comparaisons s'enfilent comme des perles, comme des doryphores qui cheminent, comme, comme...

Laisse couler le fleuve des automobiles où tourne une sirène, le soleil baisse et va t'atteindre derrière la vitre. Une vieille ouvre son sac, objet vague, les humains fuient, reste, isolée, la moleskine.

 

Ici s'ouvre le journal du fou, 22-12- 2020

Aqui se abre el diario del loco.

Rien ne sera plus concentré que le journal du fou. Nichts wird usw. Le texte en sera pédant, souvent diffus.

"Le comble du cabotinage est de ne rien laisser paraître de soi."

FLAUBERT

 

Ce travail nécessitera une documentation aussi poussée, aussi sévère, que celle de Bouvard et Pécuchet. Il y prolifèrera autant de redondances, autant de répétitions que dans l'oeuvre de Bienaimé Péguy. Partitions musicales, portées tibétaines, cartes géographiques, "et l'on parlera plus des couleurs et dees formes de l'oeuvre, que de l'oeuvre elle-même."

Nul ne doit pouvoir dire :

- Houynhnhnh ! ceci est bon ; j'en ferai fructifier."

Il n'y aura pas de plan ("Es wird" usw.)

 

X

 

Le futur est le temps des dieux, le temps-Dieu.

"Il est le temps qui exprime qu'une action se fera ou ne se fera pas dans l'avenir ; il exprime ce qui sera (ou ne sera pas) (verbes d'état), sans restriction."

Ceci encore :

"Obsédé du besoin de faire coïncider la durée de sa création avec celle de l'élan créateur (coïncidence exaltante

qu' "on peu nommer l'inspiration") - le fou ne se sent ni atteint ni tourmenté par la suite de la citation ("il [Tchaïkovski] est d'autre part tourmenté par les exigences de la création formelle" J. J. Northmann).

"Petite musiquette au jour le jour - serinette - non, tu ne seras pas" (Antoine Bourdivier).

Problème : "raidissement" mène à "trop connu" ; "besoin de nouveau" mène, par d'autres voies, à "trop connu" - les histrions sont fatigués - et puis, l'interdit :

"Deux amoureux se regardent à travers la vitre du train. Qui ne démarre toujours pas. Or, ils se sont tout dit. Ils se font des grimaces embarrassées de chaque côté de la vitre" - ça, on peut le dire. "Les roues du train comme le bruit de la mer" - ça oui, ça surtout on peut. Ca sent bon. Cendrars, Jules Verne, Michel Strogoff. Références. "Ce qu'il y a de bien" ("de merveilleux") c'est de se sentir en train de penser sans savoir à quoi ; sans besoin de cerveau. "Ce gros viscère chaud"

MAIS :

 

: interdit !

et :

 

: interdit !

Conclusion, sans rapport avec ce qui précède.

Il faut écrire par but précis.

IL FAUT FUIR LE STYLE DES QU'IL SE MANIFESTE

Fuir, dès qu'il se manifeste, le style.

 

FUIR LE STYLE DES QU'IL S'APPROCHE.

Et non pas : "...FUIR, DES QU'IL S'APPROCHE, LE STYLE."

Mes lecteurs - rectifieront d'eux-mêmes.

Le livre d'Henry-François REY "Les Pianos mécaniques" m'aura du moins appris comment ne pas écrire. Opposer, de Rabelais :

"Or cy trouverent des mots gelés ensemble, et syllabes aincy agglutinées, comme hin, hin, brededin, brededac, bou, bou, bou, trac, trac..."

De moi in"Monségur [sic] 47"

"Ça ne devrait pas s'appeler "cimetière" ; ça sonne trop clair, comme un clairon ; il faudrait plutôt le bruit de la terre qui glisse - fss... fss... - quelque chose comme "fossouère"..."

...Toujours d'Henry-François Rey :

"Il but son café à petits coups

" son whisky d'un grand trait" - prière : my friend,

Débarrasse-toi de tous ces verres "qu'on tourne entre ses doigts", de tous ces cafés et cigarettes - quand je compose je me les touche, je me court-circuite. Pas de déperdition.

"C'est là que, tout seul dans le vent, je récite "Hamlet"... Un très bon exercice. Notez bien que je tiens Shakespeare pour un idiot et "Hamlet" pour une pièce infantile. Mais cet infantilisme est comme une purge ; tout de suite après son ingestion, la rigueur vous paraît plus rigoureuse. Nous arrivons."

Ca fait bien, de prendre Shakespeare pour un idiot. "Vous êtes un vieux croûton : aimer Shakespeare !

- Ah mais non ! je le "tiens pour" un idiot.

- Vous êtes un ignare : mépriser (to despite) Shakespeare !

- Ah, mais non. Je maintiens que son infantilisme purge : d'une certaine façon donc, paradoxale, je rejoins votre admiration. Je l'estime, mais pas comme tout le monde."

(Enfant = con = génie = con = pureté = nature, tou sles clichés sont au rendez-vous, l'idiot est le plus sage de tous, etc... - êtes-vous allé déjà faire un tour dans la tête de l'idiot du village ?)

Quant à la "rigueur" qui devient "plus rigoureuse", c'est ce qui s'appelle le comparatif interne : la vie devient plus vivante, la profondeur devient plus profonde... t'en chies des pages...

Mon cul devient plus enculé.

Le fin du fin, après les points de suspension - le "coup de menton" - "nous arrivons".

Brisons là.

Gardons nos profondeurs.

Cela s'appelle "poser un jalon".

Vient ensuite le croquis du village vu de haut : "Vous avez vu un village sous la pluie - décrivez - au soleil - un couple qui baise - décrivez - " poursuivre sur ce ton - secouer le livre comme un vieux sac de patates poussiéreuses qu'il est, cependant, dès deux cents pages avant la fin, une irrésistible, une incoercible envie de poursuivre.

X

Se peut-il qu'un si grand cerveau - le mien - reste en friche.

 

 

Un repas, et c'en est fini de la raison. Une digestion. Un somnolent dimanche de janvier. Le cerveau n'est plus qu'une masse croupissante et molle. J'envie en vérité le baron de Saint-Pastoux. Oui, je me souviens encore de cet homme-là. Seul, noble et fier, embousé de vignes et de meutes. Ses mains de vigneron noircies par le gel et les intempéries.

Moi : impuissant devant les barres de fer qui retombent en cage autour de moi. J'entends dans l'escalier : "On va promener Thérèse" - lève-toi, enfant, aube sulfureuse, aube crépusculaire de la vie... Vois-tu, il faudrait, accoudé sur un nuage, contempler, agitée sous soi, la troupe estimable des hommes, jetant par intervalles vers le ciel des yeux humides d'allégresse et de reconnaissance, mon beau Peuple... L'univers peuplé de mes semblables. Je ne pourrai jamais admettre les autres.

Les Extérieurs. Vous savez, "vous".

Je deviendrais Adulte.

C'est-à-dire petit, humble, terrorisé ! Zola, Zola lui-même, se relevait la nuit en bonnet et chemise. Sa femme le trouvait pieds nus sur le pavé :

- Que fais-tu là ?

- J'ai peur de la mort.

Quelle œuvre alors faut-il offrir à l'humanité ? Combien en a-t-elle englouti, en est-elle plus avancée... Je dois former l'humanité à mon image. On sait ce qu'il en est advenu de Dieu qui n'a pas su tenir compte qu'il n'était pas seul au monde. L'homme est bon, voilà ce qu'il a envie d'entendre ? Incompréhensible, sournois, un morceau de mémoire ? c'est-à-dire bien peu.

Toi, l'ermite, ce n'est pas fatigant d'avoir toujours raison ? quelle honte d'avoir trouvé sa voie, de se nourrir de figues et de riz dans son écuelle ! Demain matin, je dépends d'une voiture étrangère pour me rendre à mon travail.

Cette voiture a un conducteur.

Ce conducteur, il faut lui parler.

Eh bien, Nietzsche, que ferais-tu ?

Toi le critique je t'emmerde.

Tu dissimulerais, dis-tu ? Tu te dédoublerais ? un moi à la Montherlant par exemple, un moi que le moindre coup d'épée, que le moindre fait vrai tronçonne ? ce serait donc ça, la vérité ? ou bien - suivre le Moi Génial, et pour peu qu'on exagère - on a très vite exagéré, avec ces gens-là - la prison, le Coupe-Cou ? allons nienietzsche, tu divagues : les autres existent.

Il n'y a pas d'essence.

En mon âme Sartre et Nietzsche se livrent un combat sans merci. D'où vient ce manque viscéral qui m'étreint les jours de vide ? quand ma langue se colle, quand face à mes Disciples rien ne sort de ma bouche, que des conventions. Dieu, quel besoin d'être écouté ! Monsieur à quoi sert-il de vous répondre puisqu'on sait bien que vous vous en foutez ?

Les voilà qui chantent, les voilà qui se taisent aussi, qui se replient sur soi-même.

Plus loin encore : voici que mes égaux, ceux qu'après m'être débarrassé de tous les autres je tolère dans min intimité - les Mahler, les Sibelius, les Proust - voici qu'il m'abandonnent, vos quoque ! Bruckner l'ange se heurte aux voûtes du ciel, heurte son Hammerschlag aux murs de son destin, Mahler plante son pic de plus en plus haut sur les cimes escarpées !

...Tandis que je m'essouffle à le suivre.

Même toi, Nietzsche.

Même toi je ne puis te suivre.

 

 

X

 

A moins que par grâce tu ne te sois contredit. Tu ne nous aies tendu la main. Franchisseur de monts. Dans l'amour seul tu rejoins les embraseurs de haine. Radeaux de Méduse. Mangez-vous les uns les autres. Navires qui se dérobent, fraternité. Chanter l'amour devant des murs bien hérissés de verre. Si l'on prêche l'amour tout en faisant la haine, pourquoi ne pas prêcher la haine etc. Combien Sade en a-t-il converti ? À la douceur : 0,5% ; au sadisme 0,75. N'ayant pas lu Sade : 98. Intéresser quelques personnes pour vingt ans, ou trente : j'accepte le marché. Pour cela parler de l'homme : amour et guerre, gloire et beau, les membres et la bouche – inévitable. Soit. Porte-voix du siècle ?

JAMAIS. « On ne t'a pas attendu pour... » - certains, si, m'attendent. M'attendent moi. Mes trésors mes décharges. Pas la moindre action. Des obstinations de monastère. Ce soir Complies. BIENFAISANTE CLÔTURE. Que d'autres s'efforcent au niveau supérieur. Bah-houts. Au dehors. Plus de contraducteurs que les grains de sable du rivage. Sables mouvants effondrés dans la mer. Déjà le corps... les humeurs de ce corps comme des marées... flux et reflux de toute foi... car si tu croyait réellement au Nihil, au Rien, tu te tuerais, ou tu massacrerais. Les gens sincères ont du sang jusqu'aux coudes. Tu es vierge. Magda Goebbels tue ses six enfants et se fait justice. Se fait justice. Non pas démence mais lucidité. Nos ennemis ne sont pas si nombreux.

Est-ce là ton action ? Page écrite à trente ans comme à seize.

X

 

Exercice d'amour. L'amour dans l'exercice. De sa fonction. Petites pages de papier au fond des poches. Une résolution par jour. Sois un bon fils. Ton père qui t'aime. Recette n'est pas facilité. Avec la consolation de l'humanité entière au fond de l'entonnoir ainsi que toi. La majorité ne se trompe jamais. Totalité du bien. Foi. Cécité. Aimer celui-ci lundi. Cet autre jour ma Mère et cet autre un enfant. Une heure à chacun réservée. Je t'apporte mes bonnes pensées (Mon Dieu) « Deus aliquis », qu'on ne peut préciser. Qu'une majorité soit toujours avec toi. Oupasse-toi de ta majorité. Juste ces sentiments que tu refuses – une Foi se fabrique – une mauvaise foi – c'est ainsi que Roland épousa la belle Aude Je me retoucherai je serai malhonnête

VALE

 

 

21 01 06

Autant je ne crois pas à l'art autant je crois au bien.

Mais l'art veut Être.

Pourquoi Chabrier derrière Debussy, Debussy après Wagner ? ...véritablement moins doués ? Moins riches ? Gide, Proust, Eluard, ont-ils jamais tenu le manche d'un outil ou le bout de craie du prof ? Le dévouement est à ma portée ; pas le génie. Juste par pauvreté ?

 

21 01 27

Les longs après-midi d'hiver à la dérive

Ridicule, épargne-moi

Longs bouleaux sous les nuages gris

Instinct – Méfiance

Le don du premier pas, le second doit se re-créer

 

Je voudrais qu'on me foute la paix

(malgré cette) Incapacité foncière à faire

à dire j'aime tu es ma présence mais j'attendrais en vain ton secours tu n'inspirerais pas

le bras créateur - étant toi-même brume et limbes -

- est maintenant script-girl dans une compagnie cinématographique

Roger qui voulut hâter l'avènement de la Justice Universelle est devenu greffier chez un juge de paix rouergat (médiateur).

Plaignez, plaignez. Il n'en restera rien. Ne croire qu'au sommeil. Comment guérir de ses limites ? de la médiocrité (déchirement, forage) (tourbillon de clavecin ?) (le trou s'approfondit). Cahiers de Va léry. Impropres à la consommation. Les écarts de l'esprit dans la Compensation. Ovations. Prostitution finale Ne m'acclamez pas tant. Le rideau quotidien. L'envie même du vertige qui disparaît (lorsque le sol ondule à la verticale du créneau) Il faudrait s'effrayer. Pas de pudeur ; scruter. Scruter. Masturbation sans bandaison ne vaut rien. Souvenirs d'ineffables tendresses. Caractères minuscules comme intimidés. "Le poème n'est pas fait de ces mots que je cloue sur le papier, mais du blanc que je laisse entre les lignes".

Vous m'en direz tant.

 

2021 02 14

Histoire du fou, suite

Enfermé dans une pièce sans fenêtres tendue d'épais voilages. Milliers de livres et de disques sur les murs Voyez toutes mes œuvres. Appelez-moi Maître et Seigneur. Je me passe du monde.

Mahler, Nerval, Rembrandt.

Compose aussi en son propre nom. Tous les jours un nouveau pseudonyme. Recopie de pleins passages et les signe. Sur ses disques, hurle et chante avec l'orchestre. Aucune amélioration n'est possible. Tion n'est possible. Tion n'est possible. Heureux. Ecarte sa femme et sa fille. Tous les soirs entre en agitation juste avant ses calmants. Il deviendra fou quand il le voudra. Aussi peut-il jouer le prophète. La négation de la métaphysique porte un coup mortel à la psychanalyse.

 

2021 09 12

Pouvoir dans un état présent être à la fois tous les états passés. Puis seulement pourvoir à l'avenir. L'instituteur du monde. J'ai tout en tête. L'enfant a raison. L'enfant nie ce qui domine, parents, puissances supérieures. Je nie l'économie. Le ligotage. Dupe assurément, se vantant d'être dupe. Se glorifiant. Reflétant le temps en un seul foyer. Souhaiter l'avenir identique au passé. Renouer la corde. Plusieurs personnages superposés obligatoires. Le Dictateur protègera l'Errant, ladoubera dans son unicité. Douleurs et palpations.

 

 

2021 09 19

Lire et s'exprimer chez Nathan. Un grand disparu : Chateaubriand. Cézanne en couverture : bouffée d'enthousiasme. Etouffement par excès d'oxygène. Hernandez Patrice. Né le 10 mars 1961. Arveyres. Six textes pour trois heures. La classe voisine chante les réponses à travers la porte.

 

2021 9 27

J'ai peur. Pensées comme les cendres sur la pelle. Père flânait souvent parmi ses livres, parcourant deux ou trois pages, aigri, songeur, j'aurais aimé nier l'hérédité. Ou confirmer tous les déterminismes (et dans le premier cas les autres vous tuaient, dans le second je me couche et je meurs) – leçons passées, leçons à venir, intéresser, gagner tant d'humains ? Je m'apitoie. Formation insuffisante. Juste un humain. Parmi eux. À divertir. Texte de Jean-Christophe insuffisamment préparé. Première fois sur le piano. Relire. Noter. Pourquoi faire des exposés ? Parce que, Mademoiselle, nous devons employer le temps, notre temps, sans bien savoir, tel est le fond de sa pensée – mais s'il se trompait – sans ce regard droit – sans ces décisions qu'ils prennent - bandeau sur les paupières – les enfants galopaient sourdement sur les paliers – la Bête allait revivre.

Les cours seront donnés, je me serai appuyé sur les murs, j'aurai frotté mes doigts pour les défourmiller, je l'aurai dit à tous pour que tous m'aiment, au jour même de l'Extrême-Onction. Deux pages de Schneider – lequel ? faisons-leur faire connaissance – avec leurs têtes de cons sur le beau livre – que voulez-vous, j'étais subversif. Après l'éternelle dictée, chacun se relisait, livrant son

$corps en silence et son attitude – pénétrer sous ces fronts, sous ces chevelures – les regards brûlants de ma Polonaise – mouvements du poignet de celui-là – les doigts en cône au-dessus du stylo, main vivement redressée vers l'extérieur. Arcs de cercle tracés vif et court, modelé de pensée; Oui c'est bien ainsi qu'il faut le dire, et leurs lèvres serrées. Dubrocas me fixe au-delà de moi, semble me prier à voix basse, exhibe l'intensité de sa réflexion. Si je la fixe à mon tour c'est elle qui baisse les yeux.

Futurs hommes ayant un jour prise sur le monde, femmes agissant peu, travaillées de pensées, de scrupules, qui me ressemblent. Elles ne me quitteront jamais. Les garçons un jour deviendront angulaires et mathématiques : "Problème – Solution". Nous ne pourrons plus nous comprendre. L'ébauche attache plus que le tableau. Des garçons j'excepte C. : timide et myope, délicatesse de chat, sous sa casquette de poil brun. Que d'écueils le guettent. Pourrait toujours donner un Serge, sans plus pouvoir se tirer de sa trajectoire – comme ces personnages qui parvenus au bord d'une falaise courent encore dans le vide, avant de baisser les yeux et de s'écraser. Un enfant passe dans le couloir : "Papa !

- Gibert, on vous appelle, dis-je à haute voix. Gros rires forcés. Il ne restait plus que lui à charrier. Je n'aime pas les garçons. Vulgaires, ternes, semblables.

 

X

 

Un chandelier sur la cheminée, que la poussière recouvre. Je passe un doigt sur la bobèche de vieux bronze. Microcosmes retenus dans les cannelures. L'exercice reste au ban de la connaissance. L'âme des objets m'indiffère : âme fière, à 7 branches, hautaine. La date de naissance est celle de l'achat, de l'entrée en famille. D'un côté du poussoir de la boîte d'allumettes, « Vauquier », un nom, de l'autre, un autre nom plat, couple qui s'ignore. Un jour la boîte se vide, se brise, morte à deux mois. Comme pour les femmes d'un harem, il faut alterner leur usage, établir un roulement d'assiettes et de bols : les frais lavés s'empilent au-dessus vers la surface d'utilisation. Ainsi des draps, chemises, serviettes.

L'élégance joue peu, le confort plus souvent : s'il fait froid, ...mais l'ordre, la succession mécanique suppriment l'hésitation, par quoi sont introduits dans les rapports de l'homme à ses objets quelques éléments de tendresse. J'écris. La passion est parole. L'écriture engourdit : miroir calme. L'enregistrement, sur bande magnétique, glace.

 

X

 

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Si le château de Montaner présente la forme d'une bague « dont le donjon fait le chaton », il faudrait que les habitants du château s'y conduisissent conformément à la désignation des parties de l'original. On ne parlerait d'aile droite ou gauche que si le château est en forme d'aigle. Dire, par exemple : « Ma chambre est dans les serres. » On porterait un aigle, ou une bague, au doigt, au cœur, en écusson. Il faudrait se recueillir à heures fixes, sur le symbole figuré au sol. Le signe aurait valeur de totem. Chacun y conformerait son âme et ses actes. Comme les scouts.

 

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Vivre se perdre afin de retrouver les hommes. Eluard.

...L'homme aux charmantes niaiseries. Question prégnante : Eluard n'est-il devenu célèbre que pour avoir été fils de banquier ? Quelle proportion de fils de banquier parfaitement crétins ? ...devenus garçons bouchers ? Pourquoi ne piédestalise-t-on que les Grands ? Qui atteignit jamais le fond de la pensée d'Eluard ? L'imitation de Jésus-Christ dort au fond de mon placard. Je propage la Vérité. Je distille, je tartine le lieu commun. Je vis, je me perds, je parle aux hommes : Beauvoir, Sartre, Wilhelm Reich. Mes 3e auront 40 ans vers l'an 2000. Ils riront bien.

 

2022 – 01 – 14

  1. - Dans l'univers des faits," (ici interruption parfaitement stérilisante) "les méchants ne sont pas punis, ni les bons récompensés. Le succès est réservé aux forts, l'échec aux faibles. Et c'est tout.

Portrati de Dorian Gray

 

Imaginons qu'il faille disserter. Ce serait cocasse. Cela ne donnerait rien de bon. Tout reviendrait à la question Suis-je faible ? Suis-je fort ? Et si l'on conclut bravement qu'on est mi-fort mi-faible, on glissera bientôt, invariablement à la conclusion que nous sommes tous faibles, bien faibles, pliant devant tous et toutes choses (bourges occidentaux ? ce qui reste à démontrer) pour juste une fois conformer sa vie à ce que l'on croit ses idées.

 

X

 

Monsieur,

Nous avons bien reçu votre catalogue d'aphorismes. Malheureusement, leur forme négligée n'est pas faite pour racheter leur manque d'originalité.

Veuillez croire, Monsieur...

 

Réfléchir sur la pertinence de la notion d'originalité.

 

X

 

1318.- Vivre se perdre afin de retrouver les hommes.

ELUARD

Quel optimisme – avoir noté de l'Eluard ! L'homme aux "charmantes niaiseries", comme le stigmatise Ma Brillante Dissertation de la troisième série ! "N'est-il célèbre que pour être le fils du banquier Grindel ?" Se reporter bien sûr à la cohorte de fils de financiers parfaitement crétins. Devenus comme il se doit garçons bouchers. Pascal des Lieux Communs. Le plus grand des Ordinaires. Les Hommes ne piédestalisent que les grands ; autrement, vous comprenez...

De même au fond de mon placard dort L'imitation de Jésus-Christ. Je crois qu'il serait temps d'envisager la composition de Thèses – en séries, en Système. Vivre se perde afin de retrouver les hommes – et leurs paroles...16 – 01 – 2022, etc

 

X

 

Musique : Stockhausen. Magma, écouté chez les autres, est insignifiant ; chez moi, sublime.. La voix de gorge que je prends ; mêmes notes, mêmes effets. La composition "pour soi" n'est jamais que faute de mieux. Me rappeler Sarreméjean qui m'avait débranché l'orgue électrique : il n'y a pas de limite à la médiocrité.

J'ai reçu mon élève particulière. C'est une femme de bientôt quarante ans, sèche, en bleu, puritaine - “ascétisme”, dit-elle ; intransigeant. Dans un moment de confiance, il y a lontemps, elle m'a confié que l'acte sexuel, quand elle doit s'y résoudre, n'est qu'un besoin naturel. Depuis ce jour, je la hais, je suis fasciné, obsédé par ses pratiques onanistes - en gros plan - le visage, surtout le visage ; tous ses instants d'inattention attribués sans hésiter à ses rêves doigtés. Elle ne pense qu'à moi, à deux doigts de moi. Fais-le, fais-le pour moi je t'en supplie. Mais si par mégarde, dans le feu des explications, Mollen se laissait aller à la passion de la grammaire, il affleurait de ses doigts, de sa main prématurément parcheminée, ou le frémissement indistinct d'une épaule, un frémissement intérieur, une contraction terminale.

Ils se congédiaient sans savoir que dire, comblant l'instant où elle se rajustait dans son manteau par des propos anodins et contraints. Parfois, elle amenait sa fille au cours. Une petite de quatre ans, sanglée dans de longs imper bleu marine, le nez déjà pincé, le teint déjà jaune, les yeux craintifs. Il lui donnait à feuilleter des images qu'elle feuilletait d'une main morne. De temps en temps elle se levait, venait vers sa mère enlisée dans le marais des ablatifs absolus, et répétait mécaniquement quand est-ce qu'on s'en va ?

 

Seize degrés au milieu du salon. Pour aider le monde à surmonter ce que l'on commençait à nommer, pour les 50 années à venir, "la crise économique", il s'était promis de n'allumer que juste au-dessous de 15. Le tissu mince de son pantalon lui plaquait les cuisses comme un linge humide. Dehors se déchaînait le flux atroce de la circulation. Parfois les vitres tremblaient.

 

X

 

2022 01 28

Sa femme à présent parcourait les lettres de sa maîtresse. Ils s'en gaussaient ensemble. Parfois, resté seul, il se sent parcouru d'un frisson glacé, comme un couteau de glace dans son cœur.

 

22 02 02

Nouvelles errances

"Bureau de Placement pour Homosexuel(le)s"

Vaste salle de bureau des Postes. Guichets sur un comptoir unique, séparés par des tringles verticales portant des néons. Tous les employés sourient. Jabel est souriant. Inquiet. Ce sont les premiers pas qu'il fait.. Il se souvient qu'il ne doit, ici, sourire aux femmes qu'en camarade. Ce jour-là, les préjugés sont respectés : toutes laides, ou quelconques. Il retient au fond des yeux ses lueurs lubriques et possessives, restes de son ancienne vie. Aux guichet règnent les files d'attente, mais nul ne s'impatiente – à bien regarder, les femmes sont nettement majoritaires. Des files de filles. Derrière lui, progressivement, l'espace se transforme en cantine grouillante. Il est étrange en vérité de voir les plats s'acheminer à bouts de bras au-dessus des néons de guichets. Il n'y a pas d'autre accès pour eux. Maintenant c'est le tour de Jabel : un employé lui tend un imprimé en dessous d'une choucroute, il faut remplir un questionnaire et le remettre au guichet suivant, le 16. Le guichetier continue de sourire dans l'odeur de cuisine, cela leur fait du bien à tous les deux.

Jabel s'isole, remplit son formulaire, il ne parle à personne. Quel soulagement de ne plus se croire tenu, pour peu qu'on aperçoive une femme, de lui faire des avances, flirt et baise gymnastique. Il pensait que c'étaient plutôt les femmes qui éprouvaient cela. Au-dessus de certains guichets, sous la barre du néon, des écriteaux précisent que si l'on décroche un engagement, il ne faut pas "compter séduire le personnel". Et aussi : "Au cas où vous seriez refusé, ne vous suicidez pas"– une main a rajouté "ici". Or juste à côté de lui, tandis qu'il achève d'écrire, un petit ange mortuaire lève une tête ironique et boudeuse : "Suicide ? - As-tu donné ton véritable nom ? - Vousotocars pourrez changer plus tard. Mais ici, on donne son vrai nom."

La fille lui désigne, au guichet, un homme qui tend quelque chose au guichetier : une carte officielle d'identité. Par-dessus l'épaule de l'homme on voit luire un crâne chauve d'employé, surmonté d'un grand plat de saucisses. "Et en plus, je suis juive" - "en plus" ? il comprend soudain et se tait. La fille lui montre une carte où s'étale un nom polonais comme Wdažnievski. Jabel déchire son formulaire : il a triché. "Vous êtes ashkénaze" dit-elle. Jabel ne dément pas je ne la reverrai jamais tous deux s'assoient à la même table, en s'éloignant un peu. Face à eux, un couple hétéro vient d'achever son repas : ils se tiennent pas le bras, assis, rêvassant. L'homme dit Vous vous plairez ici, j'en suis sûr.

- Mais ici, reprend l'autre, c'est transitoire ? Ou bien, y a-t-il hôtel, dortoir ? Est-ce qu'on ne finit pas toujours par se faire chasser, pour échouer – précisément – ici ? Je suppose même que les gérants – se refilent nos noms...

- Le personnel garde le sourire. Il ne vous forcera pas la main. Tous ici comprennent votre cas. Vous n'avez pas encore franchi le pas.

- ...de la délinquance ?

- ...ou depuis si longtemps que c'est à refaire.

- ...vous nous suggérez de retomber dans le délit ?

- Vous serez à nouveau conquis, par leur gentillesse, par toutes leurs manières. Il règne parmi nous une extrême compréhension. Jubel, par exemple, n'a aucun problème à se faire accepter. Il s'apprivoise. Un jour il franchira le pas."

Il a regagné sa voiture, stationnée près du parapet. Il froisse sans y penser, au fond de sa poche, l'adresse qu'on lui a donnée. La rue passe sous un porche, puis d'un coup descend en spirale, et lui aussi, d'un coup, s'arrête et tire le frein à main : la chaussée, par-dessous, ne repose sur rien, rien d'autre que de frêles étais de métal, comme un toboggan – ce qui veut dire qu'à l'aller, sans y prendre garde, il a roulé sur l'abîme. Et de part et d'autre, en grands demi-cercles, toute la cité s'étageait en terrasses. Et sous lui, en contrebas, d'autres étagements de toits plats, roses, percés çà et là de bouquets de cyprès. À coup sûr, pas Florence. Le ciel d'après-midi est devenu clair et bleu. Il traversa au ralenti tout un quartier de parcs abandonnés, de murs à demi éboulés.

Sur un long terrassement à pente douce l'attendaient les Koniev, accompagnés de son épouse Elisabeth. "Laisse ta voiture, monte avec nous !" s'écriaient-ils toutes portes ouvertes, "il reste une place !" Mais il secouait la tête, sans se dérider, tandis qu'Elisabeth, sans insister, l'avait rejoint. Ils roulaient à présent tous deux dans les interminables faubourgs, et le couple Koniev tourbillonnait sans fin dans sa tête. Il avait sa femme à côté de lui, sans plus penser à elle qu'à une annexe humaine. Une ombre, que ses yeux intérieurs traversaient. Ivan Koniev, sa stupidité joyeuse, ses moustachettes, ses lorgnons de ferraille ; Archipova et son chignon noir, son rire édenté. Collants, collés l'un à l'autre, fidèles et fiers de l'être on en reparlera dans dix ans – il regarda sa femme de côté, perdue dans ses songes elle aussi.

Ils longent de hautes grilles de cimetière, lourde, garnie de ferronneries sans grâce, enchaînés à deux énormes piliers d'entrée ; passé le faubourg de Grave Vecchie, c'est à nouveau la pleine ville, puis une autre, aux accès défendus par un immense embouteillage : carrefours à angles morts, feux rouges à mi-longueurs d'autocars. Ils s'arrêtent pour prier, dans un hangar eclésiastique où l'encens combat misérablement les gaz d'échappement. Derrière eux un homme. Puis deux, puis un autre couple. Le jeune curé les pousse à chanter : "C'est de la merde, chante pas ça." Un coup d'oeil en arrière : des costumes fripés, des gueules de pauvres, une répétition de patronage.

Une petite fille toute seule, qui à peine arrivée s'impatiente. Et le curé. Qui reprend tout. Qui exige l'immobilité totale, quitte à tour reprendre du début. La gamine en blanc s'agite et rigole, le curé pété de dignité se retient de rire. Pour finir la fillette victorieuse se met à courir à travers la salle, personne ne la rattrape. Nous sommes toujours le 2 février, 2022, le jour où je suis tombé amoureux d'Anne Bettendorf, masturbée chronique. Les filles n'ont pas besoin des garçons. Ni pour jouir, ni pour chier. Mais l'immortalité, je l'aurai. Quand il n'y aura plus de hiérarchie, que la mienne, quand tout le monde vomira sa salade sur mes pieds.

Le monde ne sera plus rien face à moi. J'aurai démontré le néant du monde, je me dresserai sur ses ruines. Cela se peut. Physiquement. Un mur calciné par exemple. J'explique : tu deviens comme tous les autres, puis tu les détruis tous. Légitime, non ? Comme un père. Tu rates ta vie comme un père, puis te le renie (le ratage, et le père - caïd et victime - et là, tu t'embrouilles grave). Et le 3 du mois, tu vois ton public, tu te touches, tu te salues pour te reconnaître. Plus loin c'est interdit (serrer des mains dans la rue, te dépasser, te respecter) - liberté de t'écrire, tu te postes ta lettre et tu l'ouvres avec impatience, tu souffles sur tes lignes Petit ange dors / Ou je vais mourir on n'existe que par le regard d'autrui ne détourne pas tes yeux distraits si tu prends pitié de toi sois maudit.

Aux bons soins des éditions Jeanne, Beauvais. Je vous ferai classe pour vous distraire. Je serai ridicule pour vous. Tous punis sans motifs ("Qui me punit, et de quoi ?") Mars. La terre sous mon poids, pas celle du paysan (sa puissance et ses composants - pas de science, pas d'instincts, juste ces racines sous moi). Le souffle neuf de la nature, lecture d'Esther au bord du fossé, Tarn-et-Garonne, Clermont-Ferrand. tout voir entre l'écrit et ce que je lis, sans sujet à gérer - à cela, rien de pénible. Amour sacré de tous les musées. Le 4 mars entrée à Nérigean ; il s'agit bien d'enfance ! ...il s'agit de mythologie. En dix leçons, Le Grand Meaulnes. Mon père. D'autres rêves. Tout ce qui, autour de mon père, formait le halo de ce qu'il aurait voulu être. Et j'arriverais juste pour la rentrée des classes... Qu'ils étaient minuscules ! mon père avit régné sur ces tribus de pygmées, dans un hameaui comme celui-ci. Il y faisait froid et venteux, comme aujourd'hui.. ------------------------------------------------

Carmensac

La notion de terroir se nourrit au croisement de l'artificiel et du réel. Il y faut, pour le créer, un apport de soi. Je voudrais partager les propos de cez paysans, roulant voiture. Renouer connaissance avec ces gens simples de mon enfance.

 

Citon

Regarde. C'est extraordinaire. Tant de petites aventures. Mes seules petites aventures à moi. Saine aigreur des vents de couchant. Au loin le grondement fiévreux de l'autoroute.

 

2022 03 04

Ici trop d'entièreté. C'est effrayant. Tant de pages pour savoir pourquoi j'écris, pourquoi nous écrivons tous. Tant de naïvetés, de fleur de peau. Ce souci comédien de plaire, de considérer toujours l'effet sur le public, Ecrire, ce qui n'est rien, mais jusqu'à penser en fonction en fonction de cela. S'obséder sourdement sur des facteurs de productivité, à l'instar d'un haut-fourneau, fonte grise ou fer pur, pourvu que le laitier s'écoule. Tant de pages ou de kilos par jour, et la certitude d'avoir fait tout ce qu'il faut pour coller ses pages dans un manuel consultable, dans le missel séculaire des textes.

Rien n'est moins assuré. Sartre voulait très tôt se voir lu dans le Manuel de Lanson, ancêtre du Lagarde et Michard. J'étais rassuré. Plus encore par la vie sans risque, bourgeoise, que j'imaginais : pas même le risque d'une vie bohème. Sartre, par ses moeurs, est resté un bourgeois. Il n'a jamais renié son appartenance à la race d'élité qui se perpétue, vents ou marées, par tous les livres à travers les siècles ; notion de décadence égale ...? Je me relis (à tort) pour vérifier que tout cohère...Bien sûr, nous sommes situés, historiquement. Déjà la multitude de mes interlocuteurs m'effraye. Sartre m'a enseigné à écrire pour tous, aussi bien pour le Vietnamien que pouir le péone.

Apprenons à chacun, sur la planète, à s'y reconnaître. Pourtant, bienfaiteur de l'humanité, c'est bien dépassé. En quoi le Tintoret, par exemple, l'a-t-il servie ? Que d'inconnus dans le dictionnaire... même parmi ceux qu'on a représentés... Trois quarts d'heure après, je découvre la solution : accepter qu'il n'y en ait jamais. En vérité, c'est là écrire comme à seize ans... "Toujours, creuser, en position douloureuse..." Vanité, enfance. Questionnement sans cesse, sur la vanité de se faire éditer, sur ce fameux approfondissement que l'écriture serait impuissante à réaliser... Sans oublier les relations humaines...

6 mars 2022, au soir : un adolescent fourbu de rabâchage, traînant déjà 30 ans d'existence, confie aux papiers l'écoute d'une Marche funèbre et triomphale de Berlioz. "Extraordinaire". "Fatigue noble"écrit-il. Pas celle du pue-la-sueur, mais celle de l'amateur, de l'homme qui "étudie ses sensations", qui marcherait "à l'infini à la traîne de [s]es cercueils". Militaire, il "aimait défiler", il ne le fit qu'une fois. Au pas. "J'aime m'agenouiller". Nul tyran n'a songé à faire défiler sur ses genoux. Seul le Christ, et ce qui se targue de divinité. Ces funérailles impliquent une profonde pitié pour lé héros tombé (Siegfried,...) - une grande pitié pour soi-même...

Mourir en héros... Héros de quoi d'ailleurs... Mourir à la Chateaubriand. Mon siècle, c'est le XIXe. Je serai le Réac Superbe. Je le glorifierai. Ayons le courage d'être facho. Prométhée Enchaîné, sinistre Sirène enclouée, j'avertis ; éloignez-vous de mes parages : je suis privé du droit d'être libre. Soyez-le, du moins. J'expie. J'expie avec douceur des fautes imaginées, qui n'en sont cependant pas moins réelles. Démoniaque, j'aime les robots, d'admire l'uniforme. Ô splendides robots esthètes, ne tuez pas. On ne s'échappe pas. Sic sum, neque aliter. Je crois en l'âme, en Dieu et en l'Eternité personnifiée, vive Péguy (Heureux ceux qui sont morts...)

7 mars 2022

Fossés remplis d'eau, d'herbes et de reflets.

Ligne droite allongée au long des barbelés, au pied des saules.

S'abstraire des bruits du bitume.

Retrouver, par-delà les haies d'osier,

Les prés peignés par les crues.

A deux pas du tumulte, des hommes qui vont quelque part, se trouve toujours un chemin qui tourne virage dangereux texte garé de travers

et toujours s'efforcer de penser, d'écrire à tout jamais même en dessous, pour indispensablement d'autres encore - conscience - égale - paralysie - si c'est absent : débride la plaie.

Plaine de lignes intégrant vignes câbles et clôtures

Bruit de l'avion recouvrant comme la pelle sur la tombe l'aboi âpre et propriétaire du Chien et par dessus ma tête au-devant de moi le grésillement des 735 KV si je courais très vite il y aurait cet angle nécessaire et calculable où l'arc me frapperait en plein - terrible ignorance - rebrousser chemin - quand je reviens au véhicule hermétique et chauffé, sensation d'un foyer retrouvé.

9 mars 2022

Qu'est-ce que la pensée. Qu'est-ce que l'écriture. A trente ans comme à seize. Où la direction s'estompe.

 

 

ACTIVITES PRO le glorieux

2011 Réussis le concours d'entrée aux IPES, propédeutique et

deux certificats de licence.

 

2012 Maître auxiliaire à N.

 

2013 Surveillant à St-Léon

 

2014 Etudiant à Tours

 

2015 A Rennes 1er poste d'enseignement. Pédagogie encore brouillonne mais nettement libertaire

 

 

ACT. LITTERAIRES

Tenue d'un journal, essais de réflexions éparses sur Hitler.

Réfection des « Grenouilles » d'Aristophane.

DESTIN

ETUDE DU MILIEU

Riche activité sexuelle : prostituées accueillantes, elles, au moins ; homosexualité passive. Commence illico un traitement psy.

Peur panique des élèves.

 

Mariage.

Découverte de la férocité bornée de tout supérieur hiérarchique, quel qu'il soit.

 

Découverte de la lâcheté dépressive du conjoint ; de l'amour possible d'une autre (M.B.)

Découverte de la révolution, incompréhension totale d'icelle, enthousiasme non moins total.

Découverte de la saloperie inhérente de tout sup. hiérarchique, indistinctement.

(2011 – 2036)

PROBLEMATIQUE

ET PERSPECTIVES

DIALECTIQUES

Veux devenir écrivain – mais n'écris pas.

Amitié avec un groupe d'étudiants : Cremoux, Dardennet, Fourchade.

Année d'alcoolisme et de bonheur. Camaraderie féminine toujours en abondance.

Découverte du milieu cannois de la danse.

Découverte de l'amour de tête masculin, de la camaraderie masculine.

Naissance d'une vocation de voyageur amateur d'hôtels.

Désir de solitude

 

2014 Maître auxiliaire à L.

Cours sur Les 3 messes basses, apprécié (applaudi). Cours sur Le Cid, inénarrable. Sauvetage de Frei, fille de 16 ans balancée en 6e.

 

2017 Tintélian. Fantaisie appréciée en classe. Cours : sur les causes de la guerre 70, lectures du Sous-préfet aux champs, Tristan et Iseut, Zorbec le Gras, applaudis.

 

2018Beauvoisy. Cours appréciés. Les 3 messes basses encore applaudies. Pontivy. Que des garçons. Ambiance détestable.

ACT. LITTERAIRES

Monségur 47, 1e version (il y en aura 6) – toutes refusées.

Toujours Monségur 47.

Lecture du Rivage des Syrtes.

 

ETUDE DU MILIEU

Découverte du sinistre des cimetières, des promenades avec le Père.

Confirmation du caractère salopard inhérent à toute fonction de supérieur hiérarchique.

PROBLEMATIQUE

ET PERSPECTIVES

DIALECTIQUES

 

Connaissance avec O'Storpe, seul chevelu.

ACTIVITES PRO

2019CPR à Rennes

Cours sérieux, super-

visés hélas par des

conseillers pédagogiques.

 

2020 GAMBRIAC

Grand succès : cours

de 2h à 90 élèves sur la

musique : je commence

par Sylvie Vartan et je

remonte le temps ;

2h après, 90 élèves

écoutent religieusement

du Bach...

2019 VARIGNAC

Inéresse toute une classe à « Horace » de Corneille. Considéré par certains (Pauty !) comme « le meilleur prof de tout l'établissement »...

ACT. LITTERAIRES

 

Le chemin des Parfaits, 1e version (avril)

Le test, 1e version 28 12

Les quêteurs de beauté,

sept. 73, 1è version

Jehan de Tours, 1e version.

Le ch. des Pfts, 2e v. (03)

Ventadour, 1e v. (22 05)

Jehan de Tours, 2e v.

(amour de têtehomosexuel)

Le bûcher d'Elissa, 12 09 2022, 1e version.

ETUDE DU MILIEU

 

Deux filles stagiaires;

Sentéral et Polissé. Mais

je suis réservé.

Je méprise ouvertement mes collègues sans m'en

rendre compte... Ils me le renvoient...

Amoureux fou de toute ma classe de 3e A, presque uniquement des

filles.

 

PROBLEMATIQUE

ET PERSPECTIVES

DIALECTIQUES

 

NAISSANCE DE

LILI 24 02

15 05 2017 13h35/13h45

Près d'une femme. Trouble agréable et fauchant.

Ne sais que dire : tout idiot ou convenu à mon goût.

 

Rêve : lapin mangé

: victime compissée de filles (en intraveineuses)

Masochisme – dispersion du moi, vivant dans chaque parcelle de l'ostie.

! Avec Marie-José renversée sur les poubelles de Condé

! Les poils roux. La goutte d'urine.

! Clotilde contre le mur du puits.

L'instituteur sanguinaire pompe le sang de la carotide. Extases sur le lino du palier.

 

Mon enfance, c'est surtout Louvetière et St-Lyson. La petite chapelle au grenier, autel, dessins (par moi) du chemin de croix.

Je bande en lisant les récits d'écorchements assyriens, d'écrasement par éléphant, etc.

Ecueil : que ça devienne du Michel Leiris.

Tous ces souvenirs sont banals.

Ma mère nue et sans poils, immaculée.

Le père, sexe coincé entre les jambes.

Quand il... à côté de moi dans le lit à Guimbreville.

Raconter le voyage ? ---> Echec : voyage en 2016 dans les Pyrénées, le traversin que ma mère veut intercaler entre lui et moi.

Lourdes. Les vieux. La mère qui clopine. La procession.

Gavarnie. Volupté du renoncement culpabilisant de ma mère.

@ J'assume le masochisme-sadisme de chaque membre du couple.

Complicité moi-mon père : lac de Gaube, rucher de Pasly.

Le rucher

critiques de ma mère

l' « homme-aux-abeilles »

petit bois, lié aux « creuttes » d'arrière, les accidents.

Le pique-nique familial...

@ Quand j'y repense, tout n'est pas si sombre.

Je me suis complu à ne me souvenir que du désagréable.

Explorations de Pasly solitaire, en parlant seul. Les creuttes visibles.

La pulvériseuse.

Le monde imaginaire, à lier à mes souvenirs.

Charabia, - biens, bœufs, boisx [sic] =, etc...

« Gratter à la binette » les escaliers de Buzancy.

L'œil-de-bœuf, les élèves en rangs qui s'éloignent. La cour semblait immense.

÷ Je me vois toujours gai, pas plus insupportable qu'un autre, très marqué par la promiscuité, simplement.

Désolidarisation de celui qui s'est cru persécuté

mais n'oublions pas que mes chocs subis ont été réels.

Mes souvenirs, à la file, mais creusés, isolés en épisodes finis, sans exagérer, ne pas faire un recueil pour Eurêka...

Ces sujets m'intéressent, mais il me les faut terminer (lapsus freudien ?) - DO miner.

Antécédents : Le grand Meaulnes, etc., Pagnol.

Orgueil : rentrer dans un cadre littéraire commun aux autres.

 

 

Je ne veux faire l'attendri que les jours où je le serai sinon j'aimerais être aigre et sanglant.

Comment utiliser tous ces matériaux ?

THEMES

Titre global de l'œuvre : « La mécanique compensatoire »

Thèmes entrevus :

promenades seul avec le Père (à Tanger, interruption)

(quelques-unes après le mariage) – Escapades. Mon père m'adorait,

comme une prolongation de lui. Il pouvait sans honte s'aimer

en moi.

 

 

I – Promenades mémorables

  1. a) avec le Père

 

Vers les ruches, en jouant au “si c'était”, aux métiers (20 questions)

Transposer le Père en grand frère, plutôt.

  1. b) seul

Mes deux étapes obligatoires : église (= interdits sexuels, sermons du Père) et cimetière ---> mère,

obsédée par la mort, }

ou plutôt le Temps } pour apaiser ma culpabilité de la quitter.

Le voyage était pour retrouver mon père, et ma mère...

 

II Mes cimetières

Liés à mes souvenirs de Carlepont.

(penser au cimetière de ce village, “familles Jamais-Renié”, “Despoires-Gâtey”), cauchemar de la tombe qui crève la terre et se fend.

Je dessinais des cimetières à Carlepont.

Ma cousine, 12 ans, se masturbant pendant que j'enfonçais mes doigts...

