Elle n'écrira plus de lettres aux hommes ; plus de douleur, plus de solitude, ni de secours. Plus de promesses aux premiers bras (ouverts) -: le premier venu pouvait bien l'épouser. Elle découvrit un bâtard de bonne famille, pas plus de deux enfants - impossible de se plaindre.
Son mari la trouva belle.
Jacqueline pensa que c'était par pitié.
Les autres hommes gravitaient au large, comme à travers les vitres opaques de l'aquarium, et le monde extérieur ressemblait à ces ombres que voient parfois, à leur tour, les zancles et les thiriums, et qui de temps à autres versent des daphnies dans le bocal.
Les mâles étaient d'étranges êtres, versatiles, tyranniques. L'un d'eux l'avait entraînée dans le grand vase rectangulaire ; elle se sentit merveilleusement légère, aérienne, comme une bulle de scaphandrier en plastique. Mais bien vite elle retournait se plonger dans l'eau verdâtre insuffisamment renouvelée.
- Tire-toi salope.
Les masculins sont ainsi faits qu'ils ne peuvent rompre sans lâcher leur ordure. Jacqueline avait lu dans les livres que c'était de la pudeur.
- Je t'ai connue libre, disait un autre, aimante ; à présent tu quémandes, sans grandeur, un secours que je ne puis t'offrir. Coule ! débats-toi seule.
Un ivrogne - un infirme - proposait une correspondance infinie : sans avenir. Ni promesses, ni menaces. Mais guetter le facteur était désormais au-dessus de ses forces, car il clignait de l'oeil en remettant ses plis, lorgnant un pourboire. "Je ne suis pas malheureuse", disait-elle.
Cesse de te lamenter, Jacqueline : un journal est mort.
Aime les fils que tu as tissés. C'est ainsi que tu dors, mais aussi que tu veilles ; tu regardes ton corps étendu bouger lentement ses membres dans la choucroute tiède. Les sages tibétains voyaient ainsi planant leur moi terrestre allongé sur le lit des obsèques, tandis qu'on s'affairait autour de leur dépouille. Tu ne t'ennuies pas. Tu n'as plus peur, plus jeune, tu luttais contre tous à genoux, agitant les deux bras comme un moulin à vent, ils sentaient bien que tu souhaitais leur victoire.
Tu as tout ce que tu voulais.
L'amour renaît entre poissons, la pensée t'offre des espaces infinis, bientôt le soleil baissera. Mais cette lettre aux grands traits maladroits ?... Tu es aussi féroce que les autres ! Tu es chaleureuse ! Tu te laisseras prendre et voudras le secourir, et dans son malheur bête rebercer le tien. Sais-tu comme il est dur d'aimer un fauteuil roulant ? Connais-tu les douleurs, les sautes d'humeur de ces dos-là ?
Cette rupture dont tu pèses déjà tous les termes ("...il est difficile de fusionner ce qui fut créé pour vivre séparé, le lion, la lionne, chassent seuls passé le temps de la procréation...") - les décisions roulent, comme des billes, comme des corps jetés dans le vide. Ils se repentent tout au long de leur chute. Ne brise pas la vitre de l'aquarium. Il existe ainsi des destins domestiques, d'autres de truites, et d'autres de saumons.
Or la Planète ressemblait à une bulle de cristal (...)
LE TROU POUR LE TROU
- Qu'est-ce que t'as aux mains ?
- Rien, rien.
- Qu'est-ce que t'as aux mains ?
"...Os de mouton, os de pigeon,
"Qui le font tressaillir de tendresse..."
- et la ficelle se glissa - notez bien - tout au long du canal médullaire.
Le Puits des Ravaleurs : je trouve cela beau. Le trou veut ce Labo.
"Le collier d'astragales rampait autour de mou cou" - il fallait bien se sentir, assister sans frémir à son effondrement. Les terrassiers dégagèrent un crâne aux orbites béantes ; les chairs n'y tenaient plus. Moi non plus. Un crâne casqué, au fond de la tranchée, le ttrou de balle en pleine tempe.
Tant pis.
Le curé prononça un discours sur la fosse :
- J'ai construit ma cure sur un vieux trou d'obus", dit-il.
Les lotissements de Poitiers-Vouillé (1360) conservent dans leurs caves des rumeurs d'armures, de traits plantés dans le poitrail des jouaux, "le sang à gros bouillons par la plaie rougeoyante".
Les crânes percés de l'île de Gottholm, avec à l'intérieur le fer rouillé de l'arme blanche ; toute l'Europe en guerre, le puits sans fond de l'Histoire : Suède, Champagne, fosses communes, Tranchée des Baïonnettes :
"Rosalie troue la peau d'âne
"Du Boche ou bien du tambour".
Les pompiers ont bu comme des trous. Ils se sont assis sur le cul. Au son de la grosse caisse, ils se redressent - en avant ! "tirant de leurs clairons d'horribles dissonances" - "C'est par où qu'on souffle ? "
Il vomit dans l'embouchure éparpillé en gargouillis autour du pavillon de l'instrument, de l'oreille - "Me ferez trois jours - au trou - les bouches tordues par le rire, au fond les caries, les glaviots, le sphincter - vineux.
Le soir, à Marciac, sans avoir bu, je me suis enterré dans ma chambre et, l'estomac creux, j'ai lu :
Biographie. Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, père trouvé assassiné par les moujiks - combien de trous de couteaux ? ... Mexico 1940 pic à glace (Trotski) - je dors, je tombe - le matelas : creusé à la place du veuf - le doigt dans l'oreille - dans une terre grasse et pleine d'escargots - Monsieur Van Gogh, que pensez-vous de la ville d'Arles ?
Un crâne, un revolver. Le vide entre les oreilles - un creux salubre à la place du coeur ; mais je n'ai pas parlé de ce muscle creux, extensible, humecé, d'où je sortis le treize octobre 1944, ma bouche édentée démesurée hurlant -
- coupez.