Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?
Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péché – à vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux, “qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics” - cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.
Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommes – je ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.
J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.
De la tiédeur
Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ; ne visitons jamais la vieille ville, ni le port ; hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.