(j'étais alors attiré par le vagin, et pas du tout par le clitoris, “petit bout de chair”.)

J'aimerais revivre ça, mais avec conscience, et non pas mon ignorance d'alors.

--->Françoise confirmée en Bernadette de Nantes

(qui peut faire l'objet d'une nouvelle) (voir le résumé)

surtout bannir le réalisme-souvenir

| Je masque pour intéresser, non pas que je veuille cacher, puisqu'au contraire : exhibitionniste, mais pour ne pas parler de moi.

Il faut que les autres puissent se retrouver à travers mon individu.


Faire même du porno si ça peut me défouler.

Ex : cours d'anatomie sur Bernadette avec le dico médical à côté.

----> C'est alors que je me suis mis à surestimer le clitoris (découvert cela) { .Révélation d'un certain androgynisme de la femme

{ ---> Peur du clitoris-pénis ?du Père ?

en tout cas : ça coïncide avec les interdictions furibondes qui ont pesé sur mon flirt avec Babette N. (qui, lui, s'amorçait normalement, comme pour n'importe quel garçon de 14 ans)/

Ici j'arrête de vouloir penser.

 

04 06 2019 Rêveries d'avenir

Wi-Fou-Wo, succès.

D'où vient ce goût des femmes mûres ?

J'ai plus (ou autant) besoin de protéger que de l'être.

Amour resté en bouton pour ma mère, ne demandant qu'à s'épanouir pour une autre ?

N.B. Désir plutôt de se blottir, de cunnilingus... ---> Honorer le pénis de la mère, se concilier ses grâces.

 

Ma mère était mon père, mon père était mon frère.

Désir en tout cas de sécurité : une femme mûre ne m'en fera pas voir comme une jeune fille.

Une délation est à craindre.

 

Imaginer une conversation entre moi et Bernadette, qui aurait 18-20 ans, seuls, comme j'aimerais, où nous rappellerions ces moments : “Suis-je encore un salaud pour toi (vous) ?”

J'aurais encore du désir pour elle ; mais les scènes érotiques avec la Bernadette de 20 ans seraient imaginées. A la fin, une ellipse comme : “Elle dégrafa son soutien-gorge...”

Rappeler des épisodes par la conversation.

Promenade avec mon père = faire l'amour avec mon père.

Fellation : emmagasiner sa force

m'humilier d'en avoir douté parce que je me sens coupable

  1. mon “viol” de Claude, de Cyrille.

Me rappeler comme j'étais, pâmé, pensant à cet instituteur-vampire.

Je ne trouvais pas mon père assez sévère, assez puissant, tant ma mère l'avait diminué ; peur de l'orage, des éclairs (il tonne en ce moment, justement).

Le désir que mes parents meurent : commun avec l'humanité...

J'aime me faire peur avec des histoires de mort.

Devenu plus lucide – avec d'autres femmes, je verrai…

 

Relations homosexuelles, culpabilisantes, pour “rattraper”. Je pliais exagérément, à 16 ans, sous mon père ; en réalité, j'aurais (peut-être ?) pu faire ce que j'avais voulu, car il n'avait pas d'autorité réelle.

Voilà pourquoi j'ai passé sans cesse des examens, m'abstenant de toute aventure. Voilà d'où viendrait ma paralysie avec les filles.

Je jouis mieux quand je me répète : “Tu fais ce que la société attend de toi.”

 

Ce n'est pas la fille qui me fait peur ; c'est une main qui me retient de l'intérieur. Si je surmontais cette “crampe”, il me semble qu'une vague d'indifférence molle me submergerait ---> interdit surmonté ---> castration effective.

Il faudrait qu'alors je pense “Merde papa”, et que j'avance le bras...

Apprendre à l'autre la masturbation ou la voir pratiquer ---> désir de partager avec l'autre (sexe) la culpabilité de l'onanisme.

Quand je la vois faire, je lui dis d'arrêter, par peur qu'elle devienne idiote - ! ? -

Désir de manger l'autre (penser aux phantasmes où je me voyais mangé). Je me précipite avec la bouche (léger dégoût, style “faut y aller” - en diminution maintenant) pour éviter un contact avec le sexe.

C'est une conjuration.

Entrave posée au développement sexuel ordinaire.

Régression à la sexualité infantile.

Paralysie : je dois réellement me forcer. Véritable panique. Je sens, de plus, que cette panique, un accès de raison, me ferait dire : “Et puis non, n'y allons pas.”

Avec E., je n'ai jamais eu cette paralysie, même au début. 6 06 2019

Conception de la vie – Conception de la littérature

La vie comme un don – La littérature comme un don.

“Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait”

Le présent. Le présent éternel. Je suis le soleil qui réchauffe ses enfants.

Le sage n'a pas besoin des autres. Il trouve en soi l'atma, le brahma, sa force.

 

Editions : sans arrêt

 

Je lis Arnaud Desjardins.

Renoncer me fait frémir. J'ai besoin que ce soit très progressif.

Balancer mon carnet vert ? Peut-être un jour, en emménageant, facile.

 

A Elias Fels ? en cours de réintégration dans un vaste cycle.

Je souhaite : liberté – extension indéfinie de l'ego. Pour cela, détruire l'ego afin de s'en faire un nouveau.

Réussir d'abord, renoncer ensuite.

Pourquoi est-ce que je veux écrire ? Réaction de défense contre l'engourdissement qui me gagne. Servir. Prendre la résolution de brûler ces papiers.

Voyez ce que vous pouvez attendre en fonction de ce que vous pouvez donner”.

Une femme supporte un mari brutal.”. “Accepter sa destinée, car c'est toujours celle qui vous convenait le mieux” - au fond, je n'ai aucune idée de révolte. Mais je voudrais bien ne pas tourner à la passivité. Préjugé : quand on Est, on ne pense plus à rien. Or j'aime la diversité, le tumulte de mes pensées. Ce que je veux ? la Liberté, qu'on me foute la paix.

Servir : ça c'est facile ; renoncer à mon moi, à mes tics...

C'est normal au début. Quand quelqu'un meurt, je crie “Liberté !” même si ça n'a aucun rapport. Je veux ça, et aussi 1) laisser un nom 2) baiser 3) du fric. Comme tout le monde. Mais avant que je renonce, je voudrais un tout petit peu.

Echec professionnel : impensable ; ma profession est de servir, justement.

Mais autre obstacle :

il faut parler à ces femmes avant de les toucher.

Problème des relations humaines

- de la conversation.

Progrès fictivement constatés : - je sais marcher (plier le genou, mes pas moins grands)

j'ai moins peur des élèves

je sais répondre à n'importe qui sur n'importe quoi, reprendre sur le dernier sujet abordé.

A faire : - parler le premier (et pas uniquement avec les yeux)

- pousser la conversation jusque sur le terrain physique

ne pas être frappé d'impuissance ou de brutalité au dernier moment.

Et je peux très bien écrire pour servir.

arrière-pensée : ainsi mon moi sera satisfait par la gloire.

Il faudrait plutôt savoir : par quoi puis-je le mieux servir ?

Ecrire n'est pas si mal.

Vouloir baiser “pour servir” par exemple... Après laisser tomber, mais d'abord...

Ecrire : expression du moi, ex-pression, ensuite, débarras. Ne pas avoir peur – toutes les tendances sadiques, etc : cela me libèrera – mais cela risque d'entraîner d'autres vers les mauvaises voies.

Fric : peut-être ce dont je me passerais le plus aisément (rester du moins dans mes limites actuelles ; mais si je n'avais pas une femme...)

Ma femme est à sa manière l'instrument de la volonté de Dieu. Tout se brouille un peu.

 

Il faut un maître... encore un psychiatre ?

Le problème le plus intéressant pour moi (j'y reviens toujours) : la création littéraire.

Avant baiser. Car c'est ma justification. Mon ego en a besoin.

Il doit s'en purifier, au moins.

 

Plus tard

 

Voilà. Il paraît que je suis fait pour écrire. C'est O'Storpe qui l'a dit. Et O'Storpe, c'est quelque chose (intercaler le passage sur lui) – un double, mais distingué, britannique et tout, futur raté comme moi – conjurons ! conjurons ! Comme je lui disais hier : “Patrick, tu es tellement beau, que si j'avais le courage d'être pédé” (suivez-bien mon intonation je vous prie) “je te sauterais aux couilles ! - Génial...” (Il ricanait) … Génial...” Flatté, gloussant. “Je t'agrandis tes cartes géographiques, je te les reproduis sur soie, je te trouve un imprimeur, c'est l'imagination pure”... “Tu ferais des conférences.” ...Que je me souvienne seulement que je suis un mortel, un artiste mortel. Un Victor Hugo mortel. Faites que je digresse moins. Faites que... Faites que...

“C'est l'enfance qui va resurgir devant vous bonnes gens, un pays qui sort de l'eau, tout plat, tout géométrique, sous forme de carte. Géographie à plat. Ce ne sont pas des souvenirs que je vais raconter avec la pointe d'assaisonnement à l'ail façon Pagnol. C'est du sérieux. C'est le plus sérieux. “

Première carte. Arkhangelt. Epaisse comme un limon. Molle comme un berceau. Mes armées sillonèrent ce royaume, déchiré, attaqué par une mondiale Coalition – venue du Sud, du Soleil, du Père ? J'avais inventé d'autres pays plus au sud, “au Sud du Sud” ; mais de sanglantes batailles avaient eu raison d'eux tous (à Ste-Françoise-le-Lac) – là, je vous l'accorde : Françoise, c'est ma cousine, qui m'a si l'on peut dire dépucelé ; le lac, symbole sexuel évident ; la bataille des culpabilités – nous tournions autour des tonneaux debout, sous les gouttières : “Dis Aline, on les recommencera nos cochonneries ? - Tais-toi, si tu veux qu'on puisse les refaire !”

...Les escargots volants, la pulvériseuse, le char... Tout cela s'expliquera. Il y avait – il était une fois une arme, terrible, très efficace, mais aussi, très imprécise. Visait-on un groupe, celui du milieu s'abattait, les deux autres restaient indemnes. Mais je vous expliquerai plus tard ce qu'était la pulvériseuse.

 

VRAC 30 08 2020

 

On met du temps à devenir jeune (Picasso)

 

N'ouvre pas si tôt tes remugles entrecuissiers : je ne mérite pas d'être sauvé. Je chie sur tous les Rédempteurs. Sauvetage obligatoire. Demandez et il vous sera accordé. Tendez la main on vous hissera. Trois fois.

 

Ah, ce n'est pas moi qui écris ; ah, ce n'est pas moi ; vous allez voir, petits merdeux superficiels.

 

Défoulons-nous d'abord. Souillons. Soyons grands ensuite. « Et on te couronne pour ça ? » Ma mère, ma con de mère, confinée dans son « Bonnes Soirées » confite au Guy Lux... Ne te retourne pas dans ton cercueil, ça fait de la poussière, et ça pue... (...bis...)

L'addition s'allonge ! quel compte à régler ! quelle horreur !

 

Tu t'es laissé avoir par le sommeil et la facilité.

Sois puant.

 

Le chien, ma fille, le chien, ma femme, et mes parents larmoyants suppliants à l'arrière-plan : déterrez-moi tout ça ! déchampignonnez-le moi ! Et pourtant c'est vivant... mais ça pue comme une grille d'égout, où passent, dans les eaux de vaisselle, les immondices streptocoqués. Je déteste tout le monde sauf moi ? Mon mépris de moi n'est pas sincère. Je ne me sens même pas dégueulasse – parce que je mens. Il existe une autre vérité – merde aux lénifiants.

Dans 15 jours, j'y verrai plus clair.

 

2020/2021 ?

 

La haine, d'abord : le fruit de la haine, l'amour.

 

Si tu crois être immortel, prends garde, tu es un con. Si tu crois que tu écris, tu es un con. Si du haut de ton heure matinale, tel jour, tu te vois, tu te considères en train d'écrire, tu es un con. Car rien de tout cela ne pèsera plus qu'un nuage de poussière au jour du Jugement. Amen.

 

La radio gueule, et Thérèse est dedans. Les chansonnettes pour Thérèse. Je hais ceux qui me font du bien, en me cernant, en me dictant de leurs faces enlarmées ce que je dois faire.

 

Tu ignores que faire le Mal sauve plus que faire le Bien, car le Bien est identique, et le Mal multiple. Malheur à qui s'abandonne en chemin !

Car ce que je dénie, et conchie, c'est ce que j'aime. Malheur aux cons catéchumènes qui en sont restés aux préjugés d'antan !

 

16 – 10 – 2020

J'aime surtout rêver. Une douce lumière d'après-midi joue sur mes pages. Douce également la musique. Éviter l'élégie.

Tantôt d'une méthode, tantôt d'une autre. Ils s'obstinent longtemps, même et surtout si c'est inadapté, si c'est inefficace. La pipe s'ils en ont se fume, l'inspiration traîne, parfois jusqu'au talent. Et de reprendre sans cesse, de récrire en mieux. A d'autres, qu'ils ignorent, d'assiéger les maisons de passe à livres, de nouer d'appréciables connaissances, ce que les miens ne savent pas faire. De se faire publier. Mais ceux que j'aime ne sont pas de ceux-là. Ils n'osent habiter nulle capitale, ils n'oseraient paraître. Et c'est à longueur d'heures qu'ils écrivent, glanées parmi leurs emplois du temps besogneux, nourris de ce qu'ils ne peuvent, ne savent écrire.

Je songe à Marcel Proust qui raconte en trois tomes comment il s'est enfin décidé à composer ; à Joachim Du Bellay, qui explique tout au long sa manière d'être inspiré. Mais Joachim fut seigneur, et Marcel riche. Ceux dont je parle se consolent en se penchant sur eux, sur leurs liasses provinciales d'impuissants sympathiques dont les rêves alimenteront quelques jeunes suiveurs. D'autres pipes, la lumière s'intensifie, l'esprit s'émousse, l'auteur s'arrête, retourne à ses briques, à ses copies, touche à ses limites, dans une époque aussi noire qu'une autre. Il sait qu'aux temps constants de décadence chacun perd. Il admet difficilement qu'une seule page suffise. S'il savait qu'il la referait, il songerait à l'humanité. Voici pour finir le moment crucial. Fini de baguenauder de la quéquette. Il faut s'attaquer à un sujet, sortir de soi. Un courant d'air qu'ils supportent mal.

 

 

X

 

Il était une fois un schizophrène (bis). Il exerçait le doux métier de professeur et lassait tout un chacun de ses nombrileries. Il voulait ne jamais quitter l'œuf. Écrire sans effort, au fil de la plume. Et s'indignait qu'on vînt le lui reprocher. Comment écrire sans souffrir ? Comment oser dresser son flûtiau parmi les grands arrachés des puissants trombones ? Cependant ne va pas succomber au piège de la méthode. Noter successivement n'est pas l'unique salut. Libre à toi de penser qu'un peu de publicité, qu'un peu d'admiration habituelle, transformerait tes manuscrits en belles pages au programme. Souviens-toi de la page sur Céline, parce qu'il faut bien décemment, parler de lui ; mais trois pages pour les « poèmes unanimistes » de Jules Romains, normalien, de l'Académie Française ; ainsi se retrouve-t-on étiqueté dans la vaste armoire à confitures de l'Histoire.

Survient soudain le Révolutionnaire, ignorant tout de Proust et de Gide, et qui te fusille pour tiédeur. X

Parfum d'église - Orgue de Haendel

Chaque heure mûrit et se gâte. Le fiel du temps perdu. L'absence de souffrance se fait cruellement sentir. Le pain amer de la réflexion se révèle indispensable. Jamais pourtant le niveau de mon soc ne s'abaissera au-dessous de la croûte terrestre. Le soc fixe l'éphémère. L'ennui se déguise en rêve, la musique en pensée -

30 10 2020

Dépayse-moi. Dans le temps et dans l'espace. Laisse couler devant moi le fleuve d'acier où surnage et tourne une sirène bleue. Verse-moi les rythmes et hache mon rêve, et le soleil qui baisse baisse derrière la vitre et va m'atteindre. Une vieille solitaire à sa table sphinx banal ouvre son sac répugnant, chairs supposées molles et moleskine empestée, comment deux êtres qui s'aiment peuvent-ils se retrouver, petites ailes errantes, tonne, juke-box, mâche ta laine de verre. Ombres passantes ouvrant la porte dont les reflets sans me trouver me cherchent, la musique de joie tout étrangère, à travers des dix et quinze ans, à travers les crachouillis d'un transistor tout contre mon oreille.

Buffet de gare lieu d'avortements de rêves répugnants sitôt qu'approchés, peines d'autrui aux parfums d'asticots dans votre main, moment présent soleil verre acier musique -

Suspendu aux projets d'autrui, ne suis-je pas coupable de devancer autrui, d'imposer à l'autre mes projets confus. Force de la double vie, impuissance face aux barres de fer qui tombent en cage. Le massacre par le silence. Convoquer l'amitié ou la répudier quand on le veut. Je serais sûr de trouver quelque chose, si j'étais seul. Idéal classique : la coïncidence de la pensée et de la forme ; la recherche de l'Eternel humain par l'étude de soi seul. « Le vieillard s'intéresse à son nombril ; le jeune, au monde. Le monde gît au nombril des vieillard. Lao-Tseu.Lève-toi descendance, aube crépusculaire.

 

X

 

Cinq heures et quart (je pensais autrefois que c'était 10 minutes, et 15 minutes, un quart). Je pense en Jérémie à la vitesse de la pensée (la plainte donne des ailes). Nous regarderions depuis notre trône avec un sourire béat l'estimable troupeau des humains qui feuilletteraient notre livre. Le livre unique que notre rêve rêva d'écrire. Un jour tout sera langue morte, lettre morte. Version de potaches à venir. Jetant parfois vers le ciel de longs regards humides d'allégresse et de reconnaissance. Tout l'univers sera peuplé de nos semblables. Comme ils doivent être heureux, les rédacteurs de la Bible, sur leur petit nuage chauffant.

Mais pour offrir à l'Homme un ouvrage à sa mesure, il faut lui demander ce qu'il préfère. Il paraît que c'est à reconnaître l'autre que l'on devient adulte ! Comme on doit se sentir humble, terrorisé ! Cette terreur qui rôde en cercles... Notre cerveau l'aura captée comme une source d'énergie ; bénéfique et logique. Les autres me font plus peur que la mort. Que pourrions-nous leur offrir - qu'ils n'aient déjà dévoré ? en sont-ils plus avancés ? Forger l'humanité à son image – Dieu lui-même n'a pas assez tenu compte qu'il n'était pas seul au monde. La vérité n'est pas belle à regarder. C'est Jean Rostand qui le dit...

A l'hôtel nous avons jeté Cioran dans la corbeille. Ce sont des suées d'angoisses – l'humain dévore tous ses livres. Même s'ils la flattent. Immense est l'Himalaya des clichés, profonds les ravins humanistes – vue de l'esprit, petit morceau des mémoires – vous, là, l'ermite ! sur le vrai chemin, vraiment ? les figues et le riz dans la gamelle ? quelle honte aussi longtemps que ce n'est pas nous... Le Mont des Pleins d'Allant se tient en face, percé de carrières à ciel ouvert mais moins que l'autre. Ici tu méprises quiconque n'est pas toi. Demain matin nous dépendrons d'un véhicule pour nous rendre à nos lieux de travail. Nous devrons parler au conducteur – Nietzsche, que ferais-tu ? nous faut-il donc dissimuler ? nager dans ses brumes – que le moindre coup d'épée tranche en tronçons. Et le moi de chair est le seul agissant – le sceptre d'Aladin retourne dans sa lampe et ferme sa gueule encombrante. Quiconque le suivra sur ses chemins de liberté, ce Moi génial, affrontera les cris et les larmes des abandonnés, jusqu'à l'incarcération, jusqu'à la décollation. Nietzsche divague.

Souffrance viscérale des angoisses vides : ce que vous faites d'elles ? cette furie de se taire, ce silence d'autrui ? Silence des disciples qui n'écoutent plus, pourquoi répondre disaient-ils si vous vous en foutez ? Le conducteur chantonne une rengaine entre ses dents, la femme que j'aime est terrassée par le mutisme.

 

23 mars 2024

Se peut-il que le vin m'abêtisse à ce point ?

"Rafles nouées au cœur des forêts mortes" - excellent, gratuit, hors du monde, à chier.

Se peut-il que vous hantent seules les fesses en gouttes d'huile d'une basketteuse.

"Tonner contre l'injustice" (Flaubert ?) mais l'injustice est loin et le ventre bien lourd. Le mal que j'ai à simplement me faire.

Trop de monde et je suis en situation. Je le découvre juste. La route gèle. Ce sera dur demain. Un ami écrit à son ami. Cela fera de la littérature.

Corps, corps sans fin qui montent l'escalier. Ces fesses, ces rires. Qui atteindre ? Verrou tiré. Nous n'atteindrons que nous-mêmes. Nous ne violerons que nous.

L'alcool tisse un voile plus fort. L'alcool renforce le voile réticent. Femmes, reconnaissance et gloire il sort de tout cela une invincible immaturité, inébranlable barrière. Ni communication ni connaissance. Pensées cousues dans le manteau malade du Non-Être. Je dessinais mon arbre jusqu'aux lisières de la feuille, l'arbre ne s'arrêtait jamais, sans autres je ne suis rien. Jean que j'aime pour la frime, Jean pour le décor. D'autres modèleront le nez dans cette forme informe. Ils parleront plus fort que nous. Une heure pour la frime, une heure pour soi : raisonnable ?

Quand le temps presse et que la vie est douce. J'envisageais déjà ce que je veux bien faire : garnir les boîtes aux lettres. M'envoyer à tous vents. Semeur perclus aux graines trop pesantes. Jamais les corbeaux ne veulent ni n'obtiennent de réponses. Pensées dissoutes. Circulation sous les fenêtres. Rires des basketteuses sur la rue gelée. Lecteur hochant la tête avec componction. Ni art ni littérature. Ici n'attendre nulles fondations, jalons, espoirs. Ni langue. Je pleure et je ricane. Ce sont là nos médailles. Aujourd'hui posthume. Plan bien net et emploi du temps.

L'autocar est reparti avec ses basketteuses. Après quelques chansons innocemment paillardes, elles s'assoupiront. Un autre jour elles danseraient, les hanches à craquer les falzars, J'aimerais être l'une d'entre elles, ou l'un d'entre n'importe qui. Que je sache en quoi je ressemble, ou diffère. Je ne suis pas gauchiste, ni collectiviste, je veux juste être regardé, juste être (mon odeur s'évanouira, ainsi que notre obscénité) - faites que nous comprenions tous un jour.

29 avril 2022

 

Je ne parle bien que de moi. Arielle portraiture à l'atelier une jeune femme. Je reste seul pour garder Giulia. Tout y passerait, du coq à l'âne, en une interminable récapitulation. Un document paraît-il. Qui n'intéresserait personne. Renoncer à écrire est si dur ! C'est là que se situe la dignité. Les pages s'allongeraient à l'infini. Comme un long chemin creux défoncé par les tracteurs. Je sentis alors une bouffée pince-cœur de mes amours de 18 ans. Je voulais combler mes étapes. C'était mon noviciat. Maggy s'asseyait volontiers sous un arbre, « pour rêver à son ombre ». Nous nos promenions loin de tous, de prairie en fourré, et toujours chastement.

Même je me souviens qu'elle refusait de desserrer les dents pour nous embrasser. Ma langue butait contre ses incisives. Je n'ai jamais rien osé de plus que la serrer tout habillée dans l'herbe contre moi. C'est elle, et non mon père seulement, que je cherche dans les odeurs d'herbe foulée, dans les brindilles que je tourne entre mes dents. Les promenades avec mon père datent de plus loin. Et ce frémissement de la résurrection que j'ai senti dans le chemin, c'éait Maggy qui me l'avait donné, le souvenir de Maggy, et non celui de mon père. Tout cela n'intéresse que moi. Qui peut le dire. Qui relit ces interminables confessions enfouies dans les commodes de famille. Combien de vies de femmes, en particulier.

Je suis une femme. Ou bien, une quinquagénaire. « Tu parles comme à 50 ans » Qui a bien pu me donner cette âme défleurie… Qui m'a placé dans l'âme cette plainte perpétuelle,Cet apitoiement sans relâche. Sans avoir pu connaître Henri Miller ni Charon. J'ai serré la main de Béjart sur les marches du Grand Théâtre de Bordeaux. Nous avons frôlé le grand monde Arielle et moi. Nous avions 22 ans. Puis les névroses ont exigé leur tribut. Celle d'Arielle, et la mienne. Ainsi donc cette femme, ce modèle est venue. Elle s'est poliment penchée sur le petit lit où reposait dans la pénombre l'ombre de Sonia. Je suis seul à présent dans le foutoir intitulé « salon », parmi le feutrement intermittent des voitures, et du frottement de mes chaussettes sur le radiateur éteint.

Ariel est descendue chercher le transistor : le tourne-disque a grillé. Vie délibérément choisie, médiocre choisie. Médiocre universel, œuvre géniale. Le parfum terne que chacun souhaite. Humains enfouis, humains à plaindre. Somnolents, bâillant. Si je tenais le marteau-piqueur, je n'écrirais pas. Qu'est-ce qu'un « personnage » ? est-ce que je me ressens ? Niveau gratte-peau. Pleurez, doux alcyons, pleurez – à mon commandement : ouin-in-in-in – j'entends là-haut des airs d'opéra, un chien à quelques rues… Je ne m'appartiens pas – le passé m'appartient. Ce n'est pas moi, empaqueté. Ma mémoire. Je suis responsable. Moment délicieux. Vérifier la fermeture de la porte – pas d'idées nouvelles. En plein été je porte un pull léger.

 

X

 

 

22 04 30

Prendre la plume assombrit. Je viens de lire un court chapitre sur le donjon de Bassoues dans le Gers. Il me semble sentir encore les chaleurs des étés, les bourdonnements des insectes. L'herbe odorante. Autres fadaises. Sensations désormais sans communication. Brume et désuétude.

 

22 05 20 salle 11

La salle froide et sans germes. Pieds d'enfants ammoniaqués, d'avant-hier. Carte géologique aux rouges et bleus crus-chauds. Simple espace où viendront se caser les rêves multiples et agrandissants.

 

22 06 07

Jean-Paul Lascassier aligne des mots. « L'écrivain déteste les mots » : titre ? Qui demande nos histoires ? nos ennuis ? L'extase de la puissance ! disaient-ils ! D'où vient le mal rongeur de Jean-Paul ? de son corps ? il faut bien manger, bien dormir. Ô légions étrangères si épanouies ! Les tourments qu'on écrit seront-ils nécessairement les plus légers ? C'est pour que l'on dise plus tard pauvre de lui – qu'il a souffert…

 

22 08 10

Très vite comme on se soûle. Que j'écrive. Journal d'Anaïs Nin. Qui vit ce qu'elle rêve au moment même. En telle compagnie. J'ai mon Miller, j'ai mon Artaud. Je vis dans la dissimulation. Elle ne souhaitait pas qu'on lise. Quinze mille pages. Pas avant trente ans. En être encore à me laisser guider par le dernier à parler fort. Je voudrais tout récrire. Plus encore à mon écoute, à mes envies – chemin de perdition.

 

22 08 11

June ignore ce qu'est la sincérité, vit dans le reflet des autres. Oui, j'ai joué. Après avoir lu je récris, désormais je signe – errances épuisantes au milieu de la ville. À grandes enjambées entre les bassins à flot – pavés, rails interminables serpentants et cisaillés venus des murs d'usine et disparaissant – préférer le discours d'un hindou à tout voyage en Inde – survivre plutôt en personnage qu'en homme « et j'ai horreur de ce qu'écrit Henry, ce qui nous fait rester en alerte, pour enregistrer » - ce sans quoi nous n'existerions pas – d'où vient ce qui nous éveille ? « ...et nous joignons nos mains » - ces gestes impossibles entre hommes -la main d'O'Letermsen pendant derrière le fauteuil et mon cul tandis qu'il conduisait de l'autre Tu es si beau que si j'étais pédé je te … - Génial, répétait-il, génial ; pourquoi n,'écris-tu pas ? tu as peur... »« June n'atteint pas le même centre sexuel de l'être que l'homme. Cela, elle ne le touche pas. Qu'émeut-elle donc en moi ? » - tout fixer à mesure, citation 2101 – profiter du matin, coincé ente l'éveil imminent de l'enfant et l'envie physiologique de pisser.

Toujours l'obsession du Jugement. L'odieuse adolescente obsession de la postérité (ce n'est pas le texte primitif ; ce n'est jamais le texte primitif). Je vivrai en 52, en 62, et je serai lu. Moi qui me relis, je crève de gêne June est une personnalité développée jusqu'à ses extrêmes limites. J'admirais ce « savoir-blesser » qu'elle avait, qu'elle n'a plus à présent que nos dents sont tombées je suis prête disait-elle à m'y faire sacrifier. Critique des mots et des jours disparus. Ma petite se réveille dans le vacarme des autobus. Quand trouverons-nous enfin ce qui nous faut à la campagne. June magnifie tous ceux qu'elle voit, en fait-elle autant de nous dès qu'elle cesse de nous voir, dois-je le croire ? (Le Prince vit encore. Ô ciel, puis-je le crère ? - Il arrive, Princesse, et tout couvert de glaire)tant de chaleur, tant d'influence et d'importance accordée à des gens sans emploi et qui peut-être ne sont que des sots…

Je ne pourrais me passionner ainsi que pour les personnages d'un roman.

 

 

22 08 2112

Je pourrais admirer June. Nous en parlons Arielle et moi.

Elles se sont brouillées pour des raisons obscures.

Mal présentées de l'une, et rejetées de l'autre.

Nous en parlons aussi, Arielle se calme. Il n'existe pas tant de personnalités exceptionnelle. Seule existe une vision universelle de l'exceptionnel. Tout génie parfois s'oublie dans le banal, tout citoyen banal peut dévoiler en lui, soudainement, un puits sans fond, comme une fillette creusant toute nue un trou de sable sur la plage révèle d'un seul coup son vagin béant jusqu'au col de l'utérus. Ceux qui m'auront marqué au front : June, Lazare, Gourribs les dernières années. O'Letermsen. Arielle serait scandalisée de ces noms que je rapproche. Les deux premiers pour elle sont des traîtres, qui nous ont promis leur amitié puis se sont mêlés de nos affaires.

O'Letermsen trouve grâce, après qu'elle a cru en son mépris – bonne intuition de sa part… Le troisième ici nommé nous semble superficiel, brouillon et, pour tout dire, vulgaire. Il la repousse, il m'attire. Cet homme, ce serait moi, si j'avais mal tourné. Ainsi critiquais-je « le monde avec désinvolture ». Déjà en ces temps-là nous ne voyions plus personne. Le trio strictement familial nous accapare. Ne viennent plus que les anciens amis d'Arielle, qu'elle apprécie à proportion qu'ils m'indiffèrent. Nommons-les Guissou et Christine. Ils ne me plaisent pas. Pourquoi ne divorçons-nous pas. Pourquoi suis-je si peu fidèle à ceux qui m'ont marqué. Ne cherche pas à leur plaire. Assurément, ma bien-aimée. Mais s'ils viennent, comment leur faire mauvais visage ? (« Je n'ai rien contre ta liberté d'opinion, mais je me passerai bien de l'entendre »). Et quand Arielle veut aller chez eux, comment me dispenser de faire le taxi ?

Puis-je décemment rester au volant comme un larbin tandis que Madame rend visite ? Exaspérante Anaïs Nin, exaspérante Arielle. Ces deux noms désignent l'arrière-petit-fils (ninn) et le lion de Dieu. « À maintes reprises je suis entré dans le réalisme et l'ai trouvé aride, limité. À maintes reprises je suis retourné à la poésie ». C'est à moi que la poésie semble limitée, le réalisme, inépuisable. Bory me fascine. Parler davantage équivaudrait à une dissertation (…)

 

22 08 15

Tenir l'instant sous la pointe du stylo. Quinze août, vacuité. Un chat blanc sur le toit vitré. Une radio lointaine. Ce matin j'ai fermé la fenêtre - « ...sous aucun prétexte ! » - pas de grand-mère – prétexte de l'Agrégation pour s'enfermer et flâner d'esprit. Une mouche, la rue. Les yeux les lunettes se brouillent. La poitrine s'approfondit. Ce matin la bestiole nous a réveillés à 7h. Si je laissais ma tête errer, ce serait le sommeil. Je lis L'Énéide.

 

22 08 18

Ces textes sont retouchés. Stylisés. Ils ne peuvent prétendre à l'historicité, ni au document. Ce serait bien. Mais faux. En ce temps-là Mes parents vivaient. Capitaliser les Je, Me, Moi, Mon. Puisqu'ils sont l'objet de reproches. Faire chier. Parents si faibles, aux yeux ridés. À présent Mes égaux. « Ne tiens pas compte de ce que nous avons dit hier soir ». Pourtant quel feu roulant, incohérent, de névrosés. J'aurais pu les engueuler. Tous les arguments sont spécieux. Jeanne et M. (qui était-ce?) se disputant un personnage extraordinaire, moi-même appelé autrement. Baiser goulu à « ma petite gouine ». Les deux autres estiment la scène inconvenante « car on dirait plutôt deux femmes » - lesquelles ?

 

22 08 22

Impressions médiocres de digestion indéfiniment prolongée. Table en plein air, débarrassée, carreaux bleus et blancs. Du vent. Les beuglements saisissants de Chaliapine et ses coups de mâchoires. Les paroles d'une jeune fille en pantalon rouge suivie des yeux jusqu'au tournant de l'allée. Ma fille allongée sur la couverture, la tête appuyée sur un coussin vert. Le bonheur et l'ennui. Les chats de Georges Benoît qui bondissent dans l'herbe. Sonia qui les hèle à petits cris aigus. Debout, puis se rallonge et ramène sur elle la couverture. La jeune fille revient portant un plateau d'aluminium. Joli balancement imperceptible de ses hanches de vierge – ridicule. Sonia me regarde écrire. Le ciel s'est ouvert. Promenade merveilleuse avec Sonia. Mais il est fastidieux et difficile de rêver par écrit à l'évènement récent. » Il nous fallait de l'extraordinaire… « Elle me tenait la main et courait en me regardant au risque de trébucher.

Je lui parlais sans cesse, lui montrant les fleurs et les arbres. Elle a longuement regardé un cheval qui passait, traînant à pas comptés une charrette. Ensuite il a fallu porter ma petite fille. « Dans moins de 16 ans, devenue majeure, elle se séparerait de moi. » Mauvais pronostic. « Cette faculté des casaniers de s'attacher au détail, au fixe changeant. Ainsi les gravillons des bords de route, vaste écroulement de blocs où peinent les fourmis.

« Il ne peut écrire qu'en s'excitant lui-même à la haine ». Anaïs Nin, Journal 1932 (June Miller à propos de Henry Miller). « À noter » - comment peut-on se passionner pour les êtres à ce point ? Anaïs Nin se fait le témoin d'un couple. Faut-il imiter Anaïs Nin ? « ...je me sens tout à fait humaine, parce que mon angoisse veut les posséder, tous les deux ». Même situation en 2014 entre T. et Mireille. Jamais je n'ai pu établir de véritable contact avec T. Deux Américains scrutés par une Américaine parviennent à toucher, lorsqu'en particulier Miller observe que June est devenue compréhensive : « Tout est venu trop tard»… les efforts de June vers le normal, qui sont venus trop tard, pour replâtrer notre amour, notre union – nouvelle habitation, voyager, élever S. - mais il manque l'étincelle « Je vois » (qui parle?) « tout cela venir trop tard, j'ai passé mon chemin. Et je dois maintenant, à coup sûr, vivre avec elle, pour un temps, un triste et beau mensonge » (Henry Miller?) (jusqu'à « vivre avec elle », le reste se rapportant plutôt à notre seconde rencontre en 2012 n.s. où elle s'était montrée prête à moi pour me conserver faute de mieux. XXX 64 10 01 XXX

Anaïs devient pour finir le miroir des surmoi, nul ne voulant quitter la belle image de soi en elle… Arielle serait mon miroir ? Douteux. « June, qui au fond n'a pas de force, ne peut la prouver que par sa puissance destructrice ». J'écris, je me réapproprie. Carnet de citations : c'est ainsi que Montaigne a commencé – qu'importe ce que je fais, c'est ce que je suis qui importe. Juste l'opposé de Sartre. Plus loin encore : l'idée de ce que je suis. L'autre peut bien avoir l'idée qu'il veut. Arielle ne me lit plus. J'écris à l'aveuglette. « Elle a épuisé ses sentiments, elle en a trop joué ; il est vide de toute émotion. » « Écrire est une vie plus vraie que la vraie vie » - ou celle des Anciens aux Enfers : lumière terne, personnages ombreux…

Ce que j'aime chez Anaïs, c'est qu'elle écrit son journal non pour soi, mais pour ses amis, à qui elle s'exhibe – est-ce que je l'intéresse encore ? Est-ce que tout reste à dire ? Tout surpris d'apprendre que je ne l'intéresse plus guère physiquement – jr croyais, moi, que « du moment que j'étais là, que je bandais » (qui parle ici?) la chose allait de soi. Je suis donc moi aussi un objet érotique, un objet d'amour ? Chaleur, par l'émotion de se sentir désormais vulnérable, par ces pages qu'elle va lire. Tout reste à dire, en dépit des semblants. Ce serait véritablement angoissant de penser pour de bon n'être plus aimé. Cela vous ferait presque respecter l'autre, et chercher à le conquérir. Ce soir je regarde Arielle comme une femme à conquérir, avec inquiétude. Je déteste recopier ceci après plus de quarante années. Sa présence comme sujet est obsédante. Cela sera passionnant, et pour une fois un risque de la connaître.

23 08 2022

Sur les châteaux : ce qui m'attire vers eux, ce sera la force, les puissantes assises aussi solides que des jambes écartées.

 

X

 

Anaïs Nin again, exaspérante disais-je et fascinante par sa féminité, par sa docilité à se conformer à l'injonction « sois femme », son empressement à sauver eux qui ne le lui demandent pas, ou pis encore, qui le lui demandent – et surtout son refus du laid, son goût « artiste », ce que je prenais pour la « distinction » d'Arielle et que j'ai réussi à défaire, comme un nœud. Henry ne pouvait plus avoir pitié de June. Cette rage qu'ont les femmes de vouloir être aimées – cette rage les pousse à tomber malades. Cela provoque en moi de la répulsion.

« Je me révolte » (dit-elle ? - ' « contre la sagesse, la sublimation » - qu'apporte la psychanalyse ?

 

26 août 2022 (quinze ans juste avant la mort de mon père) -

Sonia joue avec des filles plus âgées, au charme infini déjà. En l'an 22 déjà, je prétends devoir âtre jaloux dès le premier flirt. J'avais «appris » cela, ce serait une quasi-  « obligation ». On ne devrait jamais rien lire, disais-je, afin d'avoir vraiment ses sensations à soi. Ces réactions « apprises » plus que « naturelles » ne se sont pas manifestées du tout comme prévu. Je la promenais au Jardin Public. À la glissoire : « Dépêche-toi ». Au manège : « Ça ne marche pas ». Aux balançoires : « C'est fermé » .

 

X

 

Je pensais : « L'artiste », avais-je lu dans les manuels, « retrouve une unité dans le disparate ». Pour moi je ne le souhaite pas. Je ne veux pas « détenir » la clef du monde ? « L'unité, c'est toi-même » Ah ben évidemment. Vu comme ça… Anaïs Nin écrit : « Tout est moi, parce que j'ai rejeté toutes les conventions, l'opinion du monde et toutes ses lois ». Mais le monde que nous avons souhaité est celui du prêche, à mi-chemin de la réalité et de son exclusion. Influencer sans se risquer. Conseiller sans agir. Je suis trop faible voyez-vous, je me laisserais avoir.

(Observer. Flâner. Sentir.)

 

 

ICI S'INSÈRE UN CURIEUX FRAGMENT, NON DATÉ, portant les numéros de pages « 15 » et « 16 ».

Anne Jalevski annote ces réflexions, indiquant une « page 158 » à laquelle se référerait le texte.

 

« Disons que je la » (?) traite quand même <comme une femme> , comme ma première image (ma mère) de la femme, alors que je me transforme pour plaire à toutes les autres femmes. Il faudrait que j'ose me montrer désagréable avec les autres femmes et ce serait à bon escient, bien sûr, quitte à perdre la « possibilité » d'être accepté d'elles.

Le patient hait le médecin parce qu'il rouvre la blessure et il se hait lui-même de se laisser toucher : cette citation, reportée au moteur de recherche Google, si décrié par les humanistes DE MON CUL, a levé le mystère : il s'agit duMOI DIVISÉ de Ronald Laing, le plus pur génie de la psychiatrie. Il meurt d'une crise cardiaque pendant un match de tennis à Saint-Tropez en 1989. Et ceci vient encore du moteur de recherche si couvert de fange par la gauche, qui est devenue l'incarnation même des sorbonagres et sorbonicoles torpillés par François Rabelais.

« Je voudrais bien laisser tout cela, dormir en effet, dans l'appréhension de la crise du « retour d'âge », 47 ans.

Cf. p. 149 (bas) : Haïr sans être coupable. Le patient est effrayé par ses propres problèmes car ce sont eux qui l'ont détruit.

| Avec un ψχ femme, j'aurais davantage l'impression de me mesurer à quelqu'un de ma taille, alors

|qu'un homme n'est pas à la hauteur.

J'aimerais, exact, être violé par le médecin : qu'il me choque serait salutaire (cela prouverait (?) que je ne lui serais pas indifférent – du moins, professionnellement.

ÉVITER QUE QUOI QUE CE SOIT VOUS PÉNÈTRE

(on peut détruire le médecin, ou être détruit)

ø Mon « moi » social est hélas bel et bien, en partie, moi.

Les créatures que je rencontre dans Ce macchabée disait sont de faux oi. Accentuer la banalité Guy Luxienne de Michel Parmentier.

« Je suis prisonnière, mais pas seule ».

« Il pourrait être aussi terrible de voir de quoi j'ai l'air. Parce que, alors, je pourrais constater que je suis comme les autres gens d'ici.

| J'ai encore peur d'abandonner la caverne, malgré ses horreurs, car c'est seulement là | | que je me sens capable de conserver un certain sens de mon identité (exact)|

« Oui, je veux retrouver la caverne.

Là, je sais où je suis ».

Il faudrait pouvoir se souvenir, ou savoir, que sa mère vous a aimé lorsqu'on était tout petit. Tu parles !

Schizophrénie = différence à préserver ( ? ? ? )

Se sentir l'enfant du psychiatre : ???

Mon désir de retraite en effet peut être assimilé à un désir de clinique… « Là, on me laissait tranquille.

R | « Le monde continuait, à l'extérieur, mais j'avais un monde à l'intérieur de moi, que ||personne ne pouvait atteindre et déranger »

Oui, mais j'interprète cela sinon comme un progrès, du moins comme une étape vers lui.

Et ailleurs qu'à la clinique, |au cloître,| qu'aurions-nous, en effet ? À moins de risquer, de lutter…

Gueuler contre mes parents ou attendre leur mort ?

Plutôt laisser le statu quo que révéler de plus en plus ses fissures. Aussi bien mon père s'est-il aperçu de tout. Ma mère fait semblant de ne rien savoir. « Les médecins n'ont essayé que d'arranger les choses entre mes parents et moi. C'était sans espoir. »

Je n'aspire pas à avoir « de nouveaux parents ». Ou alors, à croire enfin en un idéal. Anne, par ses personnages, se serait-elle recréé d'autres parents ?

Noter : on guérit d'abord semble-t-il en calquant la vision du médecin : je n'existais que parce que vous vouliez que je le fasse.

Avoir une personnalité relève de l'hybris prométhéenne. Et de l'hybridité.

ROCHER >>>> insensible |

AIGLE >>>>>> dévorateur |

= MÈRE

L'AIGLE DÉVORATEUR DES ENTRAILLES

= INVERSE DE L'ALLAITEMENT

(ce qu'on a empêché Anne de faire)

AIMER QUELQU'UN = LUI ÊTRE IDENTIQUE

Exact en ce qui me concerne

Faim d'amour = faim de bouffe = enlaidissement

>>> confirmation du manque de mérite de l'amour… (A. écrit : ah non)

 

X X X X

 

Schizophrénie = du moi / et du non-moi.

>>> ÉMOTION = RISQUE DE TUER OU D'ÊTRE TUÉ

Je ne sens la douleur des autres que comme une mise en accusation (ma mère toujours malade)

(Anne ajoute : exact ) >>> « Je crois que je me serais tué plutôt

Heureusement, je n'ai pas eu de désir de non-vie. que de faire du mal à quelqu'un d'autre ».

 

  1. 158 Le spectre du jardin sauvage

 

Julie, « schizophrène chronique, typiquement « 'inaccessible' »

Essaie de devenir une personne réelle, ce qu'elle ne se sent pas être.

« UN ENFANT A ÉTÉ ASSASSINÉ »

 

FIN des propos de Ronald Laing

30 08 2022

L'homme à l'échiquier parvient à Londres. Il sauve un homme qui se noie. Il se rend à la soupe populaire et rencontre des gueux, dignes de Dickens. Il dîne avec Chateaubriand exilé. C'est plat, c'est con. J'écris parce que ça se fait. Mieux vaut être mauvais écrivain que bon maçon. Faute de mieux, sur le vide, comme à seize ans, quand j'en ai 30. Il m'est agréable de prolonger cet état précédant le réveil, ces demi-songes. Agréable et nocif. Le refus de voir clair. Mauvaise interprétation de Rank : s'adapter à son monde signifie s'accepter, ne tenter aucun effort : ??? Otto Rank parle de la culpabilité du non-créateur : j'ai peur, si je m'arrête, de ne pas justement me sentir coupable.

Et comme je désire conserver ma culpabilité, pour ne pas me sentir banal, je maintiens artificiellement mon besoin de créer. Ce qui est retourner le serpent sur sa queue. Mon snobisme exige ma culpabilité je parle de toi, connard.

Si je suis débordé je me plains de manquer de temps, mais sitôt que j'en ai, je rêvasse. Comme mon père ? Il faut et il ne faut pas que je lui ressemble ? Je ne serais pas venu sur terre pour recommencer la vie de mon père ? ...avec de gros accès de rage impuissante.

La pitié que je porte à mon père est un reflet de celle que je voudrais qu'il éprouve à mon égard.

 

X

 

Arielle conserve tout. Le moindre bout de papier, le moindre sachet d'emballage. Elle range tout le fatras des documents accumulés depuis des années (en prévision d'une année scolaire ? d'un déménagement ?). Elle consulte des listes de prénoms. Se rapporte sans cesse à son monde intérieur. Je crois à la réalité objective de la vie. Quel idiot.

