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Vieux tableau XVIIIe s.

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...Du fond de l'horizon déferle la boue, le carrosse ahane, tous ses ais craquent. Les nues pèsent, la nuit tombe, le ciel et la terre se referment. Les pierres savonneuses impriment aux chevaux de hasardeux dérapements.A l'intéieur, la corpulente Wilhelmina se fait tenir ses comptes; avec sa servante, lavoici qui revient d'une visite decharité : la Reine-Mère veut mettre en ordre sa conscience et sa bourse. Elle suppute sesmérites. Elle conserve la vision de ce corps verdâtre sous la toile que tend le tibia, et de l'orphelin pleurant doucement pour ne pas chagriner la Reine-Mère. Ces toits de chaume protègent-ils vraiment de la pluie ? - et la liste civile est bien courte.

Wilhelmina veut tout vérifier, approche le registre des vitres où dansent quelques derniers reflets. Chaque fois que le cheval bronche, le livre lui échappe. Les ombres des rameaux surchargés de pluie passent contre les planches ; elles s'y frottent longuement et ne les quittent qu'à regret. Soudain la suivante se fige – une ombre plus insistante, une face humaine court le long de la portière. Il semble que l'homme tente d'accrocher ses pommettes mêmes au cadre de la vitre, s'écorche Wilhelmina heurte la lucarne du cocher :

"Arrête !"

L'homme, déséquilibré, tombe en avant. Wilhelmina ouvre la portière. De la prose comme celle-là, j'en ai déjà lu cent fois. Il est à quatre pattes, levant le visage ; ses mains sont garrottées dans le dos. Hors d'haleine, il implore. Un roulement de tonnerre se tord dans le ciel. Là j'abuse, O.K. Les sergents d'armes ont arrêté leurs chevaux, dont les flancs concentrent les pâleurs du ciel, ouah dis donc :

"Madame, cet homme a dérobé un cheval aux régiments de Sa Majesté."

Le cavalier de Constantinople.JPG

Une large goutte de pluie humecte la pommette du coupable, juste en dessous de l'?il. Son regard effaré capte le regard d' ELISA, ratatiné de méfiance. Les narines du fugitif aspirent à grands coups l'odeur de bergamote, le pollen des coussins écarlates. C'est fini mon vieux, le XIXe siècle. Sa bouche avale avidement cette noix de luxe roulant sur les chemins, entre la boue du ciel et la boue de la terre. Alors là, non et non.

Le cavalier de Constantinople.JPG

"Nous le connaissons, Madame. Il a déjà...

Tais-toi. Allez dire au juge Eppermann que Michel Hüls, fils de Minna, se trouve désormais sous la protection de la Duchesse Wilhelmina. Monte!" Le jeune homme lève les bras vers le sbire, qui détache les menottes, puis, se dressant sur les étriers, salue largement en faisant reculer sa bête. ヌa fait beaucoup pour un gendarme. Les deux représentants de la loi tournent bride et disparaissent, tagada, tagada, courbés sous les rafales. Michel se précipite sur le marchepied, passe d'un bond devant la Reine Mère et retombe assis sur le siège écarlate. A cet instant éclate un formidable coup de tonnerre, et la voiture démarre dans une brusque secousse.

Hüls se tient droit. Il sent bien (sous les aisselles aussi) que sa présence dans ce boudoir roulant procède du plus haut incongru ; que son contact à lui, paysan et voleur, boueux jusqu'aux yeux, provoque chez ses distinguées compagnes le même recul observé chez quiconque a frôlé la peau d'un reptile (Hüls n'est pas un reptile, N.D.L.A.). Dans cette semi-obscurité cellulaire, seul paraît en clair, découpée sur le ciel, la vitre avant , occupée aux trois-quarts par le postérieur du cocher, assis sur ses basques. Hüls ressent à cet instant précis ce qu'il faut entendre par "condition passée", ce qu'il a obscurément convoité en s'emparant, justement, du cheval – ce rêve naïf qui désormais se lit dans les arabesques végétales dessinées sur la tapisserie de la cabine, en pourpre sur fond rouge (on y voit donc comme en plein jour maintenant, dans ta charrette?) "Je serai ministre !" pensa Hüls.

Wilhelmina se tient à côté de lui sur la banquette ; déplaçant imperceptiblement le regard vers la gauche, il peut voir sa haute chevelure à la mode du temps tressauter sur la vitre latérale (admettons que le ciel se soit découvert au ras de l'horizon, comme souvent après un orage de soirée). Hüls se prend à sourire, pensant que les Grands tressautent aussi. Voilà bien de la conscience à un pèquenod. Wilhelmina qui se tait commence à concevoir de l'inquiétude (je dis qu'elle se penche ("pour vérifier si son visage, décrassé de sa peur, montre à nu son âme particulière", un peu de psychologie que diable), qu'il se penche aussi, que leurs regards se sont croisés, qu'ils se sont détournés d'un seul coup, que la Reine-Mère a senti croître son malaise, que les yeux de Michel Hüls virant à l'opposé ont croisé le regard dilaté d' ELSA, la servante, et qu' "il en fut morfitié"; on ne va tout de même pas en chier une pendule).


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