Sylvie Nerval (ma femme) est une artiste. Sans péjoratisme, tous éléments de charme confondus et surpassés. C'est le Bateleur du Tarot. Inextinguible argument d'amour. Artiste non pas débraillée, virago d'atelier à plâtre, mais soignée, peignée, avec simples pinceaux et toiles, et technique accessible à tous : des traits réguliers dans des faces de cauchemar. Juste le doute, un détachement du monde sans mignardises – la blouse modérément maculée, la palette aux piles de couleurs séchées, une tache dans les cheveux (pas maçonne, pas plâtrière). A vingt-huit ans tous deux nous habitions, jadis, la maison de famile ; sous les combles s'étendait le paradis de l'Atelier où nous devions mûrir et grisonner, destin tracé.
Ne pas grandir, sous la mesure (à présent je le sais) de nos rêves (pas à la hauteur disent-ils). Toute une vie : pas à la hauteur. Sept mètres sur quatre, plus réserve et point d'eau. J'étouffais. Je donnerais tout pour y retourner. Avec ce que je sais maintenant. Si j'étais resté ; si je n'avais pas plus de dix ans lutté à toute force pour m'enfuir. Je serais devenu moi, moi et cadavre. Vrai, authentique, unitaire, fort et mort. Avec mes tristes souvenirs d'enfance, qui ne m'ont pas quitté mais sont allés survivre ailleurs. Sylvie Nerval au comble du bonheur et de l'angoisse sans issue peignait, nous écoutions des 33 tours rayés tachés de cadmium sous les soupirs puants et répétés du radiateur à gaz – nous vivions, nous rêvions, nous lisions, nul ne nous soupçonnait, nous les meilleurs du monde, nous paraîtrons et le monde s'étonnera.
Je ne puis sans un pincement rappeler tant de soirs surchauffés sous ces combles mansardées, les adorations éprouvées devant l'Artiste Officiante, ivres tous deux des effluves conjoints de gaz et de siccatif, l'ouïe engluée dans les relents musicaux d'un faux orient de soixante-dix... Nous ne revivrons plus cela, ces meilleures années de jeunesse amère et d'amour, sachant, que c'étaient là selon toute logique nos meilleurs instants mais ne le sentant pas, déplorant, pauvre fou que j'étais, que ces moments me fussent imposés. Partir... Mets-toi en garde, insinue-toi en toi tout vieux que tu sois dans ton propre corps et ne bouge sous aucun prétexte - n'esquisse plus le moindre geste et coule-toi dans le limon, la vie en vérité n'est jamais digne qu'on l'affronte, nous aurions moins payé, moins dégusté, pour une fin exactement la même, puisque nous sommes revenus, jouissant d'un bonheur infâme, car il ne sert à rien d'avoir vécu, vautrés que nous sommes à présent dans la plus lisse adéquation à l'existence, tels Bouvard et Pécuchet, copistes...