 

X

 

De ma névrose j'aurai fait tout un monde. Chacun fait de ses faiblesses une force, de sa timidité une réserve. Je rêve. Sur Douaumont. Éprouver des émotions me fait sortir de moi, ce devrait être le contraire, éprouver des émotions permet de me justifier. Le vrai moi est négatif, l'émotion me concrétise en m'extériorisant, en m'exilant de moi. Il faut reconnaître le peu que je suis, mon peu. J'en suis à imaginer mon rôle devant un psychiatre. Je leur dédie ces lignes. Savoir qu'à mon âge, et pour toujours, je suis resté et resterai influençable – mais ma parole ! C'est qu'il attend d'aller se coucher ce con ! et il fait du remplissage ! il joue au cerveau brumeux ! ...quand son grand rêve est de créer une grande œuvre d'imagination.

Au choix : répudier l'imagination, transformer cette répudiation en système, en volonté ; ou bien, plus grotesque, rester à l'affût de toute idée qui passe, le papier le crayon. Envoyer ces extraits à toute espèce de gens.

J'invente vraiment des trucs idiots. Si je me coupais la droite avec du verre brisé, en plein milieu de la nuit, je le lèverais en vitesse avec le sang qui gicle. Giulia se réveillerait, il faudrait tirer le médecin de son profond sommeil, il me poserait des points de suture, défense d'agiter la main pendant quinze jours, et je m'exercerais férocement sur le piano pour me rééduquer. Au lieu de culpabiliser sur la branlette, je me dirais que je ferais mieux d'écrire, Otto Rank au lieu de Freud. Ne pas pouvoir rendre ce que Dieu m'a donné, en ajoutant ma création aux siennes. Cette interprétation suscite mon agrément. Si c'est impublié, Dieu (soit : la Nature) m'en accorde tout bénéfice.

Progrès : c'est de reconquérir l'envie. Et on se battait à grands coups de morts. J'en-Parlerai-À-Mon-Psychiatre. Sans milieu d'action je me sens châtré, c'est l'action qui châtre ô connard. Parle-moi encore, et de moi. Est-ce que tu as besoin de moi en ce moment ? - Je fais une pause. Je suis fatiguée. Toute la journée j'ai rangé. Trouver reclasser dessins documents. Submersion du moi par le moi. À 18 ans ils étaient roi de France, à 30 ils avaient conquis le monde.

 

31 08 2022 ESSAI Un homme cela me contrarie qu'il ait un physique parce que je m'attacherais à un homme.je craindrais qu'il ressemble à mon Père. S'il ressemble à Helmut Berger tout est foutu je l'aime. J'écrivais cela à 30 ans mes personnages ont besoin d'un physique flou dans ma vie le physique était tout l'enfant croit que la laideur est méchanceté l'adulte veut l'amour de toutes les femmes belles au risque de tomber amoureux fou de toutes et l'amour, Chateanbriand, l'amour est encombrant. Je ne peux me mettre ailleurs que dans la peau d'un adolescent prolongé à expérience limitée ne sachant pas à quoi ressemble un couloir d'aéroport ce ne sont pas des corridors mais des halls des halls à n'en plus finir de succession bien entendu je serais riche pour qu'il arrive quelque chose il n'y a qu'aux riches que les choses arrivent les pauvres doivent les chercher et la vie leur dit NON NON NON.

Nous voyagerions dans le temps et l’espace « à travers les siècles » voici une idée : un moine de Macrobe transcrivant tout le passé une fausse vie [ Cassiodore meilleur encore avec le centre culturel conservatoire du Vivarium acheter tout de suite tout Cassiodore bénie l'époque où rien n'est plus à faire rien de plus urgent que le livre ou l'épée lire ou tuer si simple tout simple mon homme serait à la fois Sidoine et Fels, Elias, musicien des Lumières. Sidoine fait l'objet le sujet d'un Zohar Livre des Splendeurs en cours pour le cours de ma vie cours toujours Les changements d'époque doivent être insensibles impossible techniquement par manque de travail manque d'assiduité le beurre je veux le beurre mon héros veut se jeter d'un pont l'autre homme le retient les voici liés d'une profonde et indéfectible amitié qui n'a rien d'homosexuel par pitié je vous en supplie qu'il n'y ait pas d'homosexualité dans mon livre je vous supplie qu'il n'y ait pas l'ombre d'un pédé parmi nous mais le manuscrit dit ceci : il lui présente sa femme Scène suivante Ils couchent Scène suivante c'est le sauveteur qui veut se tuer Viens dit le premier Je vais te présenter à ma femme et tous deux se mettent à rire (que veut dire « ils » ? en français le pluriel masculin peut aussi bien inclure une femme).

Je tiens mon sujet. Les voici tous les deux sur une péniCHe jusqu'à ce qu'ils n'aient plus d'essence. Décrire longuement la vie ainsi menée. Ils ont bien sûr laissé les femmes. Ils vivent en troubadours. Chantent dans les châteaux en ruines. Se livrent à des chapardages. Dépouillent même un flic. Séduisent, ou tentent de séduire une ou deux filles en route. L'argent s'épuise. L'un d'eux mendie à la porte d'une église (messe ultrarupine). Salles de jeu de casino. Du réalisme. Surtout pa d'humour. Peut-être que l'un d'eux obtient un emploi, puis l'abandonne. Larcins dans les librairies, échanges de livres.

Quant aux deux femmes, elles ont aménagé un château somptueux, et en chassent les hommes, qui voudraient revenir, à coups de fusil. Puis ils reviennent, et l'une d'elle part avec un des hommes. Sur la route, ils sont pris par une calèche vers Strasbourg. Nous ne sommes donc pas à notre époque. J'inventerais un bal costumé. Quand ils ressortent de là, ils s'aperçoivent que c'est la rue tout entière qui est devenue un bal costumé.

Suite, à deux compagnons :

Disposer une planche entre les motos et jouer aux échecs. Sans rouler, puis en roulant. Attrapent un chat, le tuent, renoncent à le manger pour le jeter sous les roues d'un camion. Finissent par s'emparer d'un camion. Un type était ficelé à l'arrière, veut s'envoyer la femme (devenue) accompagnatrice : « Merci excusez-moi ça faisait si longtemps » - se la joue désinvolte hygiénique. « Où allez-vous ? - M'est égal. Disons Santa Cruz. Je dors en me ligotant. C'est un truc. Un jour j'en ferai un numéro. Prenez-moi 6 cageots de fruits, ramassez-moi ces bidons de lait au bord de la route Prenez en passagers ces enfants, ces ouvriers qui attendent. » Ce service les impatiente.

Le camionneur les fait descendre. Ils assaillent un train. Dans un compartiment ils font bombance avec le contenu du camion. Halte dans un cimetière. À l'opéra du lieu, jouent les fantômes en se répondant en écho. Repérés par un imprésario qui les engage (Laurel et Hardy, Bibi Fricotin, Tintin) (Bouvard et Pécuchet : Pécuvart et Bouchet). Ils envoient des lettres à n'importe qui. Mon texte serait parfois dans ma langue, doublée à la deuxième ligne en prononciation figurée. Ils parlent et fument toute la nuit, se promènent en ville à l'aube, en compagnie d'une fille qu'ils ne touchent pas, car l'érection continue est une chose très tonifiante.

Se font dire une messe pour eux seuls dans une minuscule église, où se trouve sur un lutrin une bible illustrée magnifique. Assomment à la fin le curé. « Dieu vous le rendra ! » leur crie-t-il, menaçant. Ils abandonnent cependant la Bible sur le seuil, mais en trouvent une autre pareille sur le seuil d'une autre église, et finalement, une pierre se détache et tombe sur cette deuxième bible, endommagée : « Devons-nous nous séparer ? » Les mains dans les mains évoquant leurs souvenirs et foutent le feu partout partout dans un bistrot mais n’osent pas faire l’amour et se lancent dans une longue longue fuite à mort le premier qui tombe sera tué – qui es-tu ? crois-tu que ce soit de tout faire ensemble, amour pipi action caca – qui permet de mieux se connaître et pourtant tu connais chaque pli de mon corps.Ils s’accusent l’un l’autre de la plus noire ingratitude et tâchent de se poignarder pendant leur sommeil et s’ils veillent se fixent en soufflant Quand crèveras-tu oui quand ?

Le médecin. Les voici consultants chez le médecin. Salle d’attente comble de reniflards. Déjà une heure. Un jour et deux heures. De quoi manger – Merci. Pour chier c’est dans les coins. Dans son cabinet le toubib manie la sonde et le clystère. Intervertit les greffes de sexes. Décrire si possible l’opération. Je peux en mourir. S’ils sont deux l’enterrement compte un cercueil double à paroi coulissante. Ne reste qu’un seul corps et trois métatarses. L’huissier prend la route avec son clerc. Ils ont rejoint d’autres ménages sodomites. Un congrès se tient au cœur de la Double (Dordogne). En rêve ils escaladent une dune et tombent enculés dans la mer. Alors le jusant rejoint le soleil.

Alors leurs âmes jointes giclent jusqu’au zénith enfin presque.

Dès le premier septembre 22 revient le double ou Doppelgänger des Contes et Légendes. Parler à son Double. Dialoguer avec son Double. Qu’ils disent. Ils n’ont donc jamais transpiré. Sué jusqu’à puer. Je ne veux pas rencontrer ça. Plutôt – plutôt, oui, écrire. Ce sera un roman sur la mort. Présence merveilleuse dans son corps. Tout se dévoile. Reflux du zénith jusqu’aux profondeurs du cul. Le cul est un sexe. Que plus rien ne soit engendré. Mon double me dirait ce qu’il faut faire, donnerait une Objectivité à ma Faute.

Je trouve. Eurisko. Vrisko – Hey Baby - est-ce que tu veux – être mon amie Johnny 1963

(arranger) dans un bistrot une fausse dispute en fausse langue étrangère

 

3 septembre 2022

Toutes mes pensées sont sérieuses. Uniques. Ne pas en laisser échapper une. Je me cogne au Double. Ich musz meinen Doppelgänger verlieren, erst einige Tage, um mich wiederzufingen. Et tous mes hommes porteront ses traits. Mon Double ne doit pas me ressembler. Ne doit pas devenir mon idéal d’amour. Un sexe nouveau, non pas un obscur assouvissement. Beaucoup de déchets quelques perles. Obsession de la mort du père et du journal qu’il tient nécessairement. Je n’ai jamais eu de modèle.

 

 

8 septembre 2022

Je ne pense rien du Vietnam ni des séismes de Turquie. Ce qui s’appelle s’en foutre. Seul j’importe. Ce qu’il faut choisir. Ce qu’il faut lire. Écrire de phrases auxquelles on ne croit pas. Desséchées dès qu’elles sortent de soi. Des douleurs de pensées. Pensée écrite, pensée caillée -

Monsieur,

Ce que vous écrivez tient du meilleur et du pire, on ne sent, on ne voit pas ce que vous êtes, ce que vous voulez démontrer C.Q.V.V.D. sans que vous sachiez rien ni dont vous auriez peur -

ne vous justifiez pas je ne suis pas justifié par mes œuvres greffées comme un cancer et ses métastases écrire me rase

Bienheureux les béats - le vide du morveux.

De retour de voyage, nous pensions naïvement après cette razzia elles fleuriront de plus belle, nos idées ! Hélas. Les aûtres Écrivains ne sont pas de cette espèce, de mon espèce, Artaud est confus, le chat énorme, étouffe. Jeu avec des socquettes. Le chat m’a griffé. Arielle reviendra. Je ne peux vivre sans elle, sans ordres, euphorie terrible, visions néant. Revenir au stade carnet. Julie couché se repose dans le bruit de la rue. Lecture encore du « Théâtre de Bali » d’Antonin A. C’est une succession de notes répétitives. Mantra confus, éclatant. Rien de classique. Chez Artaud. Forcément. Noter ce que je fais ce qui reste à faire. Afin que je puisse croire ne pas avoir vécu en vain.

Arielle éprouve elle aussi cette angoisse. Ces après-midi passées dans le salon parmi le vacarme de la circulation. Je suis un génie. Un petit névrosé. Même pas un petit parano. Que j’écrive, que j’écrie. Leçon du structuralisme de Bourniquel. Mais oui mon vieux on à compris. À côté de Moravia tu peux te rhabiller. Une espèce de vie végétative, sans passé ni autre activité que ménage et pouponnage. Un prof qui joue Guignol ou La fatigue à ses élèves et corrige les copies. Arielle croira que j’ai travaillé. Non, j’ai mollassonné. Me suis remis aux « Petites Vieilles » - Carré de Dames. Inadéquation totale entre ces deux torchonneries : cette œuvre et mon esprit. De la pensée. Et encore. Indisposition physique, mauvaises conditions de travail ? Facile…

 

 

 

 

 

 

 

 

Visite chez Darqué, toujours ce volet de boîte à lettres qui pivote pour vérifier le visage (pas trop crispé, pas trop malade?) - une grosse Portugaise veloutée pain d’épices au carnet de rendez-vous - « permettez » ... Erreur de téléphone mais c’est tout à fait normal une anxiété désamorcée. Rendez-vous rapide.

Détour par Saint-Ferdinand. Abbé Dagens de permanence après 18h. Église fourre-tout. Une vieille et son pain pour la prière. Encore des croyants, comment peut-on. Vitraux et relents de vieux pieds tous les pieds de fidèles Françoise à Carlepont. Repas rapide Arielle si tendre et trois heures de cours, de métier, 3 leçons 3 merdes monumentales et les mêmes vannes que l’an dernier rit-on d’elles ou de moi les deux mon adjudant. Julie braille et je sombre dans l’exaspération. Horrible irrésolution, métier détesté virant à la ridicule noria et gosse tuante. Démerdez-vous dit le docteur. Démerde-toi. Tes yeux déjà se ferment. .

18 09 2022

Ne rien laisser de soi. Retard mental. Jusqu’à satiété, jusqu’à profonde conviction. Le monde prend une dimension nouvelle. La vie n’est que les mots. Remâcher mes jours par les mots – à n’ouvrir qu’après ma mort car l’utilisation ne s’en impose pas ne m’en impose pas Question : Henry Miller écrivait-il à la vanvole, sans retouches ? Il relisait tout, travaillait tout, bossait des seize heures par jour. Les constantes ne changent pas. Ils sont tous pareils. Tous pareils. À l’exact opposé de ce con qui joue. Chasser l’effet, c’est rechercher l’effet. S’écouter parler. Se lire écrire. Personne ne répond. Considérer mon propre regard comme une bénédiction, et comment vont-ils comprendre, au hasard Balthazar au hasard Blanchard – écoute, écoute : quand on a de la personnalité on peut écrire ce que l’on veut ré-ca-pi-tu-lons : discipline et tant pis s’il n’y a pas de suite « une heure par soirée ça devrait aller » même ça même ça je n’en veux plus jene veux plus l’entendre PAPA FAIT 600 BORNES EN AUTO SANS ESCALE ;

Surtout pas de clin d’œil

Dès le matin ce regard qui ronge, cet œil qui colle à la peau ce mal de tête ce mal d’agir c’est l’irrésolution Chef c’est l’irrésolution qui me bat là dans la tête et la tempe. Je me revois me dandiner avec mon panier de linge sale j’y va-t-il à la lingerie j’y va-t-il pas, et le corps, suit-il, ce Suisse, les yeux, tout qui tourne, mon pauauvre corps usé avant l’âge qui ressuscitera ce corps de gloire assez.

 

X

29 09 2022 18h 35 - 45

Mélancolie crépusculaire. La feuille sur le volant j’attends à l’arrêt interdit, les voitures me frôlent dans une hargne indifférente. Leçons de danse. Un panneau blanc désigne à l ‘attention des pauvres femmes qui sonnent là, qui se garent vite en dépit de l’interdiction puis s’engouffrent en ramenant sur les seins les pans de leur châle. Des parapluies font la roue au carrefour. Un beau jeune homme aux jeans moulants s’avance dans le rétro puis disparaît de dos. Ciel gris. Feu rouge, orange, vert. La femme ressort tenant à la main sa petite fille. Une 4L, un Solex, un parapluie, des essuie-glace. Un cycliste vient sur moi, me contourne, les yeux déformés sous ses sourcils froncés. Une voiture borgne, un clignotant. Les phares sur la chaussée humide jusque sous la voiture qui précède.

Deux femmes en bleu. Mélancolie. Cessation.

 

2 10 2022

Quand les mots à dire ne passent pas par les mots, mais par les nerfs à vif, les cris, les bras explosants. Une sorte de danse ou d’éclaboussure. Le poing qui cogne et le gémissement qui écorche la gorge, le coup et l’étreinte, du dehors au dedans. L’intérieur est l’ennemi. Celui qui me lit ne trouve rien du monde. Juste moi et lui, entre nous ce trousseau de clés rongées de rouille, monument rongé qui s’élève à la Conscience. L’évènement n’est rien. Plus vide que le miroir que je lui tends. Arielle plongée dans les revues de nus masculins, virils travestis, Speak-Easy Bar. Trois fois de suite. Très cher. Le bruit court du suicide - depuis, démenti - du protagoniste.

Tout est spectacle. Elle a fait de nos vies un spectacle. Rien n'arrive et tout advient. Maintenant encore je jouis plus, rire ou larmes, d'un spectacle que d'un trait de vie - les bras croisés de Zola - au verso les ébauches du Corbeau du Puch, en vente nulle part.

 

7 11 2022

Agitations, maladresses. Vide ouverture et gouffre, administration petit homme, adieu prétentions. Sous mes oreilles roule le fer (la rue) - charpie de la volonté -

- suis-je assez clair ? passé, passé le temps des grands hommes, de Mérobaude ou Salvien, XK28 Martien sans consolation, bien sûr nous pensons au public !

Donnez-moi juste un solipsiste qui ne soit pas hypocrite.

Je ne veux pas de contact direct surtout pas de contact direct, moi directement impliqué anxieux ! nous ne pourrons créer de personnages tant que nous pourrirons dans la solitude or les romanciers sont communicatifs tous tous très communicatifs, et cependant la force monte en nous Que vous êtes enfant ! disait-elle

Aussitôt je me suis éloigné à grands pas

la laissant accoudé sur le pont de faux bois

mon reflet seul dans l'eau il se vexe il se vexe

répétait-elle consternée je vois bien que je me suis trompée

que veut dire assumer son enfance rien, rien du tout. Montant l'escalier plus tard bien plus tard, en ressenti d'alors, je reconnus penché contre la rampe le visage de Té-Ana je ne pensais pas la trouver chez... comment s'appelait-il - et son mari Lazare y devait être aussi, dissimulé bien sûr. Nous nous étions horriblement brouillés, la lutte fut abandonnée, Té-Ana sans la moindre gêne et même à demi-heureuse, Lazare attendait assis sur le sol dans la pénombre combien embarrassé c’était agaçant, gueule de faux-cul.

Le matin avant même les premiers visiteurs Azay m’appartenait jusqu’aux flèches en plomb des toits brillants mats sur le fond de l’aube. Quand la grille s’ouvrait, le flot des visiteurs fervents s’écoulait, celui des lève-tôt, je me retirais au fond du parc, où ils ne poussent jamais. À midi je revenais me pencher sur le pont de faux bois, pour mêler mon visage à l’eau. Et je ne pensais pas, je ne me contraignais à penser à rien. Je n’imaginais pas de statue future. Pour ce qui est de ne pas rester, tu peux être sûr que rien ne restera. Le pire est l’absence de pensée, le pire est le bonheur. Juste envie de lire. J’ai envie de voir ma fille mais n’ose pas la rechercher. « Je suis un imposteur. Le véritable auteur est M. Robert Laffont, qui refuse que son nom figure en couverture ».

Ne rien attendre de l’Autre-de-Longtemps.

Faire la roue devant une Femme Nouvelle.

T’as pas l’air con, manteau, voix brumeuse étudiée.

Briller. Faire silence. Comprendre les colères de son père. Il n’était pas faible. Il n’était pas. Nous nous tournons vers la baise, la cogne. Déclarer la guerre à ce que j’écris. La tête du vautrin lancée de droite à gauche, Écoute de soi-même n’est pas mauvais jeu. « Un peintre ne doit réfléchir que les brosses à la main ». Dépasser l’artisanat ne s’improvise pas. Écouter sa voix ne garantit rien. Tout noter, pas mieux. La bride à l’imagination, pas davantage. Le temps devant soi non plus. L’obligé. Le mécanisé. « Azay merveille d’équilibre ». Mais sur mon dessin ça va se casser la gueule… Nos livres seront nos cadavres. Le dessin s’accapare Azay. À notre avis nous ne rêvons plus. Voici trois heures que j’écris. Pas ça non plus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Haines encloses

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COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

HAINES ENCLOSES


Le vieil Adam, agenouillé de dos, pleure au fond de sa caverne. Son torse est nu, ses cheveux blancs sur les épaules. Il jette les bras au travers d'un brancard à même le sol. Je suis celui qui gis, pleuré par mon père, jambes brisées.

Eve assise sur une pierre mâche indéfiniment du filament de viande. Elle parle à son maître à travers ses mâchoires serrées. Ils ont brisé les membres de ton fils. Ils nous ont relégués sous la voûte. Tel est le sort des traîtres.

De mon brancard j'invoque le secours de l'Ange : « Gabriel délivre-moi d'eux, qui m'ont fait tant de mal.

Je te purifierai dit Gabriel.

Depuis longtemps Caïn mon frère nous abandonna pour mesurer la face du monde – et l'ange nous mena au voisinage du désert de sel nommé Dasht-i-Kévir. Partis chercher de l'eau dans cette immensité, Adam ni Eve ne reparurent jamais ; je n'éprouvai ni haine ni remords. Gabriel qui sans cesse volait au-dessus de ma tête me dit :qu'ils seraient refondus au brasier pour de nouvelles incarnations.

« Ta faute désormais » ajouta-t-il « pourra s'expier. Faute immense assurément, mais non plus péché ; tu ne sentiras plus au ventre cette morsure dégradante.  Relève-toi. » Je fus guéro, et l'ange fit sur mon front une onction de salive, de la largeur d'un pouce, et je fus transporté. Où étais-je ? L' Archange répondit : « A Tanger. Tu trouveras là-bas la Liberté, que les Grecs appellent Elefthéria. » Quand je me suis éveillé, les hommes sont venus m'arrêter.

 

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

 

CHAPITRE UN – LE CANCER DE LA GORGE

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Ils m'ont enfermé sous la terre. Le monde autour de moi. Kragen me hait profondément. Je ne puis le supporter cet homme que séparé de lui par une planche horizontale – l'échiquier. Häszlich signifie à la fois « laid » et « haïssable » ; ce sont les enfants qui assimilent le moche et le méchant – je suis un enfant allemand, ich bin ein deutsches Kind, depuis plus de cinquante ans. Quelques mots sur Kragen : il est grand, même assis, dans notre cellule. Son âge est le mien, il meurt lentement, mais survit, un trou au creux de la gorge : le souffle va et vient, la cicatrice autour de la canule palpite rouge et gris, sous l'ampoule disciplinaire et nue. C'est par ce trou qu'il renvoie la fumée que ses lèvres rongées, au-dessus du col, aspirent.

Nous partageons la même pièce souterraine ; jadis notre patrie fut asservie par une race supérieure : ce peuple bien bâti, nous lui vouons une haine séculaire. C'est lui qui nous contraint à l'enfouissement. Et je n'ai rien commis, que de naître. « Mon temps, dit Kragen, est compté. » L'orifice respiratoire empeste l'iode et le goudron. Le sang. Kragen tire sur ses maïs aux embouts cartonnés, entre le pouce et l'index, et projette la main devant soi, d'un geste exaspéré ; la fumée lui sort par la bouche et le cou. De mon côté le mur souterrain reste nu – mon lit tout plat, ce bout de miroir au-dessus, la carte du Wisconsin. De son côté une profusion de petits meubles noirs, contournés, d'usage indécis, parmi lesquels titube sa carcasse cancéreuse.

« Je dois choisir mon successeur » dit-il, je réponds « Tu as fait ton temps. » Il règne ici un manque total d'aération. Si j'étais autorisé à sortir, là-haut, en surface, je rapporterais de l'air, entre les plis de mes habits, entre mes paumes rapprochées qu'il viendrait laper.

Permission

Prochainement, je verrai le jour.

Je tourne et retourne dans ma main le bristol d'invitation.

INVITATION AU JOUR

Qui peut dire ce qu'il en est d'un homme, et des pensées que vous levez en lui ?

J'ai plu à Daniel Tag, le chef. Qui me convie très vite à sa table, « en vue d'adoption distinctive ». « Adoption » ? ...Deviendrais-je Présentateur ? Dissimulons... Kragen me voit... Je hume à grands traits l'odeur du bristol : un estuaire à marée basse – et sur l'imprimé, le secrétaire ou un enfant a gravé le carton d'un profond sillon de stylo bille. Kragen tousse. Le progrès de son mal entrave sa

parole ; il m'accorde à présent de changer moi-même sa gaze. Je me retire ensuite, sous monpetit bout de miroir. Il n'existe pas le moindre Bordel dans ce royaume souterrain – où je me rendrais fréquemment, si j'avais l'argent : ce sont les seules relations que j'imagine avec les femmes – car mes passions vont aux hommes, seulement, jamais je ne m'y plierais. Croyant, mais non pratiquant.

Je ne suis pas seul de cette espèce. Sans presque voir le soleil. L'invitation précise : Midi douze, aux Voiles. Ils sont venus me chercher. Kragen ne m'a pas regardé. Mes yeux n'ont pas été bandés. Je suis monté en surface par les voies naturelles. Parvenu sur le sable, humant à pleins poumons les effluves de la Seine - au loin passaient les voiles régatières – j'ai senti l'iode et la vase. Daniel Tag m'attendait : une longue table ovale ornée de têtes inconnues, vue par la véranda sur le Fleuve, auquel ma place réservée tourne le dos. Je résister à l'enivrement - ce grand air de vase et de vent ne dilue pas ma haine. Daniel Tag se lève à gauche en fond de table : « Par loi de succession, je vous demande d'accepter » - ici mon nom – je me lève et m'incline, ils me regardent tous en parlant d'autre chose. Daniel Tag poursuit d'un ton monocorde et nasal, j'entends « mérites », « Kragen », « état de santé ». S'il ne m'aime pas ce sera plus facile. Me rasseyant j'entends nommer juste à côté de moi Jérémie qui boit sa bière avec de gros yeux bruns et du ventre ; je ne suis plus sensible aux charmes des femmes, qui s'en croient toutes. J'éprouve une apaisante absence d'espoir. Une si éternelle jeunesse de l'homme, ce poids que nous acquérons tous lorsque la Mort à nous s'adosse : voilà comme il faut aime ; dans cette bouffée d'amour Dieu merci sans retour je trouverai prétexte à refonder ma vie, mon souffle, afin que de ma tête aveugle je refende les flots de mes haines. Tout au long de ce repas de fruits de mer je me suis efforcé de me mouvoir avec naturel, absorbant ce léger blanc d'huîtres sur la vase de l'air, mais à mon désespoir trop vite s'échappe mon corps et ma rapide ivresse attire l'attention de tous : mes amours sont malheureuses.

Quelques bouffonneries radiophoniques m'auront sans doute acquis les faveurs de Daniel Tag. Sourire étiré de requin. Le miroir mural me renvoie les convives au fond du tain bruni, ballons flottants agitant les mâchoires et parlant – je m'arrange toujours, sous terre ou en surface, pour trouver, vis-à-vis, un miroir . A côté de Jérémie, je me laisse couler dans mes creux confortables, et je pousse en secret de petits cris de chien - progrès indéniables : j'étais naguère infiniment plus niais devant l'amour ; Jérémie tourne vers moi vitreux comme ceux des lions lorsqu'ils ont sailli, sa respiration est forte. Devant lui les canettes vides se tapissent à mesure demousse et de salive. J'oublie qu'aujourd'hui le Clan me reçoit, qu'il s'agit de ma seule et dernière chance – tandis que je m'épuise à gagner les yeux seuls de mon protecteur - sitôt dégrisé je devrai retourner à mes haines. Devant moi les huîtres que je gobe font de dérisoires pyramides. Boire encore. Le rythme de mon sang se brouille. Perceptions. Sentiments. Le véhicule qui passé le repas m'entraîne en ville emporte dans mon ivresse la résolution de ne rien attendre. En bas, sous la terre, nous ne connaissons pas les femmes ; c'est un trou permanent au creux de la poitrine - les femmes nous foutent à la porte, voilà – le dire comme ça.

Daniel Tag pilote. Les Hommes de Surface et moi pénétrons dans les entrailles d'un immeuble. Un couloir sombre où donnent des portes opaques, étroites, cirées. Nous nous suivons à touche-touche sous les veilleuses. Tag, cheveux tirés laqués, pèse sur un bec-de-cane en bois. La réunion dans la pénombre tourne à la beuverie. Certains se déshabillent. Je m'en vais. Je suis arrêté.

 

X

Je suis conduit au troisième niveau d'un bâtiment de métal vert, au bas duquel règne et conspire Pomarès, portier, cerbère, œil torve et vitreux. Peau bilieuse : cancer de l'estomac. A présent prisonnier sur terre, prisonnier sous terre - non pas combat, mais condition. La ville s'appelle T. Le corridor d'entrée s'ouvre sur la rue par un vantail battant, vitré, vibrant sous le Vent d'Est : sept jours de file, à vos tempes, l'été, sans relâche, cette infinie tension métallique - le sirocco prend le relais à grandes charrois de sable roux. Les jours sans vent sont un four. Cent mètres de la mer et c'est le four. Sous le vantail battant mal appliqué le moindre souffle houle repoussant puis relâchant sans trêve au ras du sol les volants de caoutchouc dans lequel s'incruste le sable crissant, quand il ne file pas s'amonceler en tourbillons mourants jusqu'aux angles du fond.

Le mur de gauche où s'ouve l'accès aux cages supporte une longue rangée de boîtes aux lettres, paupières basses, bouches abandonnées ; celui de droite est plaqué de miroirs biseautés qu'écartèlent de gros clous plaqués or. Le bras qui pousse le battant interne déclenche une seconde grande aspiration qui suce l'âme. L'immeuble a pour non Baalbek ce qui me terrorise un bref instant mais les gardes impatients me tirent vers le haut ; la seule fraîcheur, le seul répit remontent avec nous l'escalier, aux lourds montants de fer engagés sur cinq étages dans la céramique. La cage d'escalier présente des marches à carreaux blancs et vert pâle. Une porte cirée haute et mince s'entrouvre à l'entresol : « Tes gardiens, les Drüften ». Deux vieux Flamands, homme et femme, tous deux très laids tout couturés de longues rides, au fond desquelles vrillent quatre petits yeux gélatineux. Le couple cache mal derrière soi ses meubles bas et bon marché ; sur le sol de cuisine règne une superposition de journaux pisseux où se prélassent d'affreux chiens. Ils me flairent et se recouchent ; relent tenace et contre-jour. Lèvres avalées devinées de l'homme, lunettes rondes de l'épouse et nez luisant. Troisième gauche. Nous montons tous : mes deux gardes et moi, les Drüften en croupe.

L'escalier blesse les yeux de son éclat, à deux volées inverses par étage. Les paliers intermédiaires exhibent la même porte étroite où l'on accède l'aile opposée. Parvenu d'une cellule souterraine à cette autre, en hauteur, je découvre mon codétenu, trapu, le front bas, le poil roux : Dorimon. Sa voix est rauque. Seul avec Kragen en bas, seul ici. Deux gorges rêches, deux haines sans écran, ce rouquin, sournois, les lèvres au rasoir, l'œil glauque et vitreux, par-dessous : je gagne au change. D'ici trente ans je le découvrirai quoi qu'il advienne, dehors, indépendant, la paupière battante et l'échine voûtée dans l'embrasure de sa porte, et je ne le reconnaîtrai.

Tant d'années lui auront plaqué, dartré le crâne, il sera veuf, entre deux internements d'office. A présent, ce jour de décembre 52, Dorn ou Dorimon m'accueille en maugréant, à reculons pour me laisser entrer, poussant de brefs grognements de gorge : « Bienvenue ». Nous occuperons lui et moi deux pièces de part et d'autre d'un corridor au fond duquel s'ouvre la salle de bain. La première nuit je pose sur le sol un matelas, un drap : « Tout sera prêt chez vous, mettons – demain. » Les gardes s'en vont. Dorn ou Dorimon baisse la tête en se frottant les mains : «  ¡Feliz Navidad ! Je parle espagnol, allemand, français. » Sur le coup de minuit, les Ibériques descendent en masse dans les rues, pour la dernière fois avant l'exil.

Une sirène couvre tout Tanger, tandis que la Casbah reste obscure : mon récit n'en fera plus mention. A minuit, trois chapelles perdues dans la ville européenne recueillent une poignée de vieillards perclus des deux sexes, et la population profane, gorgée de victuailles, déferle Cours de France, au croisement de notre rue. Tout le restant de la journée, tout le soir, je les avais passés dormant, à même le matelas. Et le soir même, penchés aux fenêtres, nous avions vu défiler sous nos yeux le monde libre, ivre, soutenant à deux frères leur cadette de quinze ans hurlant et vomissant, et lorsque tous les Andalous se durent renfermés, la tempête éclata.

Dans leurs caissons de bois, nos stores claquent à s'arracher - le vent figurant le cri étranglé continu d'une femme en couches, et l'anémomètre bloqué à 220 kmh. Il y eut des inondations. Des gens moururent qui n'auraient pas dû, persifla Drüften : «S'obstiner à construire à côté du fleuve ! on le leur dit pourtant ! » Sifflement strident des martinets tout le lendemain. Plus jamais je ne revis la foule de Navidad Cinquanta y Ocho. Tous les Andalous s'enfuirent et ne revinrent plus. Lorsque j'enroulai nos stores à l'aube, j'aperçus vis-à-vis, barrant tout, le mur ocre rouge d'un vaste immeuble, fendu par quantité de meurtrières étroitement vitrées. .

 

X

 

Quelques jours s'écoulant révélèrent, ici comme en bas, l'impossibilité où je suis à présent de relater nos existences prisonnières : activité nulle, société nulle. Je ne communique ni ne parle. J'ignore à quel nombre mon peuple se monte, soupçonnant les autorités et gardiens de s'être ligués pour nous laisser dans l'ignorance de nos forces.

 

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Cependant, loin dessous :

Profondément gît toujours l'ancien codétenu Kragen, compagnon dans l'agonie. Ceux de l'Ingonnen, ceux de l'Autorité, n'acceptent l'amitié que si l'un des deux meurt. Les femmes ici n'ont ni lieu ni place, nul accès ; ce sont aux carrefours d'éphémères contacts de pénombres – chuchotements d'humains gardés. Kragen mort – à supposer qu'il meure – je craindrai à mon retour l'imposition d'un compagnon trop jeune – ce qui signifierait « C'est bientôt à toi de partir » et l'on m'inhumera plus loin, plus profond, enterré deux fois .

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Sous terre encore :

La condition, la qualité de prisonnier sous terre développe comme chez l'aveugle une lucidité, l'acquiescement. Est ce qui doit être. Es muß sein. Pas de tricherie. Le soubassement. Toi

qui sors à présent par les rues, dans le vent, toi qui remets à Jérémie-Aimé la maquette de tes ondes sur indication et recommandations de Daniel Tag, n'oublie pas. « Une bande enregistrée de « Lumières, Lumières » - ma référence. Qui m'aura coûté tant d'efforts, j'y aurai tant et tant travaillé - qu'à présent je n'y tiens plus. Kragen l'apprend, il en conçoit de la jalousie : « Devras-tu remonter en Surface ? » Quelques mots encore sur Kragen : il occupait parmi son peuple de faux-jour la fonction si enviée de propagateur, dans un studio aménagé, Unterirdische Rundfunk, la Radio Souterraine ; cette pièce enterrée de métal transmet la voix de notre peuple.

C'est pour moi de la part d'Ingonnen une faveur insigne, malgré la censure. De 16 à 20h.

Le peuple souterrain

Je suis redescendu revivre chez les mien, et je comprends pourquoi chacun s'imagine seul, privé de toute possibilité de communication, comme les chiens enclos dans les jardins de maitres – ils se répondent cependant de loin en loin par-dessus les haies vives, par leurs salves d'abois désespérés ; le seul espoir de tous ici est de se concilier les bonnes grâces d'un humain. En vérité, nous ressemblons à ces races maudites domestiques vivant et ne survivant que dans l'attente et l'adoration ; ainsi les chats ne peuvent-ils supporter le moindre contact avec ceux de leur race : ils les griffent et les pourchassent.

Jalousie de Kragen

Je suis nommé nouveau propagateur au fond des terres et j' aboierai dans le micro de mousse noire. Nul ne répond jamais à l'animateur. Aux chiens fichés en laisse tenues par les chefs d'En-Haut, loin par-dessus nos échines osseuses (Daniel Tag). J'accompagne Kragen dans le studio. Il maintient sur son cou son carré de gaze, et les couloirs sont pleins troupe : «Passez. » L'antichambre d'abord aux murs garnis d'affiches, dont la femme accroupie nue de dos devant le Christ en croix ; au micro je dis touche pas à mon sexe, les techniciens rient.

Le lendemain soir je diffuse ma première émission.

Pourquoi je suis entré en bonnes grâces : retour à l'avant-veille, en-surface 

Jérémie habite à T. une loge désaffectée ; par devant s'étend l'herbe sale, sous de grands arbres souffreteux, parc négligé depuis les guerres. Pour lui j'escalade le portail de fer, je passe le contrôle dans un bâtiment trapu, éclairé de petits points vifs, « La Salamandre ». Jérémie n'aime pas les hommes ; chez Daniel Tag parmi les ombres, avant le passage à la baise en groupe, je n'ai pas vu trace de lui. Jérémie-Aimé loge avec sa femme en guenilles et sa fille de cinq ans : nous n'avons pas, sous terre, de télévision. Jérémie la regarde : trois-zéro, mi-temps. Il me passe une bière en boîte - « Pose ça  là, sur la table » - c'est mon enregistrement sur les serviettes au jaune d'œuf. Jérémie me regarde, bovin, ivre. Je sens sur ma peau ces plaques mauves qui passent au blanc par fortes contrariétés ; le reste de mon visage se couvre de duvet, le sang monte à mes joues.

 

Sous terre Kragen et moi formons un saisissant contraste (il pense à d'autres choses). Il m'a choisi pour compagnon parce que mes yeux sont rouges et mes paupières vulnérables. A son insu souvent je m'examine : ma gueule. On nous relègue sous un coin de terre, comme des morts pour ceux d'en haut - « ce que je ne crois pas dit Kragen ; les mots que tu lis devant ton micro portent chacun deux sens : le premier pour les maîtres qui meurent un jour, et seront expulsés ; et l'autre sens, que nous seuls comprenons. » Je comprends que je suis sacré, mais c'est malgré moi. 

 

Beuveries et pétards

A minuit la sirène en surface déploie ses ailes veloutées. Les trompes rauques du port braillent en répons aux klaxons éraillés, continus, sans répit, de la ville. Mon compagnon me dit qu' « entassés sur les parkings, les Espagnols attendent minuit pile et tout d'un coup déboulent Cours de France. » Des farandoles de soûlards déferlent de part et d'autre en hurlant ; du rez-de-chaussée tendant le cou nous voyons défiler de profil en bout de rue la bacchanale vineuse. Notre gardien sarcomateux nous souffle dans le cou en traînant ses pantoufles et mâchant ses moustaches. Il se laisse tomber sur sa chaise paillée : « Si vous passez le coan de la roue, dit-il, jé vous descends. » Il tient sur ses genoux son PM de démobilisé franquiste.

Nous progressons jusqu'à l'angle pour contempler de bout en bout le Gran Paseo de Navidad. Nous n'éprouvons aucune crainte, car si nous plongeons d'un coup dans la foule, Pomarès ne pourra tirer. Dorimon me dit : « Méfie-toi. Il est con. Il le ferait. »

(Rappel : Kragen est mon codétenu d'en bas ; Dorimon, celui d'en haut. J'alterne. Vous suivez ?)

 

Noche de Navidad

Je revois les femmes accourant des deux bouts du Cours de France, agitant avec frénésie des arceaux de fleurs sur leurs têtes, bras nus, complètement bourrées dit Dorimon. Au milieu des danses ronfletafond les De Soto, les Ibarretas. Les machos borrachos passent le corps jusqu'aux couilles par les vitres, arrachent les roses en s'écorchant le front, claquent le cul des moukères qui les traitent de cocus et de maricones. Cavalcades hurlantes, imbibées, pétards, éjaculations de Campo Lasierpeà la régalade, les hommes sastiquent la zambomba, calebasse trouée d'un bout de bambou qu'on branle à plein poignet, qui grince jusqu'aux dents.

C'est le seul soir où Dorimon rigole de l'année. Je revois cette grosse pucelle vomissante sur sa robe à volants, raînée, portée par ses frères qui la soulèvent par-dessus chaque massif de fuchsias - « Ce ne sont pas ses frères ! - Tienes razón ! dit Dorimon – deux détonation sur nos têtes ¡Pomarès !...¡ Pomarès ! - T'es fou je dis- nous regagnons nos places en bord de foule, les mains dans le dos comme deux braves types qu'auraient jamais profité de l'occase, la jeune dégueulante a disparu, la folie rompt les chaînese, l'air est très doux puis le vent souffle et les femmes pour une fois dit Dorimon rabattent les jupes, les bourrasques forcissent, nous humons trois quarts d'heure les farandoles bestiales des exilés qui soudain se débandent, le vent cette fois rabat les robes sur les têtes, bites et foule refluent l'orage éclate sur les plus tardifs.

Dorimon et moi, certains d'une prompte retraite (la cellule au troisième, derrière) sommes demeurés pour tout observer : les derniers clowns, parmi les confettis, pourchassent leurs cônes de tête sous les coups de vent. « On rentre ! » crie Pomarès de sa chaise, au pied de l'immeuble ; le cerbère se met debout, tape au sol ses terribles pantoufles et tire son siège par le dossier, PM sous l'aisselle. Nous escorte par l'escalier jusqu'aux Drüften, homme et femme, qui nous remettent nos clés : « On vous a fait confiance ! - Allez chier, répond Dorimon - puis, à voix basse : que ce vieux con de Pomarès n'est plus  foutu de quitter son pas de loge. « Mais il est malade », ai-je répliqué, « verdâtre ! il va mourir !

« Pour sûr », dit mon codétenu - franchissant les derniers degrés, je le reluque de travers : bien des années plus tard, j'en ai la vision soudaine, cet homme engloutira bière sur bière en compagnie de son épouse Elisabeth que je ne connais pas, destinée à crever d'un cancer au cervau CASUS INOPERABILIS de la taille d'une orange et l'éblouissement s'en va, derrière nous la porte se referme à double tour, tandis que le Vent d'est (trois jours, sept ou neuf) secoue déjà les stores pris dans leurs caissons comme des morts épileptiques - Dorimon se fourre au lit, je reste contre les carreaux, les cartons volent avec les tôles en pleine nuit sous les réverbères aveugles ; sur une borne dans les bourrasques deux clebs copulent en titubant, je me couche sur le duvet de sol, honteux de bander.

Mon codétenu se tourne en geignant sur sa couche et je descends les stores dont la manivelle rue à me briser le poing ; les lattes libérées tour après tour branlent dans leurs glissières avec un vacarme croissant, ça bat, ça hurle - ta gueule je dors vocifère le Veuf qui ronfle, et le vent se fait immense - je vois d'avance Dorimon, Elisabeth, roulant sur les canettes et vomissant l'alcool - je me suis relevé dans le noir. Le lendemain dans le ciel dégagé les martinets sifflent toujours en battant des ailes dans les coffres à stores, ils rebâtissent leurs nids. Nous avons appris que les cuillères d'anémomètres s'étaient bloquées à 235 kmh, 45 habitants de Soukh-Oumar ont disparu dans l'oued - « On le leur dit, pourtant que c'est inconstructible ! on les aura prévenus c'est bien fait pour leurs gueules. »

 

Sous terre : éléments de réponses

Dans l'antichambre souterraine où je demeure prisonnier, j'observe au mur le poster mal collé, rayé noir et blanc par le store. Je distingue Madeleine agenouillée de dos devant le Christ en croix ; Jésus dans un rais de lumière lève au ciel un visage figé de plaisir – je reconnais le nez saillant, les pommettes et les coins tombants de la bouche, et Sa hauteur en entrant dans la mort. Quand j'ai fait mon entrée dans la salle aux micros, ils m'ont lâché Liz dans les pattes comme un chien –sans Liz la radio s'enLiz – laide, encombrante, inefficace. Je suis un bouffon toléré.« Reste vivant » me dit mon introducteur main pressée sur la gaze, «inspire lentement, accède au monde » - Kragen tousse - je n'aime pas à mon micro l'humour que je fais.

 

T. (Maroc), sur terre

Les deux Drüften assermentés de surface nous apportent le Plateau Captifs. Cela se mange ; ils ont tous deux passé l'homme la vareuse de gnome à bonnet de mineur, la femme la superposition des jupes. Monsieur a peint ses lèvres en rouge et se dandine, les rides colmatées de plâtre cosmétique, et j'entends en contrebas, contre la porte en bois, les clabaudements de chiens prisonniers. Pour flatter le Vieux nous l'insultons « vieille tante, charogne», et sans répit dans le coffre à stores les martinets s'envolent et reviennent en sifflant, assourdissants.

 

Kragen et moi

C'est face au néant que l'homme éprouve au plus fort sa puissance. Kragen me somme de répondre en me passant sous la torche murale, par-dessus le bar, de petits messages froissés ; il ne peut plus s'exprimer autement, sa gaze autour du cou s'imprègne de bave ocrée : « Définis-moi littérature, dimension littéraire » - ces mots que j'ai toujours aux lèvres. Je réponds qu' « [il est] trop proche de la mort pour savoir. - Tu es facile » répond-il, « facile ». Une quinte le secoue, la gaze mousse, un filet de sang le balafre. Cultive ta haine écrit-il, sauve l'homme. Je pense à Jérémie, grâce à qui j'ouvre mes micros, lançant ma voix dans l'infini des galeries ; mon maître a toute licence d'aller et venir du sol au sous-sol par ce monte-charge des mondes, sur la Terre et sous Terre. En haut sont les chefs de l'Ingonnen, en bas les Enfers - Inferi, Inférieurs.

