Le livre le plus utile‚ à ce sujet, ce sont
"Les souffrances du jeune Werther" de Goethe,
dont les souvenirs sont bien lointains même au
germaniste que je fus, bien plus que Stendhal ou
que Denis de Rougement, qui fut ma Bible
("L'amour et l'Occident).
Il est impossible en effet selon selon
Barthes de s‚parer l'amour de son discours, id
est de son expression. L'amour s'exprime, soit
par les yeux, soit par les livres, soit par le
journal intime, soit par la pellicule, soit par
le roman-photos - en vrac. Et nul ne sait s'il
est amoureux sans enavoir eu la confirmation, la
preuve, par r‚f‚rence avec le document ‚crit dont
il a le plus l'habitude eu ‚gard … sa culture. Et
tant qu'il ne peut pas se dire : "Tiens, c'est
tout … fait comme dans tel livre, comme dans ce
feuilleton t‚l‚vis‚", il ne peut pas
v‚ritablement savoir qu'il est amoureux.
Ensuite, l'amoureux (ou l'amoureuse, et l'on
observera au cours d'une longue parenthèse que
Barthes se garde bien d'employer "il" ou "elle",
sauf pure n‚cessit‚ grammaticale, mais h‚las le
fran‡ais ne comporte presque pas de genre
neutre) - l'amoureux donc reproduit plus ou moins
consciemment le langage, le discours, qu'il a
entendu ou lu dans Goethe ou dans "H‚lŠne et les
garçons".
C'est un discours faussé, qui ne renvoie à
aucune réalité objective, puisque d'une part le
sujet parlant fonctionne à peu de choses près
comme un paranoiaque ou du moins comme un
obsédé, comme un assiégé, comme une place-forte
volontairement investie ou mieux infiltrée par
son assiégeant : or chacun sait que le
paranoiaque ou l'amoureux vit tellement dans sa
névrose ou son "état second" que le monde dit
objectif dispara^it au profit de sa construction
interne.
C'est pourquoi il est devenu lieu commun de
dire que tout homme se croyant pers‚cut‚ est
réellement persécutée, ou que toute personne se
croyant amoureuse se trouve réllement amoureuse.
"Car nul n'est amoureux, Seigneur, s'il ne
veut aimer", dit en substance Racine dans
"Britannicus".
La deuxième raison de ce manque d'objectivit‚
consiste en ce que l'amour étudié ou plutôt
harcelé ici (j'entends par harcelé une espèce de
carottage géologique : une piqûre par-ci, une
piqûre de prélèvement par-là) est l'amour non
réciproque, et non pas l'amour fusion étudié par
Denis de Rougemont et illustré par Wagner dans
"Tristan et Isolde".
L'amour-fusion nous mène à la m‚taphysique, …
l'amour de la disparition dans l'illumination et
l'‚blouissement de la mort … deux ne faisant plus
qu'un. C'est bien pourquoi le titre, auquel
d‚cid‚ment force nous est d'incessamment nous
reporter, ne parle que d'un discours amoureux, un
parmi d'autres, et de pr‚f‚rence l'amour que le
plus de monde possible, que vous ou moi pouvons
‚prouver, l'amour … la Pierre Etaix...
Et ce qui se passe dans mon ^ame de lecteur,
moi qui n'ai de l'amour qu'une exp‚rience tout …
fait particuliŠre, irr‚ductible … votre
exp‚rience - chacun s'estimant ^etre le seul …
vraiment ‚prouver ce sentiment - et la
litt‚rature ou le discours fonctionnant
pr‚cis‚ment comme garant, chacun pouvant y
trouver quelque chose qui lui ressemble tant les
expression en sont diff‚rentes et divergentes -
ce qui se passe, c'est que je p‚nŠtre tant soit
peu dans ces ^ames si obscures que sont celles de
mes si ‚tranges contemporains. "Eh bien, me
dis-je, c'est donc ainsi qu'ils pensent et
ressentent, les autres, certains autres ? "
Et je me sens intelligent, je fais la moiti‚
du livre comme il est prescrit au bon lecteur, je
complŠte les exemples cit‚s par de vagues
souvenirs de mes amours d‚funtes ou si
inconsciemment pr‚sentes.
