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Vingt-quatre dissertations plus une

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C O L L I G N ON

 

VINGT-QUATRE DISSERTATIONS

plus une

 

I BRANLOMANIE

Dans les années 2030, en retard déjà sur le bouleversement des mentalités, nous écrivions ce qui suit :

« Toute vocation pédagogique es d’ordre sexuel. Mais si vous éprouvez la moindre velléité de tentation de passage à l’acte, vous n’êtes pas faits pour ce métier, vous y êtes même diamétralement opposés. Fuyez vite, loin, à tout jamais. Nous ne parlons pas des femmes, dont le contact physique, n’en déplaise aux effarouchés ridicules, n’a jamais fait grand mal ni aux garçons, ni encore moins aux filles. C’est aux hommes que nous nous adressons, qui forment la quasi-totalité de ce genre de malades : messieurs, s’il vous est arrivé de glisser dans cette fosse à merde, sachez que vous n’êtes plus, que non seulement ne compterez jamais plus au nombre des hommes au sens plein et viril de ce terme – mais que vous serez tombés au-dessous même de ce qu’il est convenu d’appeler « l’espèce humaine ».

Or, l’éducation sexuelle, obligatoire et jamais assumée (chacun se repassant la patate chaude) est un des seuls moyens légaux et propres dont nous disposons pour cimenter les relations humaines dans le cadre pédagogique. Putain c’est bien dit. Mais con ne vienne pas nous parler d’Autorisation Préalable du Principal ou d’Accord des Parent, car à supposer que nous les obtinssions, ces autorisations, elles seraient assorties de clauses tellement restrictives et tellement comminatoires que pratiquement rien ne serait possible. Terreur latente et l’arme de poing dans la poche. Sans gueulbe. Comme me disait Jeune Sépluqui, « quand je fais l’amour avec mes élèves, je ne tiens pas à ce que n’importe qui puisse venir me prendre par derrière » - eh, c’est de l’humour tas de Cosaques.

Le jour de la Déclaration, il convient d’être au top de son honnêteté, en indiquant ses propres blocages, limites et tout ce qui s’ensuit : les vôtres, et pas celles d’une organisation chapeautante quelconque : « Vous me verrez hésiter, balbutier, rougisser. À chacun les séquelles de sa propre éducation. Mais je dirai toujours ce que je pense personnellement. Vous allez donc tous me rédiger vos questions sur un bout de papier anonyme » - si j’ai fait du bien, du mal ? les deux, sans doute. J’ai fortement soulagé le garçon C. en lui révélant que non, les règles ne coulaient pas « à gros bouillons » ; j’ai révélé au garçon O., très étonné, que oui, les femmes aussi éprouvaient du plaisir. Mais le garçon R. se montra profondément écœuré d’apprendre, à quatorze ans, les gestes exacts de ce fameux « acte sexuel » dont on parlait tant. Et toujours, point capital selon moi, je proclamais à la face du monde que les filles, elles aussi, parfaitement, se masturbaient, et comment. Les jeunes garçons ayant bien trop tendance à « idéaliser » leurs « petites amoureuses » - à les désincarner.

Or, ne trouvant pas dans l’éducation sexuelle proprement dite un exutoire suffisant à ma perversité mentale, je ne le répéterai jamais assez aux punaises de sectes, j’ai exploité le filon du rire. Non pas en me bornant aux histoires de dessous de ceinture dites « drôles », hélas réclamées par les élèves (et accordées par moi) aux dernières heures de l’année scolaire, je me suis saisi de toute occasion dans mes cours, dans mon langage, de sexualiser, ouvertement, la relation professeur-élèves : la langue française, comme toutes les autres je suppose, est ainsi faite, que le moindre déplacement de syllabe ou d’intonation déclenchent aussitôt, dans l’esprit de mes branleurs et surtout leuses, toute une série de connotations marquées au coin (cuneus) de la sexualité.