Jérémie si je m'adresse aux détenus d'en bas passe à pied dans mon dos sur les tapis sans me voir. Lui qui vit à demeure en atmosphère ventilée, avec des femmes en chair qui font des enfants et pochent de vrais œufs ; malaisé de lier connaissance. Dans ma cellule à l'insu de Kragen je me vois au miroir mural : très sale gueule. Kragen se tourne sur son bat-flanc : « Qui hais-tu ? - je pense donc je hais. Il écrit «amour, bâtardise, anecdote et fromage» ; il écrit sous l'ampoule nue, appuie sur le crayon, déchire du papier, passe les feuilles une à une sur le bord de pierre, « le bar » : Sauve-toi seul au moins. Je ne te parle pas de femmes. En effet Kragen ; ne me parle pas de femmes. Je suis très timide mon ami. Tu es plus atteint que moi. Je relis tes mots raturés.

Tu soulignes, comme on barre.

T(ANGER) – PRISONNIERS D'EN HAUT – ME RECEVEZ-VOUS ?

PROGRAMME :

Beethoven ; le violoniste sans talent ; quartier des femmes, la mère de Christian Labotte, « Et t'aimer follement », l'Américaine et son boy-friend : « Elle rase » - Grande et Petite Babette ; Dorimon m'enseigne quelque chose et moi le Cartodep, Jeu de Société.

 

Nous vivons Dorimon et moi des semaines de pluie d'hiver. Plus de sortie même en laisse (Drüften Mijnheer och Madame, Señor Pomarès y ametralladora). Notre rue, Balzac, large impasse, n'a que deux immeubles : nous et le bâtiment rouge en face, vue de dos (briques sans grâce, bouchant la vue, fenestrons décalés par étage en quinconces, meurtrière par où je vois le vieux qui joue du violon sans fin ni talent – c'est un bien patient professeur qui vient deux fois par semaine, pièce nue, pupitre au centre. De chez moi je guette d'en haut, passants poussés par les averses, rasant le cul d'immeuble - pas d'entrée - deux autres chiens qui s'accouplent, peut-être les mêmes.

Crépuscule et masturbation. Deux humains baisent sur une borne, vite, pour de l'argent. « Pourquoi es-tu taulard ? - A ton avis ? » Je n'en ai pas. Je connais son avenir. C'est une grâce qui m'est advenue. Ce sera dès la mort de sa femme. Je ne l'explique pas. Il ne la connaît pas encore. Dorimon passera par l'asile. Chez les fous près de Gap. Inutile que j'en parle. Que je lui révèle. Mes visions plus précises de nuit en nuit. « Pourquoi regardes-tu toujours en bas dans la rue ? il n'y a rien à voir. » En me penchant, à gauche, j'aperçois la lisière du terrain vague et de la ville, où s'achève notre rue Balzac. Dorimon me déplie des projets d'urbanisation, les rues en pointillés déjà baptisées : des crêtes poussiéreuses pour l'instant parcourues par les ânes, entre les fondations carrées qui se remblaient pluie après pluie. « L'argent manque » dit-il (d'après les journaux fournis avec la soupe : Echos de Tanger – pour moi Les Nouvelles d'Alger ; il s'étonne parfois de mon ignorance : « Je suis enfermé Dorimon, sous la terre comme ici. » Il ne répond pas.)

Un gosse à poil au crâne ras monte au galop le talus raide, une pierre acérée frôle sa tempe à une ligne de la mort – il détale en sanglotant - « Comment es-tu venu ici ? » - j'esquive ; à vrai dire nul ne sait pourquoi on l'enferme.

Quand Dorimon ne lit pas Les Echos il se muscle ; se coince un Bullworker à coulisse dans l'épigastre et pompe d'en bas sur l'angle supérieur du chambranle. Puis sur le ventre. Il transpire. Me tend l'appareil, je décline. Je lui enseigne un jeu de société de mon cru : le Cartodep ; une carte de France départementale, 52 cartes, deux dés. But du jeu : s'étant chacun approprié un bout de territoire intitulé département, cerner celui de son adversaire en annexant, par une série de coups de dés, les départements limitrophes, jusqu'à étranglement total, sans oublier de se préserver des attaques de l'adversaire. Avantageux : la Côte-d'Or, la Dordogne, sept départements limitrophes. Dangereux - le Finistère : bloqué le Morbihan, bloquées les Côtes-du-Nord, Quimper asphyxié capitule.

Nulles hostilités par voie de mer ne seront envisagées.

Pas de secours de l'étranger.

Moi j'aime bien les guerres civiles.

Le « go » c' est la même chose. Mais sans la guerre.

Par la meurtrière en face sur trois rangs, percées dans le cul de l'immeuble en briques – par l'une d'elles sans rideau – toujours le même spectacle. Situation :

« Un petit homme ordinaire dans sa pièce nue joue du violon debout deux fois par semaine devant son pupitre, près du même professeur immense, blond et patient, reprend sans cesse les mêmes mesures. Nous n'entendons rien d'ici. Obstination, lassitude et résignation : les efforts de l'élève restent. La leçon terminée, les deux hommes s'en vont ; la pièce reste, sans autre meuble que le pupitre en cuivre sur le parquet brun.

Ma chambre donne sur la cour fermée de trois côtés ; le quatrième, par-dessus le mur, sur un terrain vague, poussière et chardons, et si je penche cette fois la tête vers la gauche (balcons verts, volets clos) j'aperçois en oblique les fenêtres de Vrouw en Mijnheer Drüften, nos sénilesgardiens. Et leurs trois chiens demeurent silencieux.

 

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Rapport courant sur nos incarcérés de Dessous-Terre

Daniel Tag (rappel : chef, cheveux blonds plaqués, lunettes métallliques) : parle de communication ; de concorde. Je hurle au micro, vu de dos par la vitre intérieure. Je chante. Liz mon auxiliaire, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

HAINES ENCLOSES 14

 

 

 

piquante et haïssable, ne me hait point pourtant. Juste sa sale gueule, c'est tout.

L'émission de ce jourportera sur Biély, auteur de « Petersbourg »: « Uneœuvre « fulgurante », «décalée», « toute en haine rentrée », « boursouflée d'incessants calembours » - Liz dans mon dos, abat les lourdes tâches imposées par le chef. Sans Liz, la radio s'enLiz – mon slogan paraît-il n'a pas plu.

 

X

 

Retour en surface. Matinée de soleil, tous les matins soleil. Nous sommes secoués de cuivres par les fortissimi du Troisième Mouvement : l'Américaine encore, Daïena, toujours ignare, face deux avant la face un (Fifth Beethoven's Symphony) je me lève, me lave, m'habille, sikonomè, plinomè, dynomè; par les fenêtres ouvertes côté cour je vois la sexa platinée, ridée, svelte, les mains veinées diaphanes sur le balcon vert : « John ! John ! » - éphèbe dont j'entends de loin dans l'ombre les protestations excédées, précieuses et nasillardes au-delà des plantes vertes : just coming, dear ! just coming ! Et tout ce temps que nous vécûmes prisonniers rue B., Dame Diana, nouvelle reléguée, chaque matin s'est obstinée à inverser les faces A et B de son microsillon, direction Carl Schuricht : deux derniers , deux premiers mouvements.

Nous ne serions jamais descendus lui révéler, pour nulle chose au monde, à la Vieille Pathétique, son manque de sens musical – comment ne pas se hérisser sur cette fausse ouverture absurde quatre fois sol aux trombones ? … la symphonie la plus connue au monde... Obligeamment les Drüften nous informent : « Diana Valdez, Américaine d'origine argentine, se fait tromper par son Johnny : chaque chemise offerte se fait reluquer le soir même dans une boîte à tantes, sous les sphères tournantes. Plus bas la Veuve Biotte, ou Biord, 36 ans, qui dès l'enfant couché se touche en douce à sa fenêtre, sous la rambarde verte du balcon. Dans l'aile en retour je vois juste en face, accoudé, les parties de cul d'un homme et d'une femme dont le cadrage découpait pieds et cuisses imbriqués, dans les éclats de rire, et la musique fait :

De t'aimer-er follement / Mon amou-hour

De t'aimer-er follement / Nuit et jou-hour...

 

 

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

HAINES ENCLOSES 15

 

 

 

Subway-Studio

Mes lèvres collées à cette boule de mousse noire.

(« Nous allons lui jeter ») - la femme dans les pattes.

Le Chef Daniel se fait pousser le bouc, pointe pékinoise, traits tirés, teint laqué, lunettes étincelantes: « ...vous présenter Liz ». Une femme sous terre comme j'en voulais tant, moricaude et vierge, touffe hirsute aux tendons adducteurs jaunes et raides en pattes de poulet. Perpendiculaires à l'axe du losange et qui blessent. Daniel Tag me désigne la table de mixage, ses curseurs dans leurs glissières. La bouche de Liz maquillée «Vieilles Guignes » Old Mazards pourpre et fripé au fond d'un bocal. Prolixe sur l'accessoire électronique et succincte sur l'essentiel - je ne comprends ne comprendrai pas grand-chose «pourtant c'est évident » répète-t-elle – poser les disques, lancer la voix, je commets faute sur faute.

Derrière moi dans sa cage vitrée Liz disparaît, Daniel Tag m'observe, bonze homosexuel aux tifs plaqués.

 

Surface

Dorimon et moi, on nous prend pour des pédés.

« On » ?

Chacun sa honte.

Deux femmes en même cellule auraient fait moins d'embarras.

Le vieux Drüften, seul, ou flanqué de sa vieille, nous délivre : « Promenade ! » Nous trébuchons dans leurs pas de vieux, pantoufles traînées sous les murs carrelés du Treppenhaus - leurs grands chiens muets descendant derrière eux dans le cliquètement des pattes et les mugissements du vent, queues dressées – il nous remet sur le trottoir au Portier Pomarès – Verdoso, Verdâtre, qui nous accompagne PM au poing, ce matin Beethoven m'a tiré violemment du sommeil – premier mouvement, premier mouvement you ignorant woman ! - Dorimon parle sérieusement de nous tuer «Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? - Señor Pomarès, por favor, conduisez-moi chez le marchand de musique » le portier prend son arme.

J'ai fait l'acquisition de la Cinquième que j'ai passé à toute force à la fenêtre de la cour, dans le bon ordre– puis la Sixième et la Septième, que j'ai achetées moi aussi.

 

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DOUBLE PEINE 16

 

 

 

Transfèrement

Sous terre je dors douze heures sans relâche dans une alcôve en pleine paroi – enfeu : « niche funéraire à fond plat pratiquée dans le mur d'une église afin d'abriter un tombeau - les plus beaux se trouvent à St-Mer(d) (Corrèze) » - en vérité sous terre je vais bien. J'étouffe et c'est bon. C'est à l'heure du coucher sans soleil – extinction des feux ! extinction des feux ! - que je me sens soudain pris d'une irrépressible exaltation. Je mourrai en faisant des projets. « Tu es un peu jeune » dit Kragen (canule trachéique, gaze tachée de sang voix rauque) – d'autres près de moi rêvent depuis l'enfance, ils se sont brodé une immense fresque : personnages récurrents, variantes, séquences dédoublées – puis s'endorment.

Ils se repassent les mêmes épisodes et dorment.

Sous terre, juste ma journée. Ma sainte journée. « L'examen de conscience » dit le chrétien – au fond de galeries où Dieu sait bien que je ne vais jamais. Rien de tel qu'examen de conscience pour rater sa nuit. Liz m'espionne dans mon dos derrière la vitre. « Secrétariat », « Studio », « Personnel autorisé » : les espions entravent les guerres dit-on ? mais nous avons été vaincus. Liz est une vraie femme, tout sexe et ongles. Je parle d'elle au soir, sous le flambeau qui charbonne : Kragen ne peut presque plus se mouvoir ni parler, me passe ses messages sur le mur intérieur à mi-hauteur en ciment juste sec : c'est sur ce rebord de barman que nous plaçons parfois l'échiquier, le Schachbrett, pour de longues, interminables parties (dont nous notons le soir les schémas sur papier froissé).

Kragen s'exprime peu pour ne pas expectorer à grand-peine et douleur les glaires pulmoniques de sa gorge râpée, trouée, sanglante. Il rédige à la plume ses petits billets, d'une écriture tremblante et grêle. Aux échecs la règle veut que trois fois reproduites, les mêmes positions entraînent partie nulle nous le prononçons en même temps.

Kragen regagne son fond de cellule et par gestes cérémonieux change la gaze de son cou. Sa respiration siffle et je me détourne. Avant la nuit, réfléchir à tout cela. Sous terre je me souviens d'au-dessus. En-Surface je vis dessous. C'était dans la fournaise optique du carrelage - les murs, le sol des corridors, les marches et jusqu'aux contremarches – du carreau blanc dans la lumière – nous avons croisé, Dorimon et moi, ce jeune homme malingre, efflanqué, menotté, deux gardiens de part et d'autre l'acompagnant de front – gare, gare ! - en plein jour ou de nuit captivité partout ; le jeune homme là haut leva sur nous son regard.

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DOUBLE HAINE 17

 

 

 

Le vent se remet à houler. « Au-dessus de vous on a logé toute une famille. Ils s'engueulent, ils traînent des meubles. » Le vieux Drüften tend au plafond son index merdeux : bruits de pas, homme et femme (ces derniers plus pressés) - « Ils n'ôtent pas leurs chaussures ! écoutez ! » Il se lèche les doigts. Le père de famille pianote La méthode rose. Il engueule ses gosses : « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier !  - Vous entendez? » Drüften ridé comme un vieux con rabat le couvercle dentelé. Au-dessus c'est le lit, c'est l'armoire qu'on traîne. Le plafond tremble. Ce n'est pas le moment murmure Dorimon de revendiquer. Le lendemain le Drüften, hilare, nous fait mener aux femmes dans le grand immeuble rouge. S'il n'avait rien dit, râle Dorimon, jamais je n'aurais entendu les voisins – le piano, Jean-Pierre, Marie-Paule - par bonheur le vent se lève chaque soir ; nous enveloppe, estompe nos souffles, car désormais nous dormons côte à côte, habillés, raides, sans nous toucher.

Les soirs où le grand air circule à 120 nous restons pétrifiés, les yeux grands ouverts, sous le tonnerre itinérant de Gibraltar, hurlements éternels du fils d'Alcmène forçant à coups de pieds l'isthme d'Afrique. Le lendemain, nous le savions, le 33t. ee Beethoven éclaterait une heure plus tôt que de coutume. Face 2 d'abord...

 

Droit de visite

Nous sortons du BALZAC, le cancéreux Pomarès dans les reins (P.M) jusqu'à l'autre rive, à travers vent. Vitrines frémissant sous le blanc d'Espagne, borne fixe où les chiens de nuit copulent. Contournant le pied de l'immeuble nous franchissons le porche houleux, sous son architrave de marbre. Pomarès nous place dans l'ascenseur, j'entrevois dans cette mécanique d'innombrables possibilités d'évasion. Dorimon ne songe pas à fuir. L'ascenseur donne directement dans un salon de femmes ; Dorimon s'empare de la plus charnue qui l'entraîne derrière son rideau sur un coin d'édredon. Ma pute à moi devient mon amie, d'emblée : j'adore ces femmes. J'abaisse le haïk et lui prends les deux seins, fermement.

Elle me fixe, je suis curieux, elle bat de l'œil, mon bras retombe, nous nous sommes assis, je ne sais plus de quoi nous avons parlé. Pendant ce temps de l'autre côté des tentures les secousses révèlent l'accomplissement de l'Acte : ma pute et moi baissons la voix, je relève le bras vers sa boucle d'oreille : «Un souvenir ! - Tu rêves, connard. » Je me suis emporté - l'abstinence, vous comprenez. J'ai voulu arracher la boucle et le collier, elle s'est défendue, Dorimon sort en se rebRainiertant, je n'étrangle personne, les deux filles ont remis leur voile, plus tard la mienne a prétendu que je l'avais serrée, c'est faux, Pendant trois jours Dorimon fait la gueule, jusqu'aux vieux Drüften, les gardiens, qui se méfiaient, leurs chiens grondant, franchement, c'est exagéré.

 

Sous terre. Jérémie, moi. D'autres femmes.

L'Ingonnen obtempère aux réclamations : l'intensité sera augmentée, afin que Herr Kragen, Monsieur Col, agonise dans le confort. Chaque jour au QG Souterrain d'Emission, Liz entre dans mon dos, le gros Jérémie me salue, sent la bière, je capte leur reflet sur la vitre intérieure, eux le mien. Je reste sous tutelle et je veux acquérir de la considération. Sinon du gros que j'aime du moins de la femme, Liz. J'écris à Jérémie : « Par l'Ingonnen. Destination Surface. » Je n'abdique pas. Ma prose est noble. Jérémie se dit, devant sa table tachée d'œufs : « Ce type se fout de ma gueule. ». Il écrase son verre au sol. « J'en ai ma claque de ces pédoques qui veulent se faire sauter. » Il décachète : Jérémie, la route s'encaisse – tu ne comprends rien – tu crois à la vie – ton ventre roule quand tu marches » Jérémie lorsqu'il descend sous terre ne me salue plus.

Il s'est payé des lunettes cerclées Sécurité Sociale. Kragen me dit que c'est peu de chose de penser à lui : « Le présentateur que je fus ne sert plus à rien. La vue va lui baisser comme à nous

tous sous terre. » Kragen voit plus loin que moi dans les ténèbres : des formes et de la poussière. A ceux qui lui murmurent « Cet homme mourra de trop d'indulgence » Kragen répond : « Mes solitudes sont immenses. » Il faut lui tenir compte du noir des parois, de la fumée des torches, et de cet étau dans la gorge. Il n'existe pas d'autres existences que lui sous la terre : en vérité, il ne les sent pas . (ce document est antérieur à l'installation de l'électricité au quartier des relégués). Tout homme qui refait le monde - doit souffrir.

 

Surface

Je convaincs Dorimon d'ajouter foi aux prophéties que je lui révèle après nos coups de dés ou les cartes tirées - la règle n'est plus connue que de moi-même et de mon père, qui mourut. Tu épouseras Liz que tu ne connais pas, nous serons séparés - Je l'espère bien dit-il. « Tu auras d'elle deux filles, Diang, Evita. Tu resteras veuf, d'une tumeur cérébrale dont elle sera grosse, dont nul obstétricien ne l'aura délivrée : ce sera de la taille et de la consistance d'une orange. Supposé m'écriras-tu que ta femme ou toute autre personne attrape –ça ne s'attrape pas - un carcinome encéphalique – un temps : évite à tout prix le protocole de Clermont qui prolonge d'un an la patiente au prix de mille souffrances. » Dorimon se tait en frissonnant et nous encerclons nos possessions respectives, piquant au cœur des préfectures nos petits épieux d'allumettes, verts et bleus.

Comme il veut aussi m'enseigner quelques tours, il pousse à toute force le ressort télescopique d'un Bullworker, puissamment calé dans l'angle supérieur de l'embrasure -: à s'en péter le biceps ; et dans le séjour, traînant la table, il m'enseigne les jetés de judo, se recevoir sur tout le plat du bras pour bien répartir le choc. « On épatera les gonzesses sur la plage. - Tu veux t'évader ? » A son tour il prédit : Tu épouseras telle femme, qui te fera tant d'enfants, veuve à tel âge, etc.- selon que je retombe coude à gauche, à droite ou devant ; selon telle douleur, expiration, grimace – contrôle ton souffle. Mais il calque à ce point sur les miennes – irréfutables celles-ci – ses prédictions qu'il me vient pour lui de l'amitié. Alors je me redresse, feignant de vives douleurs.

Puis nous sommes revenus chez les femmes de l'immeuble rouge aux meurtrières :

Les fauteuses de troubles nous dit le garde ont été expulsées.

En effet poursuit la Drüften en se grattant le crâne à grands coups d'aiguille, toute putain se doit de s'abstenir de toute répugnance.

- Sinon saquée, dit l'homme.

- Je suis timide, ai-je fait sèchement.

- C'est elle qui engage l'homme à poursuivre, dit-elle, poussant sa poitrine – l'homme érige, la femme dirige.»

Nous avons remercié notre vieille gardienne. « Voici » dit la Drüften « les sœurs Babis ; ce qu'il y a de mieux. » Nous avons retenu nos soupirs de soulagement ; nos visites au placard masturbatoire se faisaint de plus en plus fréquentes : lequel tenait toute une cloison de l'appartement contigu, vide, sur le palier. Nous y avions accès, Dorimon et moi, clandestinement, à tour de rôle : une clé tombée, subtilisée. Il restait là des meubles et des coussins, et ce placard ou penderie gorgé de livres dont le Traité de Gynécologie, que nous feuilletions fébrilement, l'un ou l'autre, le mouchoir à la main. Nous laissions là nos marques, bien que nous polissions de l'ongle le tirage offset.

Je repérais celles de Dorimon, lui les miennes, et nous évitions de les superposer : misères de l'homme ! Je crus déceler pourtant d'autres souillures : ce bouffe-bran de Mangonneau ne montait-il pas, lui aussi; à l'appartement vide ? exploitant lui aussi notre gisement ? Vers la même époque j'ajoutai aux paragraphes et croquis cliniques un catalogue épais, broché, charnu, de lingeries féminines, que je dissimulai à mon usage – bref, le temps que les sœurs Babis était largement venu.

Ce sont des femmes très soignées, précisa la vieille Belge.

X

 

Babe, 23 ans, brune européenne, annonce d'emblée : « Moi, je ne supporte pas la sodomie. » Ce qui signifia vite que nous ne ferions que ça ; elle rit, nous tient tête et nous engueule : c'est le jeu. Mais nous n'avons jamais pu faire sandwich à trois : l'un prend son tour et l'autre prend patience en observant, de l'autre côté de la rue B. au même étage, nos rideaux translucides. Sous nos yeux successifs, ce sont bien les ombres parfaitement reconnaisables des Drüften, l'homme et la femme, fouillant consciencieusement notre cellule, ou bien, d'un coin de nos fenêtres, fixant les nôtres de ce côté-ci, où nous péchons péniblement par alternance. A l'heure du retour, le soir, posant sur notre table les plateaux qu'ils nous apportent, ils commentent grassement ce qu'ils ont cru apercevoir de nous.

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HAINES ENCLOSES 22

 

 

 

« C'est insupportable » rage Dorimon. Nos vraies difficultés pourtant commencent, dans l'immeuble rouge, avec sa propre fille. Une enfant. Vingt ans ferme. Que sa mère forme dit-elle en l'asseyant sur un pouf de Fez. Assistant aux ébats, tantôt morne et bâillant, tantôt participante du geste ou de la voix. Dorimon et moi disposions désormais tous deux d'inépuisables inquiétudes : au lieu de commenter nos performances, nous formions des projets d'évasion, de kidnappins et de séquestrations. Babs étant la seule femme que nous connussions, croisant dans nos eaux solitaires, nous sommes devenus jaloux l'un et l'autre. « Délivrez-nous » confirmaient-elles, mère et fille ; « traversez plus souvent notre rue - demandez à P. de vous seconder, offrez-lui d'autres armes !

- Illégal, rétorquait Dorimon. Que diraient nos camarades ? - Quels camarades ? répliquait Babs. Pendant que j'allais seul chez les Drüften, à l'entresol, me plaindre de l'exiguïté de nos mouvements, de notre insuffisante culture et autres griefs, Dorimon un jour introduisit les Babs à l'intérieur de notre appartement cellule. Nous les avons séquestrées, sous les yeux fermés des Drüften. La fillette s'enchanta de tout un lot de diapos sur Tanger, Rabat et Marrakech : « montagne et océan », « poussière et or », sur une musique indicible, arabo-andalouse. Nos destinées désormais sans contrôle, une vraie femme qui ne refuse pas, une fillette trop souvent témoin de nos ébats - nous méritions à présent plus que jamais, éclaboussés de honte et de boue, notre Prison.

Que les vieux gardes, que Pomarès, s'avisent seulement d'ébranlent le secret, et nous serions tués, mais nous n'éprouvions nulle crainte. Pomarès tient à la main son P. - M. et nous crache ses insultes sur tout le trajet, de notre cellule au grand bâtiment rouge.La gardienne Drüften traduit à mesure, et nous n'avons rien vu de plus suave que cette écume aux lèvres du geôlier, convulsivement cramponné à son arme, tandis que des joues roses pomme de la vieille s'écoulaient d'une voix flûtée les épithètes les plus ordurières. Mais il ne nous a pas flingués. La fillette pour elle n'a rien compris, et deviendrait folle ou peu s'en faudrait. C'est ainsi que disparurent en définitive, éloignées à tout jamais, les deux femmes, l'adulte et l'enfant, de nos deux vies bousculées par le gardien chef Pomarès qui sacrait en pur castillan vous purgerez double peine - ¡ Ya váis a cobrar el doble ! nous reçûmes alors en pleins tympans – la scène se passait dans l'escalier - la Cinquième, pour la premièrefois dans le bon ordre. L'éclat de Pomarès ayant ainsi retenti jusqu'au dernier étage, il ne fut plus jamais question de raffermir ces liens fragiles COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

HAINES ENCLOSES 23

 

 

 

et progressifs que nous avions tenté de tisser avec les autres prisonniers : dans tout établissement pénitentiaire, les violeurs d'enfants sont appelés ceux de la pointe et mis au ban : voleurs, braqueurs, maquereaux, ont leur honneur. Les pointeurs se font tant violer à leur tour qu'il faut les reléguer isolément, et sans relâche les transférer. Dorimon médite l'évasion. Nos mois d'été s'écoulent.

 

Sous terre, ce qu'ils ont pensé vivre

Ici ni femmes ni musique audibles ou dignes d'amour ; juste ces prétentieux maîtres, qui si nous déplorons de ne pas « pouvoir » nous répliquent « vouloir » ; qui nous enjoignent, nous exhortent, au lieu de remédier à nos douleurs. Monde sans enfants, pourri de Penseurs – comme ils aiment se faire appeler.

Note de service

« Il faut aimer les autres hommes. Tout ce que la régie compte d'animateurs » - il y a en donc d'autres ? ...qui me succéderaient ?« Notre base émettrice fut fondée par suite de la Grande Reddition, pour ne pas écraser le peuple vaincu, et lui laisser Sa Voix sous le creux de la terre. »

 

Trop d'hommes gravitent autour de moi (Kragen est d'un autre registre), que je m'entraîne à ne pas désirer. Tout est prison, souterrains ; chauves-souris, vespertilions, vampires. Je tremble aussi d'inspirer du désir ; celui qui bandera pour moi sera castré. Quant à ceux de mes rêves, je leur ôte le sexe, leur donne force et chasteté. Les femmes ? quelles femmes ? Elles n'ont aucun droit à me dominer. Pas elles.

 

Parole de Liz

On me l'a mise entre les pattes.

« Je hais cet homme. J'aurais voulu rester indifférente. Je l'aperçois de dos penché sur le micro. Toujours incliné. Pas un ne m'ordonne de coucher avec lui. J'ai choisi Daniel, Daniel Tag ; cela me fait l'effet dans le cul d'un rouleau de beurre frais. Quant aux Vaincus, nous les voyons peu.

 

Parole de Philippe Maertens

C'est celui qui vous dit tout :

« Tu t'imagines, Kragen, qu'ils vont me remonter, comme un cheval fourbu, aveugle, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

HAINES ENCLOSES 24

 

 

 

celui de Germinal, englouti sans retour, la sangle sous le ventre. Or voyant Jérémie là-haut sur terre, ses yeux capotés, ses plis de bière sur le ventre, j'avais cru, voici longtemps, flotter avec lui sur un seul fleuve - dis-moi si je mens, Jérémie, dis-moi si je m'y prends bien. Je n'aime pas les enregistrements de moi sur la bande. Si je respirais jusqu'au bout, posément, largement, le gros air poisseux de ces galeries, la sagesse même regonflerait mes poumons. Chacun vit, Jérémie, au-dessus ou au-dessous de soi. Je décris mon amour interdit : barbe orange, des yeux de bœufs élargis par la stout et nageant dans le gras des pommettes.

« Le front haut et borné, le souffle fort. Il ne dit rien (« Wotan, le dieu qui se tait ».) Face Large  Europe sous le sein de l'Ourse – je cherche l'amour dans le ciel - je suis sûr au moins de ne rien trouver -  ...et une Pureté pour le six, une ! »

 

TANGER – Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait d'autres

La chaleur est venue les premiers jours de juin. Les stores et la prison nous protègent. Nous avons peur du jour, l'air chauffé s'infiltre et imbibe la chair et l'esprit. Nous camouflons les vitres encore et rien n'y fait : le chaud s'introduit comme le sable en un cercueil. Le Vent d'Est se lève, brûlant. Dans la rue les Maghrébins portent un linge à leurs lèvres. Pomarès l'Ibérique, cancéreux, ne sort plus. De nouveaux gardes sont venus, en uniformes réguliers. Ils nous parlent du temps, de la « météo ». Ils s'expriment à travers voile, soulèvent le couvercle de nos plats semés de sable- «vous êtes mieux ici » disent-ils ; je réponds que « j'aime [leur] humour ».

Ils nous décrivent les quartiers, dont Dorimon se souvient. Quand ils tournent les talons, Beethoven éclate ; cet hymne devient notre supplice. Nous chantons, sifflons ces mélodies. « Je pourrais les diriger » dit Dorimon. Alors le vent souffle sous les portes et contre les fenêtres, et le sable ne passe plus. Je dis aux gardes : « Le Vent d'Est ne durera pas. » Ils répondent « 7, 14 ou 21 jours. - Nous aimerions sortir. - Quand on aura dégagé les congères. » Je fais semblant de croire à leurs congères. Un jour Dorimon me dit : « Pomarès est mort. Je le sens. » Comment le sait-il ? lui qui ne sent pas même la mort de sa femme à venir - finalement, le P.-M. de l'Espagnol était bien sympathique, dans nos côtes, comme un jouet.

Plus de femmes en surface non plus : défense d'aller dans la cellule vide, en face, pour se masturber devant le dictionnaire médical. Il faut peu de choses au Masculin pour rêver. Les gardes réduisent avec nous leurs rapports. C'est le règlement. Si nous n'avions pas touché de COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

HAINES ENCLOSES 25

 

 

 

filles impubères, nous n'eussions pas été incarcérés. Je demande au moins des photos, des catalogues de dessous féminins : « Nous transmettrons », disent les gardes en replaçant à grand bruit le couvercle sur la soupière (« par grande chaleur, la soupe désaltère »). «Ne revoyez jamais » disent-ils « ces vieux Drüften qui vous ont débauchés.

Ils sont suspendus dit le second gardien. - A cause de la petite fille dit le premier.

Nous ne trouvons rien à rien répondre.

 

Emetteur souterrain

Ordre du jour -

Intérieur nuit

« ...convertir le présentateur de l'émission » (culturelle) «Lumières, Lumières » - à moins d'exubérance, moins de bouffonnerie. Personnalité complexe. A ne pas brusquer. Multiplier les marques de déférence. Je ne suis pas un pion que l'on déplace, observation du 12 mars 199. - Signé D.[aniel] T.[ag] » - (« aux cheveux plaqués ») - pour moins que cela Kragen jadis (monsieur «Col ») fut saqué comme un malade ; et soudain tant d'égards pour M. Philippe M. ? « Le chef, dit Kragen, rampe, comme nous autres... » - wem vor ? devant qui ? ...signe de quoi ? Liz Savitzki aurait dit (parlant de moi) « Je ne peux plus haïr cet homme ». Peut-être que j'ai séduit Daniel Tag. Il m'appelle « Sergent Serpent ».

Je mords à l'hameçon. Je recommence à rire, à m'agiter sur mon siège à roulettes. « Que manque-t-il à cet animateur ? de croire en la lumière. » J'observe le bouffon dit Liz – Daniel Tag : la façon dont son regard fuyant glisse sur nos visages comme une lame de rasoir - sans pouvoir empêcher (pourtant) nos yeux de se croiser – de pupille à pupille. « Quel âne à Liz » ajoute-t-il, - « votre émission indispose en haut lieu. ». D'une voix vinaigrée, Tag me suggére « quelques adoucissements ». Il faudrait que je m'humilie, que je ressentisse une immense gêne d'avoir mis en œuvre de telles audaces, et je m'y emploie, je l'enjôle, renchéris - je l'écœure. « Il propose » dit Savitzki - Rapport sur Philippe M., animateur - « de moins parler ; de brider tout humour ; d'admettre à son micro des invités, devant lesquels il s'effacerait ; de proposer ses textes à la censure. Aussi, Herr Daniel Tag, tirons-nous tous deux de ce sac à merde. » Signé Liz.

Désormais revirement total, immédiates exigences : puisque c'est ainsi, que je me fous d'eux, que le moindre écart justifie d'immédiates sanctions. « Hé bien hé bien », confie le chef à sa COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

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complice, « on joue son petit Couthon ? » (1755-1794 ; « il organisa la Grande Terreur »). Liz a la fragilité même d'un accusateur public. Elle éprouve j'en suis sûr dans ses étreintes une froideur totale, sous la barbiche du chef, lunettes à petits verres ; et s'adonne, comme toutes, au plaisir solitaire au sortir de l'acte, avec honte et détermination. C'est la première femme au monde dont je suis certain, en vérité, qu'elle se masturbe dans la résolution, l'autodérison et le désespoir.

 

MALIK M-MAT !!

Soudain dans les rues déferle en surface une marée humaine - malik mmat ! le roi est mort, malik mmat ! Nous autres Métropolitains cloîtrés casqués, nos gardes en pleurs, Dorimon les yeux secs. Penchés malgré tout sur le balcon dominant la foule effarée qui se hâte drapée de blanc vers la Mallah, convergeant vers l'Oraison du Gouverneur - pendant des semaines, en dépit des vacances d'été, nous attendons les décrets d'amnistie. Nous renforçons les portes. La chaleur croît, la grâce ne vient pas.

 

Rétablissement de la promenade quotidienne

Trente-cinq minutes avec les gardes. Ces derniers ne sont pas armés. Je préférais le P.M. de Pomarès - vieux cancéreux jaunâtre, muté d'office - nous déambulons le jour tombé, le thermomètre enfin sous 35, fenêtres battantes au troisième, chez nous.

 

Musicales

Plus de Beethoven. L'Américaine, le gigolo, sont à jamais partis. Ainsi en taule. Ainsi dans la vie. Mets la radio ! Depuis que le Roi est mort, règnent sur les ondes d'infinis flots sirupeux arabo-andalous : deuil national. Ou du classique européen. Juste les heures, en arabe, en rifain. Je soupçonne Dorimon de feindre une parfaite compréhension du dialectal. Nous demeurons silencieux, recueillis : presque religieux. Reprenons nos parties de Cartodep : victoires, défaites, équivalences... Aujourd'hui nous avons bien ri : le bouton rond cranté transmet deux heures durant toute une opérette d'Offenbach... Le programmateur n'y connaît rien – classique, classique ! Donc, La vie parisienne... Entre deux couplets, je prédis à Dorimon d'atroces détails sur la phase terminale d'un cancer à venir : son épouse Elisa, sur sa fin, ressemblera à un crapaud ; il ne me croit pas. Il se marre encore : « Offenbach ! Tu te rends compte ! Les cons ! Offenbach ! » Il me projette COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

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en diagonale à travers chambre et vestibule. Je dois alors, comme il me l'a répété, prendre garde à passer le chambranle en pleine vitesse sans me péter le coude, à retomber bien à plat sur mes avant-bras pour absorber le choc.

 

Espérances

La grâce ne vient pas. Nous nous demandons si notre inconduite n'a pas provoqué la mort du Roi. « Ces gens-là sont si superstitieux ! » Mingot le petit foireux – mangiatore di merda ! – monte et descend toujours, flanqué de ses gardes, l'escalier carrelé de blanc. Toujours au-dessus de nous les lancinantes leçons de piano - « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier ! » - en ce temps-là tout francophone prononçait encore Marie-Paule avec un « o » fermé : chameau, bateau, Marie-Laure. Dorimon demande comment le voisin du dessus se démerde pour se soûler, par quarante degrés « de chaleur, et d'alcool !». Je ris la première fois - puis neuf jours de vent d'Est, plus que 30. Le Balzac secoué gémit. Nous aidons nos deux gardes, retour de promenade, à déblayer sur le marbre du corridor l'angle d'ouverture des portes : sable crissant sous les volants de caoutchouc, semelles tapées, gencives agacées.

Au dixième jour, le bruit se répand dans l'immeuble : « Le Roi ! Le nouveau Roi fait grâce ! 

- Annoncez-le à Miss Valdez, disent nos deux gardes – elle est donc revenue – seule - nous nous précipitons chez elle, dévorés de curiosité :

My God !

Une grande blonde ravagée par la soixantaine, dans une grosse bouffée de Ludwig van, face striée, rayée, labourée de haut en bas de longues rides vulvaires, cernes violets, masque et fanons violets, triple feston de mentons mous – my God ! mon Diou ! - tournant le dos dans son parfum poudré, coupant net le disque – pour la première fois, le petit diarrhéique ne mangea pas sa merde sur sa tartine, à travers l'escalier tout émaillé de blanc retentissaient de joyeux appels, et le piano se tut ou presque.

 

Gibraltar, Gibraltar

Ils nous ont tous menés hors la Ville. Imaginez tout le panorama du grand détroit, juchés comme nous fûmes sur la Colonne sud d'Hercule, flanc herbu dévalant sous nos pieds jusqu'au grand passage bleu où s'évitent les navires – la rive opposée tout escarpée aussi, mais sèche, à en crever – nos pantalons flottant dans le vent. L'administration pénitentiaire a disposé ici sur l'ultime promontoire, et dans l'ordre :

- l'Américaine, son gigolo lui aussi de retour

- la veuve du colonel Biord ou Biotte et son fils, Christian (prononcez Chrich-chian) huit ans ;

- les petits pianistes («Jean-Pierre ! ... Marie-Paule !... ») et leurs parents – à jeun - sans le piano.

- le fourgon d'où sortent à présent Babs, du Bâtiment rouge, et sa fille, scandaleusement tendre – tous autant que nous sommes, enveloppés, tout étourdis d'espace et de vent libre – jamais, de si longtemps, nos corps n'avaient inspiré de tels souffles – en vérité je ne pouvais abaisser ma poitrine, dilatée à l'extrême, abreuvée de beauté. Ne manquaient que les anges – les flics en fourgonnette azur – Dorimon se rapprochait de la femme, éphémère, Babs, qui nous avait relégués en prison, et de sa fille ingénue.

Les policiers tous descendus se marrent lourdement, Dorimon murmure à l'oreille de Babs, qui baisse les yeux en secouant la tête, et la petite fille accourt vers moi, qu'elle aimait bien, je pensais que jamais je n'y toucherais, soudain il se passait quelque chose, dans la douceur d'un mauvais rêve, Dorimon contourna le fourgon sans être vu, faisant signe de la main - « Viens !... viens !... » J'étais gêné, à peine j'avais eu le temps de contempler le Grand Détroit, l'air libre et l'eau, le Rocher d'El Aktar, car même à supposer que l'on me renfermât jamais dans un cachot, ma liberté n'aurait plus eu de fin - malgré la vermine - et tandis que ma bouche puisait encore à l'horizon tout le bleu, tout le libre, le cou tordu vers mes splendeurs, ma main saisissait l'enfant et nous avons couru; couru pour dévaler la pente au volant du fourgon volé parmi les rafales et le fracas des tôles, tous gueulant dehors et dedans, pas elle criait Babs pas elle ! - Dorimon fonçait - « Vous vous aimiez » ironisait le juge, « Vous vous aimiez ! » Les confrontations me trouvent silencieux, la fille de Babs me fixe avec rancune, je fus astreint à suivre des soins - « Pour le cancer, c'est cuit ; mais pour le sexe, il n 'est jamais trop tard : en tôle !

- Docteur, combien de fois puis-je faire l'amour ? - Une fois par semaine à votre âge, amoureux comme vous l'êtes – répondit-il avec emphase, estimant peu afin que ses patients surpassassent toujours ses prévisions ; je savais que jambes ouvertes l'épouse à venir d'Alain COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

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Dorimon lui crierait de son lit « Je suis prête ! » et que jamais il ne pourrait bander, ni donner du plaisir. Mais si je racontais cela au juge, il me dirait Vous avez besoin de repos.

 

Au sein du palais souterrain

 

Et cependant sous terre les émissions se succèdent. Le calembour de  « l'âne à Liz » poursuit sa carrière. Kragen éclate de rire en crachant ses derniers alvéoles. Il écrit dans les spasmes : « Jamais » - souligné - « ni Maerten » - c'est moi - « ni personne n'obtiendra la moindre caution du Chef Tag » - « ni de ceux qui gisent sous lui » - il existe donc, sous Herr Tag, une pyramide hiérarchique, d'ombres conscientes - je dis « Je veux me débarrasser du bouffon » Kragen répond « Tu es ce bouffon ». « Plonge, plonge » crayonne-t-il fiévreusement « ...qu'il ne soit pas question pour toi de conquérir cette femme » - qui songe à cela.

Liz, cheveux noirs, livide, seul auditoire derrière la vitre du studio – si, j'y songeais, justement – qui sait ce qui se cache à l'autre bout des ondes, là-bas, de l'autre côté de la boule de mousse du micro ? Liz m'écoute. Kragen en cellule écrit comme on gratte sa plaie, sous son ampoule à 40 W, assujettit sa gaze, renoue son foulard. Le papier ne suffit plus, il émet sa langue à lui, agite buste et bras dans son trou mal cimenté : « Elle te fera passer par où elle veut, par tous les trous dans lesquels Tag veut te voir ramper - cette pédale décadente » - ce cancéreux de la glotte ne veut donc pas crever ?

Kragen entre en fureur sous son ampoule et se rue dans le sommeil. Avant d'être transféré, je relis ces mots griffonnés : je ne me soucierais plus de mes « compagnons de captivité », je m'apprêterais à « trahir ». « On peut servir l'idéal par la pitrerie » écrit-il mais « par trahison, ou reniement, nul n'y parvient jamais parvenu » - sans blague Kragen, sans blague ? Je prie, comme au Prologue : « Gabri-èl, « Dieu est fort », délivre-moi de tous, au-dessus comme au-dessous. »

 

Séparation. Retrouvailles.

Le lendemain transfert. Dorimon ne m'apportait plus. Ne m'enrichissait plus. Il me dit « Amen », comme « adieu ». Je ne l'ai plus revu jusqu'en 2039, date lointaine, mon passé en cendres. A Grönstadt-Universität, il souffre deux années pour perdre son Epouse tout ainsi que je l'ai prévu, cancer encore, cancer encéphalique, ce vieil homme ouvre sa porte, «...mais c'est moi ! COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

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ho ! Maerten ! c'est moi ! » - je ne le remets pas, voûté, crâne ras dans l'embrasure – « moi ! Dorimon ! » Dans ma tête Gavri-èl archange déploie tout le destin qui fut cet homme, sa descendance (Eva, Diana) et la condamnation du père par ses filles en jugement dutant de telle année. J'entre chez lui : trente années de plus, délaissé, avec sa mitraillette à crosse de buis, ses trois fusils couchés sur le râtelier en bois de cerfs, « qu'ils y viennent ! qu'ils y viennent !  - Qui donc ? je dis Qui donc ? Il répond par un vague murmure. Juste des mois et des années, sa voix écorchée la veille dans le répondeur : ...n'est pas là pour le moment – j'échappe à son histoire, à l'histoire.

 

Analepse

« Vous êtes arrivé ». La portière s'ouvre. Je descends seul. Dans mon dos les Drüften, 72, 73 ans, transférés eux aussi, le détenu et les deux gardes, qui ne crèvent jamais. Rue poussiéreuse à l'autre bout de T., trottoirs défoncés, ascenseur à trois collés à la verticale, je les sens je suspends mon souffle, à deux doigts sifflent les câbles tout pelés frôlant l'habitacle vitré. L'autre cellule est au sixième étage, les déménageurs éventrent une caisse d'où tombe la paille et la cafetière ébréchée, bleu vert, qui recueillait mon sperme par faveur spéciale.

Frau Drüften s'en empare et la flaire.

 

Lettre de Kragen

« L'interminable agonie du cancéreux permet de parcourir toute l'échelle des vanités. » Sur l'échiquier qu'il me tend aujourd'hui à travers le passe-plat, Kragen pince du pouce un message ainsi rédigé : « Je ne souffre plus de devoir enfin mourir » - il raye le premier mot, je chiffonne tout. La partie se déroule avec faste, j'interviens pour qu'une meilleure lampe nous soit attribuée, tandis que là-haut Daniel Tag, informé, se lisse la mâchoire : « Ce petit progresse ».

 

Analepse, suite

Aux alentours de T., le vieux Drüften fut jadis ouvrier, très estimé. « A force de crédit et de compétence, il est parvenu à se faire confier la gérance [...] (...) tement, scrupuleusement - » tout est écrit petit ; plus gros, en bas de son contrat : Il traitera les détenus comme un père ». Tes doutes tu lui confieras.

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Les ouvriers charrient les meubles, la vieille garde crie, le Drüften mâle encule mon âme, plus tard il me promène au fond d'un vallon, sous un toit de tôle en ruines : « Mon ancien atelier », je ramasse au sol de vieilles revues humoristiques belges, soudées d'humidité, qui feront mes délices de prisonnier - aujourd'hui j'emménage : « Tu seras maté » me jette le vieux garde en se levant d'une caisse vide. Je demande : « Avez-vous des filles ? » Il s'éloigneet me laisse seul. Dans ma seconde geôle tout est clair, par une grande baie vitrée la seule mer en vue est celle des terrasses - Dorimon, qui te surveille ? et qui encombres-tu ? ...te raccompagnent-ils en Métropole, ta mère est-elle encore au monde, etc.) - dans ma cellule lumineuse un petit tas d'objets surexposés soit trois microsillons (Strauss, Messager, Wagner), plus une boîte étrange très compacte et capitonnée, contenant un accordéon d'Europe.

L'instrument trop petit, deux octaves d'étendue sur clavier droit, bretelles rouges à se meurtrir les côtes et ventre rebiglant sous le soufflet : «...à chaque prisonnier sera gracieusement remis le Chtoudennt Fir afin d'améliorer leur sort en nos établissements » - nos établissements ! C'est dans la cour pour peu qu'ils jouent à deux ou trois une cacophonie à hurler, de ces plats arpèges aigrelets juste bons pour les hameaux – je cours donc au garde-fou du balcon, ne trouvant au sixième ni cour ni vis-à-vis, et je joue pour le ciel et la lune : 1m 20 de haut sur un demi de large parapet compris.Mes progrès sont rapides ; et par l'ascenseur ô prodige ! il me sera possible de rejoindre la prison d'en bas.

 

Je redescends. Radio.

