Vent vif ouest-sud-ouest. Rouge du soleil couchant sur les monticules chevauchés d'engins déserts. Vaste saignée en contrebas, où je peux lire encore zanjas – tranchées ? ...éboulements ? ...je m'ensevelirais, de nuit, dans ce millefeuille géologique... Paraissent sur la route, venus du sud, deux cyclistes – que viennent-ils explorer si loin de leurs bases – en ce site suspect – je distingue en clignant les premiers réverbères de B. – que je prenais de loin pour un chenillement de véhicules immobilisés par la distance. Premier plateau de la province de Saragosse ("César-Auguste"). Je mange mon fromage sec, les pieds sur le sol rouge. Les deux jeunes cyclistes se parlent très vite et repartent verts l'horizon d'où ils sont venus, je les double à présent vers les réverbères de Bujaraloz – m'installe au pied de l'Ayuntamiento, sur une place minuscule très éclairée, puis j'entre au bar pour téléphoner en Francia –no Señor, a Francia – le bar se nomme El Tubio, mon espagnol est désastreux, premiers effarements de l'étranger, de l'indigène face à face, je crie en roulant les yeux, tout sourire, on me répond de même, j'obtiens la communication, personne.
Je l'aurais parié. Au fond du Tube des vieux tapent le carton de toute éternité. L'un d'eux lève les yeux vers moi : ¡ès un original ! puis il baisse les yeux : ce mot est le même dans toutes les langues. Et debout au bar, par-dessus toutes les têtes, cerveza más por favor, j'essaie de suivre les vociférations d'un vieux match aux couleurs baveuses. Il n'y a plus ni enfants ni señoritas prépubères aux fesses surmoulées mais dans mon dos un obstiné sans âge qui ne cesse d'actionner l'ignoble gloussement de sa machine à sous - ¡cerveza ! - bonne intonation cette fois, totale indifférence du récepteur, parfait ; rejoindre de nuit ma crèche nomade, près de l'église, que barrent deux camions-remorques.
Je dors ainsi recroquevillé, après avoir tendu aux vitres mes chiffons, sauf du côté des pieds : le passant nocturne peut les voir, et mon corps allongé, sous la coulée de vague lumière. Je me suis relevé pour pisser dans un renfoncement carré violemment éclairé. Je m'éveille parmi les premières ombres errantes. Un peintre en bâtiments installe sur le trottoir étroit son escabeau, pour les lattes d'un volet. Pour moi qui enjambe le siège passager puis le redresse, l'avantage est de pouvoir instantanément conduire, tout crasseux. Il me suffit de rajuster le verre de lunettes qui m'avait glissé sous le cul. Trouver un opticien. Óptico. D'emblée le vaste horizon d'Aragon sous la lumière rasante du matin. Pour peu que la route m'élève de cinq mètres, ce sont quinze lieues de circonférence qui se déploient autour de moi.
Il est à peine huit heures quand je parviens à Caspe, ville ignorée : force rues montueuses, à droite de l'avenue elle aussi bloquée par un gros camion sur vérins : il fait monter jusqu'aux étages une nacelle de plein air. Trépigne, hurle, expédie son essence dans les truffes de chiens, je vois un titre en vitrine de libraire : Compromeso. La couverture brochée me montre le prix d'un tel compromis : les maisons basses d'une rue, des corps à même la chaussée, une femme qui fuit les deux mains sur la tête. Et sorti de l'église grondante j'ai vu contre le mur descendre une grande liste de morts gravés dans le marbre, une croix creuse et nue, le nom Primo de Rivera, je monte repérer la Rue des Martyrs, bien asphaltée, débarrassée de ses gisants.
Je redescends dans le glapissement motorisé des réfections, achète chez un pâtissier grincheux le gâteau bourratif du cru, El pastel de Caspe, que j'avale consciencieusement jusqu'au bout, tant pis pour l'óptico qui n'ouvre qu'à 9h30. Masatrigos. Je pousse à Muella. Devant l'église, trois tirs coup sur coup annonçant le feu d'artifice en plein jour, tirés par un guardia civil qui s'esquive à toute vitesse trois fois l'échine basse sous le porche devant les vieux assis qui rigolent sous leurs casquettes. Soudain tout ahuri comme un touriste je me prends dans l'oreille une forte explosion de musique rythmée, sortie d'une boîte obscure dont la porte déborde déjà de toute un paquet de jeunes serrés collés au grand jour sous le néon , insolente, magnifique, es la Móvida.