Pensez seulement aux incongruités qui peuvent résulter de l’intonation d’un groupe de mots comme « l’habitat urbain » ou « le taureau est entré dans l’arène ». Une fois l’attention aspirée par ce terrain, il est impossible de l’en dégager. Au détour d’une phrase sévère de Pascal ou d’un cours sur les participes, le sexe peut même survenir par simple suppression de syllabes : « Il en a pris l’habitude » devient « il en a pris l’ha - üde », suivi ou non d’un fin silence. Se garder, surtout, de prononcer le moindre terme grossier : le sexuel doit venir en quelque sorte s’imprimer en creux dans le discours, au prix d’une certaine attention, d’où une atmosphère constante de complicité dégoûtante.

Bien entendu, ces plaisanteries sont on ne peut plus stupides et dégradantes, ne me faites pas l’injure de me croire inconscient. S’il existe un Dieu, je me présenterai devant lui : « J’ai fait rire mes élèves », et il me sera beaucoup pardonné, car le temps passé à rire n’est jamais perdu. Ils rient, ils se débloquent (en marge, au crayon : moi non ; qui a écrit cela?). Ils écoutent chaque phrase, où peut se glisser à tout instant un sexe baladeur, et retiennent, prétend-il, le sérieux en compagnie du plaisant. Tout rire est sexuel. Toute subversion du langage abat un interdit, tout calembour abat une chaîne de calendos. S’il est vrai d’après Freud que la délivrance n’est que pour l’auditeur, tandis que le locuteur renforce son blocage (il rit peut, mais voit rire) (voyeur, non actif), nous serions volontiers tenté par ce paradoxe de poser au martyr, sacrifiant son épanouissement personnel sur l’autel de l’abnégation libératrice, comble de la mauvaise foi.

 

DU VÉRITABLE OBJET DE MON ENSEIGNEMENT

 

Nous voudrions établir une ligne de démarcation très nette. Creuser avec véhémence un abîme sans fond : il n’est pas question pour moi du sexe masculin. Rien ne nous est plus étranger que les extases sulfureuses d’un Michel Tournier sur les genoux écorchés des garçons, ou le fumet des pissotières d’école, « autel(s) fumant(s) de la garçonnie ». Rien ne me répugne autant qu'un adolescent furonculeux qui se tripote la quéquette derrière la porte entrebâillée des chiottes. Jamais je ne me suis reconnu dans ces individus grossiers, prétentieux, pétant de vulgarité, toujours prêts pour le poing sur la gueule à 5 contre 1 de préférence. Je n'ai jamais voulu, un seul instant, leur ressembler.

Ce sexe malotru qui fut le mien par les hasards de la génétique, entre le dérisoire et le pathétique, ne me semble tout juste supportable que sur mon propre corps, à force d'à bite hude. Et s'il existe paraît-il un "masochisme féminin", j'en verrais volontiers l'illustration la plus consternante dans son attirance pour cette espèce de cornemuse flasque et baveuse qui sert d'organe érotique à mes cons génères. Ce cou de vautour pelé, maladif et malodorant, cet incongru et vaniteux sac à pus. Dispenser cours à une classe de garçons équivaut à faire un plongeon nauséabond de 45 en en arrière dans une espèce de fosse-cloaque où fermentent en cloques de longs tourbillons d'étrons et de résidus de branlette.

La lectrice (les hommes ne lisent pas) comprendra sans difficulté notre particulière attirance pour l'onanisme féminin, si dissemblable, dans son élégance, dans son innocence (car la fille et plus tard la femme se branlent dans la plus parfaite bonne conscience voire inconscience), du trayage cradingue et laborieux qu'effectuent les garçons disgraciés. La masturbation, chez la débutante, n'a pas encore acquis ce stade de fixation qu'il atteint irémédiablement plus tard, quand la femme décide de "choisir" et ne choisit personne.

Donc, tandis que les hommes seraient prêts à se contenter de n'importe quel croûton, les femmes exigent de la brioche. Pour le faire court : le garçon se "tripote" dans la honte la plus totale ; la jeune fille se caresse dans l'incertitude parfois, ce qui est tout de même moins grave, et reste en tout cas entre soi et soi (le garçon fait des taches ; il ne peut rien cacher ; les filles aussi, mais pour d'autres raisons qui n'ont rien à voir). Pour s'absoudre à ses propres yeux, l'homme se trouve ainsi condamné à l'enfournage répétitif et mécanique ; l'adorateur se mue alors s'il le peut en punisseur déespéré, pilant sous ses coups de boutoir ce foutu sexe capable de jouir à lui seul... le plus souvent à lui seul.