Où je suis en bas le même qu'au sommet, comme nous l'avons toujours su. Sous terre, à ces 3 femmes que séparément l'Instance nous délègue, je n'accorde aucune prérogative : se succèdent la chanteuse, la versifiante et la musicale, au sexe de laquelle je prête une saveur d'endive, avec le nez en lame et l'accent traînant – comment vous est venue l'idée de composer de si jolies chansons (de si charmants poèmes) ? Mon chien Pataud / A le nez gros / Et lève la patte / Sur les tomates - ô terroir ! épargne-moi de respecter tout ce qui vit – voir et être vu – sur la terre comme au ciel. Ici très bas je n'ai que l'écroué Kragen, moribond sans issue au fond des galeries, à la dernière lampe ; en fin de conscience il me voit comme une brume, ses derniers doutes sardoniques galvanisent encore mes neurones en sursis.

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Rainier. Dorimon. Souvenirs.

Pour le Premier du mois est arrivé Rainier, petit homme vert à la voix de crécelle, Belge Lorsque j'étais enfant dans ma rue de surface : ma préoccupation essentielle resta toujours de bien passer au large, au large de la boîte à tantes, tout juste visible de chez moi en me penchant à fond de mon balcon ; ils me hélaient au passage, grossiers, fardés : « Viens nous voir - 'aji ! 'arrouah ! » - du haut de mes culottes courtes je traçais en crachant la croix chrétienne dans la poussière. J'ai pris pour rentrer chez moi cette rue parallèle, m'imposant un long détour, passant ainsi devant les émigrés de Mourmansk, aux cheveux blancs si transparents. Je ne parvins jamais pas à séduire le fils afin de contempler la mère.

Et je me demandais aussi rentré là-haut ce qu'était devenu à l'ancienne adresse Mingot-Mâche-Merde, que ses parents forçaient à bouffer sa diarrhée sur tartines, mon partenaire au jeu dont je lorgnais, par le puits d'aération, le postérieur scrofuleux ; c'est bien là de ma part un vif intérêt pour les autres. Rainier donc. Petit, myope et méfiant – un mouton ? dormant dans un coin, à même le duvet que j'ai fini par lui passer ? Un mouchard. Drüften apportait sa soupe, vieux, patelin, son gros nez rouge surplombant l'écuelle - artisan belge en retraite – il se prend, oui, pour un agent hors pair. Le Rainier m'est profondément antipathique : à ma grande honte - mais nul n'est maître de ses sentiments (nous connaissons vous et moi ces amis traîtres, révélateurs de vos faiblesses, de vos failles intimes, les sexuelles par exemple, à vos pires ennemis – mes ennemis du temps d'avant se moquaient de moi publiquement) - ce fut bientôt mon nouvel ami Rainier.

Ce qui vient, ce qui se présente. Dorimon roux, le cheveu ras, le teint brouillé d'orange. Mon nouvel ami Rainier pose le cul près de sa pipe à côté des disques – il les sort de leurs pochettes,

les laisse retomber d'un bruit sec : « Beethoven...! Messager !... Delibes !... » avec la moue : même sac, même panier. « Ils vont te mettre en liberté conditionnelle. » Décontenancer l'interlocuteur par de brusques lacets : ce qu'ils savent bien faire. Je reste incrédule. Rainier place mes disques noirs sur le plateau – je vois ses lèvres roses sur sa gueule verte. Il esquisse des mouvements de bras, de tête et d'épaules ; un air bourru, désapprobateur – j'avais pensé qu'il s'efforçait de ressembler à Beethoven – il battait la mesure en grognant. Il éclata : « OUM, pah... OUM, pah... qu'est-ce que c'est que cette musique : « OUM-pah... »

Beethoven, un peu mieux, mais tout juste : « LA – pompe... LA – pompe... » - et sur les Quatre Coups du destin : « La pompe à mêêêrde, la-pom-pa-mêêêêrde... »

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...Libre à Dorimon de rejoindre plus tard, hors de moi, sa femme à venir dévorée par la tumeur – toute la partie gauche du cerveau – tous deux se mettront à boire – les deux dernières années - les filles de dix et six ans trébucheront sur les canettes – mon nouvel ami Rainier ne me quitte plus, je suis sans abandon, privé de la moindre solitude sans apprentissage – un petit homme vert me veut du bien. Je n'ai pas la capacité de plisser les yeux – tandis que la disposition de cette pièce empêche qu'on s'abrite des lumières ; l'automne se révèle cruel et lumineux, Rainier s'absorbe: « Que fais-tu ? » - je le regarde brider ses yeux de rat au-dessus de ses lèvres roses : « Tu changeras ma musique? » Je dépends tant d'autrui.

La façon qu'ils ont tous de confisquer, de m'obstruer comme un tuyau pincé. Le jour est proche où si Rainier se lasse, je me tue - la mort comme un dieu : y recourir en temps et heure.

 

Antenne souterraine

Une haine rentrée - vulgaire,  agressive, impensable, corps de garde  - est de règle absolue pour le présentateur : tout est rédigé mot à mot dans son morne galetas puis il s'assied plud loin face au micro sur le tabouret tournant, curseurs glissant sur la table de mixage. Liz vue de dos vernit ses ongles, abat la tâche administrative ; dans une histoire que j'écris un peuple fatigué de race blanche en un pays comme l'Egypte antique se laisse envahir par un second peuple, épuisé, de race noire, venu d'un pays semblable à l'Ethiopie («pays des Visages Brûlés »). Nul ne croit plus en rien, ni le premier, ni le second - deux fleuves alourdis, confluant à bout de basse pente dans les sables. « Khyrs et Tzaghîrs », tels sont leurs noms, Blancs et Noirs, et le titre du récit. « Hélas » dit Kragen, tout rongé de cancer : «Mon successeur diffuse mollement, dans un style avachi, les sujets les plus graves : Déclin et mort des civilisations, Renoncements économiques et tittéraire, Vie quotidienne ; La coagulation des sangs nouveaux – pourquoi noirs  ? Pièces confinées bâillant sur d'autres pièces confinées, à l'infini» - vrai que mes peuples, Mâle et Femelle, Noir et Blanc, se voient périr de contagion l'un l'autre.

Se contemplent et se contaminent les Blancs, alanguis, littéraires ; femmes noires guerrières, affaiblies, croupissantes - (« les véritables inférieurs sentent bien qu'ils méritent leur sort ; ils se mangent entre eux dans leurs galeries »). Philippe Maertens, animateur, peut bien bouffonner, pitrifier : les souterrains regorgent de nous. Dénoncer la souffrance n'est pas soigner. »

 

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Surface, dernière

Nous avons débouché en pleine ville. Libres non évadés : Rainier nous est venu de l'extérieur, service commandé ? Je découvre la ville, Tanger, Maroc, c'est son nom. Cent mélopées du fond des âges, litière à porteurs vêtus de peaux de bêtes, le chant retenu de leurs voix graves - et six microsillons pour tout bagage – marche à la délivrance – rue montante, sable et gooudron, et les collines aux buissons verts piquants, souliers sales.

Tu verras une femme tu la reconnaîtras – on n'avait pas le droit de m'enfermer ainsi au début de ma vie, si long, si long – c'est une vaste demeure sur la crête, où se presse une foule qui danse – les cheveux noirs et les yeux froids - et la chanson fait Poïsen aï-vé-é-é-é-é-é – ce lierre empoisonné collant du Missouri rongeant la peau des bras – modulation finale envoûtante et non plate aaï-vé comme l'ont rectifiée pensaient-ils les porcs adaptateurs mais la vera monteverdiana sulla finale et tout est accompli, chante et danse au milieu de la foule et des chambres bondées au sommet de la côté et l'hôtesse Babetter du grand bâtiment rouge aux meurtrières il est tant d'ombres au bas du ventre où s'ouvrent et se ramifient les femmes, autant de portes au pied des murs aux clés perdues - soudain Babetter se met à hurler, me vole la vedette devant tous, convulsée sur un grand lit rose dans la chambre tamisée - avale, avale - vous l'étranglez  - de l'eau rien que de l'eau chagrin d'amour ? En vérité, une femme ?

Ce sont des sanglots, des hoquets, un glaçon, le soutien-gorge ôté par-dessous, je découvre tant de choses et ces incalculables pièces aux volets clos tandis que j'allume à mesure tant de lampes aux abat-jour crevette, Combinaison  Cinquante-Trois le Vrai Sous-Vêtements Toutes Tailles. Rainier me surprend à fouiller : «  Tu quittes Babetter ? - Trop femme. - Que sais-tu des femmes ou des hommes, Maertens, ou de toi ? - Ou de la vie - qui m'a donc enfermé ? » Babetter si vite baisée cessait enfin de sangloter sous l'abat-jour et j'aurais dit mais n'ai pas dit « j'aime ton fond de teint, ton blush, ton mascara ; sur les méplats cuivrés de tes joues plates de kazakhe l'incarnation du cuivre martelé de vos ceintures acceptes-tu mon bras »?  - En vérité elle eût accepté dit Rainier. -Je l'aurais serrée contre moi.

- N'y pense plus » dit-il – répandez à présent la nouvelle que j'aime torturer les femmes, les rendre folles sous les abat-jours de soie rose – et seul je redescends la colline sans congé, tandis que là-haut la fête bat son plein, serrant sur mon ventre le mocrosillon volé de Stravinski, Le sacre du printemps, portrait du maître sur carton glacé - musique : seule agitation permise.

 

 

 

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Ce ne sont plus les quatre coups de Louis Beethove [à la néerlandaise] ni les cordes à l'unisson sous le Vent d'Est mais Stravinski aux parfums de bourbon, mon cœur , étouffant d'espoir, bat : ni l'aventure ni la vie je n'ai rien. Je me souviens des câbles d'ascenseurs frémissants c'était le  tremblement de terre  aussitôt je bondis aux premiers staccatos du Sacre j'ignore la danse mais je bats des ailes escalade les murs et me cogne en poussant des sons entrecoupés rien n'est semblable au plaisir de heurter ses barreaux, d'intensément crier jamais je ne me suis senti plus libre qu'en cellule sur mon disque volé bien payé de neuf longs mois de taule. Séjour lumineux Main qui me guide impossible de me perdre.

J'écoute jusqu'au bout, creux de l'estomac, faim et satiété, souffle approfondi, plus tard j'ai vu la danse primitive tous en rond tenus par les épaules dos de crabe à dos de crabe et pinces dessus dessous - crustacé tressaillant multiple ingéré par son propre corps – pulsion musique éternité peut-être.

 

X

 

De mon balcon de pierre blanche du sixième à parapet trop bas où je vis seul et dominant la ville, oublieux (par accès) des tourments du jeune prisonnier que je suis – vous ne savez pas mon âge - voici ma vie : au-dessus du dernier palier trône au-dessus de la cage d'ascenseur le mécanisme à levée-descente, bête métallique suspendue au ras du carré de plafond. Dehors tout en bas, très étroit, bosselé, le trottoir défoncé en cuvettes d'asphalte aux rebords coupants laisse échapper le sable qu'il veut recouvrir. Deux amis passent portant la moustache arabe, qui fait d'en haut sa ligne étroite et noire. Même veston, même chemise chic. Je crache alors dessus. Je ne crois pas d'abord que le crachat volera sur l'un d'eux.

C'est juste pour voir, comme à New-York la poussière par vent moyen (vingt centimètres d'amplitude au 120eétage) qui forme entre les buildings des figures : mon mollard tombe en s'aplatissant, souple galette hélicoïdale. Pour autant que j'en puisse juger, au grand sursaut que fait le premier ami, le crachat ne s'est ni dissous ni désagrégé : l'homme se tourne avec douleur, pousse son ami des deux mains, ils s'insultent et le vent leur emporte les mots de la bouche. Le dédicataire, le récepteur – escalade alors en furie dans son petit costume la terrasse la plus proche, au-dessus d'un garage et cernée d'un placage aluminium/goudron ; il piétine à quatre pattes en

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grinçant des dents. Je le vois creuser les angles, racler, se retourner les ongles. Il ressaute à terre, écumant, se frotte le falze, les deux s'éloignent en braillant, les bras giclant comme des pattes de crabe, ils finissent par se casser la gueule – et moi j'étouffe sur mon balcon, je suffoque, plié en deux, je m'enferme sans le moindre bruit et je me roule sur le lit en hurlant de rire.

 

X

 

Le vieux Drüften me voit le soir même. Sans révolte et sans sagesse. Se laisse tomber sur le pouf, main rouge pendante, blair d'inquisiteur – sa lippe de vieux. A présent dit-il tu es fort . Nous t'avons vu danser. Je suis filmé même quand je me branle. Tourné vers le mur. Tu aurais pu t'évader dix fois. Cela me regarde. Ils m'auraient viré. J'en doute. Pour le mollard pas davantage – nul n'a pensé à lever les yeux. Ton short est plein de sperme. On ne m'aura plus. De cette façon. Les tortues fraîches écloses crèvent par milliers sous le bec des prédateurs avant qu'une ou deux atteigne le rivage. J'avais apprivoisé une tortue sur mon balcon. Elle a disparu. Du sixième étage. Bizarre. Je m'incline sur le parapet trop bas, jusqu'au creux du ventre : j'aperçois le visage levé d'Ingeborg Josz, Danoise.

N'estimer personne en dehors de sa présomption d'innocence. Se faire un droit de ses persécutions afin de reléguer le monde hors perception. C'est pourquoi je suis prisonnier. Mon geôlier prévoit pour moi la plus belle des rencontres : « Tu feras connaissance avec une femme auprès de qui la Babetter, prostituée en fuite, ainsi que sa fille – dont tu n'oserais préciser l'âge – te paraîtront ternes, à oublier, jusqu'au jour de ta mort ; ce jour-là tu réclameras un prêtre et un rabbin, dans les sanglots. » Je meurs de honte ; Ingeborg Josz, nouvelle femme, me poursuit dans la rue à grandes enjambées, talons hauts sur trottoir défoncé. Je me refuse à elle. Jamais je n'ai cru aux souffrances des femmes.

Babetter était plus qu'une pute. Je ne m'en doutais pas alors. Je ne l'ai jamais retenue. Ni ne me suis demandé la raison de sa présence, ou de son absence. Ni comment il se faisait que la Danoise, Ingeborg, se trouvait le lendemain devant moi : « J'ai reçu ta lettre » dit-elle (écrite en danois ?) - les yeux brillants. Si les Drüften mes gardes n'étaient pas si horriblement laids, ne serait-ce pas la chose la plus désespérante au monde ? Je me suis laissé rattraper ; j'ai pris Josz dans les bras. « Il se sent prisonnier » dit Rainier. « Il se plaint beaucoup ».

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:

 

 

X

 

Soudain mon lit captif se met à bouger, secoué d'arrière en avant, d'avant en arrière, nauséeux, maritime. Tout l'immeuble. Dans ma pièce centrale, mes deux Drüften, mâle et femelle, se sont regardés dans la terreur. Le séisme d'Agadir est encore en mémoire : 10 000 morts le 29 février ; un colon s'exclama : « Ce n'est que du bétail ! » Cela fit rire. De toutes les rues de T. monte une rumeur, puis une tempête de klaxons : c'est un flot de population qui s'enfuit le plus loin possible des immeubles – et où cela ? – Vers la plage ! » Nos voisins de palier sortent blêmes, décomposés, réconciliés : la femme ne veut plus quitter son mari - « Remontez-moi ça ! » disait-il la veille aux déménageurs – un collègue l'avait averti : « Ta femme se taille avec les meubles, les mômes ! » - à présent dans les yeux dilatés de tous l'épouvante tranquille – devant nous les câbles de l'ascenseur vibrent en interminable accord grave – d'immenses les tentacules noirs pelés.

Pour peu que la pendulation forcisse, chutant de biais ou de haut, nous serons morts ; si l'immeuble se replie, nous pourrons survivre. Une forte odeur de merde s'éleva, et la terre cessa de trembler ; je ne reverrai Tanger que lorsqu'il sera trop tard : mes vieilles mains frémiront, mon regard s'assombrira. Je veux dans mes bras serrer de vraies femmes. Et me rouler, vite, sur des chairs clandestines. J'ai dévalé par les escaliers, sans que les deux vieillards aient osé me poursuivre; Josz attend au pied des marches, nous nous précipitons parmi la ville effervescente, nous aimons debout contre un mur de briques, arc-boutés, branlants, rapides, elle s'enfuit nue et seule sous les pierres tombantes, je la vois s'effondrer sous un porche dont le linteau glissant l'aura tuée dans sa peau blonde.

Affolé sans chagrin je cours dans les rues parcourues de frissons et de véhicules, mais tout grouille vers les navires à quai exigeaient le prix fort, il se rend aux autorités, nul jugement ne fut prononcé.

 

TRANSFEREMENT RUE LAFAYETTE

 

Prison numéro 3. Immeuble aux balcons de faux silex ventrus sur le carrefour, tout prêts à s'écrouler en sandwichs mortels. Disparition des Drüften. Semi-liberté.Josz et Maertens ont réchappé. Entre deux lippes du balcon les voici enlacés L'immeuble tint bon. Ses lèvres de ciment

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ne se refermèrent pas. Notre héros obtint Josz Ingeborg par droit de sauvetage (d'épave). Ils en rient. Partagent leur vie sous les plafonds bas, entre balcon du haut et balcon du bas : "Je fuyais nue par les rues. Tu m'attrapais par le bras, évadé, en pyjama, la main sur la ceinture." Comme les citoyens de revenus aisés prennent le soleil entre les lourdes lèvres de façade. La rue tangue sous les coups de vent, les camionnettes filent, chargées d'hommes assis criant cramponnés aux ridelles, brandissant des armes de leurs main libres. Cela distrait les amants. Maertens vivait enfin son grand amour, une fille rieuse et blonde sur un balcon fleuri, et qui ne pose pas de questions ("D'où viens tu? Quelle est ton histoire ?") Excellente humeur. Dents propres. L'immeuble tient bon.

 

Noms oubliés

Jérémie des Instances descend en sous-sol, messager de sa ville : un effondrement s'est produit (cet homme à lui seul occupe un espace considérable ; un gros ne saurait trouver place en nos galeries étroites enfumées) - ainsi se trouve vérifiée la Prophétie : « crevaison », « rupture du sol », « infiltration », «monde morne », éternelle expiation » – jadis je croyais que je pouvais vivre. Je reportai les yeux sous ma terre : un groupe a surgi dans une de nos salles, sous son ciel peint a giorno : seules y resplendissent les faces de nos dieux, en qui je place ma confiance – ainsi Jérémie, messager, un collier de barbe orange et des yeux en mares de bière, pommettes grasses. Front haut et souffle fort. "Il est le dieu qui ne dit rien". Une grâce m'est offerte.

Supposé que tant d'hommes débouchent dans les couloirs obscurs de notre station émettrice ; que Liz en soit sur-le-champ subjuguée (tous bien portants, jeunes et forts). Daniel Tag leur parle à voix haute, ses mains soudain volubiles, ses lunettes de fer cerclant ses yeux de supplicié, souriants : « Un vote » réclame-t-il, « un vote » - il prononce "veaute". Au-delà des verrières de notre studio éclatent des flashes multicolores – l'homme d'ombre que je suis ne s'éblouit que des faces divines. Et c'est alors, le vote dépouillé, que nous apprenons tous la destitution de Daniel Tag, qui pleure tout droit, les yeux rougis d'un gosse, décomposé sans geste de défense, exit, exit Daniel Tag, tandis qu'autour de lui se pressent les restes d'une cour aux échines inclinées, Tag exécute sa sortie, s'appliquant à ne pas chanceler.

Sous l'ovation Jérémie dit que désormais [je] parlera[i] librement. Il me sourit. C'est alors que dans son dos s'élèvent deux gigantesques ombres, dont l'une porte un melon volhynien de juif.La Volhynie est une région forestière du nord-ouest de l'Ukraine. L'autre ombre, en retrait,

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indistincte, prétend me représenter, passer pour moi ; que va-t-il dire ? seul à détrôner mes dieux !

Faites sauter tout le couvercle (sky, skull/ ciel et crâne).

 

 

Attention, espoir

 

Tout s'est passé simplement. Je conduis Rappoport, juif volhynien, et la seconde ombre, dans le labyrinthe (il fait le brave) : il décline son nom, sa classe (marquis), sa religion : "Je viens de Tanger" - je n'en crois rien : Tanger c'est blanc, clair et venteux. Nous descendons encore, suivant les rampes. Le plafond baisse. L'air pulse d'en bas. Les camionnettes en surface fuient toujours. Tanger ressemble aux Vosges, aux Pyrénées : versant doux, versant raide. Les camionnettes repiquent sur Alcazaba-Vieja, la Kasbah. Le tsunami ne vient pas, le vent reluit, le soleil de ma rue frémit comme un chat qui dort, les deux amants se contemplent.

A l'étage Rappaport, petit juif de Volhynie, médite pour leur bien. On ne vit pas d'eau claire. Maertens et Josz (l'amour par ses Noms de famille) dînent à la fenêtre ouverte. Rappaport leur apprend la terrible nouvelle de la Catastrophe de Colombie : Tremblementde terre oublié – trente mille morts d'un coup sous la coulée de boue dévalée d'un volcan – de l'autre versant téléphonait une postière à sa collègue : « Fuyez ! ¡ por Dios, huíste ! » - la calotte gorgée d'eau pour s'abate d'un coup comme une claque, trente mille habitants saisis de boue de la gorge aux poumons – ¿ Aló si ? - puis le silence - Ya màs encontraré el descanso« jamais plus » dit la survivante « je ne connaîtrai le repos » - Rappoport affiche le calme qui sied aux rescapés - quel intérêt, je vous le demande, à se faire passer pour juif ?

« Snobisme insupportable » dit Maertens - « Odieux » renchérit Josse « N'exagère pas » dit Maertens. La boue liquide s'effondra sous la poussée de lave mille millions de mètres cubes de diarrhée glacée« Tais-toi dit Josse Tais-toi » – les relations avec le juif de Volhynie restent froides - la mort en masse. Camps et volcans. Assassins, assassins, répète Rappoport. C'est la première fois que je rencontre un juif rancunier. D'habitude ils se terrent. Atterrés. « Je suis montée chez lui » dit Josz, «Tout blotti haletant dans son angle – est-ce qu'on en a enterrés vivants ? » Naïveté de Josz. Maertens planqué à l'étage au-dessous remâchant ses frustrations, sur la chance d'être juif - c'est proprement intolérable.

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A peine sorti de prison. Pomarès et son flingue, les Drüften septuagénaires et leurs haillons n'étaient pas dangereux – bien qu'une balle soit vite partie ; le vieux partisan belge porte toujours un gros Mauser sous ses guenilles. Rappoport occupe au-dessus un deux pièces qui serait éblouissant s'il n'avait pas bourré jusqu'aux fenêtres un tas de meubles, coffres ou bahuts laissés là par ses sœurs avec tout leur beau linge - son regard plonge sur la cour depuis la baie vitrée, chapeau bas sur les yeux, pensées fourmillantes entre ses épaules, recueilli, dissimulé, nourri jadis par un vieil oncle catholique - «On n'allait pas tuer un juif aussi jeune » - alibi, alibi. «  Attention, dit Maertens, il n'est pas juif.

- Il avait cinq ans à la fin de la guerre. - Josz, je n'ai pas de preuve. » Une lettre interceptée : le marquis Rappoport exprime en vers des sentiments « sincères et dévoués ». Mentionne expressément les yeux, la  bouche , les volutes d'une longue boucle cendrée - j'ai moi aussi observé la bouche. Rappoport offre chez lui le thé, s'assoit près de Josz sans gestes excessifs, parlant de choses légères et graves. « Charmeur » dit-elle. Puis il insiste (« sottement », dit-elle) pour la raccompagner sur le palier. Je les aperçois tous deux, se dirigeant vers notre porte dans le le long corridor à moquette sous les spots, l'un tenant l'autre. A mon tour d'inviter Rappoport : il passe alors ma porte sous mon bras levé puis s'assoit en, soufflant doucement, sur le voltaire vert, et nous voici tous : j'ai retrouvé ma dignité.

Ma clairvoyance. Le marquis s'est fait discret, contrairement aux codétenus précédents, sitôt dans ma cellule vite encombrants. Josz : « Jamais mon mari » - de qui s'agit-il ? - « n'accepte d'autres hommes à moins qu'ils ne ressemblent trait pour trait » - de moi ? - « à celuiqui l'a précédé » - un donneur de leçons, voilà ce qu'il doit être». Rappaport se retire – je le rattrape en plein couloir : je m'en contentais bien, moi, d'une relation ordinaire ! ...Depuis je me vautre, dans mon confort, comme un porc. L'hiver mord la ville lumineuse. C'est effrayant quand on y pense. Coincés comme nous sommes tous entre ces tranches pâtissières de granite - balcon dessus, balcon dessous – mâchoire mortelle.

Jusqu'ici nous évitons d'installer chez nous, Josz et moi, ce faux juif et faux marquis, bien qu'il ne semble manifester aucune excitation sexuelle incongrue, silhouette découpée sur le balcon d'en haut. Tant de soleil me dissuade : je ne serai jamais Tangérois. « Tingitan », rectifie le Marquis ; il me reprend à part : « Assez de faux-fuyants», je réponds «j'ai trouvé le bonheur une-femme-que-j'aime-et-qui-m'aime  - Non sans mal » conclut-il. Josz et moi jouons ainsi : nous COLLIGNON HAINES ENCLOSES 41

 

 

 

 

montons et descendons ventre à ventre dans les ascenseurs de bois vernis, cercueils verticaux, scarabées doubles portes battantes, un aller-retour par cage – l'immuable portière andalouse en haillons locaux nous crie depuis sa loge ¡ y qué ya no os vuelvo a pillar ! - que je ne vous y reprenne plus ! Nous détalons galopins de trente ans nous explorons la Ville d'immeuble en immeuble Tanger Européenne Quartier Blanc Barrio Blanco enserrant le Zoco Casbah féconde « aux terrasses imbriquées » – de tant de métropole je n'aurai connu que les «buildings trop neufs» plaqués de marbres aux veines glauques, déserts depuis peut-être ou démolis, ciments verticaux sur le sable et le vide, lifts étroits claquants leurs vantaux de saloons à grilles losangées, coulissantes, pinçant, bloquées.

Arrêts d'urgence et déclics décalés, sifflements reptiliens des poulies huilées, souffles caoutchoutés des câbles et clôtures, avec au ras des yeux les parois défilant plâtrées striées de hiéroglyphes : Aqui me quedo (« j'habite ici ») je reste suspendu d'un geste inadapté nous aurions détaché le panier métallique précipitant coupant nos poings sur les fers ouvragés nous empalant sur les ressorts du fond. Il y a des enfants sans famille qui se suspendent aux câbles et tirent à toutes forces et lâchent tout, d'un cri, la cabine file crever le plafond plâtré puis retombe écrasée par le contrepoids – PENDANT LES TREMBLEMENTS DE TERRE NE PAS EMPRUNTER L'ASCENSEUR - DURANTE LOS TERREMOTOS SE PREGA ENCARECIDAMENTE « instamment » - (…) Rappoport à qui nous ne cachons rien répète « je t'en sortirai » - mais nous ne voulons pas sortir - quand Dorimon, au moins, ne disait rien – je n'aime pas les gens qui crient « je t'aime » (Ingeborg) – j'ignore, en définitive, le véritable sens des ascenseurs.

Le père du marquis fut un escroc à présent mort qui lui légua cette démarche de faussaire, sang bizarre et moustache blanche, teint mat et grains de beauté douteux sous le col. « S'évader », dit-il : je n'y tiens pas. Il nous enseigne l'hébreu – d'un accent velouté, voilé. Josz répète adonaï élohénou, blonde aux ongles vernis, Rappoport eût aimé je le crains la mettre en rapport avec moi pour en toucher le pourcentage et cela l'impatiente. Il nous lit ses écrits de jeunesse dit-il, sur un mystérieux vélin, bien que je voie par translucidité la succession foncée des paragraphes : « L'amour sous les bombardements – contre les pierres sèches avant qu'elles s'effondrent » - « Notre histoire ! » dit Josz à voix basse, le juif imaginaire agite les feuillets qu'il tend devant ses yeux ; ses paupière sont bordées de rouge – il raconte des fuites échevelées, gravats et poussière, vêtements déchirés sur les seins, femmes hurlant sous les sirènes – Ingeborg : « Il vient COLLIGNON HAINES ENCLOSES 42

 

 

 

 

de l'écrire ! vois, l'encre est encore fraîche ». Dans la nouvelle suivante : un homme fou d'amour, une femme éperdue tendant les bras du fond d'un transformateur éventré, tous deux électrocutés grillés dans les déflagrations – nous nous confondons en admirations évasives « une ignoble odeur de brûlé s'éleva ».

 

X

 

Si jusqu'ici le Marquis espère vivement notre évasion, les comparses discrets qui se succèdent à nos chevets sont proprement ses auxiliaires. La vision exaltée d'amour n'est pas si véritablement passionnelle : tremblements de terre, rapts, bombardements, tout ce qui s'ensuit. Le sauvetage où s'astreint Rappoport impose une tâche malaisée : rechercher en la femme non pas un bonheur, ni l'accomplissement, une harmonie peut-être – prisonniers qu'ils sont comme nous de la ville, de ces arrachement, de ces passions de prisonniers, incapables d'en éprouver d'autres que cette injustice qui leur est faite. L'étendue de la perte à subir lui est représentée par le biais d'une série de photographies : Ingeborg sur le balcon, parmi les plantes vertes fraîchement acquises, et souriant à contre-jour ; nous lui montrons cela.

Poker. Enjeu Josz, Ingeborg. Je perds, le faux Marquis modifie les règles à mesure , tu vas perdre ta femme dit-il, « je n'en ai pas » lui ai-je répondu, je l'entrevois courbée dans l'autre pièce au-dessus d'un rouleau d'exégèse massorétique ; « elle a progressé !» s'exclame Rappoport « jamais je n'aurais cru qu'elle eût progressé à ce point » - il rafle les mises et nous baissons la voix. Nous sortons lui et moi dans la rue, sous un auvent trois Arabes assis en djellabas blanches, comme trois figurants prisonniers à vie. Rappoport et moi programmons à mi-voix quelque viol de femme, Josz nous rejoint et dit « J'y pensais justement », « Ta gueule » dit le Marquis en hébreu.

Ingeborg s'enfuit, Je ne te retiens pas lui dis-je, Prisonnière ! et le Marquis devint imprévisible ; je vis la volupté de sa joue d'enfant mat, le dessin souple de ses lèvres, sa moue pour un chapitre de grammaire mal su, ou toute idée obcure où se concentre tout l'humain.Rappoport veut m'isoler, m'avoir tout à lui, se servir de moi, me passer dessus, me délivrer sous lui. C'est le premier homme de cette sorte. Il invente à mesure un poker dont les règles changent, de sorte que je perde : je perds mes jours de liberté que j'ai misés, il consent à recevoir des indulgences au sens ecclésial du terme ; quelle Eglise ou Synagogue représente ce petit homme, ce goy honteux ? j'abats COLLIGNON HAINES ENCLOSES 43

 

 

 

 

mon jeu « pour voir » : il me prend six jours encore, plus une semaine. J'ouvre la fenêtre. Toute femme a disparu. Grande. Inextricable Casbah. Je respire à pleins poumons, cerclé d'angoisse, au balcon d'angle arrondi – baigné de soleil tout le jour ; mais pour Tanger, pour le Maroc, il fait froid. Le faux Marquis me propose de partir à sa recherche – je gonfle ma poitrine d'air sec et frais – je devine au-delà du Détroit ce vent d'est qui crête les vagues au-delà du ressaut... Rejoindre ou ramener mon Ingeborg ? ma Josz ? ma Bettendorf ? l'amour pour moi n'interroge plus rien ni personne, juste ces motifs bleus de tenture immobile, sans tous ces remuements d'obscurités que nous brassent les femmes, les autres, celles que j'imagine dans les ténèbres si propices aux cauchemars... Pari tenu dis-je, mon Ingeborg est lumineuse, je suis le marquis par la porte vitrée du corridor aux moquettes mates, car je tiens en mains ce marché si resplendissant, quelques points au poker, en regard de l'éternité. « Nous la rattraperons » dit-il « et nous la forcerons » - Tu en prends pour perpète » - un tel propos chez lui est inhabituel, il faut qu'il soit sous l'emprise d'un souvenir atroce. « Avant qu'un fou n'en vienne là, poursuit-il, de combien de refus émerge le violeur, absous par les mépris accumulés – en vérité dit-il la femme porte sur son dos la responsabilité de la moitié des meurtres et viols du monde – il me vole au poker, il me rendra ces doux ongles vernis dont elle se griffait si violemment le sexe devant mes yeux hagards.

Les muscles intérieurs des cuisses s'appellent virginitatis custodes, gardiens de la virginité, je sens dans les yeux de cet homme et leur flamme l'accomplissement de son Moi pervers et véridique ; son calmant n'agit plus, il halète, ses traits se crispent – c'est un trisme ou phase tétanique terminale et je verse de l'eau pour qu'il prenne un cachet : le tube est du plus fort dosage en vente au sud de la mer Méditerranée. Tout son corps tremble – nous ne pourrons pas prende l'ascenseur, je le soutiens dans les cages et le hall où je le remonte ; l'étends tout habillé, lui prends la main et lui dis des mots tendres : « Demain... Demain... » Il s'endort et je baisse la tête.

C'est ainsi que j'apaise un violeur, sans un mot de pitié, tandis qu'il ronfle doucement. Le lendemain remis drogués tous deux nous parcourons en haletant les boyaux chauds de la Casbah (même souffle, même sexe que cet homme), chassons côte à côte parmi les rues blanches au sol poussiéreux, souillées de loin en loin par un crachat séché et véritablement tuberculeux en pleine efficace diffusion - au dernier moment j'écarterai ce chien d'un coup de pied j'entraînerai mon Ingeborg aux ongles faits (soyez tendre avec une femme , jamais vous ne saurez faire l'amour aussi longtemps que vous ne saurez pas qu'une femme, avant tout, veut s'imaginer ne fût-ce qu'un instant, COLLIGNON HAINES ENCLOSES 44

 

 

 

 

se sentir unique pour vous. Tanger n'est pas ce que l'on dit : mais le point de contact, la ligne de fracture avec l'Au-Dessous, par la faille même qui le 29 de février dernier détruisit Agadir. Ainsi toute femme s'est enfouie, aspirée à travers l'un de ces trous d'enfer fumant d'écume du Cap Spartel : la vague sape, recule et frappe encore, les geysers jaillissent et le sol tremble encore, l'eau frotte dans sa gaines, je sens sous ces bouches de roc une infinité de vies. Rappoport souffle sous sa moustache : je le trouve grossier. Pestilentiel. Halètement du bouc en quête de reproduction. «La voici » crie-t-il à voix basse. Nous ne sommes pas où je l'aurais souhaité : c'est, un autre jour, une espace de terre battue, noire, un de ces polygones en ville mal délimités par des murs bas, mi-écroulés au-dessus du Détroit, très loin.

Dans un angle le soleil se couche : une masse allongée de buissons et de ronces recouvre une dépression du sol si féminine que je retiens un éclat de rire – j'ai appris à me défier, en de longues captivités, des manifestations si incongrues de joie, des enthousiasmes, des compagnons. « La voilà » répète-t-il en écartant les épines. Recroquevillée sur une toile de sac, main levée sur les yeux, le coin de son voile mordu, c'est une femme de ce pays. Elle s'est étendue pour dormir, attendant la pleine nuit pour descendre les pentes jusqu'au port. Il écarte son voile d'un coup sec, et je lis sur les traits de la femme une extrême fierté. Nous l'avons violée dès son révéil, et notre épouvante devint extrême : derrière nous dans le jour déclinant quantité de parents, amis et voisins, accouraient hérissés d'armes découpées sur le ciel. «Ils me tueront avec vous » souffle alors la femme : levée d'un bond elle ouvre plus profond sous les ronces une trappe de fer qu'elle a verrouillée sur nous tous. Les premiers coups retentissent : « Je ne vous sauverai pas » dit-elle. « Vous sentez toute les lâchetés, la sueur et l'excrément. » Nous suivions dans l'ombre la frange plus claire de son vêtement glissant de marche en marche. J'ai traité Rappoport de gommeur, sale gommeur de viol. Autour de nous la terre gronde sourdement. Le souterrain où nous allons devient une infinie prison, des dizaines de femmes s'assemblent autour de nous dans la pénombre, des galeries bientôt s'éclairent d'une série d'ampoules crues, monotones, irrégulièrement espacées. L'ai vicié monte à la tête, malgré le ronflement croissant de gigantesques aspirateurs. Je crains de disparaître. Un garde surgi là nous enchaîne : « Voici votre cellule » - un plafond noir, de vastes bruissements plus profonds, plus mugissants ; ces prisons cesseront-elles un jour ? les foreuses défonceront la terre : nul territoire n'est un abri pour la conquête.

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Les galeries éventrées, je prendrai fait et cause pour ce peuple, grouillant sur l'excavation en cercles concentriques, comme la houille ou le diamant. Il n'y a plus ni haut ni bas, juste domination de la masse inculte Vous devez comparaître et j'appris que c'était désormais « le matin ». J'ai vu près de moi les chaînes ballantes du Marquis de Rappoport, il m'est apparu libre aux côtés de Kragen, que je vis pour la première fois ; je me suis alors uni à mon double. Ce fut sans effort particulier, ni secousse, ni commotion d'aucune sorte. Nos maîtres alors se lancèrent dans un long marchandage.

Mon double à l'intérieur de moi m'a proposé d'explorer cette matière gisant sous nos pas, multiple et uniforme, surface et profondeur, car les excavatrices échouaient à tout extirper. Contemplant Rappoport demeuré seul, Kragen à l'intérieur éclata en moi d'un rire déchirant, muet, qui nous emporta dans une gigantesque quinte de toux. Nous manquâmes mourir. « Artistes de cirque » lança le faux marquis, faux juif, devenu maladif et véritablement cireux. L'éclairage des galeries s'était fait particulièrement blafard. Kragen et moi nous étions considérablement améliorés, par cet inexplicable rémission maintes fois rapportée par les thanatologues ; notre fusion serait-elle éphémère ?

J'étais venu, moi, du haut de la terre, de cette ville obstinément nommée par tous Tanger, dont ils ignoraient tout. Nous évitions mon double et moi tout mouvement, mais nous étions un homme, entier, fragile encore mais inépuisable. Vers moi seul vrai valide se tendent les micros, les caméras tournent, les articles paraîtront jusqu'après notre mort, à supposer que nous mourrions. Le double coulait dans nos veines et notre lymphe étrange diffusait une bienfaisante sensation de chaleur. Nos maîtres discouraient toujours. Tendant l'oreille enfin par-dessus leur rumeur, après qu'il eurent épuisé tous les penseurs passés, j'approuvai, parmi le ronflement double de nos sangs neufs, la découverte enfin que la Littérature, loin, bien loin par-delà tous les prêtres ou philosophes épris de vérités ou de mensonges, explore seule et catalogue sans rien omettre la totalité de l'homme.

Les journalistes alors s'égaillèrent parmi les souterrains, ils ne nous recherchèrent plus. Bientôt ce dernier cercle des Enfers sera une carrière à ciel ouvert, amphithéatre aux gradins effondrés, où grouilleront encore un peu, fourmis sans toit, les hommes noirs que nous ignorons. Nous tombâmes d'accord mon double et moi que tant d'efforts et tant de terre ne pouvaient avoir été remués pour notre seule union si eceptionnelle fût-elle ; nous avons éprouvé le caprice d'obtenir COLLIGNON HAINES ENCLOSES 46

 

 

 

 

l'aval de cette femme de rencontre, forcée au moins par l'un de nous : « Ne craignez rien » dit-elle, « mes lèvres écrasées, ces griffes sur ma peau et mon viol, ne sont que symboles ou littérature ». Cruauté pure. Nos deux prisons d'en haut, d'en bas : verbe, verbiage. « Prenez garde dit-elle à ne pas mourir. Cette fois pour de bon. - Qu'importe » répond Kragen en toussant. La dernière femme nous installait dans un vaste fauteuil rouge face à l'écran. De telles salles fleurissaient partout, les ouvriers fouisseurs et déblayeurs s'étant pourvus d'amples distractions. Mais ce film-là n'était mobilisé que pour Kragen et moi.

Nous avons attendu tous deux le défilé de nos vies antérieures, sous-titrées ; la femme nous apprit en dernière instance à presser, sur nos accoudoirs, les touches « accélérer », « retour », « image fixe », comme dans les cabines de pornographie. « Veux-tu dire, Constance, que tous nos compagnons de réclusion défileront devant nous, si peu qu'ils soient venus, afin de justifier nos vies à tous ?  - Tu es épuisé me dit-elle - par ce viol que tu as commis. » A la fin j'étais libre, et Kragen trépassé. Je salue de tout cœur mon peuple souterrain et mes amis d'en haut. S'ils ont volé ma place, la première, ne vous attendez à rien de plus.


Per tenebras

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C O L L I G N O N

P E R T E N E B R A S

 

 

Le jour même où j’entrais en maternité, ma mère fut admise à l’hôpital pour y mourir. Mon ventre se révolte encore, bien après l’étouffant juillet 31 – chacune aux deux bouts de Prague, en attente, mêmes lits blancs même métal. Dans mon corps une piqûre a libéré l’irréversible mécanique des contractions, car tout délai redouble le danger. La mort, elle, peut attendre. Pour ma part j’ai choisi le jour et l’heure. « Elle est tombée du divan » dit Máslo« les yeux blancs, la langue tirée mordue, les joues violettes. Quand les infirmiers l’ont emportée, elle a tourné la tête vers les tentures et les fauteuils, je comprenais mal ce qu’elle disait, c’est la dernière foisje ne reviendrai plus ou bien ne mens pas. Quand on l’a chargée dans l’ambulance, le Dr Kraus m’a juré qu’il était inutile de l’accompagner ; elle avait perdu connaissance : « Pane Kališe,Monsieur Kališ, il faut s’attendre au pire ».

...Mes premières contractions se sont déclenchées à point. Avec mon frère nous avons répété les exercices d’accouchement sans douleur, mais la nature en avait décidé autrement. Du plus loin que nous nous souvenons, mon frère et moi - il s’appelle Bronislav, mais on lui dit Máslo, Beurre - notre mère avait désiré la mort. Cette fois c’est la bonne. Une semaine avant cela, Beurre m’avait téléphoné de nuit : «Maman a pleuré dans mes bras. Elle criait je vais mourir. Elle criait dans un mois je serai là-dessous enmontrant le sol je ne verrai pas mon petit-fils « elle s’agrippait à mes épaules » et Máslo disait ce n’est rien tout s’arrange mais rien n’y faisait. Elle s’est épuisée dans ses bras, il l’a reposée sur le lit.

accouchement,Prague,Turquie

Depuis quatre ans j’ai vu ma mère décliner dans sa maison neuve. Mes parents se sont saignés, payant comptant, refaisant le toit. Ils ont tout retapissé, acheté des voilages. Beurre (Máslo) mon frère est resté chez eux avec les meubles ; une maîtresse en ville, c’est tout – mes contractions reprennent ; c’est Beurre qui m’a pris par les bras pour la respiration « petit chien », et quand tout fut fini chez nous, carrelage, enfant, isolation, c’est mon mon père qui a disparu et je me suis enfuie jusqu’en Turquie. Mon frère est normal, il couche avec d’autres femmes et torche au sol l’incontinence de notre mère. J’évoque la vie de maman sans pitié, puisque je suis revenue la voir pour mes congés : « ...dépérir... » écrivait-elle, « baume au cœur », dans les petits mots glissés avec les courriers de mon frère.

Il me reprochait de manquer de chaleur, j’étais libérée des levers à dix heures trente-cinq, des traînements de pantoufles, des geignements et autres flatulences. Du jour au lendemain plus de pantoufles. Beurre avait résisté, opiniâtre, teigneux ; sa régulière habitait Žižkov, il lui menait la vie dure. Et moi, dès que j’ai vu la Turquie, je me suis mise à coucher avec n’importe qui et quoi, en femme normalement constituée : contraction, décollement ; contraction, décollement – puis plateau-pic, plateau-pic, une femme qui jouit, normale, quoi.

Le pire dans l’accouchement, c’est l’impossibilité de revenir en arrière, l’engrenage, l’usure – la matérialisation du temps – « mère à mon tour », et tout ce genre de rabâchage tandis que le ventre mastique sa boule. Maman épiait mes amours, espionnait mes odeurs de doigts au petit matin, il m’aura fallu la Turquie pour jeter ma vieille au Bosphore, c’était longtemps avant sa mort, tu fais ton mari cocu répétait ma mère et qu’est-ce que j’y pouvais, moi, si mon mari avait fait un gosse à l’autre,

 

 

 

 

 

 

Roswitha

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C O L L I G N O N

 

R O S W I T H A

 

 

Moi.

Roswitha.

Vienne,Wien,neige,exil

Murée dans mon passé. 68 ans.

Condamnée.

 

Certains de mes papiers portent mon nom : Stiers.

Il n’est pas trop tard pour régler mes comptes. Je ne me suis fixé aucun but.

Toute ma vie derrière moi. J’ai agi aussi absurdement dans mon ménage qu’Alexandre sur ses champs de bataille.

(Ce débat ne m’intéresse plus).

Veuve.

Domicile Blumgasse 40, WIEN, 1erétage. La fenêtre de la cuisine donne droit sur la Brigitenauer qui mène au Pont du Nord, qui mène à Prague. La pièce éblouissante tremble au niveau des quatre voies de circulation surélevées. J’aime ce grondement continu. Ma circulation est parfaite.

Je ne peux me défaire d’aucun souvenir. Leur valeur marchande est nulle. Au mur, une carte des capitales européennes où se fixent les reproductions en plastique des divers monument : j’ai conservé St-Paul de Londres, l’Escorial et le Hradschin. Mon lit a des colonnes torses.

Je me n’ennuie jamais.

Je possède des étagères et des Figürchenmöbel (meubles à bibelots) surchargés de poussière. J’essuie deux statuettes nues, l’une en position fœtale, l’autre sur le flanc, « offerte », comme ils disent : de mon doigt recouvert de tissu, je suis les plis des figurines, aines, seins, nombril.

À 68 ans tout continue : j’évolue et me questionne ; ce n’est pas du tout ce repos, cette résignation que j’avais imaginée. On m’a menti : les humains ne sont pas tous semblables.

II

 

Je n’ai commencé à vivre que fort tard, après le mort de mon mari, c’est-à-dire après son départ avec Annette, qui l’a nettoyé en dix-huit mois.

À son retour, je l’ai vu dormir, dormir, dormir : devant la télévision, au lit, le matin jusqu’à dix heures, l’après-midi de deux à quatre, jusqu’à cinq en été.

...Lorsque mon père se penchait sur moi pour m’embrasser dans mon lit, sans qu’il y prît garde ma vue plongeait par le décolleté de sa chemise de nuit.

À dix-huit ans, je suivais mon père.

