Imaginez en effet que la Cour d'Angleterre se mette à faire par-dessus le marché de la politique... On en reviendrait effectivement au climat public du XVIIè siècle, où les affaires de mariage et de rivalités personnelles influaient significativement sur les affaires gouvernementales. Voyez l'embrouillamini politique-pognon- coeur et cul dans les dédales Deviers-Joncourtois. Cet aspect people faisait pâmer les sous-marquises de la minorité de louis XIV, mais a bien perdu de son attait pour nous. Et croyez-moi, les tragédies ultérieures de Corneille n'ont pas fait progresser sa cause : de plus en plus de complexité, de plus en plus de mélanges de sujets d'attention...
Racine peut encore se lire. Corneille a besoin de notes en bas de page. Il m'a semblé à 19 ans que cette pièce, « Sertorius », était lumineuse et se comprenait du premier coup. Sans doute avais-je été sensible à la majesté des interventions de Pompée, aux arguments en faveur de la grandeur romaine (entre parenthèse bien décatie à cette épopue où la seule préoccupation des dirigeants était de s'en mettre plein les fouilles sur fond de discours ronflants). IL y a en effet dans « Sertorius » de très beaux morceaux de bravoure. Mais on peine trop en vérité à trouver ici une quelconque unité, contrairement à ce que prônent les règles de la tragédie classique.
Autant le spectateur ou le lecteur se soucie peu de nos jours de l'unité de temps ou de l'unité de lieu, autant l'unité d'intérêt se trouve-t-elle obligatoirement à respecter. Ce que je comprenait à 19 ans, il se trouve que je ne le comprends plus à 58. Perte de neurones ? Probable. Et moindre propension à bader d'enthousiasme devant de beaux morceaux sans lien. Ces commentaires vous donnerons peut-être à regretter de ne pas voir cette pièce représentée, ce qui lui donnerait une dernière chance, mais je ne vois personne à l'horizon pour l'instant qui s'en ressente pour remonter «Sertorius », en intégralité ou en allégé.
Tirons donc au sort le fragment qui vous sera lu, dans l'édition des ineffables classiques Larousse, avec notes en bas de page incorporées : page 38 – la reine est vexée : le grand Sertorius n'ose pas l'épouser parce que ça ferait vilain dans le tableau, mais il l'aime pourtant ! Et il lui propose son lieutenant ! Mon Dieu qué malheur ! Ce qui donne :
SERTORIUS
L'espoir le mieux fondé n'a jamais trop de forces ;
Le plus heureux destin surprend par les divorces :
Du trop de confiance il aime à se venger ;
Et dans ce grand dessein rien n'est à négliger.
Devons-nosu exposer à tant d'incertitude
L'esclavage de Rome et notre servitude,
De peur de partager avec d'autres Romains
Un honneur où le ciel veut peut-être leurs mains ?
Notre gloire, il est vrai, deviendra sans seconde,
Si nous faisons sans eux la liberté du monde ;
Mais si quelque malheur suit tant d'heureux combats,
Quels reproches cruels ne nous ferons-nous pas !
D'ailleurs, considérez que Perpenna vous aime,
Qu'il est, ou qu'il se croit, digne du diadème,
Qu'il peut ici beaucoup, qu'il s'est vu de tout temps
Qu'n gouvernant le mieux on fait des mécontents,
Que piqué du mépris, il osera peut-être...
VIRIATE
Tranchez le mot, seigneur: je vous ai fait mon maître,
Et je dois obéir malgré mon sentiment ;
C'est à quoi se réduit tout ce raisonnement.
Faites, faites entrer ce héros d'importance,
Que je fasse un essai de mon obéissance ;
Et si vous le craignez, craignez autant du moins
Un long et vain regret d'avoir prêté vos soins.
SERTORIUS
Madame, croiriez-vous...
VIRIATE
Ce mot vous doit suffire.
J'entends ce qu'on me dit et ce qu'on me veut dire.
Allez, faites-lui place, et ne présumez pas...
SERTORIUS
Je parle pour un autre, et toutefois, hélas !
Si vous saviez...
VIRIATE
Seigneur, que faut-il que je sache ?
Et quel est ce secret que ce soupir me cache ?
SERTORIUS
Ce soupir redoublé...
VIRIATE
N'achevez point ; allez :
Je vous obéirai plus que vous ne voulez.
ACTE II SCENE 3
VIRATE, THAMIRE, sa confidente
THAMIRE
Sa dureté m'étonne, et je ne puis, madame...
VIRIATE
L'apparence t'abuse : il m'aime au fond de l'âme.
THAMIRE
Quoi ? Quand pour un rival il s'obstine au refus...
VIRIATE
Il veut que je l'amuse, et ne veut rien de plus.
THAMIRE
Vous avez des clartés que mon insuffisance...
VIRIATE
Parlons à ce rival : le voilà qui savance.
SCENE IV – VIRIATE, PERPENNA, AUFIDE (confident de Perpenna), THAMIRE
VIRIATE
Vous m'amiez, Perpenna ; Sertorius le dit :
Je crois sur sa parole, et lui dois tout crédit.
Je sais donc votre amour ; mais tirez-moi de peine :
Par où prétendez-vous mériter une reine ?
A quel titre lui plaire, et par quel charme un jour
Obliger sa couronne à payer votre amour ? »
...Eh bien voilà qui n'est pas si mal, et parfaitement compréhensible ! Peut-être vaut-il mieux se laisser à l'admiration séquence après séquence, et laisser les détails de structure aux cuistres ? Devrait-on supprimer les préfaces et les critiques ? Vous aurez entendu quelques beaux vers de « Sertorius », par Corneille. Ce seront peut-être les derniers de votre vie, à moins qu'un démon classique ne vous pique et ne vous incite à lire cet ouvrage apprécié en son temps... Bonne lecture dramatique !