Les Essais de théodicée par Leibniz aux éditions Garnier-Flammarion se terminent, en dernière page, sur la mention suivante : Ouf ! enfin fini de cette merde, insulte à l'intelligence et à la philosophie humaines. Ce jugement furibard et démontrant peut-être avant tout la stupidité de son émetteur se justifie par le fait que ce dernier n'a rien compris et qu'il s'est ainsi bassement vengé d'une lecture laborieuse, à raison de trois à quatre pages, maximum, toutes les semaines. Comme il s'agit de moi-même, je puis vous affirmer qu'il s'agissait d'un véritable pensum. Cependant je lisais en second, et mon prédécesseur, que je connaissais bien, avait consciencieusement et du mieux qu'il pouvait souligné de rouge les phrases et expressions lui semblant les plus saillantes.
Des passages entiers se trouvaient ainsi mis en relief, annotés en marge d'une écriture aussi véhémente qu'illisible, où je ne distinguais que des points d'exclamation indignés. A un moment donné, ces soulignements s'arrêtent net : mon prédécesseur philosophe, enseignant de philosophie, a jeté l'éponge. Il a nié l'avoir fait, mais je sais bien comment il procède pour lire. Il n'a pas voulu dire qu'il avait abandonné. De quoi s'agit-il ? D'une Théodicée, qui est grosso modo un examen de Dieu, de ses attributs, de ses apparentes contradictions et de sa perfection. D'aucuns avancent même la signification de « jugement de Dieu », au sens de « comparution devant notre propre raison ».
Nous savons à quelles contradictions sans fin l'on se heurte si l'on postule l'existence de Dieu : où il se trouve, si le temps existe pour lui et comment cela se fait s'il n'existe pas, s'il y a eu un « avant » la création, s'il y aura un « après », pourquoi d'ailleurs la création est intervenue, quel besoin il en avait, ou quelle extension cela représente, et surtout, comment il se fait que le mal existe, si l'homme en est responsable ou si ce n'est pas plutôt Dieu qui l'a prévu de toute éternité donc voulu, s'il pourrait faire que tout soit parfait. Dieu nous a chassés du paradis terrestre, nous aurions bien aimé le détrôner à son tour : tout est-il prédéterminé, n'avons nous pas été victimes de l'arbitraire, d'une terrible injustice ?
La question préalable est de savoir si cet examen philosophique est légitime : la philosophie en effet a été récusée par maints théologiens, certains étant hérétiques, ou bien affirmant que notre raison devait s'incliner devant les mystères de la révélation et de la foi. Puisque nous possédons dans notre crâne cette étincelle divine de l'intelligence, était-il juste, rétorquait-on, de laisser humilier cette parcelle de Dieu qui permettait de comprendre l'univers ? Certains disaient même qu'il était impossible de démontrer l'immortalité de l'âme ou l'existence de Dieu par le seulraisonnement, et qu'il fallait s'en remettre à son cœur, à son sentiment. Très bien ! Mais alors, celui qui ne sentait pas Dieu dans son cœur pouvait aussi bien dire « Je ne le sens pas, donc il n'y est pas, donc il n'est pas » ; halte-là ! Dieu ne s'atteint pas par le raisonnement seul, autrement il serait démontrable, mais il faut que l'entendement humain puisse toutefois marcher à sa rencontre jusqu'au point le plus élevé possible, pour que la foi soit autre chose que transe ou illumination ! Leibniz développe donc ce point de vue. Pour cela, il ne craint pas de passer en revue, avec une érudition absolument pharamineuse, tous les théologiens qu'il connaît, convoquant toutes les hérésies depuis les premiers temps.