Diplomate, désœuvré, il m’emmenait partout. Nous sommes arrivés à Puigcerda par la route de Ripoll. En 1933, l’Espagne était encore calme, et mon père passait toutes mes fantaisies. Nous sommes descendus de nos mulets, le dos scié du cul aux omoplates. L’alcade en personne m’a soulevée de la bête pour me déposer, jambes raides, face au panorama.

Après le dîner de fonction, j’ai entraîné mon père par le bras et nous avons tourné par les rues de Puigcerda, enroulées sur leur butte comme autour d’un sombrero.

Le lendemain matin, je suis sortie sur la terrasse, il était déjà neuf heures, et les chasseurs tiraient dans la vallée.

 

III

 

Arrigo

Je mens. Je m’appelle Arrigo Sartini et je mens. Mon âge est de 35 ans, j’étouffe, je veux me venger de tout et ma dignité est grande. Je vis avec Nastassia, depuis 60 mois que j‘ai comptés . Nastassia est la petite-fille de Roswitha.

 

L’humanité : la tenir en réserve, comme du fumier pour les fraises, sans l’admettre à sa table – et qu’ils n’aillent pas faire, les hommes, d’une solitude, que j’ai choisie, une solitude imposée.

 

IV

 

Nastassia

C’est la petite-fille de Roswitha. C’est le troisième personnage de l’histoire. Elle vit à Bordeaux, elle est folle, elle peint. Son langage est très littéraire, très fleuri, très ridicule. Non, je ne laisserai pas le lecteur se rendre compte par lui-même. Oui, je prends le lecteur pour un imbécile. Elle s’adresse aux personnages qu’elle a représentés sur ses toiles. Elle dit :

« Accourez, fantômes bien-aimés. Fantômes éclatés, pulvérisés sur ces murs. Sur mes murs il y a des tentures. Des éclats de ma tête sur les tentures. Vous êtes dans la poussière que je respire.

« En 1823, un homme, ici, s’est suicidé. Il s’est tiré dans la bouche. Son crâne s’est ouvert. Le revolver est tombé en tournant, sur ce guéridon nacré, au milieu des boucles et du sang.

«  C’était mon ancêtre.

«  J’aurai aussi des descendants. Des successeurs. Je profère à voix basse vos noms sacrés.

«  Il y a celui qui me pousse, physiquement, aux épaules, et me force à sortir.

«  Celui qui dérive, évanoui, nu, renversé, sur sa barque.

«  À présent je suis toute à vous. Je vous ai constitués. Vous m’avez façonnée jusqu’à l’intérieur de mes paupières.

«  Tenez-vous prêts. Nous ne sommes plus seuls. Plus jamais seuls. Je suis l’épouse d’ARRIGO.

« Je resterai toujours avec vous. »

Ici, Nastassia ajoute une phrase apprise :

«  Je m’agripperai au cou de la dernière Girafe en peluche que mon père, le Para, veut m’arracher. »

Puis :

 

« Fantômes, voici : très loin, à l’est des Alpes, à Vienne, ROSWITHA nous appelle, ROSWITHA nous convoque. J’arrive. Nous arrivons, chargés de bombes. Pas un de nous ne manque à l’appel.

 

V

 

Retour à Roswitha (Vienne).

Lettre à Nastassia, en allemand, anglais, et français :

«  Liebe Nastassia !

«  Komm Dū mein liebes Kind, komm !

(« J’ai besoin de tes lèvres fraîches » : cette phrase a été raturée. )

«  Here comes the plane

« The hand that takes

(« Voici l’avion / La main qui prend » - L. Anderson)

« Nastassia, c’est moi qui t’ai élevée, moi ta grand-mère - deine Großmutter, et ta mère, Deine Mutter, traînait d’asile en asile.

« Les souvenirs me font mal, c’est pourquoi, itaque, je ne veux plus que tu m’abandonnes.

" Arrigo, Nastassia, ne m'abandonnez pas.

" Songe à ma vengeance, qui est la tienne, souviens-toi de tes jeux sur la plage du lac, à Neusiedl.

" Souviens-toi de tes dessins d'enfant, et du crayon toujours à retailler.

" Le complot portera mon nom : R.O.S.W.I.T.H.A. Signé Roswitha"

 

La vieille dame pense qu'ils règneraient tous les trois, NASTASSIA, ARRIGO, "et moi, tous trois indécelables et frappant partout, sur les despotes mous.

" Post-scriptum : Emportez tout avec vous. Tout ce qui vous retient, afin de l'avoir à vos côtés, toujours présent, pour le combattre de toutes vos forces.

"Nastassia, tu es partie à l'autre bout de l'Europe, au sud-ouest de la France, chez les Welsches. Tu t'es calfeutrée dans les tentures, tu t'es barricadée dans les toiles que tu as peintes : il ne faudra rien oublier. Je ne sais rien de cet Arrigo.

Ta Grand-mère qui t'aime,

Roswiha

 

VI

 

Nous revenons à Nastassia (Bordeaux). Elle peint, elle est folle, elle dit :

"Fantômes - "

...encore !...

"...dans la discipline, regagnez le bois lisse de vos cadres ; revenez dans vos propres portraits. Nous partons.

"Derrière les tableaux que je décroche court une araignée. Arrigo, mon époux, court la ville afin de rassembler une montagne de papiers, documents, passeports.

" Prenez place sur les toiles, dans les toiles, faceà face, ou dos àdos, car je ne verrai plus vos traits - et vous roulerez dans mon dos dans vos cercueils plats, cercueils vitaux, mon ventre, en épaisseur, à plat."

Fin de citation.

" J'en ferai d'autres ! j'en ferai d'autres ! Faro gli altri !" criait Francesca da Rimini en tapant sur son ventre, à la mort de ses fils.

Arrigo répliqua :

" Nastassia n'est pas seule à trancher des racines. A mon père mourant, je réserve au milieu de mon coeur une place de choix".

Ils partirent.

 

VII

 

Roswitha (Vienne) pense :

...Ils sont en route.

Chaque semaine, ma petite-fille, Nastassia la folle, me rendra visite. Elle feuillettera les journaux sur la table de nuit, il y aura "Hör Zu" ("Ecoute"), "Kurier", "die Krone".

Elle s'assoira au bord du lit, étalera la revue sur la courtepointe. Arrigo, son époux, restera debout, il fera quelques pas dans la pièce. Il regardera pour la centième fois la carte au mur des capitales d'Europe. Il touchera un objet, s'informera de sa provenance, le soulèvera. Le replacera sur sa place de poussière.

Je lui répondrai, il m'ennuiera, il sera correct.

...............................................................................................................................................

" J'aurai appris du moins à ne plus geindre. il y a dix ans que je ne geins plus. C'est fort peu. Depuis la mort de mon mari très exactement, nettoyé en dix-huit mois par sa grue (von seiner Gimpelhure) ; vers la fin je l'ai vu dormir :le matin jusqu'à dix heures, l'après-midi de deux à quatre.

" Cinq heures en été.

" J'ai brûlé des kilos de jérémiades.

" J'écris à Nastassia.

Wien den 26. Juni 198*

"Liebe Nastassia,

" Heute bist Du 22 - vingt-deux ans - tu liras très agacée mais je revois cette petite fille de huit ans que j'avais emmenée sur le Neusiedlersee en 1962 - godu tu me parlais sans cesse tu réclamais à boire à manger, une balle, un crayon. J'acordais tout, j'étais ravie.

" (...) et puis viens. KOMM.

 

VIII

 

...et retorne l'estoire a reconter de Nastassia et de sa folle compaignie...

Nastassia dit que des lambeaux de rêves resteront ici à tout jamais, qu'ils ont dit (les déménageurs) "N'en prenez que 40 !" - et que dos à dos, ventre à ventre, une fois de plus, en voyage, le Nu, la Bombe, la Fille au Couteau, l'Egorgé Nocturne et l'Homme de Théâtre, tous tableaux NOCTURNES sauf

les Fils de l'Aube et

le Trépané

Le camion roule, roule, tous les cadres s'entrechoquent.

 

Roswitha, femme deVieille, attendant sa petite-fille

 

Sie sagt:

"Dieu merci, je suis parvenue à soixante-huit ans sans devoir porter de lunettes. Je mis sans fatigue. J'ai connu les exécutions, les pogroms. Je n'éprouve plus de plaisir, les mots croisés m'engourdissent sur le fauteuil, parmi le bienfaisant vacarme des automobiles.

" Nous autres, les Habsbourg, nous n'avons pas cédé aux vertiges de l'épuration. Je peux recevoir sans encombre tel ex-secrétaire de Seyss-Inquart.

« Le sang a séché – taches de vieillesse sur mes mains, nécrose des tissus.

«  Il m’apporte, cet ex-secrétaire, de bien belles grilles à compléter.

«  Il me laisse des exemplaires du Völkisches Blatt. Chacun peut le lire à la demande chez tous les restaurants du XIIIe arrondissement.  

«  Cet homme s’appelle Martino.

«  Martino voudrait que je distribue des tracts : « Toi qui connais bien Vienne... »

«  J’en ai une pile sur la table. Mais, par ordre alphabétique, ça fait 11 900 rues.

Au téléphone :

« Non, Lieber Martino ; ce n’est pas parce que je suis « aryenne », comme vous dites… Passez me voir quand vous voudrez. »

* * *

Nastassia, petite-fille de Roswitha, peintre, folle, raconte

C’est le trajet vers Vienne. Nastassia dit :

« Depuis Genève, j’éprouve une peur sourde. Arrigo se tient près de moi, silencieux, les mains serrées sur le volant. Ses mains ressemblent à des serres. Il me dit : « Je pense à mon père, qui est en train de mourir ». Nous roulons vite. La voiture, surchargée, prend les virages trop larges, le ciel baisse, la nuit tombe. Rapidement c’est une muraille, grise, devant nous. Arrigo accélère :

«  - C’est la neige. » Ses mains tremblent. Les flocons se jettent à l’horizontale. À droite, un talus qui s’abaisse, se relève, et se rabaisse, comme une ouate qu’on déchire. Je vois aussi du néon, nous avons quitté l’autoroute, je vois encore, des feux de position, qui s’enfoncent, qui se perdent – Arrigo se guide sur les ornières et se met à rire.

«  Il s’arrête.

«  Il descend courir tête basse vers les néons.

« Sur le pare-brise la neige monte, grain à grain, s’édifie. Nuit noire, dix-sept heures Il reste une chambre !

«  Au restaurant, sous le toit surchargé de neige, Arrigo s’épanouit, commande un menu d’une voix forte et décharnée, je ne l’ai jamais entendu mastiquer l’allemand de la sorte – avec des contractions de doigts, des trismes mandibulaires…

«  Je devrai vivre dans cet hiver des mots. »

«  Dehors, lever de tempête – ici les menus cartonnés, rouges, savonneux, les Mädchen couleur ketchup et bas blanc ». Le lendemain après l’amour ils ont tous les deux affronté la plaine blanche et crue, le ciel et le sol deux plaques d’amiante. La route a disparu, on roule au jugé sur la neige rase.

«  Le terrain monte. Devant eux un camion-remorque contre-braque et zigzague à reculons.La remorque part en travers.

«

  Zusmarshausen. Je ne sais pas prononcer ce nom. Arrigo se paie ma tête. Sapins. Moins seize.

L'emprise des femmes selon le Singe Vert

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N° XIX – L'IGNOBLE ET IMPITOYABLE EMPRISE

DE LA FEMME

SUR LES LIBRES ASPIRATIONS

DE L'HOMME SINCERE

femmes,viol,amourF I C T I O N

 

L I T T E R A I R E COLLIGNON HARDT VANDEKEEN / DER GRÜNE AFFE / LE SINGE VERT N°19 – 4

 

 

 

 

La femme est directement responsable de la frustration masculine, engendrant non seulement la masturbation ce qui n'est pas si grave mais aussi la prostitution, l'homosexualité, le viol, la pédophilie, la guerre et l'ensemble de toutes les souffrances humaines.

Ainsi parlait le Salopard.

Il disait :

Premièrement, la prostitution.

Mauvais début dans la vie que la masturbation. Le garçon y voit la plus forte honte dont il est entaché. Il espère bientôt, et le plus tôt possible, s'en dispenser, s'en délivrer, tirer enfin son coup dans un vagin de forte taille qui ne lui fait pas peur du tout, contrairement à ce qu'affirment des armées d'imbéciles (Freud u.v.a. « und viele anderen »).

Il disait, l'autre Connard, que les garçons ne brûlaient que d'en découdre avec l'autre sexe, que jamais l'agression d'une autre fille ne serait considérée par lui comme une agression, mais comme une initiation ardemment désirée, qui lui apporterait enfin sa Confirmation, sa Virilité, et que jamais, jamais il ne mépriserait, ne concevrait même le moindre soupçon de mépris envers l'être surnaturellement généreux qui s'offrirait à lui.

Hélas, répondrons-nous, la tradition culturelle du corps de garde constitue la condition sine qua non de l'accession au stade d'homme chez les tribus incultes (pléonasme) de jeunes garçons.

Tandis que la jeune fille, disait le Connard, choisit librement de se masturber, y voyant même un stade indispensable à l'affirmation de sa personnalité et un gage de maturité puisqu'elle ne se précipite pas ce faisant sur le premier crétin venu. Elle sait pourtant qu'elle n'aurait qu'à se baisser ( c'est amusant, dit cet être plein d'abjection) pour choisir à son tour son initiation. C'en est au point que dans les romans (le Connard s'imaginait que les romans sont l'expression même de la vérité démontrée) que dans la réalité donc de leurs confidences à toutes (il faut bien à défaut des romans croire ce que disent les jeunes filles elles-mêmes), ces Demoiselles en étaient à se demander, le jour où elles avaient enfin décidé de se livrer, pleines d'inquiétude, au dépucelage, AVEC QUI elles le perdraient.

Il y avait toujours l'embarras du choix, ou du moins le choix entre plusieurs, même s'ils ne s'y attendaient pas d'ailleurs – car elles étaient persuadées qu'il accepterait, quel qu'il fût, tant leur corps et leur mignonne petite chose rose étaient considérés par elles-mêmes comme le trésor le plus

enviable. Il fallait donc choisir celui qui serait le plus aimable, le plus doux et le moins méprisant. Soit. Pour le garçon en revanche, il n'y a le choix qu'entre « rien » et « rien du tout »? C'est le poignet, ou le poignet, ou la branlette. Vaste éventail de propositions en effet? Heureusement il y a les putes. Il ne reste que les putes. Ou la masturbation. Qui déprécie l'homme, j'en suis désolé, dit ce Malade, à ses propres yeux. En même temps qu'elle comble la femme, qui n'entrevoit rien d'autre. La femme reste froide. Elle décide de l'homme avec qui elle couchera ou ne couchera pas, elle décide du lieu, du moment.

Elle décide le cas échéant de se masturber pendant des années. Pas de problème. Elle a le temps. Elle trouvera toujours bien quelqu'un. Elle se rendra d'ailleurs facilement compte qu'il n'y a que ça de vrai, l'autoérotisme : avec l'homme en effet, c'est toujours comme avec le magnétophone: AVANCE – RECULE – PAUSE – EJECT. Bien entendu, le Connard ne tient absolument pas compte de la difficulté qu'il y a pour la jeune fille de passer à l'acte, il ne sait pas qu'elle risque le mépris, voire le traumatisme – reportez-vous à votre magazine féminin habituel.

 

Les pourvoyeuses de putes

On entend dire désormais ici ou là qu'il faudrait absolument prohiber la prostitution, forme moderne de l'esclavage, avilissant la femme (et non pas l'homme ?) Cependant bande de cons, poursuivait le Fou dont je parle, comment ferions-nous, nous autres pauvres hère, trop cons pour lever une femme ? (admirez au passage la peu reluisante réthorique de cet être inférieur). « J'ai pratiqué », dit-il, « une tentative de strangulation sur une pauvre fille, parce que sa copine baisait dans la pièce voisine avec un soi-disant copain à moi » (...quel style !) et que cette fille ne voulait rien savoir de mes privautés ! Un soir, ajoute-t-il, j'ai exhibé un schlass » (un couteau à cran d'arrêt) « sous le nez des gonzesses » (« des gonzesses... ») au bal de Douzillac, Dordogne (« Dordogne... ») - « jusqu'à ce qu'on m'ait viré avec les soi-disants copains que j'accompagnais. Combien » - nous dit ce malade - « combien je dosi remercier les putes ! seule catégorie de femmes, avec les actrices porno, que je puisse véritablement respecter : tu arrives, tu payes, tu tires un coup et tu t'en vas. Tu t'es fait mépriser (pas toujours), mais la chose a été claire.

« Tandis qu'avec les autres femmes », nous confie ce déchet, « tu n'entends qu'un seul son de cloche : la morale, la morale, et toujours la morale. Et pour finir elles te disent « Oui-non-oui, non-oui-non, ah ben oui, ah ben peut-être, ah je ne sais pas, et puis non, je préfère rentrer chez moi me branler. » Quel con... Il ne sait pas s'y prendre, vous l'aurez devnié M'sieurs-Dames, alors qu'il est si facile, en notre période de débauauauauche, de tirer son coup – du moment que c'est les femmes qui le disent... « Il n'empêche », poursuit notre connard, « que c'est bel et bien la vertu (la branlomanie, ha ha ha) » - notre moraliste fait dans la finesse - « des unes qui retombe sur la prostitution des autres, et que si ces dames voulaient bien un peu plus ouvrir les cuisses et fermer leur gueule sauf pour sucer, il n'y aurait plus besoin de putes. » Révoltons-nous fermement au passage au sujet de ce langage indigne, et reconnaissons que ce ne sont pas de telles délicatesses qui lui attireront les faveurs de la moindre femme.

...Ce pauvre con n'a donc jamais entendu parler d'amour ? En tout cas, qu'est-ce qu'il ne sait pas s'y prendre dis donc ! Ah l'ignoble ! « Je me trouvais un jour » - il est intarissable - « dans une deux chevaux, avec une collègue. Cette dernière m'affirma que l'année précédente, avant d'aller faire les vendanges en Grèce, tout un groupe de jeunes Françaises ne cessait de se répéter : « Il faudra bien faire attention aux Grecs ! Il paraît qu'ils ont le sang chaud ! » PUTAIN » dit ce grossier personnage, « qu'est-ce que j'ai gueulé ! » dit-il. « Je lui ai dit que c'était incroyable, que toutes les femmes décidément étaient amoureuses de leur propre branlette, et qu'elles préféraient mille fois leurs petites pantoufles sexuelles à n'importe quoi avec un Grec ! Ah elle était bien emmerdée, la gonzesse de la deuch » - « la gonzesse de la deuch » : je vous demande un peu... «et elle a fini par reconnaître que certaines affirmaient, tout de même, projeter pour une fois de s'envoyer en l'air – je n'en crus rien : cela ressemblait trop à une de ces fameuses « fausses fenêtres pour la symétrie » de Pascal » - dela culture ? … c'est malheureux d'avoir fait des études et de sortir des conneries pareilles...

 

De la pédale et de la pelouse

« Sans oublier », poursuit ce triste sire, « cette femme qui dans un voyage approuvait fort que l'on mît les dames dans une chambre et les hommes dans l'autre, disant « Le chauffeur, on vous le laisse », tout juste si elle n'ajoutait pas « pouah », décidément, on est aimés... Bref, il ne reste plus qu'à se faire pédé. Inutile dans ce cas d'espérer le moindre mouvement de compassion : pour les femmes, s'envoyer en l'air avec une copine est une chose qui ne pose aucun problème », dit notre crétin. « Comme disait ma psy » - vous voyez bien qu'il n'est pas normal - « réalisez donc vos fantasmes homosexuels ! - ce à quoi j'ai répondu que pour un homme, désolé, ce n'était pas du tout la même chose, mais que c'était, redésolé, beaucoup, beaucoup plus grave. C'est pourquoi je n'achèterai jamais tel bouquin d'Angot parce que franchement, faire toute cette histoire parce qu'on se retrouve embringué dans une passion lesbienne, ah là là ! quelle catastrophe ! Mais c'est une vétille, ce truc-là ma pauvre dame, pas de quoi s'en faire frire une omelette ! » - pauvre tache... du moment que c'est une femme elle même qui l'écrit, qui s'angoisse, tu pourrais la croire, au lieu de te complaire dans tes petites odiosités... C'est l'enfer de la passion qui est décrit dans cet ouvrage, pas exclusivement le lesbianisme !

«Bref », poursuit notre personnage, avec lequel nous nous empressons de proclamer que nous n'avons pas le moindre atome en commun, « si j'ai abandonné l'idée de passer à l'acte en ce qui concerne l'homosexualité masculine, c'est depuis que j'ai entendu la femme d'un militaire s'exclamer qu'au moins, c'était tant mieux, que ceux-là ne « les » emmerderaient pas. Il faut bien vous faire à l'idée, Messieurs, que vos assiduités sont très mal prises par les femmes ; que l'état normal, pour les dames de bonne compagnie, c'est l'absence de sexualité (...qu'elles disent ; en fait » - ajoute notre triste sire - « la branlette effrénée). Que les hommes sont des psychopathes, eux qui veulent « faire l'amour », et baignent dans la pathologie obsessionnelle.

« Que s'ils basculent dans la pédale, en bien tant mieux. Elles ne chercheront pas à les guérir (« Madame, je ne suis pas malade ! » s'écrie l'un des personnnages des Zèbres, de Jean-Louis Bory) » - nous trouvons aussi, bien sûr, des homos qui ne le sont pas devenus par déception amoureuse, tiens donc... « Bref, pour les femmes, tolérance : « Ils ont le droit. » L'emmerdant, c'est quand elles affirment que ça les arrange. Or moi, considérant l'homosexualité comme un échec, je ne deviendrai pas pédé « pour faire plaisir aux gonzesses ». Quand je m'estimerai capable – et je ne le serai plus jamais à présent vu mon âge – de considérer l'homosexualité comme un moyen aussi légitime qu'un autre d'obtenir l'épanouissement de soi, je m'y adonnerai. Pour l'instant, plus jamais ça.

« On le sait, que les hommes sont nuls. Et que les femmes préfèrent « entre elles », ou toutes seules. » Du moins dan sla perspective du connard, dont on se demande franchement pourquoi il nous emmerde avec sa prose, et où diable il veut bien en venir, ce qui n'est pas confortable pour le lecteur – comment, t'es encore là, toi ? Dans la perspective du connard – je résume – les hommes sont contraints de virer pédé parce que, systématiquement et de toute façon, les femmes les repoussent. Il est à signaler que désormais, les adeptes de la Toile et du Réseau le

savent : le moyen le plus efficace de draguer une femme sur l'écran, c'est de se faire passer pour une autre femme ; évidemment, si elles voient ensuite la tronche d'un mec, elles sont déçues – bof ! une de perdue, dix de trouvées. Je suis sûr et certain qu'il y a plus de femmes sur les réseaux de lesbiennes que sur les réseaux hétéros, où les trois quarts des appels émanent de pauvres couillus délaissés.

 

Viols

Pour ce qui est du viol, Dieu (qu'est-ce qui lui prend d'invoquer Dieu, à ce déchet ?) me préserve de défendre les criminels qui succombent à ce crime ; un violeur n'est pas un homme, il déshonore l'espèce masculine. Je lui crache dessus, je lui chie dessus et je lui broie longuement les testicules entre deux pierres bien rugueuses. Il n'a pas su en effet que la virilité consiste à supporter les dents serrées cette étouffante mise à l'écart de notre propre corps, ce mépris forcené où nous tiennent les femmes. La force du mâle, du vrai, c'est le stoïcisme. Savoir qu'on ne peut obtenir la femme qu'en payant (argent comptant, ou bien mariage et soumission). Savoir que la volupté suprême de la femme est de transformer l'homme en toutou castré.

Que si par un hasard infinitésimal (notre crétin exagère) un homme réussit à coucher avec une femme, il faudra bien qu'il sache que cette bourgeoise voudra l'embringuer dans toutes ses histoires de famille à elle avec son papa à elle et sa maman à elle et le neveu de son beau-frère à elle. Il devra voir ses films à elle, ses copains à elle et pas les siens à lui, fréquenter son milieu à elle, habiter où elle voudra sinon dépression, écouter ses histoires à elle sinon dépression, et comme dit Simone de Bavoir, s'occuper d'elle, s'occuper d'elle, s'occuper d'elle. A la fin, quand elle l'aura bien transformé en mouton, c'est lui qui crèvera, et elle qui lui mettra dans la gueule de dix ans de longévité, tout en posant à la Victime, car c'est le survivant qui est à plaindre ben voyons.

C'est vachement bien d'être une femme : les guerres, c'est la faute des hommes ; la chasse, c'est la faute des hommes ; le mauvais gouvernement, c'est la faute des hommes : la tauromachie, c'est la faute des hommes ; la baise de travers, c'est la faute des hommes. Putain s'exclame le Taré, je comprends pourquoi il y a tant de mecs à souhaiter devenir des gonzesses, et si peu de filles qui veulent tourner gonzes. Jamais responsables de rien et toujours victimes, c'est superrelax ! Elles dérapent même franchement dans le grotesque, ou dans l'odieux – le Salopard n'arrive pas à se déterminer – lorsqu'elles incitent vigoureusement et par voie d'affiche à Berlin les

hommes à pisser assis pour ne pas asperger le rabattant des toilettes... Poursuivre un garçonnet de six ans pour avoir donné un baiser à sa voisine de classe du même âge ; se déchaîner contre toute publicité un peu rigolote mettant en scène une femme ; gueuler contre tout érotisme parce que « la femme n'est pas un objet ». Faire appeler toutes les femmes « Madame » afin qu'on ne prenne pas les « Demoiselles » pour un parti possible... Mais chaque fois qu'une femme désire un homme (tout peut arriver), c'est une obligation pour le mâle d'obtempérer. Attends il y a mieux : j'ai entendu à la radio qu'une certaine femme aurait préfére se faire violer par son chef, parfaitement, violer, plutôt que de se faire déshabiller du regard comme il le faisait : « Au moins s'il y avait eu viol, cet homme aurait été passible de la loi » - bien sûr !

Tout à fait ! Cette femme a raison ! Un homme doit regarder une femme « sans penser à mal », c'est-à-dire au sexe. En allemand, mal = « schlecht » ; sexe = « Geschlecht » - c'est pas une preuve, ça ? Si c'est le mâle qui désire, il n'est qu'un affreux macho dégoulinant. La femme drague l'homme ? Admettons – mais si l'homme, ce porc, la prend au mot, la voilà qui se met à gueuler qu'elle n'est pas une pute et que ce n'est pas ça qu'elle a voulu dire. Sans oublier celle qui m'écrit qu'elle « voudrait faire l'amour avec moi » - je lui réponds gentiment – et qui s'insurge : « Je n'ai pas dit « coucher avec toi », j'ai dit « faire l'amour. » - puis : « ne m' écris plus ». Par honte de sa connerie, je présume ???

A présent, dès que tu adresses la parole à une femme, tu risques d'être poursuivi pour harcèlement ; si tu pousses l'inconscience jusqu'à lui faire des propositions, tu risques carrément la plainte pour viol. Si tu l'effleures, ce sera « pour attouchements ». Avant, dans le temps, ce n'était déjà pas si agréable : si tu regardais une femme dans la rue, tu avais toujours l'impression qu'elle se foutait de ta gueule, style : « Tiens je te fais bander connard ? » Maintenant, je vous jure, on suit les mots sur ses lèvres : « Qu'est-ce qu'il a à me regarder comme ça ce pauvre con... » - de toute façon si c'est un jeune homme que tu regarde, il va se mettre à cracher par terre... Ostensiblement, et de l'autre côté, pour l'instant...

Eh bien regarde les vieilles ! ça les changera, puisqu'il paraît qu'après 50 ans, les hommes ne regardent plus les femmes – entre parenthèses c'est bien fait pour vous gueules, les meufs, parce que nous, les hommes, on peut toujours attendre d'être regardés – au cas ou l'homme répondrait, vous imaginez, quelle horreur ! Attends, attends, dit le Crétin, de plus en plus fort : une femme tenez-vous bien a obtenu gain de cause, faisant condamner pour viol un de ses partenaires

qui n'avait pas interrompu le rapport sitôt qu'elle le lui avait demandé – en pleine action ! Je propose qur'on équipe les deux séries d'organes sexuels d'un de ces procédés utilisés sur les TGV : si le conducteur n'appuie pas toutes les trente secondes sur un certain signal, le convoi s'arrête automatiquement. Toutes les trente secondes : « Voulez-vous continuer à faire l'amour – OUI - NON » - on nage en plein érotisme. Tenez, dit le Connard, je vois très bien venir le temps où une femme qui voudra se faire un peu de pognon consultera son «carnet de coïts » et se dira : « Tiens, il y a douze ans j'ai mal joui avec ce type-là ; je vais porter plainte pour viol » - et ça marcherait ! Ça a bien fonctionné pour Monica Lewinski, puisqu'elle a soigneusement conservé les vêtements tachés pendant ses relations avec le Président Clinton ! et qu'on ne vienne pas me faire croire que c'est au nom d'un sentimentalisme désuet...

Pédophiles Notre crétin de service va même beaucoup plus loin : il se permet d'insinuer que la pédophilie elle aussi, odieuse assurément, il n'en disconvient pas le tartuffe, se justifie ! ...dans la mesure où les femmes par leurs refus répétés (quel con !) inciteraient certains détraqués à se tourner vers des enfants, qui ne sont pas encore pervertis par le puritanisme forcené des « bonnes femmes ». C'est ignoble. Les femmes, qui sont tout amour et se donnent bien trop souvent à des connards ne leur arrivant pas à la semelle ne sauraient accepter cet argument bas de gamme : elles ne vont tout de même pas se balader les cuisses ouvertes et le vagin écarté par des pinces pour satisfaire aux élucubrations de ces malades mentaux, à lobotomiser d'urgence ?

Si je vous disais que ce crétin imaginaire va même jusqu'à se protéger sous les paroles d'une chanson de Souchon (Les jupes des filles) pour affirmer que les femmes, par leurs refus incessants (décidément...) provoquent les guerres ? Que si l'on avait mieux tiré son coup au Liban, on ne se serait massacré pendant des années de rue à rue en pleine ville ? Nous savons bien que le sexe et la violence ont partie liée, comme le disait et le répétait Notre Saint Père le Pape. C'est vrai ça cré vain guiou, je n'arrive à bander que si je m'imagine en train de tuer, arghghgh... Wilhelm Reich dit exactement le contraire, mais qui va croire un Autrichien ? Mort fou ? Travaillons donc assidûment à l'élimination de l'espèce masculine (beurk) par le biais du clonage, avec parthénogénèse.

Nous sommes même tellement répugnants qu'il existe désormais un contingent de

lesbiennes qui veulent bien se reproduire, mais avec du sperme qu'on leur introduit dans les voies génitales sans qu'il soit besoin de rapport hétérosexuel – vierge et mère, voilà qui rappelle furieusement quelque chose à Notre Crétin. Reste à savoir pourquoi le Singe Vert a si longuement laissé la parole à ce Khon. Il est à mon avis tombé dans le travers qui consiste, pour bien des cinéaste, à exhiber des prostituées pour dénoncer la prostitution, et à tartiner la violence pour lutter contre la violence – OK, OK...

 

DERNIERE MINUTE

Nous apprenons qu'un destinataire de notre glorieuse revue, mécontent de son contenu (et tant mieux), au lieu de se tourner vers le Singe Vert en personne pour qu'on s'explique, se permet de sauter sur le paletot par téléphone (belle métaphore) d'un établissement dont j'ai utilisé un document, à l'insu il est vrai dudit établissement. De tels procédés s'apparentent au caftage stalinien de ces parents d''élèves qui, au lieu de consulter le prof, le dénoncent à ses Chchchchefs, démontrant le caractère fouille-corbeille et fouille-merde d'un tel individu, qui ne mérite que notre plus profond mépris. Si vous avez envie d'engueuler le Singe Vert, c'est au Singe Vert qu'il faut vous adresser, allez-y ! ...et non pas au fournisseur du papier, ni au fabricant de l'imprimante, ni aux véhicules qui acheminent le courrier, ni... - à bon entendeur, salut.

 

Traduttore, Traditore

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COLLIGNON TRADITORE

 

notes de Katy Nitkine

 

Tous les commentaires que je fais sont en rapport avec ce que je connais de ta personnalité, j'outrepasse donc la fiction pour traquer l'auteur même. Ne prends rien pour un reproche, mes commentaires sont tout-à-fait spontanés et bienveillants, comme un œil extérieur souhaitant te délivrer de certaines manies.

 

 

 

Seul à ma table avec les fourmis.

 

Tous les éveillés font semblant de dormir. Sensation de danger comme hier, au sommet de la tour de Najac. La peur provient de ce fait : chacun peut se lever sur la pointe des pieds, pour lire par-dessus mon épaule. mort,père,solitudeCETTE OEUVRE EST D'UN SCULPTEUR DONT J'IGNORE LE NOM; qu'il se manifeste pour les droits. Merci.

La peur provient de moi : je laisserais traîner ce que j'écris, eux, le liraient. Retenez ceci : quoi que vous fassiez, il y a toujours quelqu'un qui lit par-dessus votre épaule. J'aime

 

Hier mon père et moi sommes allés au château de Najac. Mon père me suit, partout. C'est lui, par-dessus l'épaule. Il m'a conduit jusque très tard aux cabinets.

Une queue sort d'un arbre, un jet de merde tombe : mammifère ou oiseau ? Cette nuit je fus réveillé par une sorte de glapissement.

C'est un écureuil.

Est-ce que les écureuils crient ?

J'avais cru jusqu'ici que c'était le cri du renard. Ainsi, pendant les nuits de Pasly, entendais-je le renard et le rossignol. Puis j'appris que c'était celui de la mésange. Mais le renard, c'était ...?

Partout des frémissements : dernières poursuites, derniers massacres entre les branches. La mort la plus fréquente chez les animaux est de se sentir englouti, déchiré vivant. Tout sera bientôt englouti par la grosse vulgarité humaine.

Mme Schmoll est grise, grosse et vulgaire. Mon père fréquente cette femme. Ma vie sexuelle est bien plus secrète. (ça c'est de la fiction !)

 

Au sommet du château de Najac, le corps engagé dans les créneaux, je faisais le tour de mon vertige, j'aime

le sol semblait se relever vers moi comme l'angle d'un tapis vert, je pensais qu'un peu de courage

aurait suffi pour sauter dans le vide. Tout serait fini.

Non accompli.

À ce moment la voix de Frau Schmoll me parla de réincarnation.

C'est la première fois que j'écris à la main depuis si longtemps.

...La pente du village est raide. Nous avons acheté du beurre. J'obsevais une petite fille plate et pathétique. Longiligne et visiblement couvée. Qui nous fixait. Le soir elle écrirait dans son carnet : des adultes laids et puissants. (si exact !)

Rien ne ressemble en moi aux choses que livrent les écrivains dans leurs interviews : ils se sont tous donné lesmots... le mot

Et autre chose encore : le jour de ma mort, sur mon lit de mort, si tant est qu'il y a un lit, les couces feuilles de mon Œuvre ne bruiront pas à mes oreilles pour m'emmener, sur leurs ailes, dans l'Éternité. métaphore ! Ah la métaphore filée, qui plus est, n'en abuses-tu pas, comme dirait... ? Ça fait cliché mais ça me plaît.

Alors je note. Qu'il fait frais. Que les oiseaux très isolés font entendre leurs divers cris. Que la grand-route passe au fond très loin vers Montauban.

Nous sommes au cœur du Ça.

Das Es. Essen. Mon père va me contraindre à manger. Il engloutit des kilos de petits-déjeuners. Celui-ci durera trois quarts d'heure. Puis viendront d'autres châteaux.

 

...Qu'est-ce que j'apporte aux autres, – est-ce une vraie question ? - et que les autres n'ont pas ? Cette lueur d'été infâme, ces siestes vautrées dans la demeure, cette décomposition d'où je me suis à l'instant relevé, vous les avez vécues, également.

oui, mais nous ne les avons pas écrites, ni décrites, donc, réponse à la question, tu nous apportes ta belle écriture.

Les journaux éternels sont peuplés d'êtres imaginaires. J'y reviendrai.

Frau Schmoll va et vient seule dans la maison fraîche, la vaisselle tinte sur l'évier de pierre, nous avons mangé trop de fromage, il faudra digérer, payer tout cela. Il n'y a plus que mon père qui dort. Il est très difficile à réveiller en début d'après-midi.

Réendossons la vie. Que la vase vous envahisse, que l'action vous mène, mon Dieu, n'y a-t-il donc que la mort dans la vie ? Excellente

Le soleil chauffe. La première des politesses serait que je sorte de ma chambre.

 

*********** ****************** ****

 

Mon père joue de l'orgue. S'il se contentait de se distraire ! hélas, il se prend pour un génie. Méconnu, ce ne serait pas si grave. Hélas encore, il se prend pour un génie à venir. A soixante-douze ans, mon père attend toujours son avenir. Il s'imagine encore en capacité d'atteindre, à force de persévérance et de progrès, un stade supérieur qui tarde à venir. Qui lui est dû ; par le nombre des années.

Une garantie.

Or il existe aussi des vieillards cons.

 

xxxxxxxxxx

 

Plusieurs ainsi Pitt s'offrent à nous. Ce ne peut être une date : tout verserait dans le réalisme, où chacun s'empresserait ou craindrait de se reconnaître. Où moi-même...

L'un de ces commencements consistait à reprendre les propos de Connolly, disant en substance que tout romancier doit être un homme d'acquiescement, tandis que l'homme divisé s'épanouissait dans le journal ou le dialogue.

Une troisième introduction implique une réflexion sur l'inévitable permanence des personnages secondaires ou (plutôt) épisodiques. Mais où Claude Mauriac, Gide ou Nin évoquent Miller, Allégret, Cocteau, nos pas ne croiseront que des Fritz et des Zimmermann. Ceci me semble une digression et présente un décalage, on veut poursuivre avec toi dans la fiction (ou pseudo-fiction).

Henri-Frédéric Amiel me fascine. Son oeuvre figurait parmi les usuels de la Bibliothèque de Bordeaux, alors qu'il ne voyagea pas, et borna le cercle de ses connaissances à quelques amis aussi obscurs que lui.

Voyez comment la démarche de l'auteur diffère ici infernalement de toutes celles de tous les autres écrivants : quel autre, au mépris de toutes les lois de genre, ne cesse de s'interroger sur l'effet de son écriture ? non pas dans la postérité, mais dans le moment même ? distanciation de l'auteur avec lui-même, qui nous ====> rapproche de lui.

l'artiste s'interroge toujours.

 

Ce narcissisme escargotier le mène droit aux gémonies - en latin scalae Gemoniae : escalier, dans la Rome impériale, où les corps des suppliciés étaient exposés avant d'être jetés au Tibre. J'inscris ce mot sur mes tablettes. Mon père fait ses ablutions dans le cabinet de toilette attenant. Il s'est levé tard, ce qu'ordinairement je ne puis supporter - je le houspille, et la matinée se passe dans l'aigreur ; au lit, il ne dort pas : ressassant ses souvenirs, parfois les yeux grands ouverts au-dessus de la ligne du drap. j'aime

Il perd son temps. Il ne doit pas ruminer ainsi. La rumination ranime le goût de sa jeunesse, justifiant la totalité de son passé - tiens, ça me rappelle une personne que je connais bien !

 

Nous verrons. A son âge.Mais le temps qu'il repose ainsi : je ne peux ni sortir ni me promener. Même si je ne me serais jamais promené on a le droit de dire ça ? Ah oui, c'est ce fameux "même si" où je me trompe sans cesse...

Le temps qu'il repose, je lis sur un banc de bois raide, engourdi par le ronflement du réfrigérateur. Je marche autour de la table pour me dégourdir. La machine est sur mes genoux, moi maintenant sur la chaise cannée, coincé dans le coin d'un buffet près de la prise de jus faute de rallonge. Est-ce que je joue bien. Je me souviens d'un dessin féroce illustrant, jusque chez les plus grands, la manie du journal intime : j'avais envie de prendre un bain froid lisait-on à l'envers d'un rouleau manuscrit. Mais cet auteur n'avait pas d'humour. Ai-je de l’humour ? Douteux. Oui il est douteux.

Je scinde ma vie en heures et minutes. Même en congé. Inspiration ou pas. Inactif jamais.Les enfants immatures appliquent les préceptes appris, que les pères ne respectent pas. Plongé pour le moment, le mien, dans un traité d’échecs. Trop fort pour moi. Il m’entraînera bientôt dans une promenade au soleil, d’où je reviens la tête tournante. Choisit-on la vie de son père ? Mon emploi du temps s’étale à qui veut le lire : chaque jour, à chaque page, ce sont des insignifiances. Le reste de ma vie repose en maints tiroirs, attendant le camouflage. J’aime. Si je parlais de mon père il faudrait un voile de plus. Certains disent que je manque de maturité, exact. À l’âge où je suis parvenu, je ne vais tout de même pas m’emmerder à acquérir des forces que les autres maîtrisent déjà.

Ils me distanceront toujours, c’est pourquoi ils tentent de m’attirer sur leur terrain. Mais dans les contrées méconnues de la soumission, je conserve une avance irrattrapable. Quand il mourra je m’arrangerai pour disparaître. Il atteindra bien les 90 ce qui ne me fera pas loin de 70. Les hommes vivent vieux dans ma famille. C’est aussi la mienne. Soixante-dix me suffiront. Je me souvient très bien de son père.Il n’écrivait pas, il ne calculait pas. Le dernier homme décidé. Hier je suis allé consulter Sergueï Ibrahimovitch. Il m’a dit « Vous avez un cancer ! » Ce vieux crétin. Il riait aux larmes. Il me palpait le foie, le sigmoïde, et si je piaulais, il riait. « Vous devrez faire une échographie ».

Puis une échographie. Puis une cœlioscopie. Moi qui veux rester en surface. Comme si je n’avais pas assez souffert. Mon père;lui, n’a toujours rien. Je guette : rien, rien. Il y a pourtant ce signe qui ne trompe pas : ce besoin de se lever toujours plus tôt. Il en est à cinq heures et demie. Si encore il se tenait tranquille. Mais non. Il tourne, il gyrovague. Remue des bols, s’asperge, claque les volets. On change les rôles : je suis le malade – foie, pancréas, ce qui nettoie vite son homme. Cette idée aussi d’annoncer aux hommes leurs cancers en riant ! J’espère que la douleur ne viendra pas trop vite. Je dois apprendre à ne plus me moquer de ceux qui ne savent plus parler que de leur maladie.

 

 

 

Adieu toutes les femmes (Mivath et le maçon)

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C O L L I G N O N  A d i e u  t o u t e s  l e s  f e m m e s

(Mivath et le maçon)

 

 Etroitesse B.JPGLorsqu'il revient du travail, tous prennent leurs distances. C'est salissant un maçon. Le bob sur son crâne n'est plus qu'un bloc de yaourt. Il tient les bras loin du corps, se gratte sans conviction les pieds au paillasson. Prénom : Georges. Des cheveux noirs en frange sur le front, une fine moustache érotique. Taille : assez petit. Pas seulement maçon, mais à toutes mains : finitions (plâtres, carrelages ; branchements, raccords de mortier). Il peint aussi sur toile, sur les murs, des marines qui arrondissent les fins de mois. Radio X-Y lui propose, en haut de la pente, un coulage de semelle : une plaque de 10 sur 10 pour supporter, pour isoler du sol une construction métallique.

Radio Kiss doublera sa surface. Georges bosse mollement : la paye au forfait n'encourage pas précisément la rapidité d'exécution. Dans le grincement obsédant de la bétonnière, Georges observe tout, appuyé sur son manche de pelle. Il a bien calé la machine sur le sol, entre les touffes d'herbe, les taches de paille de fer ; tous les débris des vieux chantiers d'avant, durites au butyle et fragments de câbles. Georges se voit mal passer sa vie là-dedans, mais il faut bien qu'il s'y fasse. Il voit défiler tous les jours les animateurs qui passent et repassent le seuil métallique vert bouteille surélevé des studios, dans un bungalow vaguement aménagé.

Parmi les défilants, Georges voit :

- un curé en veston

- un imam sunnite

- un imam chiite

- un rabbin, un pasteur

- une Portugaise sans accent, beau cul

- un Italien, cul moyen, quinquagénaire et la tête en arrière.

Il voit encore :

- une blonde nommée "Lise", d'abord revêche, experte en informatique.

- toutes sortes d'invités des deux sexes, qui se croient tenus d'adopter au micro (il les écoute sur son transistor) un ton fade qui dénote l'amateur, celui qui veut passer pour professionnel ; souvent, appuyé sur sa pelle, Georges change de longueur d'ondes.

La personnalité la plus marquante, c'est un grand maigre au ventre proéminent, à cheveux longs très démodés ; il porte le verbe haut, se tient courbé sur son abdomen, odieux à l'antenne.

Il s'ouvre au maçon de son désir de l'interviewer à l'antenne. Avant que Georges ait pu décliner son invitation, le grand homme poursuit son boniment, se cause à lui-même et se coupe au

milieu de ses phrases. Georges entre à sa suite dans le bungalow que tout le monde appelle "le bureau" : le samedi, l'affluence est plus grande, chacun va et vient, et se sert : l'agrafeuse, le marqueur, le compact. Georges pianote, consulte les annonces de cœur, dont la première page montre un cœur qui bat :

JFMIVATHCHCORRESPTTSRÉG

Mivath ? ...c'est hongrois ?

 

Il note l'adresse, met en veille, et file. Le blond maigre ventru l'a oublié, il courtise l'équipe, tient absolument à passer un jour ou l'autre, ô gloire ! à l'antenne. Georges empoigne sa pelle. Il gâche comme il peut. L'argent n'arrive guère.

Il espère que Mivath, la Hongroise ! lui adressera des lettres sous enveloppes parfumées, molletonnées. Roses. Georges revient chez lui, se change, gagne la table. Sa toile cirée est encombrée de pieuseries : vierge luminescente, images dans le missel, napperons "Sacré-Coeur" 30cm ; un coquillage en grotte, trois signets à la croix de Malte. En face de lui, un curé de St-Leu-St-Gilles. A droite du prêtre, soeur Latanie, sans coiffe, mais non moins convaincue de l'existence de Dieu. C'est son foyer. Ce couple l'a recueilli. La morale est stricte. Autour de lui, sans garantie, un peuple d'images pieuses punaisées, un Christ, légèrement décalé au-dessus du réchaud.