L'objectif serait donc, plus modestement, de transformer ces jeunes oies butées, résolues à se faire hacher menu plutôt que d'avouer leurs pratiques (telles ces connes d'avant-guerre qui répétaient en boucle "je ne comprends pas ce que vous dites", ayant le putain de culot d'aller jusqu'à nier la question posée) en femmes révélées, reconnaissant leur plaisir sans réticence, et le pratiquant le plus possible sous nos yeux. Nous n'avons rien trouvé de plus complet, de plus ingénieux, de plus irrévocable, que le vénérable Manuel du Confesseur : pour amener n'importe quelle femme à reconnaître ses masturbations, il faut lui parler en confesseur d'expérience, à qui "on ne la fait pas".

Le questionnaire doit donc porter non pas sur l'existence ou non de l'acte, posé comme indubitable, mais sur sa fréquence. Le qualitatif se trouvant éludé au profit du quantitatif, la femme se débat ainsi non plus sur le oui ou le non, mais sur le combien : "Trois fois par semaine ?... vous ne répondez pas ? serait-ce sept fois ? dix fois ? vous gardez le silence ? mon Dieu ! iriez-vous jusqu'à vingt fois ?""Ne craignez pas, dit le Manuel, "de pousser le nombre aussi loin que possible dans l'absurde.Tôt ou tard il vous sera donné un démenti à partir duquel il sera aisé d'établir la vérité : car si vous ne le faites pas un nombre incalculable de fois, - c'est que vous le faites. C.Q.F.D.

Dans le cas qui nous préoccucupe, il s’agit avant tout de parvenir à l ‘identité mathématique jeune fille ≡ masturbation. La Masturbation est l’essence même de la Jeune Fille. Au premier regard entendu, elle comprend sur-le-champ de quoi il est question. « Se masturber » se dit, entre elles, « le faire ». « Faire » par excellence, c’est « se masturber ». Au premier regard entendu, elle comprend que c’est de sa masturbation, à elle toute seule, que l’on parle. Elle ne nie jamais. Plus jamais. Le contact ainsi établi au plus intime, la confiance est totale, absolue. Les allusions peuvent alors se multiplier, de part et d’autre, et c’est alors que l’Interlocuteur apprend avec délices toute sorte de précisions voilées parfaitement claires, sur la fréquence, la qualité de plaisir ou de frustration.

Autre conséquence extraordinaire : la composante masculine du groupe, jusque là sur la réserve indienne, sur la « touche », acquiert une tendresse inconnue. Eux qui se croyaient sales et méprisés découvrent, ô merveille, ô soleil levant, que ces monstres, ces invraisemblances angéliques, les jeunes filles ! se masturbent tout autant qu’eux, voire plus, en haletant tout aussi fort. Il en résulte une saine complicité – et surtout, surtout : une impossibilité radicale de concevoir une de ces atroces passions sado-maso, ver de terre amoureux d’une étoile. Car, Dieu merci, on ne peut plus envisager de se rouler en suppliant aux pieds d’une jeune fille hautaine et glacée, qui, tout bonnement, se branle comme vous et moi.

Ceux – et surtout celles – qui auront lu jusqu’ici n’auront pas manqué de se répandre en sarcasmes, invectives et menaces. Nous allons leur river leur clou en trois rounds :

  1. a) Les tartufes

On pourrait croire qu’en ce siècle où la sexologie… où Sigmund Freud… où les sex-shops etc. - eh bien non. Pas du tout. La dose d’insecticide n’a pas été assez massive. « Freud, connais pas. Veux pas le savoir » - argument adventice : « on ne plaisante pas de ces choses-là avec des enfants ». Je refuse cette sacralisation aliénatrice. « L’enfant a besoin d’être sécurisé ». Non. Secouez les enfants. Montrez-lui la vanité des choses. Scandalisez-le. C’est à ce prix que s’accroît la Conscience Humaine. Tout est permis à qui ne fait que parler. « Mais alors, vous avouez que votre système a-pédagogique est essentiellement destiné à assouvir vos propres fantasmes ».

