Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation. Voilà bien la bouteille à l'eau. Montaigne va nous entonner une fois de plus le chapitre de la relativité. Personne n'y croyait en son temps ? Le grand péché d'un historien est l'anachronisme. Pourtant j'y tombe. Montaigne ne me semble avoir rien dit d'extraordinaire. Il ne reste que sa voix, le charme « épices fanées » de son langage. Mais ce qu'il dit se retrouve aux pages de tant de mes journaux d'aujourd'hui... Toutes ces leçons de tolérance qu'on nous assène, au point de nous mener à l'excès adverse. Il sera donc dit que je meure sans avoir rien anéanti, pas même un fragment de nation ?
La voix de Montaigne nous parvient à travers une grande épaisseur de siècles ; et s'il se fait traduire, comme le bruit en court, l'on verra qu'il n'aura fait que ressasser les ancêtres de nos actuelles évidences. Je ne parviens pas à me transporter à son époque. Il ne m'a jamais enthousiasmé. J'étais simplement fier de le lire, là où d'autres ânonnaient pour y renoncer. A ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. N'est pas barbarie, donc – anachronisons, anachronisons – la mutilation des femmes excisées ; l'engraissement des fillettes mauritaniennes à grandes lampées de jarres de lait ; les premiers-nés aux cochons naguère, en Papouasie ; et le fameux knout des paysans russes.
Il faut laisser faire ces maltraitances. Et crever les humains laissés aux sorciers quand on a des antibiotiques sous la main. Mais qu'avions-nous à leur apporter, aux Amériques, sinon notre supériorité d'armement ? Nous ne connaissions pas mieux la médecine qu'ils ne faisaient. J'en reviens toujours là : oui, notre civilisaiton doit se répandre à travers tous les peuples de la terre. Ensuite, libre aux originaux, à certains irréductibles, de revenir aux coutumes de leurs ancêtres, de même que trois ou quatre tordus français s'obstinent à labourer à la 1830, sans eau courante ni électricité. Toutes les différences doivent-elles s'abolir à jamais ? Je me suis réjoui du train Pékin-Lhassa, et serais prêt à le prendre, pour mon égoïsme et confort.
Mais cette opinion est-elle moralement défendable ? Est-ce vraiment ce que je pense ? Pourquoi faudrait-il toujours que j'eusse une opinion sur tout ? Quand je serai célèbre, et interviewé, j'ai pourtant bien l'intention de décliner les questions qui ne porteraient pas sur les objets de mes compétences... Comme de vray il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Voilà qui est bien dit, et le serait mieux sans ces redondances, vérité et raison, exemple et idée, opinions et usances. J'écris bien mieux que Montaigne, savez-vous ? Sans compter que maints écolâtres s'empresseraient à l'envi de me démontrer que chaque répétition apporte en fait une nuance à la précieuse pensée de Montaigne... Montaigne ne serait d'ailleurs pas en faveur du port du voile, ou de l'excision chez nous, puisqu'il est partisan de la spécificité des us et coutumes (à mon tour de redonder). Le protestantisme ne trouvait chez lui nul écho favorable : res novae, disait-on jadis en latin, « des choses nouvelles », avec méfiance ; ces deux mots servent, dans les thèmes, à désigner « la Révolution » dans les textes français de départ.
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