Georges à 30 ans bientôt possède une chambre personnelle et sobre. Il n'a rien à cacher. Il révèle aux deux adeptes son intention d'établir une correspondance suivie avec Mivath, hongroise. Ou islandaise. On peut se tromper. Il s'aperçoit aux tics du curé que c'était son tour de Benedicite. Il bredouille et mange. Le repas est silencieux sauf un grésillement de transistor, le Père Dubreuil se branche ainsi sur l'univers et repasse les mots qu'il vient d'entendre. Puis Georges dans sa chambre forme un numéro de Minitel, Médium Interactif. Une voix chaude et artificielle, de femme s'efforçant d'être aimable. Aigre, en habits de politesse. Georges se dit : "Ce n'est pas une jeune fille". Elle a pourtant 17 ans. Le contact sera pris, régulièrement, dans une cabine téléphonique aux cornières métalliques.

Georges-Xavier tente d’intéresser, avec humour, son interlocutrice à la composition du CIMENT. Elle s’en fout. Tseth Mivath, c’est son nom, confie ceci :

- ce qu’elle lit

- ce qu’elle voit au cinéma.

Georges-Xavier en apprend beaucoup. Il dit :

« Quand je lis, j’oublie tout ».

C’est un ouvrier qui lit.

À l’autre bout du fil, Tseth Mivath s’étonne. « Si je lui demandais de gâcher du ciment, pense G.X, je lui dirais moi aussi : C’EST FACILE ! »

 

Dans cette vois métallique du téléphone, le maçon croit déceler « un désir qui n’ose pas dire son nom », l’expression lui vient d’un roman-photo. Il lit d’autres choses que des romans-photos.

 

Mivath se présente au terminus du 25, dernière à descendre, empêtrée dans ses mollets, avec de grandes lunettes noires. Rejette ses cheveux roux sur ses épaules et se tord le pied. Pas beaucoup. Georges est en veste de ville, sans plâtre sur lui. Il faut cesser d’avoir des préjugés. Mivath écrase sans les finir ses mégots-filtres pleins de rouge. Couple gauche. « Confuse, dit-elle, je suis confuse ». Georges ne désire pas son visage, grêlé, bistre clair. Elle se trompe dans les génériques. Peut-être ces rediffusions télévisées à caractères minuscules. OÙ VONT TOUS CES OISEAUX qui passent dans le ciel par bandes.

 

« Père Dubreuil, Sœur Tatiana » IIIe siècle « je vous présente Mivath ».

 

* * * * * * * * *

- Cher Monsieur,

J’ai bien lu votre article sur l’art de la fresque. Vous y exposez de belles thèses (…)

« Mais, pourquoi écrivez-vous ? (...) » - MIVATH.

 

- Cher Georges,

(…) Comprenez-vous le latin ? ...que vous êtes cultivé ! Quelle est l’opinion de vos parents sur moi ? (ils ont pensé… que vous vous poudrez trop).

 

Je vais vous dire, chère M., ce qui m’a amené à la maçonnerie…

 

Georges se loue à des chefs de chantier pour un travail au noir. Le mortier est gris. Le ciment est clair. En général. Georges s’écorche les mains, les doigts, la peau autour des ongles.

 

 

 

 

ARKHANGEL

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C O L L I G N O N

 

ARKHANGEL

 

POINTS DE REPÈRES

 

Bergerac, 29 avril 2019

Siège d'ARKHANGEL. Tout le Sud est contre nous, dans le jardin du fond, jadis, Condé-sur-Aisne. De même encore l'année suivante à Pasly, sur l'escabeau d'une salle de classe encore déserte. Je gagne mon galon de lieutenant grâce aux tirs de ma pulvériseuse. Un char d'assaut qui d'un coup de rayon laser réduit en poudre nos plus intrépides adversaires.

Les cultures s'étendent en surface, sans obstacles. Parfois subsiste le paysage, comme autrefois : la route de Nouvion aux Étouvelles. Cependant lavie des humains se déroule sous terre. Tout s'achète et se vend par distributeurs, jusqu'aux salons complets, jusqu'aux automobiles. Nos entrepôts sont enterrés. Les seules toilettes sont dans la cour d'école. Notre logement n'en a pas. Je chie dans un seau. Je veuxêtre confiseur. Quand je me suis lavé le cul je lance au mur une balle élastique et la rattrape au vol, je joue contre moi-même.

froid,enfance,guerre

 

À cette occasion, fasciné par un souvenir de stock-car macérien, nous imaginons une automobile-soucoupe voir Vinci, que nous baptisons ventoréacs. Dans les chiottes duThillot j'imagine un voyage en haute montagne : l'altitude augmente, la température baisse. Les chiottes toujours dans mes rêves. Le plus souvent très sales. Aucun psy ne m'en a délivré. Dans celles de Condé j'invente un personnage plus grand que mon père, 2,10 m. qu'il a coloriés sur une grande feuille. Il n'a pas su résoudre la perspective : les chaussures prolongent la jambe, si bien que Rolstrand est juché sur des cothurnes étroitement lacés. Il s'appelle Rolstrand.

Roland, comme mon père, plus R, S, T, de façon à resterprononçables. La grande manie de Rolstrand, consiste à faire respecter une exactitude scrupuleuse. Quiconque se met en retard d'une minute se fait engueuler. Plus tard, je hurle de me faire torcher, le frère et la sœur Lanton écoutant, graves comme des papes, le viol qui se perpètre. Ma mère gueule comme une hystérique, son fils ne doit pas porter de slips sales. C'est une bonne ménagère. Tandis que l'enfant gît dans sa chambre (virage de cuti), il convoque en esprit ses parents, les convainc d'embarquer sur son vaisseau spatial : son pays s'appelle Charabie, où l'on parle charabia. Plus tard ce sera Vulcain. Plus sérieux. Dès qu'ils ont non sans mal accepté, la nourriture manque au rêve : plus rien à montrer, l'essentiel est de prouver que ma planète existe, qu'un Père Noël viendra me délivrer, sur une de ces hirondelles qui en ce temps-là pullulaient.

Un jour le ciel contient un aqueduc orange de nuages ou de traces d'avion: il descend vers moi, ma délivrance est proche, je danse et ils seront punis. Puis je m'aperçois que j'imagine. Se procurer Amadou et Coconut globe-trotters. Le jour de la séparation papa chimpanzée tire stoïquement sur sa pipe, maman pleure dans un torchon bonne-femme (bona fama, bonne réputation). Un roman que j'ébauche est une fugue avec mon père : nous partons de Nice, où je n'ai jamais mis les pieds, et vivons de chasse dans l'arrière-pays, droit au nord.

Je tire à l'arc sans grand succès. Cette fiction se heurte aux réalités - du réalisme. J'invente une ville Charleminvin. Son nom vient d'un roi qui se fait réveiller ; à telle heure moins vingt le serviteur crie dans l'escalier "Charles ! Moins Vingt !" - l'enfance est conne. Précisement des cartes. Bégaiement des noms : Bébébut, Zézébut, l'un remplacé par l'autre,et les vrais tas de sable au bord de la route se peuplent de lutins, connaissance avec Bibi-Fricotin.

 

En colonie de vacances (les jolies...) sévit une vague de chaleur. Tous les deux jours pendant la sieste un colon raconte des histoires de cul. Les autres se branlent sous le drap je me fais virer dans un réduit tout blanc je parle tout seul le gros André me dit de la fermer j'peux pas dormir merde !

Mohon Carlepont bataille de Sans-Franska-le-LacVictoire ! Victoire ! Le Sud reflue -

 

Les années passent et dans mon impatience durent quinze jours : 4007 commence aux vacances de Pâques et s'achève à Quasimodo. Le réajustement du temps

Plus tard, les chiottes fraîches de l'école sentent le ciment frais. Je coïte et cohabite dans le sexe d'Uocquige : celui qui baise sa mère et qui reçoit les coups de queue dans sa poche utérine. Uocquige est un nom zinon : "uo", c'est un mot à l'envers, pour "ou". Le cou, "el uoc" ; le bijou, "el uojib". Jamais je n'ai pu redécouvrir, quelles que fussent les contorsions que j'infligeasseà ce nom, de étymon véritable il partit. Ma mère s'appelait Simone. Il faut tout édulcorer : s donne z, m donne n. En Zinonie, passée une vaste étendue maritime, lalangue maternelle se parle à l'envers.

Le drapeau d'ARKHANGELSK sera édulcoré : bleu-blanc-rouge égale vert-jaune-mauve. Édulcoré mais cruel. Fier-Cloporte joue aux cartes en comptant sans cesse : As, deux, trois, jusqu'au roi. Chaque fois que la carte retournée coïncide avec la carte prononcée à haute voix, elle est éliminée. Chaque carte a fait l'objet d'une liste alphabétique, dans l'ordre hiérarchique descendant : cœur, carreau, trèfle, pique. Ensuite existe un système de grâces. L'une d'elle consiste en une nuit avec une femme.

 

 

Plus tard plus tard à Nouvion la salle à manger j'invente les Escargots Volants qui tombent du ciel et vous aspirent à travers leur ventre fendu, j'imagine la Grande Débauche où les filles présentes à chaque mètre s'ouvrent le sexe et se cambrent pour être baisées.

 

 

 

 

 

Blattes, Blattes

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C O L L I G N O N

 

B L A T T E S , B L A T T E S

 

 

I Regarde-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux - Baudelaire – Les aveugles

 

  1. a) Détail de la reptation, dans les angles, le long des plinthes.
  2. b) Le couple effaré, serré l'un contre l'autre, musique de Schubert.
  3. c) Vision élargie à l'ensemble de la cuisine et de la boucherie de Fort-St-Jacques

 

II L'héritage

 

auberge,boucherie,exposition

a) Ils lisent, effarés,le document descriptif

b) L'obligation de résidence alla Ponzia

c) Ils prennent possession des lieux en se déplaçant, toujours l'un contre l'autre – musique

 

III Les lieux

 

  1. a) Les aubergistes, sur leurs talons, expliquant.
  2. b) Montée de l'escalier, les douches, les chambres merdiques
  3. c) Le puits des miliciens, retour aux blattes

Tout être qui se sent persécuté est réellement persécuté

MONTHERLANT Le cardinal d'Espagne

 

A I a

 

Les blattes sont de petits insectes dégueulasses, hétérométaboles et dictyoptères. Ils trottent dans les lieux obscurs en faisant cra-cra-cra et se nourrissent de Nos débris.

Les voici en pleine lumière, au plafond, sur les murs. Partout. Non pas en files ou queue-leu-leu comme les cafards noirs et ramassés, non, la blatte longue et brune a son identité, son autonomie. Elles sont toutes là en positions différentes, éblouies par l'ampoule à 100W qui les fusille aux yeux, les aplatit dans l'illusion qu'elles ont d'être invisibles, elles font les mortes sans penser encore à se contracter d'un coup les six pattes sur le ventre pour se laisser tomber et filer, sans pressentir encore leur extermination à grands coups de savates à même les parois et le plafond nu. Et paf à deux tatanes chacun ça fait quatre taloches qui tapent et tapent sur les blattes qui tombent.

La mort la plus simple pour l'organisme le plus simple. Ce n'est pas compliqué, un rectangle brun qui craque à peine. Éviter de coller le cadavre au mur en claquant trop fort.

 

A I b

 

Sur les blattes les babouches à la main, carnage en dépit du grand nombre de planqués par tous les angles et toutes les fissures, deux humains crâne rasé, roux pour la femme :

- Vingt-cinq dit l'homme.

- Quarante-quatre dit la Marquise, rase, rousse, en sarrau bleu. Elle s'est acharnée la vache. Total 69. "C'est un h asard – Fait chier tes obsessions Pascal, cherche un balai." Pascal cherche au hasard vers le fond, là où c'est le plus sale, où trouvent les placards normalement, dans un appartement qu'on ne connaît pas.

Les cadavres s'empilent sur la pelle et ça fait penser à Auschwitz c'est au tour de Pascal de gueuler T'en as pas non plus toi des obsessions dégueu? Donc ils débouchent leurs oreilles et coupent le son C'était quoi pour toi dit la femme Schubert comme d'hab répond Pascal Passe-moi la poudre à lessiver dans la bagnole il est tout pâle. Il jette les cadavres dans un grand sac en plastique.

 

A 1 c

 

Ils sont arrivés mains dans les poches, le reste suit par autocar. Les écouteurs au fond des oreilles, bonne provision de cassettes dans le sac, pendu dans le dos comme une couille arrière. Ici c'est une ex-boucherie, désaffectée désinfectée, avec des grilles serrées serrées de droite à gauche de la vitrine. Des barres creuses, étroites et rondes impossible à frotter sauf à la brosse à dents modèle enfant, semi-cylindres maculés de minium et de sang séché. Odeur fade et vague qui donne la sensation de mâcher du steak juste assez salé limite avarié. Une espèce d'arrière-goût dans la bouche, dont on veut d'abord s'assurer, puis se débarrasser en miappant dans le vide, et qui précisément s'accentue, dans la salive, là, juste au-dessous du creux de la langue.

A l'arrière, non pas aveugle ni privée de fenêtre, l'arrière-boutique, le boyau-cuisine où se cache un vieux réchaud à gaz tout poreux, une table sous toile cirée. Très grasse. Et si, tout de même, une fenêtre aux volets clos qu'on ouvre à ras du sol de la ruelle latérale (dans un grondement d'espagnolette oxydée) avec vue sur le goudron, le caniveau cimenté mais fendu (ses eaux sales) ainsi que le plâtre du mur d'en face, où s'ouvre une fenêtre de chez les autres avec rideaux plus le cul d'un appareil TV.

A II a)

"...soit, pour les époux Schongau-Schongauer" (Marquise Arielle et Pascal Papier) "en propriété indivise un bâtiment sis au six, rue des Puniques sur trois niveaux dont une Boucherie désaffectée plus arrière-boutique, chambres et dégagement sur le premier étage" (toilettes et point d'eau), chambres et point d'eau, combles, le tout

" - constituant immeuble de rapport dit "hôtel désaffecté" pour insalubrité par décision préfectorale du 20 juillet 84, chaque chambre pourvue d’une literie, de meubles hôteliers adéquats et de tous tuyaux, robinetterie, lavabos et bidet en bon état de marche, à charge tôt ou tard l’obligation pour les époux de réaménager à leur gré exclusif tout ou partie, intérieur ou extérieur des bâtiments décrits susdits – sous réserve d’habitation et occupation domiciliaire constante et définitive des lieux sous peine d’expulsion en vertu de l’article (etc).

Jeanne de Schonau et Pascal Schongauer dit Papier, unis par cousinage impliquant bâtardise de branche et par liens de mariage ont reçu et accepté le Six rue des Puniques à Fort-St-Jacques à charge d’habitation et d’ « occupation bourgeoise » des lieux » suite à condamnation par contumace de Blatt-Oliver Blattstein en poste puis destitué au Consulat français de Montevideo (Uruguay). »

Pour trafic illicites Blatt-Oliver croupit dans les prisons dorées de Punta del Este sans extradition possible : c’est du gouvernement uruguayen lui-même qu’il est justiciable.

« Que mes cousins » écrit-il « occupent cet immeuble. Tout, plutôt que l’Administration

des domaines ; les Schongau-Schongauer, au moins, n’ont pas, et de loin, les moyens de transformer l’hôtel de mes ancêtres en minable palace de luxe ».

Accord entre les parties.

Dont acte.

« Eh bien… répète Pascal en relisant les textes additionnels.

- Parcourons, dit Jeanne, Marquise de Schongau.

Pascal replie lentement le document, et, main dans la main, écouteurs pendants, tous deux s’engagent sur le raide escalier de bois noir qui monte là-haut.

 

A II c)

 

A la douzième des vingt marches, Pascal s’arrête net : « Douzième marche de ma vie ; à 4 ans par marche, me voici à 48 ans sur 80 ».

Jeanne de Schongau ricane.

Ils poursuivent épaule contre épaule, jusqu’à leurs chaussures sentent la blatte. Ils débouchent à quatre-vingts ans sur le grand palier, qui comprend : une pierre à eau (« évier », de « l’ève » ou «l’ eau », aqua) ; un coin douche, dont les deux parois, dans l’angle, n’atteignent pas le niveau du plafond.

Et autres choses disgracieuses, armoires, coffres, et tout se qui se désaffecte, le tout affligé de poussière. Des bruits grinçants. C’est éclairé par une vue sur un boyau d’entre-deux-murs.

Comprenant de surcroît : un corridor tordu au plancher traître, plus au bout à droite une chambre en parfait état d’abandon d’un coup.

« C’est la plus belle.

- Sûr ! dit Pascal, qui n’en a pas vu d’autres.

La cheminée grasse de poussière, une brochure d’histoires belges dans le tiroir de la table de nuit. Couvre-pied lourd, sol déprimé au centre, l’envie poignante d’habiter là à tout jamais, nulle part, et puis de peaufiner des premières phrases toute sa vie. Philosophe à Fort-St-Jacques.

 

A III A°

 

« La meilleure chambre » dit l’aubergiste. Et comme on ne l’a pas entendu venir, il frappe sur l’épaule de Pascal.

«  Je vous ai suivis. Demandez les clés. Vous penchez pas trop. Votre fenêtre donne juste au-dessus de la porte au boucher. Ça c’est de l’étage : 4,50m. »

La femme de l’aubergiste sur ses talons.Elle avait dit :

« C’est mon mari qui vous a installé la pompe sur l’évier dans le dégagement. Et des toilettes dans le boyau. Vous avez pas vu les toilettes ?

- Il y a des blattes, observe Jeanne, de Schongau.

- Vous aurez du produit. »

Elle souffle à cause de l’étage. Le mari aussi. Ils sont tous les deux très typés. Sans intention d’être drôles, mais vraiment très gros, très essoufflés. La femme plus que l’homme. Quand on la regarde dans les yeux, on sent une jeunesse éternelle et poignante qui donne envie de la baiser , vers la 15e marche sur 20, mais par derrière, ou sur une table d’auberge, la sienne. En même temps, ce n’est pas drôle, pas comique du tout, le mari non plus ne porte pas à rire : très gros, très fort, très grand, à l’alsacienne, avec des bretelles, un schnurrbart et des restes de blond sur les pattes. Les deux couples se contemplent avec intérêt.

 

A III c)

 

Les aubergistes habitent en face, à l’auberge, qui fonctionne, ils ont les clés d’ici, la gestion de l’hôtel leur a été retirée : « Insalubre » dit l’homme, « insalubre ».

- Il faudrait des frais énormes, dit l’épouse, qui rougit.

Ces deux personnes suivent Schongau-Schongauer Jeanne et Pascal de chambre en chambre, désaffectées, matelas roulés sur les sommiers, volets mal clos, donnant sur des portions de rues typiques, étroites, dans ce bourg mort signalé « médiéval » : très haut directement par dessus le goudron, 5m 1/2.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Blockhaus B

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C O L L I G N O N

B L O C K H A U S B




« Cette pluie m’emprisonne. Je ne peux plus atteindre les arbres. »

Il y a son nom sur l’enveloppe.

« ...la prairie s’est détrempée jusqu’au centre de la terre... »

Les oiseaux croassaient de toutes leurs forces. Il pleut depuis le premier du mois.

« Si j’avais de bonnes bottes, je pourrais remettre la lettre : c’est le même nom, mais

ce n’est pas moi . »

S’il traverse la prairie – le champ de boue, le cloaque – il deviendra une masse informe. Au mieux le vent l’encroûtera. Et puis, de l’autre côté des arbres, il y a le Fleuve.

europe,est,fuite

« Celui qui porte mon nom a besoin de cette lettre. Plus que moi. La lettre, à moi-même, n’apportera que des tourments . »

Il habite loin, loin, au sec, dans son dos :

Formán Tikhonovitch Biédrinine

Blockhaus B

« Je ne suis pas cet homme. »

Les corbeaux dans le ciel font et défont des cercles noirs. Il tend les bras comme un fusil :

« Pan ! Pan ! »

Sans s’émouvoir, les oiseaux s’engouffrent dans une énorme boule d’arbres malades, au bord du marécage,puis, l’homme entreprend la traversée.

À chaque pas la boue monte aux genoux. Il regarde sa montre : quatre heures avant la tombée du jour. Il tâte le message dans la poche de sa chemise : il pouvait aussi bien tout laisser derrière soi. Les choses au pire, il trouverait au bourg une chambre sèche, un pantalon propre.

De trou en trou il se déhanche.

Le soleil perça les nuages réveillant des nuées de moucherons acides. Il eut le souvenir d’heures paisibles, de soirées à l’air libre, sur le banc, le jardin fait. De ce côté-ci du marais, à présent derrière lui, se trouvait Bostrovitsa, un gros village plein d’enfants placides. Devant lui, Gréménovo, où il n’avait jamais mis le pied depuis la destruction du pont – plus exactement, l’édifice branlait de toute part depuis l’attaque des Stukas. Ils avaient bombardé les réfugiés. Les autorité l’avaient déclaré impraticable.Dangereux. Il avait sauté, le pont, par ordre du voïvode.

Il fallait prendre le sentier.La boue, après la décrue, avait là aussi tout recouvert.

Les anciennes photos du Pont d’Aval le montraient aux jours de gloire, grouillant comme une fourmilière : bateleurs, charrettes, marmaille… c’était avant la naissance d’Endrick. C’était avant la mort du grand-père. Avant le bombardement.

L’homme avança, leva les bras, tira sur ses cuisses, laissa s’écouler un tonnerre de jurons. L’eau touche le ventre. Les sous-vêtements se sont trempés d’un coup. Il prendrait froid. Désormais coûte que coûte il fallait un docteur. Celui de Gréménovo. Pourquoi lui, Formán, douillet, grincheux, avait-il entrepris cette folie de vouloir à tout prix remettre cette lettre à son destinataire, dont il ne connaissait foutre Dieu que le nom, le sien ?

La vase remonta sous ses pieds. Bientôt la partie de son corps au-dessus des genoux se trouva hors de l’eau. Il souffla. Ses mains, demeurées sèches, vérifièrent encore sous la chemise que le message n’avait pas bougé. De l’autre côté de la digue il apercevait, sur le ciel gris, les premiers toits pointus de Gréménovo.

Les premières cheminées se mirent à fumer. Dans un bruit de succions alternées, il se dégagea au plus vite, gravit un perron sans rampe, redescendit quelques marches sur l’autre rive : il était sur le pavé, au sec, à Gréménovo. Il dégoulinait de saleté, mais nul, à part lui, ne foulait le sol irrégulier de cette demi-rue, à l’abri, face au marais. Formán repartit de l’avant. Il se sentit revivre. Il avait malgré tout retrouvé de l’inquiétude, malgré le jour encore haut, et en ressentit une BLOCKHAUS B 4





vague honte. Son reflet dans une glace extérieure – un tailleur en faillite - le persuada de chercher au plus vite non pas un médecin, mais un magasin d’habillement, pour remplacer son pantalon, devenu bloc de boue.

IL lui faudrait aussi des chaussures. Alors seulement il pourrait se présenter au Bloc B, Kuiaz Ulitza, et remettre décemment le message.

La vendeuse de pantalons lui effleura délicatement la braguette au moment de l’essayage. Il se contenta de lui réciter quelques vers. Elle n’avait pas encore allumé la lumière : la boutique baignait dans le gris. Formán oubliait sa mission.

La vendeuse l’entraîna dans une arrière-boutique plus sombre, où ils prirent un café sur une table branlante près d’un réchaud. Il découvrit sur son crâne à elle, derrière l’oreille, une cicatrice en relief.

« Ils m’ont interrogée un peu brutalement, dit-elle avec un pauvre sourire.

Il ne lui demanda rien, le jour continua de tomber, la couronne bleue du brûleur prit une intensité vacillante. Bientôt ils se trouvèrent tous deux vêtus d’amples robes de chambre.

 

« C’est celle de mon mari, dit l’habilleuse. Il m’a quittée après l’interrogatoire. Et toi, que vas-tu faire ?

Il tira la lettre de la poche de sa chemise.

Tandis qu’elle prenait connaissance du message,une étrange torsion paralysa l’estomac de Formán, et il se sentit à la fois proche de l’évanouissement et rempli d’un étrange espoir, solide au-delà de toute raison. Il se leva pour marcher, passa dans le magasin où les vêtements, à présent, semblaient autant de fantômes suspendus aux épaules. Raides, parallèles.

Un miroir lui renvoya une image si effrayante qu’il chercha et trouva instinctivement un interrupteur. Les néons tremblotèrent, puis s’allumèrent brutalement dans un grésillement continu. La jeune femme le rejoignit, ferma le magasin de l’intérieur, baissa le volet de fer.

« Je m’appelle Viéritsa, dit-elle. Reste avec moi. Tu porteras la lettre demain.

À peine quitté son village – définitivement, il s’en avisait à présent – Formán devait à présent composer avec l’espèce humaine. Qui plus est, avec une femme – l’être le plus exigeant et le plus dévoué qui fût. Une vendeuse de pantalons, au visage rond et grave, avec une couronne de cheveux bouclés et une cicatrice au-dessus de l’oreille.

La chambre au-dessus du magasin donnait sur le marais. Ils avaient fait l’amour au rez-de-chaussée, sur des manteaux étalés à la hâte, en pleine lumière. À présent, la fenêtre éclairée découpait sur la vase et les plantes un grand carré glauque en contrebas de l’autre côté de la digue.

Même ici, de l’autre côté de l’eau et des joncs, au-delà des frontières de provinces, d’autres policiers sévissaient, d’autres tortures. Pourtant, Formán se sentait désormais en sécurité. Il ne pouvait être poursuivi pour les mêmes délits que Viéritsa – bien qu’ils eussent commis ensemble l’acte le plus répréhensible aux yeux de tous, en tous pays.

Mais la cicatrice était ancienne. Il parcourut encore du doigt la boursouflure sous les boucles, et la femme eut encore ce petit rire triste ou inexpressif. Dieu merci, ils s’étaient aimés tout de suite, sans tous ces atermoiements qui découragent l’un et l’autre sexe.

Ils éteignirent la lumière et se couchèrent sagement l’un près de l’autre, comme d’anciens mariés, en tirant bien le drap chacun pour soi, pour éviter les plis. Quand Formán se réveilla, il tenait Viéritsa par la main, le matin doux éclairait une chambre de dimensions modestes, à l’ameublement neutre, et il comprit pourquoi l’amour se fait surtout dans la nuit.

Mais il n’éprouva nulle amertume, rien d’autre que ce sentiment de douce sécurité. Viéritsa s’éveilla à son tour, et posa sur lui son sourire.

Ils quittèrent le magasin sans être vus.

« Il n’est que sept heures, dit-elle, et c’est dimanche. Cherchons ensemble le destinataire de ta lettre.

- Qu’y a-t-il d’écrit ?

- C’est une convocation au Commimissariat, dit-elle en souriant. Ils se sont trompés de province.

- Il faut trouver un autre pays, dit-il.

- Qui postera la lettre ?

- Est-il indispensable, avant notre départ, de tourmenter un inconnu ?

- Peut-être qu’ils le convoquent pour lui dire : « Vous êtes innocent ! ». Le ton général du formulaire ne semble pas déplaisant. Oui, cet homme va recevoir un certificat d’innocence.

- Cet homme porte mon nom.

Il demanda la lettre, l’ouvrit, se tourna vers le mur et la lut :

- Ce n’est qu’un formulaire ordinaire, dit-il.

- Nous sommes des gens ordinaires, dit-elle, nous faisons des choses tout à fait ordinaires.

Il hocha la tête d’un air dubitatif et remit la lettre dans sa poche. Il était propre à présent, presque élégant.

Le bourg tardait à s’animer. Ils se dirigèrent vers une gare en faisant le compte de leurs ressources.

Ils pensèrent dévaliser une station-service jaune et verte, mais ils se contentèrent de demander quelques smenks au pompiste. Il les leur tendit en riant : il connaissait la musique. Il ne s’aperçut pas que Viéritsa volait trois Karamélis. La police ne poursuit pas ce genre de chapardeurs. Dans le train, ils se partagèrent les Karamélis. Leurs dents se collaient, ils s’ouvraient la bouche l’un devant l’autre, se rappelant l’excellent farce du chien qui mâche un chewing-gum : le chien se tord la gueule et se racle le museau avec la patte. Le train démarra vers Sankt-Iresk.

Formán et Viéritsa se regardent gravement. Ils sont assis face à facesur les banquettes en skaï de Vonat-Kompanyi, sans billet, « après avoir risqué sa vie dans les marais » dit Formán. Viéritsa ne pense pas retrouver son emploi, parce que les néons du premier étage sont restés allumés.

« Un court-circuit est si vite arrivé ! »

Elle s’accuse et pleure.

Formán lui relève sa tête bouclée. Elle dit :

« Nous agissons comme des enfants ».

Formán tapote sa pochette : il lui reste la lettre :

- Un certificat d’innocence, c’est quelque chose !

Le train roule, ils examinent le paysage, l’un à l’endroit, l’autre à l’envers. Le train est un pont qui roule, entre le passé et l’avenir. Viéritsa espérait que l’Autre dirait la vérité, Viéritsa craignait le mensonge. Formán se sentait épuisé à l’avance de toutes ces confidences qu’il faut faire aux femmes.

« Une queue de sirène, qui empêche de marcher. »

Il dit cela tout haut, Viéritsa le comprit, posa sa main brune sur la main verte de Formán : ils pensaient les mêmes choses en même temps :

- Plus tard, dit-elle.

Ils se caressèrent le visage. Le contrôleur passa dans le couloir sans s’arrêter.

Formán et Viéritsa se retrouvèrent à 14h 38 sur le quai d’un pays tout à fait inconnu. Il flottait dans l’air une odeur marine. L’État de Wyczurie n’était pourtant pas si étendu. Le train s’était arrêté souvent, il n’avait jamais dépassé les 100kmh.

Ils contournèrent les bâtiments de gare :

« La Baltique » dit-elle.

C’est horrible, pensa-t-il.

La lettre était sur son cœur, il avait failli à son devoir. Viéritsa devinait tout. D’abord, elle prétendit que les frontières s’étaient déplacées. Qu’une décision administrative - « du fond de tes marécages, tu ne pouvais pas savoir ! » - avait repoussé les frontières de Wyczurie vers le nord et la mer.

Les uniformes avaient changé, mais il y avait toujours des uniformes. Ils interrogèrent un de ces hommes. Ils apprirent que les troupes d’Abimani s’étaient emparé sans résistance de la nation amie de Wyczurie, pendant les heures consacrées au sommeil.

Autour d’eux, dans la gare, dans les rues avoisinantes, et au centre ville, tout le monde souriait, soulagé. Les amoureux s’étreignaient dans les rues piétonnes. Le sol pavé de briques rouges figurait des rigoles, des troncs de cônes en pierres accumulées formaient au centre des allées des piédestaux de lampadaires.

Toutes les boutiques étaient fermées pour le dimanche. La zone commerciale butait contre un mur gris souillé de  tags. Ils revinrent sur leurs pas, trouvèrent une autre rue, défoncée, sans boutiques, aux trottoirs dentelés : la vieille ville des entrepôts, aux vitres brisées, reprenait ses droits. Mais il y avait eu ce rêve de vitrines, et l’on respectait le dimanche, cette année encore. Formán et Viéritsa marchaient main dans la main, évitant les dislocations du trottoir. Ils trouvèrent plus confortable de prendre le milieu de la chaussée, déserte, bosselée.

Formán se sentit l’estomac creux : le remords, sans doute.

- Tu n’as pas risqué ta vie. L’eau n’a pas dépassé ta poitrine. Le fleuve avait changé son cours.



 

 


 

Carré de dames - théâtre

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C O L L I G N O N

C A R R É D E D A M E S

dédié à Anne Sylvestre

 

 

ACTE UN, Tableau unique

 

Une cuisine traditionnelle, avec cheminée. Une grande table sur le devant, un buffet au fond à jardin. TROIS VIEILLES DAMES debout ou assises tout autour. UN REPRÉSENTANT, UNE AUTRE VIEILLE DAME dans un fauteuil roulant, près d’une fenêtre côté cour, sous un amoncellement de couvertures.

Prévoir un écran, un prompteur.

 

 

 

PREMIÈRE VIEILLE DAME (JEANNE)

WATSON’S INTERNATIONAL ENCYCLOPEDY…

 

vieilles,encyclopedie,science

DEUXIÈME VIEILLE DAME (FITZELLE), accent naturel de Toulouse

Tell on… Very exciting…

 

LE REPRÉSENTANT, petit brun frisé, style taurillon. Les paumes écartées bien à plat sur la table

Alors ? Décidées ?

JEANNE

C’est dit !

FITZELLE

Un petit whisky !

LE REPRÉSENTANT

Si vous le dites…

JEANNE ouvre le buffet, sert un verre de whisky ; FITZELLE verse deux verres de Porto.

C’est du porto.

 

DEUXIÈME VIEILLE

Et du bon .

Le Représentant boit posément. Les deux vieilles avalent ensemble, côte à côte, cul sec (éclairage:soleil couchant)

LE REPRÉSENTANT, grimaçant

L’Encyclopédie Watson, chef-d’œuvre de la conscience professionnelle anglo-saxonne...

JEANNE

Aryenne…

LE REPRÉSENTANT se choque

JEANNE

Vous n’êtes pas spécialement nordique, non ?

LE REPRÉSENTANT

Niçois.

FITZELLE

Arabe ?

LE REPRÉSENTANT

Tout de même pas.

Silence. Le tas decouverturesur le fauteuil respire doucement.

LE REPRÉSENTANT

Dites-moi…

JEANNE

Oui ?

LE REPRÉSENTANT

Il va où, cet escalier ?

FITZELLE

Il ne va nulle part cet escalier.

JEANNE

Il reste ici.

LE REPRÉSENTANT

Ah bon.

FITZELLE

Porto ?

Elle le ressert d’office.

LE REPRÉSENTANT, la main sur le volume

Une somme incomparable…

JEANNE

Il est bon le Porto ?

FITZELLE

Nous sommes l’Encyclopédie.

LE REPRÉSENTANT

Tout est là-dedans.

JEANNE ET FITZELLE lui tendent la bouteille

Là-dedans.

Il empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux.

De l’âtre surgit la TROISIÈME VIEILLE,accroupie, tisonnant le foyer

LA TROISIÈME VIEILLE, MARCIAU

Pas d’accord !

Un coup de pétard dans le feu, éclairant les visages dans les mouves rougeoyants ; une lueur inquiétante, au-dessous de l’escalier.

MARCIAU, brandissant son tisonnier :

Je ne veux pas acheter L’Encyclopédie Watson.

LE REPRÉSENTANT, tourné vers les deux autres :

Vous étiez d’accord, vous deux. Ça fait trois quarts d’heure qu’on discute.

FITZELLE

Au moinsse…

 

LE REPRÉSENTANT

Ah tout de même…

Il se dirige en titubant vers la sortie, heurte du genou sur la chaise le tas de couverture qui pousse un cri.

Affolé :

Y a quelqu’un ?

 

LA QUATRIÈME VIEILLE, SOUPOV, de sous ses couvertures

Imbécile !

 

LE REPRÉSENTANT se retourne lentement. Il hausse le front, passe son index recourbé sur ses lèvres. Ton doctoral :

« Imbécile » ? Soit. Mais comment l’entendez-vous ?

Il referme le tome sur son doigt. Il en appuie fortement le dos sur la table.

Vous pensez que j’en suis la parfaite illustration.

Les quatre vieilles approuvent vigoureusement de la tête.

Vous n’avez pas de miroir ?

Elles se regardent en ricanant ; MARCIAU, tournée vers la flamme, essuie ses lunettes de fer.

 

SOUPOV

Tί δ’ἂν αὐτῷ χρώμεθα ; [ti dann autô khrôméta] ?

 

LE REPRÉSENTANT

Ce que vous en feriez ? Ô courte sagesse, ô sexe imbécile ! c’est folie de courir aux miroirs ; bien plus grande encore de les avoir brisés !

 

JEANNE

Proxima mors mox auferet nos (sur un prompteur : « Une mort proche bientôt nous emportera ».)

 

MARCIAU

Sind wir mal noch Frauen ? (Prompteur : Sommes-nous seulement toujours des femmes?)

 

JEANNE

Noli deridere. (Prompteur : ne te moque pas de nous).

 

LE REPRÉSENTANT les considère et se rassied lentement(à part) Pas de pitié… (déclamant) « On a vu la vieillesse la plus décrépite et l’enfance la plus imbécile courir à la mort comme à l’honneur du triomphe ».

 

MARCIAU

Je prends ce tome-là.

 

SOUPOV, à MARCIAU

Crève.

 

LE REPRÉSENTANT, se rengorgeant

Georges Bénigne Bossuet...

 

FITZELLE

On sait.

 

LE REPRÉSENTANT

...qui n’était pas un imbécile…

 

JEANNE

Une ganache.

 

SOUPOV

Et qui puait du cul.

 

LE REPRÉSENTANT

Que de science !

 

FITZELLE, très vite

Une buse.

 

JEANNE, même jeu

Une couenne.

MARCIAU, même jeu

Une croûte.

 

SOUPOV, même jeu

Un fourneau, une gourde

 

FITZELLE, accélérant

Manche.

 

JEANNE, même jeu

Moule.

 

MARCIAU, même jeu

Noix.

 

SOUPOV, même jeu

Une tourte

 

LE REPRÉSENTANT, fouillant dans sa mallette

J’ai là aussi une estampe. À vendre.

Du plat de la main il la déroule sur la table et se recule vivement. Les têtes des vieilles (sauf SOUPOV) se rejoignent. Ces dernières soulèvent l’estampe.

 

FITZELLE

Je vois une faux.

 

JEANNE

C’est faux.

 

SOUPOV, qui a rapproché son fauteuil

C’est une huître.

 

JEANNE

Je vois un texte en vers.

 

MARCIAU

On ne voit rien.

 

LE REPRÉSENTANT

Facile. (Il se lève pour tourner l’interrupteur. Debout près de la porte à Jardin, la main sur le commutateur, il les considère toutes l’une après l’autre en ricanant silencieusement)

C’est la gravure, Mesdames, qu’il faut examiner.

 

SOUPOV

Nous avez-vous suffisamment détaillées ?

 

MARCIAU

Rasseyez-vous.

 

LE REPRÉSENTANT baisse le bras, tire sur les plis de son pantalon en se rasseyant

La gravure a pour titre « Der Tod und der Tor ».

 

Elle représente en effet, traitée dans le style de Holbein, un évêque assis, coiffé d’une immense mitre en bonnet d’âne, disputant avec la Mort une partie d’échecs. La Mort est représentée de façon traditionnelle sous la forme d’un écorché assis de profil. L’immense faux qu’elle tient s’incline juste par-dessus la mitre. À son pagne grotesquement déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l’évêque tend une main gantée toute garnie de bagues).

 

LE REPRÉSENTANT, prêchant

« Il est sûr que s’il y a un sou à gagner, l’imbécile l’emportera sur le philosophe » (Voltaire).

Voyez comme il sourit, l’évêque, voyez comme il croit couillonner son adversaire.

 

MARCIAU

Tout dépend de comment on le regarde.

 

LE REPRÉSENTANT

La Mort étend le bras. Elle va gagner la partie !

 

SOUPOV

Sûr ?

 

MARCIAU

...et certaine. Regarde l’échiquier. (Elle lit)

« Cil cuide engeigner la Mort

Par lui desrobber sa bource

L’imbecille doute encor

S’il a terminé sa course »

 

LE REPRÉSENTANT

Savez-vous que cette gravure a failli brûler ? (Il montre des taches brunâtres) Plus des coups d’épingle (il lève lagravure) autour du fer de faux… sur l’échiquier aussi, en forme de croix.

 

JEANNE, qui ne voit rien

En effet.

 

LE REPRÉSENTANT

C’était pour un exorcisme.

 

JEANNE

Curieux, ces déchirures.

 

MARCIAU

Je dirais plutôt que vous l’avez arrachée.

 

 

 

 

 

 

 

CE MACCHABEE DISAIT...

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Ce macchabée disait

Couché dans mon cercueil, reprenant peu à peu mes esprits, sentant les quatre planches, n'étouffant pas - comme j'aurais dû les entendre, ces battements de mon coeur, et comme il est étrange de ne rien entendre...

Impossible. Tétra. Plus la tête. Par la fente la lueur d'un cierge - défaut de capitonnage - mes héritiers ne m'ont pas très bien encapitonné - un tic de ma bouche a fait glisser le linceul de mon visage - j'ai chaud, très chaud - soudain je me sens soulevé: le coup discret du Chef de Marche sur le bois près de l'oreille, les six hommes au pas lent, de vagues pleurs chuchotés troublés de temps à autre par un sanglot plus perçant - ils s'imaginent nous transporter doucement. Dignement. C'est faux.
Ils nous heurtent aux portes. Ils jurent dans l'escalier en colimaçon par-dessus la boule de rampe - j'ai le mal de terre. Puis le corridor, le perron râpé (je reconnais chaque marche, passager cette fois de mon véhicule) - trottoir. Ma boîte enfournée dans une autre boîte, déposée sur la plate-forme. Pas de grand air, pas de cheval, pas de dais : à présent, les héritiers veulent poser le cul sur des coussins pour suivre leurs morts.

Je sentais les relents de pétrole, j'entendais les hoquets du moteur qui s'étouffe en seconde. Puis un ronron fade mêlé à la chaleur distillée par les vitres du corbillard, étalant sur le cercueil une rosace diaprée. Enfin je suppose. Si j'avais réduit ma consommation de clopes, je me serais prolongé de trois mois ; je ne serais pas mort en plein mois d'août... Revivre ? je tords le nez. Le corbillard s'arrête devant Saint-Firmin. La porte arrière bascule, je suis tiré, hissé. A la résonance, j'ai reconnu l'église.

Un piétinement de moutons derrière moi. Des chaises qui raclent, des nez qui reniflent. Mes nausées reprennent : un boiteux pour le tangage, et un pédé qui tortille - proportion d'homos dans la profession ? Un cierge se renverse. Petit affolement sous le plancher, puis - mouvement d'ascenseur - le catafalque - un requiem chanté ! Je n'en crois pas mes oreilles. Ils doivent être drôlement débarrassés... Allez donc "prodiguer des largesses"' à des héritiers. On va me laisser longtemps là-dedans?

Je vais attraper un chaud et froid. Il ne faut pas éternuer. Collecte. Qui peut être venu ? Au bruit, une cinquantaine de personnes. C'est peu. C'est beaucoup. Bon Dieu ce que cet enfant de choeur chante faux. C'est le petit Haffreddi. Sale Juif. J'espère bien que ma femme, ma fille et les trois frères Fiouse auront de la peine un jour - allez au trou le Bernard ! et bloum, bloum, les mottes de terre... "Il est mieux où il est" - pourquoi pas. Un Dies Iraeà présent ! C'est qu'ils réussiraient à m'effrayer, ces cons. Surtout que la voix de l'enfant de chœur filerait la colique à un squelette. Mon prof de biolo disait : "On porte son squelette à l'intérieur de soi. ..."Mes os sont liquéfiés par ta -colère ô Seigneur... - Psaume CIII et des poussières... "Devant ce cher cercueil..." Je crois bien. Plus cher que ce qu'il y a dedans - eh! Père Monnard, tu doist'en foutre éperdument : une âme en plus pour le serial killer, là-haut ! "Douloureuses circonstances...""Coup imprévu..." - j'ai dit : « Faites-le entrer, si ça ne me fait pas de bien, ça ne me fera toujours pas de mal !" Alors ils m'ont foutu l'Extrême Onction.
Ah curé, curé, qu'est-ce qu'on aura rigolé ensemble, avec tes putains de bondieuseries Mais aujourd'hui je n'ai plus le cœur à rire, un Kyrie, un Pater, c'est le Paradis garanti sur facture, que je sois damné si j'y coupe ! Mais alors pourquoi suis-je toujours allongé là-dedans, 2m x 0,60 - même que malgré le rembourrage ça commence à devenir dur ... Au lieu de répondre il m'encense la charogne - pense-t-il "Fichu métier", ou pense-t-il vraiment "Au pouvoir de l'Enfer arrachez son âme, Seigneur"? Trajet jusqu'au cimetière. Ils enlèvent la femme de sur ma caisse. Elle m'étouffait. Puis on m'enterre. Je regrette les funérailles d'antan, les vraies grandes bouffes grecques, le chant XXIV de l' Iliade, on donnait des jeux, on savait rigoler à l'époque.
Puis plus rien. Les petits éboulis de terre qui se tasse. Des chuintements. Le calme plat. Je suis vraiment coupé du monde. Je suis mort, à présent, véritablement mort. Enfant, ma mère m'emmenait choisir le tissu d'un nouveau costume ; à peine sorties des lèvres, les voix s'étouffaient dans les rames d'étoffe - des voix voilées - à présent c'est la terre qui pèse sur mes lèvres, le tissu de la terre sur le couvercle, il le défoncerait, m'envahirait comme une trombe, emplirait ma bouche et mes yeux. Un jour le marbrier me chargera de ses quintaux de pierre...

mort,cercueil,survieCombien de quintaux pour un tombeau ? Un tombal, des tombeaux. Je voudrais crier. Fuir. Quelle folie ! Que peut-il m'arriver de plus, à moi mort ? Quelque chose me dit que des risques subsistent... Je frissonne. La terre, la terre... Oh ! comme je regrette d' être mort! Et je pensai : « Peut-être que je suis vivant. Qu'on m'a enterré vivant.

Pourtant mes muscles ne répondent plus. Peut-être vais-je mourir vraiment. Je perds connaissance. Un bruit de voix qui me réveille. La voix vient d'en haut.

Ma tatie, au Paradis ? Dialogue animé : "Personne n'en saura rien ! - Il n'en est pas question Madame. - Il est bien là, j'en suis certaine ! voyons, quelques coups de bêche... - Le règlement... - Je ne vais tout de même pas perdre un chapeau de ce prix-là! - Je ne peux pas rouvrir une fosse... - Et qu'est-ce que je vais mettre pour la communion de sa fille ? »Je devine le geste impuissant du fossoyeur. ...Vais-je passer l'éternité sous le chapeau de ma tante ? Long silence. Puis un grattement sur le bois. J'essaie de me tourner - " il est sous la terre une taupe géante qui fore les cercueils..." - un chuchotement indicible : « Eh... a... an... ou...? » Je m'entends dire :

- Qui êtes-vous ? - Etes-vous bien ? Vous - sen - tez - vous - bien?" Une voix sépulcrale, encombrée de parasites - la mienne, un bourdonnement : "Le satin m'étouffe. » - Remuez légèrement. Vous êtes nouveau. Un mort de fraîche date - vous ne tarderez pas à vous habituer. C'est le mort d'à côté qui vous parle. Je vous ai entendu enterrer. Vous verrez, c'est sympa ici, on sait s'organiser - il y a des cimetières où on s'emmerde, mais pas ici. Il y a de l'animation. - Quel âge avez-vous ? - Je suis mort à quarante-cinq ans.

