Placer ici l'aventure du sieur P., dé, fourruré de frais, qui m'arrache Lefèvre des bras en disant « Excuse-moi, c'est urgent » - excusez-moi, Monsieur P., dé, c'est vous qui êtes vulgaire, pas moi. » Et puisqu'on en est aux enfilades : un collègue de Prahecq, nasillard, ne comprends pas que je connaisse Prahecq... Il m'inscrit un itinéraire sur une feuille de papier. Je lui dis, enthousiaste : « Vas-y, mets-moi tout, mets-moi tout ». A ce moment j'entrevois le sieur Boulaouane, pédé de service, tout tortillé de haut en bas comme un lombric sous haute tension : «Monsieur Boulaouane, vous êtes obscène ! » et lui de s''esclaffer : «C'est vous, cher Monsieur, qui êtes obscène ! » Le même, dans un bistrot, faisait allusion aux mœurs supposées du lycée : « Il règne ici, mon cher ami, une atmosphère orientale ! Orientale... » Le même aussi disait : « Je sais le hongrois, l'arabe », mais il se refusait à savoir l'anglais, langue trop vulgaire. Seulement, son arabe me semble ne pas avoir dépassé la phrase « Je sais l'arabe »... Le même enfin, entrevu au dernier repas de fin d'année, tournant le dos définitivement, pour toute ma vie, parce que j'ai fait chanter à toute la table « Boulaouane, gentil Boulaouane, Boulaouane je t'emplumerai » - à quoi tiennent les séparations définitives, à quoi tient la présence de la mort... Ainsi souvent la vie se résume-t-elle à une succession d'anecdotes, à grrand-peine exemplaires – mais eussions-nous été transformés en autre,n'est-ce pas, jamais je n'aurions empilé, statifié, tant d'incidents de commis voyageur... Nous avons suivi, n'est-ce pas, notre destin et notre pente, en descendant... Peut-être n'avions-nous rien de mieux à transmettre...
Il nous en vient d'ailleurs tant d'autres (« Tu te sers, Viêt”, à un copain de Saïgon, dont la sœur (pourquoi pas) répétait « moi j'écarte et tu enfonces” - bien volontiers ma foi : il s'agissait de bien forcer entre les deux parties d'une pince en métal les deux plaques de verre d'une photo de classe...)
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Un jour mes élèves m'emmurèrent : ouvrant la porte de ma classe, je suis tombé nez à nez sur un mur de moellons ; de l'extérieur, dans le couloir, derrière ma porte fermée, toute une fine équipe avait transporté, dans le silence le plus total, disposé à mesure, empilé jusqu'en haut les parpaings d'un dépôt tout proche sur du papier journal. Du grand art. Une pionne est venue me glisser, par une fenêtre entrouverte : « Monsieur C., faites bien attention en ressortant ». Toute la classe est sortie par la porte du fond, laissée libre. C'est véritablement la meilleure, la plus exceptionnelle farce, la plus élaborée, la plus subtile, qu'on m'ait jamais faite - pardon : avec une autre, de filles cette fois ; commençant donc mon cours pour demoiselles, baratineur, charmeur, etc. (ce trimestre-là je draguais la classe entière), je tirai machinalement vers moi la chaise de sous mon bureau.
J'aperçois alors, bien en évidence, un œuf au plat, bien étendu, bien dodu, sur le bois de mon siège. Je repousse le tout, feins de n'avoir rien aperçu, bien décidé à finir l'heure en position debout. Mon cours se poursuit, l'heure durant. Jamais je n'avais eu d'élèves si attentives. Puis à la fin du cours, fatigué, non moins machinalement, je m'assois de tout mon poids sur l'œuf. Vous décrire l'énormité de l'éclat de rire qui ébranla toute la classe jusqu'aux tréfonds du rez-de-chaussée relève de la mission impossible. Surtout lorsque j'en rajoutai, invétéré cabotin, me torchant le cul avec une éponge. Pur délire... Tels sont les souvenirs de ma carrière professorale.