Gr^ace … Barthes j'ai pu me rendre compte,
vous pourrez vous rendre compte, que j'ai ou vous
avez pass‚ toute vie dans un ‚tat proche de
l'amour, ou du moins qui n'en est pas si ‚loign‚
que vous ne le craigniez : Barthes a tiss‚ sa
toile, a emprunt‚ partout, et n'y a m^el‚ que
fort peu de son obscurit‚ l‚gendaire, car il
s'agit d'une l‚gende.
En effet, coup de griffe, Barthes peut ^etre
obscur, il n'est jamais malhonn^ete, il ne joue
jamais sur les mots comme un Finkielkraut ou un
Baudrillard, ‡a y est je l'ai dit. Barthes se
montre d'une clart‚ naive, niaise comme un
amoureux, qu'il fut. Et l'on comprend tout avec
ravissement, l'ordre faussement alphab‚tique et
donc faussement arbitraire vous promŠne d'une
sensation, d'une douleur ou d'une petite joie …
une autre, et c'est de ce pointillisme
revendiqu‚ comme tel que na^it, comme du relev‚
des points sur une statue … reproduire, une
figure, une figuration plausible et m^eme
convaincante de l'‚tat d'amour.
"C'est bien cela", se dit-on, comme … la
lecture d'une page de Proust. Ou bien : "Ah ?
C'est donc cela ?" - et l'on repart, instruit et
lib‚r‚, vers une page suivante, avant qu'un
appesantissement sur une observation ou sur un
raisonnement n'ait aboli ce premier instant de
surprise, ce premier ‚blouissement au sens de
vertige de la compr‚hension pour y substituer les
habituels bourbiers conventionnels des soi-disant
sp‚cialistes.
Parfois, le raisonnement se rompt, la phrase
suivante semble n'avoir aucun rapport avec ce qui
pr‚cŠde, quelques mots savants ou jargonnants
vous rappellent que vous lisez du Barthes : "La
temp‚rature moyenne du mois de mai est de 18ø
centigrade, et c'est pourquoi l'hippopotame a la
peau verte" - je caricature, mais c'est
exactement l'effet que cela fait.
Mais on passe, on est curieux de la suite. Et
puisque vous ^etes vous- m^emes curieux de ce que
c'est que cet ouvrage si modeste et si efficace,
nous vous en livrons quelques extraits :
p. 47 comme de juste :
"Le d‚cor repr‚sente l'int‚rieur d'un caf‚ ;
nous avons rendez-vous, j'attends. Dans le
Prologue, seul acteur de la piŠce (et pour
cause), je constate, j'enregistre le retard de
l'autre ; ce retard n'est encore qu'une entit‚
math‚matique, computable (je regarde ma montre
plusieurs fois) ; le Prologue finit sur un coup
de t^ete : je d‚cide de "me faire de la bile", je
d‚clenche l'angoisse d'attente. L'acte I commence
alors ; il est occup‚ par des supputations : s'il
y avait un malentendu sur l'heure, sur le lieu ?"
...Etc, etc...
p. 141 :
FOU : Le sujet amoureux est travers‚ par
l'id‚e qu'il est ou devient fou.
p. 188 :
"Mais la lettre, pour l'amoureux, n'a pas de
valeur tactique : elle est purement expressive -
… la rigueur flatteuse (mais la flatterie n'est
ici nullement int‚ress‚e : elle n'est que la
parole de la d‚votion) ; ce que j'engage avec
l'autre, c'est une relation , non une
correspondance : la relation met en rapport deux
images. Vous ^etes partout, votre image est
totale, ‚crit de diverses fa‡ons Werther …
Charlotte." En bas de page : "Goethe cit‚ par
Freud".
Terminons sur la page 235 :
Comme un historien latin, Barthes s'est
renseign‚ aussi auprŠs des conversations qu'il a
pu tenir avec tel ou tel, et le cite en
r‚f‚rence: qui est ce "R.H." ? MystŠre - et
coquetterie, artifice de l'‚crivant. Nous livrer
une pens‚e pr‚sent‚e sous forme de m‚moire
universitaire, tels ces tableaux o— se lisent
encore, trŠs grossiŠrement et volontairement, ces
coups de fusain pr‚paratoires int‚gr‚s au
vouloir-dire de la toile...
Si vous ^etes amoureux, apprenez pourquoi et
comment.
Si vous ne l'^etes pas, lisez "Fragments d'un
discours amoureux" de Roland Barthes aux Editions
du Seuil, afin d'apprendre, que, bizarrement,
vous l'êtes - ou que vous pouvez en
reconnaître, ou même en provoquer, à l'avenir,
les signes...
Au revoir.