« Mais ça fait dix ans que j'habite le caveau treize. On compte dix ans d'âge. Mon nom, c’est Michel Parmentier - je reviendrai plus tard. Pour l'instant, dormez. Les jeunes morts ont besoin de beaucoup de sommeil." ...Ou plutôt je m'enfonce dans une

sorte de glaire onirique, une longue coulée de rêves emmêlés. Ma femme se penche sur moi. Le souvenir des derniers coups d'artères au fond de mes tympans "...j'entends des pas dans l'ombre" - puis des vagues, des roulis de songes - une musique poignante et lancinante de requiems mêlés, de Mozart, de Jean Gilles, de Cherubini (I et II) pour la mort de Louis XVI ; des éclairs glauques, une sourde douleur dans la nuque.

Des gargouillis en bulles à la surface de mon cerveau. Et, au milieu de déchirants points d'orgue , une voix qui me transperce : « Bernard! Bernard ! Je te verrai la nuit prochaine !" et la face de Dieu m'éblouissait, et mon corps amoindri me semblait voltiger entre les murs de mon cercueil - je m'éveillai trempé de sueur : « Voisin ! Michel Parmentier ! » La voix me semble douce : « Vous m'avez fait peur, dit-il. Comment vous appelez-vous ? - Le Rêve ! Le Rêve ! - Quel rêve ? Comment vous appelez-vous ? - Collignon ! Bernard Collignon ! - J'aurais dû vous prévenir. Ne vous tracassez pas. Dieu n'est pas si terrible. Vous vous en tirerez avec un sermon et quelques rêves de purgatoire."

Ce jour-là, j'eus tout le temps de penser - à ma vie, ni plus ratée ni plus perdue qu'une autre. C'était ma petite fille de sept ans que je tenais dans mes bras. C'était ma femme qui me baisait tendrement la joue avant de s'endormir - nous faisions cela religieusement. C'était le terrible accident du 18 juin 40 où mon père avait laissé la vie. Le fleuve à nouveau se déroulait sans fin, avec de longues échappées ensoleillées sur ce qui aurait pu être, des paysages inconnus où mon corps s'ébattait, de voluptueuses reptations subaquatiques dans l'Aisne, mon corps ruisselant, et, à mon côté, la Fiancée me tenant par la main.

La prairie inondée, les grenouilles, une de nos maisons au dos si large contre la crue épanchée de la Vesle... Quelques heures plus tard, une lueur s'infiltra par le couvercle soulevé. « Salut ! » La tête hideuse et sympathique de Parmentier : "C'est le terrain qui conserve par ici". Il inspecte le cercueil : « Ce n'est pas grand, chez vous. On ne vous a pas gâté. Nous ne pouvons pas tenir à deux, je reste sur le bord. Mais plus vous vous décomposerez, plus vous aurez de liberté de mouvements. Quand vous serez bien décharné, vous pourrez commencer à sortir.

« En attendant je vous amènerai du monde. - Arrangez-moi les plis du linceul sous le pantalon, c'est insupportable. » Il le fit. "Je suis venu vous réconforter un peu avant la visite à Dieu. C'est le trac, non ? - Plutôt. » Je lui révèle que j’ai touché » ma petite fille, que j'ai sodomisé ma femme, que je me suis prostitué quelque temps, lorsque j'étais étudiant... « Diable ! fait-il en se grattant précautionneusement la tête. Avez-vous tué ? - Oui, sur une barricade. - Ecoutez - je ne veux pas être pessimiste, mais vous en aurez lourd.

« Je connais un abbé, dans l'allée, en face, qui doit subir toutes les nuits des cauchemars de remords. Parce qu'il faut que je vous explique : l'enfer, le purgatoire, ce n'est pas du tout comme vous vous le figurez là-haut. Il n'y a pas d'enfer, juste le purgatoire, et même pas à jet continu, parce que le Patron sait bien que nous ne pourrions pas tenir." Il hoche la tête en soupirant : « Croyez-moi, le purgatoire, c'est infernal. Et tout le monde y passe. Le ratichon, en face, ça fait vingt ans qu'il tire. Il appréhende les nuits, il réveille ses voisins.

« Enfin un conseil, soyez bien calme, bien humble, et il vous sera beaucoup pardonné. Je vous quitte, ma femme m'appelle" (je n'entendis rien) "elle ne m'a rejoint que depuis deux ans, elle est encore très... tourmentée." Je m'étonne de l'entendre parler avec cette crudité. "Oh vous savez, ici, on ne fait plus attention. Au revoir !" Je le retiens, anxieux. « Allez du courage. Tout le monde doit y passer. » Après quelques instants d'angoisse, je me sentis plongé dans un profond sommeil. Une voix me déchirait les oreilles en criant mon nom, avec les inflexions écrasées d'un haut-parleur mal réglé : « Bernard ! Bernard ! » - et il me semblait que le couvercle appuyait sur moi de toutes ses forces, comme pour expulser mon âme de mon corps. En outre, pour autant que j'en pusse juger, je sentis que j'étais sorti de ma tombe, et qu'une part de moi flottait bien au-dessus, dans un espace d'une autre nature. Je ne pouvais voir ni mon corps ni mes membres, mais je sentais, loin sous moi, ma poitrine et mes os broyés à suffoquer, tandis que, distinctement et simultanément, une espèce d'autre corps, projeté et immobilisé "en l'air"à une distance incommensurable, se trouvait maintenu là en position repliée, la tête sur les genoux, les mains derrière le dos. Osant à peine relever les yeux, je vis une immense estrade de bois nu, où trônaient des anges noirs, drapés dans leurs ailes. Je compris que ce qui me ligotait

ainsi, ce qui me forçait à rester immobile, c'était la présence, l'essence même de Dieu. Je me trouvais englobé en Lui, et Sa force me pressait de toutes parts. Un Souffle Ardent me parcourut, qui intimait compréhension, sans qu'il fût besoin de mots.

Il m'accusait d'inceste, et du meurtre d'un flic. Alors le Souffle m'enserrait plus âprement. Et je baissais la tête en murmurant. Et je sentais mon corps, celui d'en bas, pressés entre deux grils rougis. Je voulus regarder au moins les Anges en face! Ils se tenaient fort droit, comme il est juste : Juges, et Témoins. Ils me semblèrent ridicules, et Dieu lut en mon coeur. Je m'inventai de nouveaux crimes, et chaque aveu me courbait un peu plus : n'avoir plus assisté à la messe depuis... « Je m'en fous ! » tonna DIEU, et les Anges éclatèrent de rire, en découvrant leurs dents aiguës comme des poignards.

Tranchant enfin mon sexe avec mes propres dents je le tendis à l'Ange le plus proche, qui l'enfouit sous ses plumes. Enfin je murmurai, écrasé de repentir et d'amour : « Seigneur, je ne suis que poussière. - TEL EST TON REVE, ECOUTE, dit le Seigneur.

TU SENTIRAS TON AME COMBLEE DE REMORDS. ET CE REMORDS TE SERA VOLUPTE, ET CETTE VOLUPTÉ TE SERA PLUS GRAND HONTE ENCORE. ET DE LA HONTE MÊME TU TIRERAS TA VOLUPTÉ. Retourne dans ta tombe, et crois en Ma Miséricorde." Tel fut Son ordre. Et les anges s'envolèrent, agitant leurs ailes noires en poussant des cris rauques. Je me trouvai d'un coup les yeux ouverts, Michel Parmentier près de moi : « Ça va mieux ? ...Je vous ai regardé, ce n'était pas beau à voir. - Pourquoi êtes-vous venu ? En quoi puis-je vous intéresser ? - Entre morts, il faut bien s'entraider. Tenez - il s'écarta - je vous présente ma femme. » Ses yeux bleu pervenche pendaient de leurs orbites. ELLE PUAIT. C'était la première fois que l'odeur m'incommodait.

Elle commença à m'embrasser, me fixant avec des lueurs éloquentes. « Excusez-la, dit Michel, vous lui faites envie, vous êtes encore tout frais. » Elle tourna vers son mari un regard interrogateur. Il acquiesça. Elle glissa une main sous mon linceul et me fit bander comme un mort. Mais pris de pudeur je les renvoyai tous les deux. Après quoi je restai longtemps de mauvaise humeur.

Quelques jours, quelques nuits s'écoulèrent - moi aussi (j'appellerai "jour" l'intervalle inégal séparant deux temps de sommeil - intervalle plus court apparemment que sur la terre - pour qu'on s'ennuyât moins sans doute ? Je n'ose penser pour que les rêves reviennent plus souvent... La nuit surtout est dure à supporter. On dort un peu - très peu - puis le sommeil survient, très lourd, puis s'effondre lui-même, comme défoncé par-dessus.

Puis tranchant la nécrose, taillant son manchon, chutant de plus en plus bas, le cylindre pestilentiel et lumineux du SONGE - non pas à proprement parler une vision, mais une sensation qui se propagerait au corps entier : chaque pore comme un

œil, aussi autonome qu'un organe entier : une boule au ventre, une boule derrière l'os du front, le Remords comme une matière lumineuse et pourpre, ou le rubis au front de LUCIFER.
Et aussitôt, infecte, la jouissance, l'ignoble complaisance, l'atroce volupté de l'avilissement. ...Je me réveillai en sursaut, lèvres bourdonnantes. Je passai mon doigt sur mon ventre. Il s'enfonça. Un peu de sanie s'écoula. Des bouts de vêtements sombrent dans la chair liquide ; du bout des doigts je les repêche et les projette, comme des mucosités nasales, sur les parois. Mes mouvements deviennent moins gourds, je suis très fier de cette nouvelle agilité de mes index... Le sommeil me reprit et de nouveau, terrible, le cauchemar m'envahit. Ce n'était pas une histoire vécue, ni des visions, mais une horrible sensation, physique, de remords. Rien de plus terrible que ces rêves d'aveugle. Parfois le sommeil calme revenait, parfois non. Les jours et les nuits avaient perdu leurs repères. Mais sommeils et veilles se succédaient rapidement.
J'eus envie de la femme. J'appelai. Elle vint. Elle me fit l'amour en riant : « Excusez-moi, j'étais privée depuis si longtemps ! » Elle me vida, et je constatai avec plaisir qu'au moins, sous terre, l'avantage était que les femmes jouissaient aussi vite avec un homme que seules en surface. Au moment ou l'orgasme commençait à venir, survint le mari : "Ne vous dérangez pas pour moi !" Il nous regarda jusqu'au bout et respecta notre postlude. "Elle vous rend service, dit-il.

« En vous secouant, elle vous aide à vous décomposer davantage... Françoise, tu pourrais rester plus longtemps, par politesse. « J'ai hâte de retrouver le violoniste, au bout de l'allée. » Et je constatai avec non moins de plaisir que les femmes mortes montraient beaucoup plus de chaleur et de spontanéité. « Ne croyez pas cela de toutes, me confia Michel Parmentier. Vous avez de la chance avec la mienne. »Mais ce qui me préoccupait le plus, c'était le Temps. L'ennui. "Michel, comment faites-vous, ici, pour compter le temps ? - Compter le temps ? - Calculer les jours... Michel rit doucement. "Que vous êtes jeune! ma femme posait les mêmes questions... Eh bien, nous pouvons toujours nous régler sur les "bruits d'en haut". Quelque chose de précis, par exemple, les rondes du gardien, et des jardiniers. On les entend marcher, pousser la brouette, parler... - On comprend ce qu'ils disent ? - Bien sûr, avec un peu d'entraînement. Il y a une ronde à 11 heures, et une à 17 heures, avant la fermeture... Mais vous verrez, on cesse vite de s'y intéresser.
« On s'habitue vite à l'éternité. On s'installe.. . - Il doit bien y avoir quelques marchands de pantoufles, ici ? - Au bout de l'allée, oui... Que voulez-vous dire ? » Je laisse tomber la question dans le vide. "Tenez, reprend-il, je me souviens de la visite des deux beaux-frères, il y a de ça... trois mois, peut-être ? Ils étaient là à discuter au pied de ma dalle, et le premier se met à dire : "Il est toujours là-dessous ce vieux con..." Je l'entendais gratter la terre avec son pied. Et l'autre lui répond quelque chose dans le genre : "C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux.

« De toute façon il était condamné. Et puis qui est-ce qui pouvait bien l'aimer? - Vous avez pourtant l'air bien aimable... » Il hausse les épaules, secoue ses orbites d'un air fataliste. Sa mâchoire s'allonge et pendille, il la reclaque en frappant du carpe, avec un bruit de cigogne. Soudain je m'avise d'une étrangeté singulière : « Mais dites-moi... - Oui ? - Comment se fait-il donc que nous puissions nous voir, l'un et l'autre ? ...D'où vient la lumière? - Tiens ? D'où vient la lumière ? c'est ma foi vrai ; nous n'y avions jamais pensé…

Je hasarde l'expression de "perception extra-sensorielle". Il reste dans le vague. "Et nous, reprends-je, on ne nous entend pas ? - Non. La plupart du temps, ils n'ont pas l'oreille assez fine. - "La plupart du temps" ? - Ici, nous avons le silence ambiant, nous ne respirons pas, notre coeur ne bat plus... - C'est beaucoup plus facile ? Vous êtes sûr ? » A ce moment mon jéjunum miné laisse échapper, entre cuir et sanie, un doux phrasé bulleux. De tous les coins du cimetière, par le couvercle à demi soulevé, me parvient, semble-t-il, proche ou lointain, toute une rumeur concertante de chuintements, de sifflements, de craquements indéfinissables, ce qui remit fortement en question pour moi l'existence de ce fameux Peuple Souterrain auquel il me faudrait peut-être bien bien croire, peut-être même à quelque sauterie ou danse macabre.

De la terre se coula à l'intérieur de mon habitacle, formant sur le satin de lourdes traînées grasses. Ca n'a pas d'importance, ce truc ; pour ce que vous allez en faire, du satin... » Il est vrai que les visites - une, surtout - ont singulièrement terni le lustré de

mon étui. "On peut nous entendre, de à-haut, reprend-il encore, si nous projetons notre volonté. - Les médiums ?- Pas seulement. Finalement, nous pensons très fort, et cela suffit. - Tiens, c'est vrai ; je ne me sens pas remuer les lèvres, quand je parle. - Vous comprendrez vite les paroles d'en haut, répète-t-il. En revanche, pour voir, il vous faudra du temps. »

Je restai silencieux.. Ma première visite d' "en haut" ne fut pas, comme j'avais la faiblesse de l'espérer, celle de ma femme et de ma fille. C'étaient des pas lourds, de grosses voix masculines, indiscrètes et cependant indistinctes. Michel Parmentier traduisit : "Ce sont les marbriers. Ils prennent les mesures." Je m'inquiétai : "Si le cercueil est solide, ça ne vous écrasera pas. Autrement, si ça vous diminue l'espace vital, vous en serez quitte pour émigrer. - On peut donc sortir de là-dedans ? - Et moi donc ? « ... Quand vous serez bien décharné." Il passa son doigt sur mes yeux, d'où coula une sanie repoussante.

"Pour vous, ce sera assez rapide." Plusieurs semaines passèrent ainsi. Je restais de longues heures allongé. Michel Parmentier venait souvent m'entretenir. J'appris ainsi un grand nombre de choses. Je l'interrogeai par exemple sur des points de hiérarchie. Cependant je m'ennuyai beaucoup. Je me disais que ce n'était pas la peine d'être mort. Parmentier m'apprit que l'ennui faisait aussi partie du "purgatoire".

Quant à sa femme, elle -préférait visiblement le jeune pianiste du bout de l'allée.


Qu'y a-t-il en dessous de nous ? demandai-je. - C'est un cimetière du XVIIIe s. Ils mènent une mort totalement indépendante. - Et plus en dessous ? Il fit un signe d'ignorance. Mais il me désigna la direction de la fosse commune : «Il est très difficile d'y vivre », dit-il. Quant à mes périodes de sommeil, elles étaient troublées de songes atroces, dont rien ne venait atténuer le caractère horrible. Seuls étaient animés les jours de fête.Deux mois et demi après ma mort, je perçus une grande agitation à l'étage au-dessus. Des enfants couraient parmi les tombes. L'un d'eux m'écrasa l'estomac en passant sur ma dalle, qu'on avait installée entre temps. J'entendis le bruit d'une gifle. "C'est la Toussaint", me dit Parmentier. J'étais scandalisé, de mon vivant, par tous ces gens endimanchés poursuivant leurs conversations sur eux-mêmes, leurs impôts, leurs tiercés, insoucieux du sort qui les guettait. On riait, on rotait, on s'interpellait. Je fus partagé entre l'assentiment et l’indignation, voire le désir de surgir, comme j'étais, à la surface, bien que cela me fût encore impossible, pour les accabler d'horreur et de reproches.
Mais non, dit Parmentier. Laissez-les donc. Ils nous rappellent un autre temps, ils se croient heureux, ils nous font marrer, c'est maintenant, le bon temps. Écoutez-moi ce raffut ! Je ne reconnus pas ma femme ni ma fille. « Elles viendront un autre jour. Aujourd'hui, c'est la grande foire des vivants, qui veulent oublier qu'ils seront morts demain. » Elles vinrent en effet le trois novembre, jour de la Saint Hubert, et leurs douces voix incongrues récitant le "Notre Père" me parurent incomparablement fades

en comparaison du joyeux tohu-bohu de la Toussaint. Ému cependant, j'envoyai du fond de ma tombe un "Je vous aime encore" appliqué. Je sentis qu'elles en eurent l'intuition, car ma femme du moins m'adressa sur la dalle un baiser et des mercis précipités. Je fus un instant attendri par ma petite Nadine. Les pensées m'étaient plus accessibles que les paroles ; mais je me désintéressais de plus en plus de ma vie passée.

En fait, je m'ennuyais à mourir. Pour me distraire, j'étudiais les progrès de ma décomposition. Les intestins n'étaient plus qu'une bouillie, où le sexe avait disparu. Un jour une autre mort vint me rendre visite : son cercueil s'était effondré, il cherchait un autre gîte. "Excusez-moi, dit-il ; ce n'est pas drôle de devoir jouer les pique-cercueil." Je dois mentionner aussi les cérémonies du Onze Novembre, la musique épaisse, les garde-à-vous. "Curieux, dis-je à Parmentier. Il me semble que les piétinements proviennent de notre niveau« Devant, sur la gauche. - C'est le carré des soldats, me dit Parmentier. Leurs squelettes marquent le pas sous la direction d'un grand colonel décharné. Vous avez dû déjà les entendre. C'est leur punition d'avoir été soldats." Et comme je m'étonne : « En compensation, précise-t-il, leurs rêves sont plus doux. »

Trois coups sur la paroi. Je m'éveille avec peine. « Visite médicale ! » Je me dressai sur mon séant, rejetant mon couvercle. Un grand squelette chauve se tenait là, un caducée gravée sur son front jaune. "Vous allez pouvoir quitter la chambre", ricana-t-il. - Mais je ne suis pas encore... Il haussa les clavicules :


"Vous dites tous ça, me dit-il. On dirait tous que vous avez peur. Pourtant vous vous emmerdez assez, dans ce cercueil. Vous n'allez
pas me refaire le coup de l'utérus. Ce disant, il avait tiré de sa fosse iliaque un assortiment de pinces et de scalpels. "Tendez un peu le bras droit ? « Vous n'avez pas peur, j'espère ? Un grand mort comme vous ! " Il sectionna quelques ligaments. "Ça fait mal ?" Je ne sentais rien du tout. Il gratta mon radius sur toute sa longueur. "Du vrai poulet bouilli, déclara-t-il. Laissez ça au fond de la marmite, ça pourrira sur place, vous n'en êtes plus à ça près." Il me gratta de même toute la jambe. La chair se détachait en aiguillettes baveuses. Ma rotule lui glissa des métacarpes, il la remit en place. "Comment vais-je faire pour sortir, si mes os se détachent ?

- Ils l'auraient fait de toute façon. Ca ne tient plus, tout ça." Il jeta derrière lui un fragment de ménisque, puis tira d'entre ses côtes une provision d'agrafes et de fils de fer. Je n'osai lui demander d'où pouvait provenir la matière première : ferrures de cercueils ? chirurgiens enterrés avec leurs instruments ? "Ça c'est du solide, fit-il en posant les premières agrafes. C'est pour la mâchoire surtout que c'est primordial. - Et vous ? - Moi, je tiens tout seul. " Je n'insistai pas. Lorsqu'il m'eut ligaturé, proprement agrafé du haut en bas, il me demanda :« Vous ne connaissez personne dans le quartier?

- Si, Michel Parmentier. - Il faudra qu'il vous aide pour les exercices de concentration. Vous vous déplacerez par influx magnétiques, mais il faut vous apprendre à les développer. » Il replaça ses instruments dans ses cavités, puis me serra les phalanges à les briser. « Je reviendrai dans un an, pour vous enlever toute cette ferraille. Adieu !» Aujourd'hui, à travers terre, le garde a conversé avec moi. J’ai rencontré aussi des fantômes, j’ai constaté qu'ils avaient beaucoup de force. J'acquis des connaissances diverses : sur une guerre passée entre les morts, dont Parmentier ne put me donner que des détails confus. Je reçus également la visite de la joyeuse bande du caveau vingt-trois : toute la famille, et certains amis, fumaient du pissenlit séché. Certaines séances se déroulaient dans la loge du gardien de nuit, en surface.

Un jour, on a enterré en face, dans le quartier des caveaux. J'ai entendu la lourde porte se refermer, puis le curé, puis le corbillard. Ils sont repassés devant moi en disant pis que pendre de la défunte. Mes journées se règlent sur les tournées des jardiniers, qui sifflotent, ou des gardiens, qui ne sifflotent pas. Je reconnais chacun à son pas, et à ses soliloques. Ma femme vient moins souvent. J'ai appris qu'elle se masturbe avec le volant de ma voiture. Le jour où j'ai obtenu du médecin-chef la permission de sortir, je me suis affolé : « Mes os vont se détacher ! - Concentrez-vous! » J'ai appris à nager dans la terre, à repousser les mottes souterraines, sans muscles, mais en bandant ma volonté. Parfois je reviens sur mes pas à la recherche d'un os. Une fois j'eus une altercation et nous nous réconciliâmes après avoir essayé chacun l'os (mais elle (c'était une femme) se l'était essayé à l'emplacement du vagin) (on jouit

comme le reste, par volonté). On circule sous l'allée, ou bien on franchit les cercueils. Je peux rendre des visites, voir enfin les soldats. Pour ne pas m'égarer, il a fallut d'abord me promener avec Michel Parmentier. Les points de repère souterrains sont peu nombreux. Il y a quelques pierres indicatrices. Il existe aussi des couloirs d'une tombe à l'autre, mais ce réseau demeure encore assez anarchique : la terre, àforce d'avoir été remuée, est devenue plus meuble. Dans certains quartiers, les morts ont réalisé un beau réseau de tunnels. Avec mon voisin je suis allé voir une jeune fille morte récemment. Nous l'avons beaucoup surprise.

Elle est encore très belle et son odeur modérée. D'ailleurs je me suis habitué, je ne sens moi-même presque plus rien. Nous avons parlé à la jeune fille. Elle a raconté sa mort, j'ai voulu la faire sortir, mais Michel est intervenu : « Vous allez l'abîmer : ses muscles ne répondent plus, et elle n'a pas encore fait les exercices de volonté. » Je voulus la posséder, mais ma tête décharnée l'effrayait. Nous avons poursuivi notre promenade. Nous nous heurtions parfois à des parois de ciment: les caveaux de famille. Ils sont très utiles pour se repérer. Dans le quartier riche du cimetière, ils se touchent. Un jour, nous parvenons au mur extérieur. Je propose l'aventure, mais Parmentier me le déconseille : nous risquerions de tomber dans les égouts ; une fois, un camarade à lui y fut retrouvé, la police l'a pris pour un clochard mort, elle a fait des recherches, elle a cru découvrir une identité, et un vivant a été classé mort. On a réenterré le camarade, bien content de retrouver, après quelques errances, son domicile fixe.

J'assistai un jour à une séance du Tribunal d'Accès. Elle se tenait dans un souterrain voûté. Il s'agissait de savoir si tel ou tel mort était devenu, véritablement ou non, un squelette viable. Ces derniers, rangés derrière un grand couvercle en guise de bureau, huaient le candidat, par trois claquements de mâchoires, ou les applaudissaient (quatre claquements, deux fois deux). Ayant été récemment intronisé, je m'essayai aux claquements, mais cela fit rire: squelette de fraîche date, mes os résonnaient de façon molle et novice. C'était un tribunal d'une propreté éblouissante. Solennels, ils jugeaient une dizaine d'autres morts dans le même état, mais d'aspect bien plus noir.

Un autre squelette, devant la barre, témoignait que chacun s’était bien débarrassé de toute trace de chair. L'un d'eux, appelé, se présenta muni d'un dernier lambeau mal placé, qu'il essaya de dissimuler entre ses cuisses. Ce furent des huées (trois claquements de mâchoires). Je récidivai. Les regards se tournèren de nouveau vers moi, et l'assistance éclata en huées de quatre claquements (deux fois deux), car j'avais encore, malgré tout, de nombreux lambeaux de chair.

Je m'enfuis. Moi aussi je passai plus tard devant ce tribunal et m'en tirai fort bien, et même, certains de mes os tombaient en poussière. Dans la fosse commune, la situation est presque avantageuse, on vous fout dans la chaux vive, et après quelques jours de bousculade, les morts passent sans transition à l'état d'esprits. On peut se faufiler à travers pierres. On devient immatériel. On peut même remonter à l'air libre. Nous avons taillé quelques bavettes avec le gardien, qui nous assoit tous sur des sièges de paille et nous donne de quoi fumer.
Enfin prendre l'air et ses ébats parmi les tombes, se prélasser ! Mais de nuit seulement. Nous nous allongeons parmi les sépultures, nous faisons des danses macabres grâce aux musiciens enterrés avec leur instrument.

A l'issue du bal, nous finissons la soirée dans un caveau. Les propriétaires nous y offrent de l'encens. Sur différentes étagères, des cercueils, où les cadavres présentent leurs degrés de décomposition. Les plus jeunes, en se soulevant, peuvent participer aux réjouissances. Grâce au gardien, l'encens est complété par de l'opium. Je fais des promenades avec la jeune fille que j'ai vue, et que j'aime. Demain, nous serons mariés. La vie continue. Nous irons en voyage de noces à l'étage au-dessous. ...Le macchabée fait ses ultimes découvertes. Tout a duré un ou deux ans dans son temps à lui, mais un million d'années sur terre. ..La bataille d'Azincourt est figée comme une gelée et se passe éternellement. On la retrouvera telle quelle. Pourra-t-on y toucher ? Les événements du passé sont ceux qu'ont imaginés les hommes de l'an 8000.

Je suis persuadé qu'on voyagera dans le temps. A la limite, l'espace se recourbe sur lui-même comme une sphère. Nous sommes à sept milliards d'années-lumière et ici à la fois, mais ces deux points de l'espace se recouvrent : comme une vibration (tels les électrons qui bougent tant, qu'ils en restent immobiles. Il en est de même pour le temps.

Mais je crains fort, cher Houellebecq, d'avoir abusé de votre patience.

 

Cette nuit-là

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C O L L I G N O N

C E T T E N U I T – L À

 

" Je vis seul

" Je dors seul

" Je meurs seulement

 

"Rhacophore petite grenouille arboricole aux palmures postérieures très développées pouvant servir de parachute au cours de sauts effectués dans les arbres des forêts tropicales du Sud-Est asiatique (...) Nom usuel: "grenouille volante"(Larousse universel, t. XIII)". Chaque soir le garde m'ouvre les portes de la serre ; je trouve là, sur 30m de haut, de quoi satisfaire ma curiosité. À mes pieds les racines de palétuviers baignent dans un marécage en réduction où plongent les reflets sombres sur des profondeurs égales. Mes jumelles d'intérieur jouent sur les verticales, remontent vers les cimes où se distinguent les racophores sautant de branche en branche, atteignant même les eaux mortes à mes pieds : j'apprivoise ou du moins nourris mes petits ranidés de divers insectes tirés d'un petit coffret de santal cylindrique.

Le garde est natif de Malaisie, naturalisé – nous entendons par là "français". Distant et sec dans l'exercice de ses fonctions. Ma mère à moi provient de Battambang, près de Kok Ampil,au nord du pays khmer.On a dans ces contrées abondamment usé de cruauté, dans des grottes où se tinrent des massacres. Bien que je sois également né dans cette ville, je n'y retournerai plus. Perspective unique à cette heure nocturne, la haute verrière du Jardin des Plantes, accessible par pur privilège dans l'obscurité, après fermeture. Il en coûte bien des soins, et bien de l'argent, d'entretenir ces massifs arborés, dont les cimes se pressent aux membrures sommitales de la grande serre.

Je prends quelques clichés (800 ASA, grand angle) de ces merveilles batraciennes planantes, indiscernables à l'œil profane. Les lianes s'encordent sur les troncs moites. Il me vient l'image d'un corps aux membres soudés sous le feu des cauchemars. Cette nuit où je m'engage m'ouvrira le plus définitif des tunnels, jamais je ne replacerai mes pas dans mes empreintes ; juste avant de perdre connaissance brasenbae preah chong si Dieuveut, jeverrai sous mes paupières voleter les phosphènes étincelants de mes Créatures ; il ne me reste plus qu'à reposer en paix. Dans mon dos le Malais referme les panneaux de verre.

Je n'ai pu obtenir que la clef des grilles extérieures ; je marche au jugé dans ma nuit. Au 25 rue Buffon j'occupe au premier étage un appartement aryanisé dont l'occupant disparut à Kœnigsberg en 45. Avant d'y parvenir je dois effectuer quatorze fermetures de ma main, alternant à bout d'avant-bras les clés du pesant trousseau ; certaines actionnent jusqu'à trois serrures. Il m'en faut quatre personnelles pour ma porte, que le proprio juif a fait blinder avant sa mort. L'épreuve de la nuit constitue à proprement parler la véritable vie. Chez moi les vasistas haut placés, bridés à la façon des Génies courroucés sur les stoupas; étirés, menaçants.

Monté en chaussettes glissantes sur le bureau verni, je passe à l'étroit mon bras tout entier dans le noir extérieur, tremblant qu'une main ne m'agrippe. De là je saisis et déplie sans les voir les volets de plastique, assujettis très vite du dedans l'espagnolette.

La longévité moyenne des ranidés n'excède pas quatre ans. grenouille,obscurité,jardin

Je n'aurai pas plus qu'eux accès à la vieillesse. Les trois premières lettres forment le mot "vie"– vetus/ vita : sans parenté. Poursuivant ma seconde mission de clôture, j'accède aux portes-fenêtres en balcon d'angle,où tentent de pousser 25 petites cactées en autant de petits pots, séparées de la rue par des vantaux. Quand j'ai bien tout fermé me voici à l'abri des monte-en-l'air et autres vandales. Ma mère a pu rapatrier du Kampoutchéa l'argent, les bijoux "volés au peuple". Quand elle mourut, voici dix-neuf ans, 1 mois et 9 jours) elle recommanda de ne rien investir en fermetures automatiques en dépit des publicités (bulletin météo d'Euronews).

Je suspens mon trousseau personnel à côté du compteur. Je pense aux femmes croisées dans la rue tout le jour, que j'aurais tant voulu connaître à l'instant du plaisir ; ce sont leurs mains qui s'attardent à présent sur les clôtures de leurs logis, avant que leurs yeux ne se ferment à leur tour. L'instant du coucher reste celui du plus grand courage. C'est après m'être vu au miroir, la tête entre les lampes face à moi, qu'interviennent sur mes traits les convulsions de ma virilité : demain je serai ferme. Un homme – ferme, femme, à une lettre près. Cela ne peut manquer. Dormons et reprenons des forces. Sur l'Atlas blanc Bordas, "Index des noms", j'avance de trois villes par jour, en ordre alphabétique, dans telle pays, telle contrée où jamais nulle étincelle batracienne (l'ai-je oublié) n'aurait la moindre chance de survie. Si loin de tout tropique, entre Munich et Ingolstadt, in der Hallertau – double rangée de façades blanches dans le brouillard avec frontons, larmiers, doubles vitrages.

Et par beau temps le lendemain des cultivateurs à lunettes qui partent au labour en costume de confection.

Je ne pense pas que mon sommeil affole les foules : à peine sous les draps et dans le noir, je m'adonne avec ferveur à la catholique habitude de l'Examen de conscience. Qu'ai-je fait de ce dernier jour qui me fut confié, de ma vie qui n'a plus lieu d'être. Si j'ai suffisamment souffert et bien rendu. Défilé dans mes yeux fermés des mines défaites et des habits des hommes ou de leurs rictus, éclats de voix, de rire etc. - écriture et méditation malgré le sommeil toujours en embuscade, envois de messages - moins par téléphone toutefois, où se dépense en pure perte un trésor de chaleur, plutôt par lettres, aux réponses tardives et décevantes.

Bénie soit la toile, qui sans profondeurs ni brouilles ni mort d'homme parvient à parler sans fard. Sur la toile envoyer paître tel ou tel, peu importe le tort ou la raison, les échecs viennent tous de l'autre et la sottise est réciproque. Préférence encore pour ces jours de solitude ou de compagnies légères (vendeur de journaux, cafetier qui me pose la tasse sous le nez sans un mot, manques d'égards où couve la haine, c'est la vie, je ferme les yeux. Heureux les hommes qui referment leurs tiroirs avant la nuit comme des portes ou des volets.

Je fus soupçonné du meurtre d'un vieillard locataire au fond du jardin, c'était à s'y méprendre un Gartenzwerg bien glabre et cabossé, voûté, le nez pendant et le pantalon flasque. Je l'aurais tué disait-on pour retrouver mon carré d'herbe et de plantes si rares à Paris, au fond d'un puits de murs où le soleil vient peu. J'aurais dû signaler ses grommellements, ses loyers en retard, ses incessantes allées et venues (alors je l'ai tué) – "Monsieur Truong Phan Van" ont dit les journaux "n'a rien laissé paraître" il me gâchait le paysage, de sa cambuse je ferai un pavillon d'été – le vieux a disparu. Famille introuvable (deux nièces à Lyon, qui l'ont peut-être interné au Vinatier – certains vieillards s'enfuient vers leur "âtre" comme ils disent, glacial mais où ils ont vécu trente ans.

Je me soupçonne fortement d'avoir tué ce vieux. Je ne peux rassembler ce qu'il faut d'argent pour réhabiliter son bouge, sa bauge, à mon seul profit. Peut-être qu'il n'est pas bien mort. Ce souci me taraude avant mon sommeil, puis viennent les grenouilles rhacophores, qui veille ? qui dort ? qui vit qui meurt et toutes ces choses. Puis les grenouilles s'évanouissent en pleine mangrove. Épreuve ultime : dans le lit, affronter ma mort – que philosopher, c'est apprendre à mourir à bon marché (ou à vivre ? jamais de la vie) - j'ai ouï dire qu'il existait "une forme de bouddhisme" qui laissait subsister les passions tout en s'en détachant – à vérifier – consulter Sénèque, Nazianze (Grégoire, dit le Théologien) "Sois à la fois l'athlète et le spectateur"ou mon prochain.

Mon lit de mort est le centre du monde – quoy ! N'ay-je faict suffisant exercice ? - avec mon jeu de réussites "Les Dames de la France". J'explique : si la carte que je dis à haute voix coïncide avec celle que je tire (la carte), c'est que je mourrai demain. Roy de Pique ! - l'As est sorti, je survis d'un jour et rebats trois fois. Le record est à fin avril, et quand enfin je meurs coïncidence Bouche et Main je pousse un grand cri et mon cœur bat plus fort, la roulette russe n'est pas mal mais c'est très, très dangereux. La fusion finale au sol àl'herbe ne m'effraie pas car je suis très, très loin de l'échéance (l'imminence) on dit que Charles-Quint lui-même chanta les répons du fond de son cercueil : répétition générale Monastère Cuacos de Yuste 1557.

Vitalie Cuif épouse Rimbaud se fit descendre ("la mère Rimbe") dans sa bière sur deux cordes au fond de la fosse "pour voir". J'ai de plus en plus peur j'expire lentement ente mes lèvres question : Suis-je le seul sommes-nous seuls à souhaiter tout au fond de soi l'exact ajustement de l'instant conscient et de l'éternel, seconde après seconde - autre chose, tout de même ! que la quête du bonheur pursuit of happin (n ?) ess

 

 

Cette rue-là

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C O L L I G N O N

C E T T E R U E – L À

 

Cette rue-là : ma rue. Je n'y habite pas mais l'emprunte à peu près chaque jour. Elle commence à cinquante pas de ma maison, bicoque irréparable, pour s'achever place Capeyron, rebaptisée "Jean Jaurès", moins pour honorer le grand homme que par conformisme, comme on a une rue Jeanne d'Arc ou Victor Hugo. Là se trouvent les petits services ou commerces (poste, café, boulangerie). J'entreprends à mon âge ce que la société jointe à ma flemme ne publiera pas.

Il semblera peu indiqué d'introduire ici, sans lien avec ce qui précède ou suit, un vademecum de toute une vie envieuse, suintant de haine recuite et de mauvaise foi. Le but poursuivi est de fournir un efficace contre-poison à toutes ces Lettres à un jeune poète plus ou moins bien recyclées que l'on assène en début de carrière à tous ceux qui postulent à la gloire ou plus modestement à la reconnaissance, et dont le souci essentiel semble de conserver entre les mains avides de l'auteur tout le bénéfice de la notoriété, en submergeant le néophyte de toutes espèces de considérations sur la difficulté extrême de l'Hantreprise, et les conditions de grandeur et de modestie qu'il faut avoir patiemment cultivées, ce que l'auteur a fait, mais dont toi, pauvre larve destinataire, tu ne parviendras jamais à te rendre digne.

La gloire en définitive, c'est comme l'argent ou l'érection : ne pas en avoir, ce n'est pas si important.

Rompez.

Apprenez ceci, et faites comme il vous chante : resservir les Conseils de Rilke à un jeune poète relève de la malhonnêteté intellectuelle, tant ces époques semblent désormais préhistoriques... Je dirais : décidez-vous vite, virez dans le book-business, un emploi vite n'importe lequel, soyez pute-pute-pute, le pied dans la porte, pour les filles vous couchez on vous le publiera votre manuscrit et même on vous l'écrira pourvu que vous écartiez bien les cuisses sous le stand du Salon, n'importe quel fond de tiroir les sujets bien bidon sana vagues – solitude cancer bons immigrés c'est vendeur – mais si vous vous êtes un instant figuré que vos sentiments meurtris et votre timidité de couille sèche vous ouvriront l'accès Allah Publication retournez donc vous branler sur votre tas de paille tout est complet occupé comme une chiotte tu ne vas pas t'amener comme ça devant l'usine à yaourts avec ton petit pot perso dont tout le monde se tape. Le coup du "comité de lecture" et du "manuscrit envoyé par la poste" dire qu'il y a encore des cons pour le croire et des salopards pour le faire croire jusque dans les livres scolaires c'est à désespérer de l'intelligence humaine MOI j'ai assisté aux comités de lecture, l'employé sort la première phrase avec l'accent belge au suivant avec l'accent arabe suivant japonais pédé bègue suivant suivant suivant qu'est-ce que t'attends pauvre con de timide va te jeter dans la Seine et ne remonte jamais.

Ce qu'il vous faut jeunes gens just what you need c'est d'être superbien dans sa peau bonjour à tous et sourire, "l'écriture y a pas que ça qui compte", "l'important c'est de parler avec les Gens, les Aûûtres", si excitants. Laissés-pour-compte, timides, authentiques – allez vous faire foutre. Le milieu, on vous dit, se faire bien voir et bien se faire voir, ne pas dépasser ne pas se dépasser, avoir bien négocié le virage 20-25 ans, choix du métier choix du partenaire – mais qu'est-ce qu'il qu'est-ce qu'elle lui trouve – c'est mon choix qu'ils disent et quel que soit leur "niveau d'études"– ô chers couillons de profs, chers boy-scouts si sottement persuadés de votre influence - jeunes ! jeunes ! si vous n'avez pas intégré la profession du livre ou du baveux, de la télé ou du ciné, ce sera jamais à tout jamais pour vous, si vous n'avez jamais connu Un d'la Mafia intimement et avant – car le premier commandement qui leur est fait aux mafieux, dès leur intronisation, c'est de ne jamais, plus jamais accorder leur amitié, exactement comme les femmes mariées de la bourgeoisie se seraient crues déshonorées si elles avaient révélé si peu que ce fût sur la sacro-sainte Nuit de Noces, à savoir une grosse bite fourrageant sauvagement dans un pauvre petit sexe de femme tout meurtri. Et aucune jeune fille de ce temps-là n'en a jamais rien su. De même, le réseau des maisons d'édition, soigneusement verrouillé, s'obstine-t-il plus que jamais à répandre auprès des jeunes lycé-huns et haines des informations fausses, telle cette ignoble légende du "manuscrit-envoyé-par-la-poste" qui fait se boyauter jusqu'au dernier sous-directeur de collection – pauvres, pauvres élèves... Bref, je ne me suis pas fait admettre parmi les milieux littéraires, je n'ai pas rencontré André Breton (il n'avait que ça à foutre, André Breton : se balader comme ça sur les trottoirs pour pistonner les débutants) – "mon succès, je le dois à mes rencontres !" - soigneusement arrachées, lesdites rencontres, même au sein de la Mafia, au terme de longues, farouches et tortueuses négociations - "il rencontre Marcel Bénabou, il devient documentaliste au CNRS"– alors voilà : on va dire du mal, je ne dis pas de mal de Pérec, je dis du mal de toutes les réussites en général.

Il n'y a que ce sujet pour enflammer la conversation. Liste des maisons dignes du souvenir :

- les Blot – la Doctoresse – le bourrier – le Six, ex-Mousquet, la mère Bourret juste en face – le vieil Arménien du pressing et son fils – l'ancien garage des Birnbaum – la bicoque rénovée en fausse meulière ; chez Barcelo – la pharmacie – le petit labo : encore la rue Mazaryk (nous étions deux vieux dans l'histoire, la femme et moi – autant dire que la rue d'Allégresse proprement dite ne montre que des pavillons totalement dépourvus d'intérêt. vieille,bicoque,fadeur

 

* * *

 

La rue d'Allégresse rejoint l'avenue Gindrac à la rue du Niveau. Gindrac est un stade tout vert, où parfois les Minimes de Cingeosse affrontent SPTT Junior à grand renfort de projecteurs et de haut-parleurs. Le Niveau, c'est l'emplacement de l'octroi, d'une grande bascule au ras du sol où s'effectuait la pesée des fardiers, tirés par leurs grands limoniers. La rue d'Allégresse monte en pente imperceptible. Fier-Cloporte habite plus à l'est, après la place triangulaire toute malcommode : au 5 Avenue François-Joseph, "Empereur d'Autriche et roi de Hongrie" (c'est sur le panneau) – 1830-1916 – pourquoi ici une Avenue François-Joseph ? pourquoi rue d'Allégresse ? une de ces dénominations de l'ancien temps, le temps naïf et grandiose où les faubouriens de Liège s'en jetaient un petit au zinc "du Commerce et de l'Industrie", au coin pourquoi pas "'Impasse de la Fraternité.

Dès les premiers pas le piéton passe au droit des panneaux "Résidence Allégresse", "Propriété privée", "Voie sans issue", superposés. Je n'entre jamais. Prenons tous les jours ou presque, seuls ou en couples,la direction de ces petits commerces Place Pérignon ou "Jean Jaurès" puisque "Jean Jaurès" il y a mort en 1914. Trottoirs de terre battue, perspectives plates et pavillons sans grâce. Les Mousquet s'y sont promenés jusqu'en 97 où le mari mourut chez lui d'une chute au réveil ; lorsque les secours ont passé la civière entre les battants de la fenêtre un jeune infirmier répétait en boucle faut pas vous en faire PAPY ce n'est rien puis ce fut le tour de la survivante aller-retour sur ses jambes en poteaux, octogénaire et chaloupant son abdomen sans une plainte. Ils ont bite au fond du jardin une bicoque insalubre, vue imprenable sur la clôture, télé à fond je l'allume pour avoir du bruit loyer payé ponctuellement bouclant les fins de mois du proprio, visite mensuelle de prélèvement, vingt-cinq minutes de conneries appelées "bavardage". Dernières déclarations du Mari Papy n'oublie pas le gros lapin pinpin dans son clapier rue d'Allégresse au bout à gauche et pis t'es mort, imbécile et grandiose. Le pinpin vaut bien Du haut de ces Pyramides jamais jamais dit par Buonaparte.

On trouve rue d'Allégresse des renfoncements secrets avec des lapins tout au bout, des couloirs extérieurs sous voûte s'élargissant soudain en cours, en sentier, en prairie de ville ou petits carrés bien bêchés dans l'herbe dite "folle". Derrière des façades fades une porte en bois de passages dérobés d'une rue l'autre ; pour aller chez la Veuve Mousquet il faut passer par un sentier de ciment sous les glycines au sécateur une servitude en langage foncier, pousser la claie du jardinet puis marcher sur l'herbe jusqu'au mur moisi : la bande dessinée – nettoyage obligatoire irrégulier des branchages, feuillages, excréments félins, cailloux et noyaux de pêche sinon SINON le proprio devra payer pour le col du fémur, payer pour le fauteuil payer pour l'hosto payer pour les zobsèques. .

Beaucoup reste à construire. Les prix s'envolent mais qui achètera la parcelle où vivote et végète une mère et grand-mère de nonante ans ? Non, la rue d'Allégresse n'émet pas d'atmosphère étrange pas même originale. Une rue vide tout au plus avant travaux, sans parfum ni densité. Tel ce triangle de trottoir aux de tiers de longueur devant paraît-il un ancien garage, d'où déboulent sur trois tricycles trois gosses têtes à claques en dérapant sur le sable-et-gravier non coulé – juste ce fragment de rêve : à cinquante ans d'ici c'était les ploucs.

Oui les passants sont nonchalants. "Chez Grigou, escaliers, menuiseries" allée privée (trois maisons cossues, laquelle est "Chez Grigou" ? Le proprio du "terrain Mousquet" pense un jour demander aux trois gendres de remplacer, faire sauter, la petite claie à claire-voie entre sa plate-bande à lui et le terrain vague herbeux qui rampe jusqu'au mur de la bicoque-à-vieille "un certain charme"– pourvu mon Dieu qu'elle ne se casse pas la binette un jour "ou peut-être une nuit" sur ces 18 débris de bois spongieux désassemblés tout verdâtres qui ne ferment plus, qui se dandinent en grinçant dans les coups de vent. La Nonamousquet dit qu'elle tiendra "bien autant que moi""mais peut-être bien madame Mousquet (jamais "Mamy" ni "Mémé") vous nous enterrerez tous avec vot' portillon"– rue d'Allégresse qui ne sait rien des habitants ne sait rien de la rue, mais justement ! les habitants n'intéressent personne...

 

 

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