L'Introduction au Talmud, par Adin Steinsaltz, est un ouvrage touffu, comme le Talmud lui-même. Ce mot signifie « étude ». Le dictionnaire me donne la définition suivante : « compilation de commentaires sur la Loi mosaïque, fixant l'enseignement des grandes écoles rabbiniques. Il est constitué par la Mishna (IIe-IIIe s.), codification de la Loi orale, et par la Gemara (IVe-VIe s.), commentaire de la Mishna, émanant des écoles de Palestine et de Babylone. » Comme cela, nous saurons à quoi nous en tenir. Ces commentaires furent à leur tour commentés au cours des siècles, ce qui forme en quelque sorte un Talmud du Talmud ; le texte depuis l'invention de l'imprimerie se présente donc sous forme de deux colonnes par page, flanquées à gauche des commentaires du rabbin Rachi de Troyes, et à droite des autres commentaires.
Et ces derniers s'accumulant depuis les siècles des siècles, certains peuvent affirmer que le Talmud est toujours en cours d'élaboration et n'aura pas de fin. Le livre d'Adin Steinsaltz (le salpêtre, en français) se veut une introduction et ne peut guère être que cela. Passe encore pour la partie historique, sur laquelle nous reviendrons : à partir d'une certaine époque, il est aisé de distinguer entre deux traditions, celle des pays sous domination musulmane, cultivée, arabophone, séfarade, et celle des pays francs ou germains, réduits à leurs seules ressources culturelles juives. Plus une section intermédiaire dans le sud de la France, avant l'expulsion des Juifs de 1195 si j'ai bonne mémoire.
Voilà ce qu'il m'a semblé : il est aisé de parler autour du Talmud, en démontrant que certains rabbins, certains sages (ou gaonim) s'attachaient plutôt à la synthèse; tandis que d'autres s'attachaient à l'analyse ; que certains recevaient leurs informations de Palestine, d'autres de Babylone ; que les discussions étaient menées en tenant compte de tels ou tels avis, telles ou telles réponses ; que la transmission s'est faite par l'intermédiaire de tels canaux et non de tels autres, de façon plus ou moins complète, d'autant plus que le Talmud se faisait régulièrement brûler en place publique. Mais le contenu, le peu que j'en ai compris, moi qui suis non-juif, on dit aussi un « gentil », un païen, ou « goy », ne m'a guère donné envie de m'atteler à cette étude essentielle sans laquelle il n'est pas de bon juif : celle du Talmud.
Les exemples de chichis juridiques ou jurisprudentiels, rituels, symboliques, prouvant tel ou tel libéralisme dans la transmission des terres par les femmes, ou ces innombrables points de détail commentés, glosés, recommentés, rereglosés, m'inspireraient même un mouvement de recul, comme à l'ouverture d'une porte qui repousse le renfermé. Il n'y avait bien sûr aucune autorité supérieure de type pontifical, chaque rabbin proférant des opinions acceptées en fonction de son prestige personnel, voire de la lignée à laquelle il appartenait (du grand-père aux gendres et aux neveux pendant des dizaines d'années). De plus, bien des commentaires se décidaient à l'issue d'une consultation collégiale, avec le souci de mettre le plus possible en concordance les contradictions, quoique cela ne fût pas toujours possible loin de là. Le Talmud est le livre essentiel des juifs : il concerne tous les aspects de la vie, du moins de celle de ces temps-là ; certains sujets seront traités de façon pléthoriques, d'autres, comme le montage des pneus neige, seront dramatiquement absents. Mais ce qui est certain, et constitue l'un des facteurs favorisant le totalitarisme, c'est qu'à force de baigner dans l'atmosphère unique, autosuffisante, du Talmud, le lecteur, l'étudiant, l'homme pieux, en vient à considérer qu'il n'y a rien de plus que le Talmud ; que ces renvois incessants d'un commentaire à l'autre, d'une contradiction à l'autre, créent un univers aussi clos que les vingt arrondissements de Paris, suffisamment énorme pour qu'on s'y perde à l'instar d'un labyrinthe, mais absolument autonome : il n'y a que la Torah (en très gros, l'Ancien Testament, ou plutôt la Loi juive), et le Talmud. C'est en effet assez hallucinant, de lire ces phrases qui se réfèrent toujours à d'autres phrases, qui s'étayent les unes les autres à travers les siècles, comme un dictionnaire se sert des mots du dictionnaire pour définir ces mots : là-dedans, on tourne en rond, en spirale, en ellipse, on ne cesse de s'instruire, chacun peut aussi apporter son commentaire, et les moindres prescriptions ou mitzvot se voient justifiées sur le plan symbolique, au point que l'on finit par vivre dans un monde symbolique et se trouver à tout instant de sa vie en communion directe avec la mère nourrice éternellement juive