Poupées brisées d'Abigail Padgett aux éditions "Rivages /Noir" est un de ces nombreux ouvrages qui ne laissent aucune trace dans l'esprit une fois qu'on l'a reposé. Il est source à la fois d'espoir et de désespoir. D'espoir, car le lecteur n'est pas seul à penser, à imaginer, à pouvoir d'une certaine manière sauver le monde. D'autres, comme lui, comme elle, sont capables d'écrire et d'imaginer ce qu'il faut pour un être humain en attente. Et de désespoir, car si bien que l'on écrive soi-même, si brillant que l'on se croie, l'on disparaît au milieu de toute cette innombrable humanité imaginante, comme une paramécie au sein d'une colonie de paramécies. L'on se voyait en sauveur, et l'on aperçoit un gigantesque magma de plusieurs milliards d'individus, menacés de la même mort et de la même disparition.
Je suis de la même espèce que Bouddha, Jésus et Staline, mais aucun n'a pu sauver le monde, et tous trois restent méconnus. Et le ver nous bouffera tous. Une fois admis ces préliminaires conjurants, si l'on tient à parler de ce roman standard, il faudra évoquer une situation complexe : celle d'une fille de 13 ans, névrosée à mort, parce que sa sœur jumelle a disparu, après avoir reçu un choc violent sur le crâne quand elle avait un an et demi. Elle a échoué dans un établissement psychiatrique pour demi-débiles, quarts de débiles et débiles entiers ou profonds. Des assistantes sociales s'occupent d'elle, mais elle rêve de fantômes qui viennent la regarder la nuit par la fenêtre de sa chambre.
Une certaine Bo, prénom scandinave et nom irlandais, mène l'enquête. Elle reçoit parfois chez elle une fille cajun plutôt simplette, qui s'occupe de la même fillette en lui racontant des histoires de loups-garous, ce qui rassure la semi-débile (ou en passe de l'être). Ces deux jumelles ont eu pour mère une femme battue, abandonnée ou séparée de tout homme, violent ou non, avec ses deux bébés bruyants. Et cette femme battue, pourvue elle-même d'une énorme sœur qui vit toute seule dans une maison au décor tout blanc, fut victime dans sa jeunesse de l'inceste de son père, autrement dit du grand-père des deux jumelles de treize ans. La mère a donc subi cela de 5 à treize ans, et sa sœur aussi, car un père incestueux se borne rarement à un seul de ses enfants.
Les dégâts se reproduisent de génération en génération. Les assistantes sociales rencontrent souvent, hélas, de tels cas familiaux, y compris à San Diego en Californie. Alors, Dieu sait comment, l'enquêtrice iro-suédoise remonte jusqu'au grand-père, qui se tape une belle névrose obsessionnelle et fabrique des poupées. Belle visite de l'atelier, avec des centaines de ces jouets alignés sur des étagères, les uns avec leurs yeux, les autres sans yeux. Le vieil homme est un allumé, qui ouvre une armoire où se trouvent des centaines de paires d'yeux, qui fixent l'enquêtrice de façon obsédante, épouvantable. Mais pas moyen de reconstituer l'histoire qui mène à deux petites-filles traumatisées, l'une dans son corps par choc à la tête, l'autre dans sa tête elle-même. Ajoutez à cela que la patronne de Bo, l'enquêtrice, soustrait des pièces du dossier pour les emmener chez elle, et que je ne sais plus quel grand flic amant de Mlle Bo présente aussi des comportements bizarres. Vous aurez compris que cette enquête concerne personnellement les enquêteurs, donc, métaphoriquement, aussi bien les lecteurs.
Ces interférences entre le sujet et l'objet, entre celui qui pose les questions sur un plan professionnel et ceux à qui l'on pose les questions embarrassante provoque un trouble fréquemment utilisé par les auteurs de polars à la chaîne, qui suffisent à la grosse demande du public, ce que nous n'avons aucun droit de mépriser. Une telle disposition de l'intrigue ne manque certes pas d'intérêt, mais j'en ai marre des fliquesses et des névrosés des deux sexes, des interrogatoires de dingues pervers et des amours contrariées d'assistantes sociales. Les collections de poupées me font irrépressiblement bâiller, je ne les considère absolument pas comme des humains susceptibles de s'animer dans des intentions meurtrières, mais comme des niaiseries charmantes destinées à transformer les petites filles banales en femmes banales.
Oui, je rate quelque chose. Il y a des bizarreries fécondes, et les fabricants de poupées peuvent très bien superposer leurs deux névroses, confondant les filles avec des objets inanimés, qui à leur tour auraient une âme. Mais j'en ai autant plein le dos que de ces histoires du XIXe siècle où l'on voit des comtes et des marquises de pacotille s'amouracher les unes des autres en renchérissant sur les obstacles, les accidents de coche et autres inondations. J'en ai plein le cœur et le cerveau, à vrai dire, de toute littérature.