Écoutez-moi bien : je n’ai pas envie de débrouiller mon écheveau psychanalytique. Je me comporte exactement comme ceux que je viens de blâmer. Les gens de l’art pataugeront avec des lis dans mes refoulements, transferts et autres. Ils concluront que je suis psychopathe comme tout le monde, attardé comme tout le monde, bref, un pauvre type à remettre dans le droit chemin à grands coups de « projecteurs impitoyables ». Ils me trouveront un Ééédipe gros comme une patate et la bite à papa dans le cul. Tant pis. Ce n’est pas mon boulot. « Qu’est-ce que le moi ? » Je n’en sais rien. Je me suis réveillé (nous nous sommes réveillés) un jour sur cette terre, prisonnier d’un corps, d’un caractère, d’une destinée.

Irais-je (Irions-nous) m’amuser à vouloir les changer, et, en faisant cela, m’abstenir (nous abstenir) de vivre ? Duperie ; je me soumets à leurs défauts » - massacre de Stendhal. Que si d’ailleurs le centième de mes délires se réalisait, je ne bougerais pas d’un cil. Une jeune fille réellement amoureuse me paniquerait, me pétrifierait de respect. Je ne sauterais pas sur l’occasion. Nous parlerions ensemble, nous essaierions l’un et l’autre d’y voir clair. Peut-être que je l’aimerais. Mais ceci est une autre histoire.

 

* * * * * * * * *

 

Un jour, à propos de la surpopulation carcérale, nous avions conclu quel ‘on pouvait bien « s’amuser » dans une cellule, à partir de deux... » - « ...et même tout seul », avais-je renchéri. Une petite fille « chaste et pure » fut la seule à s’étonner en toute bonne fois au milieu des rires gras. « Demandez à votre voisine », lui ai-je dit. « Elle a l’air particulièrement au courant » - de fait, ladite voisine, déjà formée, pulpeuse, portait sur son visage, plein et velouté, voluptueusement sournois, les stigmates mêmes et le masque de la masturbation fréquente et accomplie. Elle s’empressa de renseigner sa camarade à l’oreille tandis que l’Interlocuteur poursuivait son discours. Alors ce dernier fut interrompu par une exclamation dont l’indignation révélait le plus ingénu et le plus intense des émerveillements : « Oh ! Monsieur ! Si je disais ça à maman, je ne sais pas ce qu’elle me ferait ! » (braves parents…) - l’Interlocuteur passa outre, les autres pensant déjà à autre chose.

Je rencontrai ensuite plusieurs fois la même petite jeune fille dans les couloirs. Elle riait, métamorphosée en jeune fille, ouverte, gourmande, heureuse. Tel est le plus grand péché, la plus belle réussite dont l’Intervenant puisse jamais s’accuser...

Si notre vision est fragmentaire, c’est par déformation professionnelle. Mais l’étroitesse du machisme permet, elle aussi, d’approfondir. Pour la connaissance de la véritén reportez-vous à votre hebdomadaire habituel.

 

II

DES AMBIGUÏTÉS DE L’ AMOUR

 

 

 

Les enfants ne se livrent jamais. Leurs chairs y font encore obstacle : opaques, hors-jeu. Nous parlerons donc de la chair des jeunes filles, origine du monde.

Certaines, sur lesquelles je ne m’étendrai pas, possèdent des yeux de vaches, où se lit la vaisselle, l’enfant. Le stade ruminant. Vie faite et cercueil vissé.

D’autres sont des jeunes filles qui s’ignorent. Ont-elles un sexe, rien n’en transpire. « Les jeunes filles bien » travaillent, rient, jouent, mangent. On les rencontre jusqu’à l’âge avancé, sur les bancs de la fac : les « copines », les « chic filles ». Pas un poil d’ambiguïté. Le sexe ? « On n’y pense jamais » disent-elles. Nous éprouvons devant ces absences le même malaise que devant l’abeille, la fourmi, le termite, dépourvus de cerveau sexué. Nos regards se traversent. Castré, je passe outre. En peau de chèvre.

