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Je ne l'ai toujours pas digéré...

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...Devisant un jour avec un de mes amis, lequel s'était délecté d'un de ces ouvrages dont je suis l'auteur de renommée universelle, j'eus l'écarquillante surprise del'entendre proférer, en toute innocence : Mais qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? Tel quel. D'accord il s'est repris. L'air “second degré”, ironique, consterné. Mais tout de même, il l'avait dit. Même si j'ai appris par la suite qu'il sortait d'un entretien privé avec un artiste obsédé par son propre rendement. Ça lui avait échappé. Comme ça. Brut de décoffrage. Sans enduit, sans vaseline.

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Bien sûr j'eus beau jeu, comme disait Anne (1461-1522), de lui remontrer qu'il y avait de bien pires conneries, et qui trouvaient preneur. Mais le Ver tarauda en moi sa Galerie : “...acheter ça!” Ainsi donc, d'un mot (d'enfant) superbe, monstrueux, désintéressé, gratuit (pour le coup), tout à trac, le fin fond (du trou du fion) d'une époque m'avait-il été dévoilé, exhibé, sans fard, avec l'impudence (toute proportion gardée), au sein d'une œuvre géniale (mon ami est très cultivé, très intelligent) – d'une bordée carrément antisémite de Céline : “...vouloir acheter ça !” Ou si vous appréciez la comparaison, tout comme ces bancs de sable dont Virgile (Qui ça ? - Ta gueule, va faire du rap) – entrevoit les tourbillons lorsque la vague immense se fend – dehiscet – jusqu'à eux.

Mon ami, mon propre ami, de la façon la plus ingénue, la plus naïve, la plus spontanée, la plus pure, avait livré le fin mot de la plus ébouriffante, de la plus décadentielle turpitude contemporaine. Ainsi donc une œuvre, quelle qu'elle fût, grande ou petite – là n'est pas la question – circonstancielle ou issue du plus profond, du plus douloureux de l'âme – et Dieu sait que celle-ci, ce que celle-ci m'avait coûté d'approfondissement, de râclage jusqu'à l'os de moi-même (Noubrozi, l'histoire intime de mes rapports avec mon père) – à quelque partie de l'art qu'elle appartînt, musique, peinture, dont les rapports puants avec l'argent, la Cote (que certains orthographient “la côte”, comme les bœufs, les incultes), le Mmarché, sont désormais admis, partie prenante de l'estime, de l'estimation qu'on en peut faire, du prix, pour parler cul, qu'on y peut mettre, une œuvre, littéraire cette fois, ne tirait sa justification, sa valeur, qu'à proportion du mouvement de coude nécessaire et suffisant pour extraire son portefeuille, et en tirer le montant d'un prix d'achat. A quelle profondeur d'abîme, quelle science énorme et résolument ignoble, au sens de manquant de noblesse, quelle vilenie, de “villain”, le paysan, le pèsant, le glébeux, repose, gît, s'incruste, se sertit, s'illustre, s'incarne ce véritable mot d'enfant, d'enfant du siècle où nous sommes : Qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? Fallait-il que mon ami (car il est hors de question que notre Amitié pâtisse, soit affectée le moins du monde par ce renvoi, par ce rot, par ce pet, cette diarrhée, cette souillure) (cette giclure d'instinctive lucidité (ils appellent cela de la lucidité) – l'ami n'ayant fait fonction que de réceptacle à ce trait véritablement de génie, du puant Génie de toute une Epoque) eût été perméable à, imprégné de, possédé, envoûté, incubé, par l'ignominieux mercantilisme qui imbibe toute action, toute velléité de pré-action dans tous les domaines artistiques : avant de prendre le pinceau ou la partition, il nous faudrait donc désormais et à tout jamais, en fonction d'une déshonorante et bâtarde notion de ce progrès déjà fustigée par Baudelaire, que tout artiste se demande, préalablement à toute sincérité : Qui est-ce qui va bien vouloir ACHETER ÇA ?


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