Les dégâts se reproduisent de génération en génération. Les assistantes sociales rencontrent souvent, hélas, de tels cas familiaux, y compris à San Diego en Californie. Alors, Dieu sait comment, l'enquêtrice iro-suédoise remonte jusqu'au grand-père, qui se tape une belle névrose obsessionnelle et fabrique des poupées. Belle visite de l'atelier, avec des centaines de ces jouets alignés sur des étagères, les uns avec leurs yeux, les autres sans yeux. Le vieil homme est un allumé, qui ouvre une armoire où se trouvent des centaines de paires d'yeux, qui fixent l'enquêtrice de façon obsédante, épouvantable. Mais pas moyen de reconstituer l'histoire qui mène à deux petites-filles traumatisées, l'une dans son corps par choc à la tête, l'autre dans sa tête elle-même. Ajoutez à cela que la patronne de Bo, l'enquêtrice, soustrait des pièces du dossier pour les emmener chez elle, et que je ne sais plus quel grand flic amant de Mlle Bo présente aussi des comportements bizarres. Vous aurez compris que cette enquête concerne personnellement les enquêteurs, donc, métaphoriquement, aussi bien les lecteurs.
Ces interférences entre le sujet et l'objet, entre celui qui pose les questions sur un plan professionnel et ceux à qui l'on pose les questions embarrassante provoque un trouble fréquemment utilisé par les auteurs de polars à la chaîne, qui suffisent à la grosse demande du public, ce que nous n'avons aucun droit de mépriser. Une telle disposition de l'intrigue ne manque certes pas d'intérêt, mais j'en ai marre des fliquesses et des névrosés des deux sexes, des interrogatoires de dingues pervers et des amours contrariées d'assistantes sociales. Les collections de poupées me font irrépressiblement bâiller, je ne les considère absolument pas comme des humains susceptibles de s'animer dans des intentions meurtrières, mais comme des niaiseries charmantes destinées à transformer les petites filles banales en femmes banales.
Oui, je rate quelque chose. Il y a des bizarreries fécondes, et les fabricants de poupées peuvent très bien superposer leurs deux névroses, confondant les filles avec des objets inanimés, qui à leur tour auraient une âme. Mais j'en ai autant plein le dos que de ces histoires du XIXe siècle où l'on voyait des comtes et des marquises de pacotille s'amouracher les unes des autres en renchérissant sur les obstacles, les accidents de coche et autres inondations. J'en ai plein le cœur et le cerveau, à vrai dire, de toute littérature. Ce sont trop souvent de ces romans de confection loin derrière les Yves Saint-Laurent ou Cardin. De l'honnêteté, du professionnalisme, un bon choix dans le sujet, mais rien qui dépasse cependant.
Déjà, trop tôt sans doute, un large extrait : l'enquêtrice retruve chez elle cette assistante d'assistante, originaire de Louisiane, pas très fute-fute, mais qui fait bien la cuisine. Bo lui demande ce que c'est qu'un "roogaroo", déformation de "loup-garou" ; et la fausse simplette :
" - Personne en sait rien, répondit la jeune fille. Roogaroo, c'est quand il se passe des choses bizarres, comme du bruit qui vient de nulle part.
- Ça me paraît tout à fait indiqué, reconnut Bo en fouillant dans son réfrigérateur pour y trouver de la confiture, ce qui est absolument passionnant. Vas-y. Il y a un double de la clef accroché à un aimant sur le frigo. Dis-moi, Teles ?
Ouais.
"Bo feignit de s'intéresser à l'étiquette d'un pot de gelée de fraise à l'ancienne tout en se réinstallant sur un tabouret de bar au comptoir" – mais il n'y a aucun style ! c'est cela, aucun style !
(ci-contre : "Ayrton, le Proscrit", par Anne Jalevski.) Voyez Google.