RETOUR A ST-FLOUR
Tous mes chapitres portent des numéros de rois
CHAPTER THE FIRST
J'écris par erreur et par obstination.
Description
Un trottoir crénelé sur un caniveau sale – un bout de pantoufle en surplomb : Ripa, placide, à trois pas de sa porte, chat gris sur l'épaule. Une ville en forme de cœur serrée sur l'Eperon Planès. En bas la Bide affluent de l'Allier, qui déborda l'an passé. Une sous-préfecture du Massif Central : huit mille habitants, quatre écrivains. La vie s'effondre comme un fleuve, tout contre nous, obstinés, têtes basses.
Identité
Ripa, la rive. Il se débarrasse des prospectus : "La Course aux ânes", "Balfour dynamique" – "Bal au Naïte : séquence mousse" – "Je ne veux pas que ça vive" - tels sont ses premiers mots.
Température. Date.
6 degrés. Dix avril 2049. 800 mètres d'altitude.
Description (le personnage)
Un nez, dont le bord inférieur (de profil) évoque la courbe d'un canif ou ganivet à écaler les noix. C'est emmerdant les descriptions. Toutes les filles de mes classes me l'ont dit. Elles qui passent bien vingt minutes par jour à se branler ne vont tout de même pas en perdre dix à lire une description ; la civilisation s'effondre, oui ou merde ?
Age-Domicile
53 ans. A toujours habité mettons rue St-Jean, n° 43, Balfour, quartier Banclou, sur le plateau. Pas de conflit à Balfour. Juste une petite envie de meurtre sur la tante, quatre-vingt six ans, sur son lit. Tous félicitent Ripa de son dévouement, il ne lui reste qu'elle, grabataire, soins constants ; il a obtenu de l'Hôpital Montieux (Clermont) un lit médicalisé qui se monte, s'abaisse, s'incline, comme chez le dentiste. Il aime bien sa tante : rien que du matériel de pro. Il compte bien qu'elle durera le plus possible (indépendamment de sa pension, qui passe toute en frai) ; il ne chauffe que la pièce, à gauche, où elle végète, avec le feu dans l'âtre - et
comme il a bien refermé dans son dos, le voici qui prend l'air, en pantoufles, sur le pas de sa porte.
Menu
Ses menus ne varient pas. Longtemps un employé apporta de petits repas tout cuits. A soulever successivement les couvercles l'odeur s'élevait, délectable : "On en a bien assez pour deux." Le plateau vide était repris le soir, sans vaisselle à faire. Mais Ripa s'est vexé. Il a fini par refuser "la charité". Il a fait la cuisine. La tante en sera peut-être bien morte (adhésions intestinales ? ...ravioli à tous les repas).
CHAPTER THE SECOND
Organisation
Ripa se paye une infirmière à mi-temps, à mi-coût avec les services sociaux. Il ne pourrait se passer d'elle, quand on soulève la tante paralysée, qu'on la rabaisse sur sa couche propre.
Culture
La Maison de la Presse est au coin de la rue Dugu, entre deux murs en angle et trois tourniquets de cartes. Servandeau en est proprio. Ripa entre, le chat sur l'épaule : un pur bâtard noir et blanc à poil long, Louqsor. Qui grogne dès qu'on l'approche. "La Montagne ! - Trois francs (seventy eurocents) ; qu'est-ce que c'est ? - Un chat, pour remplacer le précédent" - perdu à Pampelune : pris en chasse par un chien féroce, perdu pour perdu, il a bondi par-dessus le mur dans les branches en contrebas. "Je ne l'ai jamais revu.")
Tout le monde se connaît. Le chien Servandeau se dresse en gueulant. Une fine bête, haute sur pattes. Servandeau tend La Montagne et rend la monnaie.
Description, II
Justin Servandeau : grand, mou, 56 ans, des lunettes "Haphine-Monte-Urdorée". De celles qui vous renvoient, sur tain blanc, votre propre image : insupportable. Greta, sa femme, petite rousse maniaque, se précipite pour vous rajuster sous le nez, dans l'étalage, la revue que vous venez de feuilleter.
Vie privée
Les Servandeau habitent sur place, un petit réduit avec canapé, réchaud. La maison de campagne est loin. Ils en ont fait venir une table, un buffet bas. La nuit, Servandeau pose son bijou de poitrine en argent sur le dessus du buffet, couvert de linoléum. Le lit n'a pas de pieds. Il est à même le sol, dans une pièce sans fenêtre.
CHAPTER THE THIRD
Servandeau at work
Servandeau travaille dur. Les journaux sont reçus à sept heures. Il les place en rayons, les pose à l'endroit s'il y pense. La boutique ferme à sept heures. Le voici retraité. D'autant plus de temps pour visiter sa tombe : la dalle porte son nom, né le tant, tiret d'attente – et l'épitaphe, plagiée d'une tombe à Quinsac : Homme de lettres. A cent francs la lettre, 1400 francs (plus de deux cents-z-euros (il fait la liaison) "en monnaie d'Occupation" (sic). Des contes moraux de Servandeau paraissent dans Feuilles d'Auvergne. Mais il n'a garde d'abandonner son comptoir. Il reçoit le client, vend, remercie : "On ne prend jamais sa retraite", dit-il, "dans le commerce".
Dessin, lecture
Derrière le comptoir, aux heures creuses, il dessine des tombes. "Signe d'indépendance" disent les pédopsys. Mais à 56 ans ? Ripa, sortant de sa chambre-hôpital, achète sa Montagne. Servandeau plongé dans un "poche" : "Fais voir ?" dit Ripa. Servandeau présente la couverture : "Ernst Jünger. - C'est bien" pense Ripa ("pour un marchand de journaux..."). Le lendemain, autre ouvrage : le papetier se dérobe, ne montre rien : "Sans importance" - il ferait beau voir qu'un Ripa controlât ses lectures. Servandeau collectionne les titres de journaux : Coup de grisou en Chine, Tsunami en Indonésie, Ecrasé sous son tracteur retourné.
Il colle ses titres dans des classeurs. Sur un carnet à part il note les Prophéties correspondantes de Nostradamus ; beaucoup servent plusieurs fois. Servandeau et Ripa se connaissent depuis quatorze ans. Ils haussent les épaules l'un de l'autre.
CHAPTER THE FOURTH
La Toile
St-Flour a trois Cybercafés, en sursis : chacun s'équipe ici comme ailleurs. Servandeau choisit le plus sombre. Au fond d'un boyau gavé de moniteurs gris (screenplays, écrans) officient deux prêtresses-gérantes, suceuses des indigents de la com. La première a des lunettes d'écaille, la tête à droite, elle apprend le mandarin. La seconde, tifs queue-de-vache et menton galoché, de la présence, du piquant. Servandeau découvre tout. "Courriel" l'enthousiasme. "Courriel" : pas question d'e-mail. Restons français. Des Françaises à l'interface, des Belges, des Comoriennes : "relations discrètes, race indifférente".
The Girls
Servandeau truque sa date de naissance. Pas de photo non plus – no webcam. Sa femme Greta, née Gus, jalouse en plus de maniaque (celle qui remet les journaux) - avare ! pas près d'investir dans le P.C. (Portable Computer). Servandeau va au cyber comme on va au bordel. Il dit : "Rupture de ramettes A 4 ! je fais une virée à Clermont. - Passe commande par téléphone, comme d'habitude". Elle croit les prêtresses du Cyber-Point (saïber-poïnt) incorruptibles - impardonnable : Servandeau se les tape dans l'arrière-boutique. "Autre chose que les parlottes sur Toile."