Devient fille d’Onan toutes celles aux yeux faufilés : paupières en biseaux, cils battants, lèvresmordues. Plus flagrant : la chair grasse et luisante comme d’une constante exsudation de cyprine, les yeux frottés et charbonnés. La bouche et le rire lourds – l’onanisme Dieu merci n’est plus chlorotique, mais insolent. Le point crucial n’est plus focalisé, mais diffusé. Nous pensons aux lourdes femmes de notre enfance, lourdes choses blanches et chaudes, couvertes de bas, de culottes, d’arrière-mondes vaguement grouillants de dentelles et d’étoffes imprécises aux finalités floues.

Quant aux adolescentes en fin de course, que dire ? ce sont déjà des femmes, avec leur chevelure, leurs seins, leur pubis, leurs flirts. Elles n’appartiennent plus àl ‘univers fantasmiques – et parfois même, elles baisent.

Ailleurs.

...Nous avons connu des élèves attirantes et tourmentées, supérieures, bourrées de recherches. Nous discutions. Leurs yeux fiévreux traquaient ma vérité, sans y trouver vraiment de quoi m’admirer. Un jour d’exposé où je m’étais assis près d’une fille, nos hanches se sont touchées. Elle s’est vivement décalée, le temps d’un regard de flic fou. L’érotisme des filles est intellectuel. Nous en sommes lassés, à tout âge.

Quelques-unes ont envoyé des lettres, sur leurs élans, leurs vagues confusions… Naïf

est celui qui verrait dans leurs demi-aveux le signe ineffable d’une aspiration au harem, au vivier de nos vieux jours éventuels - spirituel, spirituel… Mieux vaut alors nager dans le bonheur parfait : l’éréthisme pédagogique, expérimentée le temps d’un trimestre en 2021, dans une classe de filles presque exclusivement. Tout mon répertoire y fut épuisé. Je me fis passer pour homo : elles m’adorèrent. Je fis l’amour avec la classe entière, métaphoriquement parlant – lorsque G. ouvrait la bouche, je pensais voir un fruit fondant, et toutes ces sortes de choses…

À la rentrée de janvier, tout soudain, je leur dis : « Aujourd’hui, je ne vous « sens » pas. Nous allons faire une dictée ». Je ne les ai jamais plus « senties ». Lorsqu’elles sont revenues me voir l’année suivante, j’ai balbutié. Je me suis très vite enfui aux toilettes, providentiellement proches. Mes troisièmes étaient devenues des jeunes filles, baisables, sans plus.

... »Mais », direz-vous, « parlez-nous des garçons ; vous les avez trop durement esquintés pour ne pas avoir été attiré ».

Exact. Là aussi j’ai connu mes coups de foudre, uni- ou bilatéraux.

...Les petits viennent à vous en toute innocence : leurs yeux clairs et confiants, et toute la panoplie – l’horrible T., aux grandes oreilles rouges, avec sa mine d’assassin au nez plongeant, dissimulant derrière sa bosse la bouteille de grand cru ; le blond B., sa course en va-et-vient dans l’allée centrale : « Monsieur, vous êtes bon ; vous êtes trop bon ; pourquoi êtes-vous si bon ; vous ne devriez pas être si bon ». M., noir de cheveux, blanc de peau, vif-argent, sa main sur mon cul et ma BAFFE immédiate ; Jd., les yeux ronds, la bouche en cerise, la brosse de jais – pour cause d’indiscipline, je l’avais enfermé dans un réduit d’1m² entre deux salles ; les autres élèves avaient remarqué ma rougeur extrême lorsque je l’avais saisi à l’épaule…

Plus complexes : les collants. Celui qui me montre ses dessins à la fin du cours ; ceux à qui j’ai précisé que je n’avais pas besoin de cirage… Le plus attachant fut encore un certain Holf, capable de me lire Tacite dans le texte, pauvre rejeton d’un attaché militaire belge, fils définitivement noué (sa sœur ôtée à ma section pour ne plus entendre mes allusions nocives à l’impureté des jeunes filles) – Hol me confie, un jour de printemps : « Je n’aime pas toute cette matière qui fermente, ça fait trop « vivant » - pauvre diable morose…

Certaines conquêtes masculines exigent en revanche une efficacité foudroyante : ceux dont la tête à claques est en elle-même un explosif à désamorcer d’urgence. Ils traînent des pieds comme un yakuza, balancent leurs cartables dans les coins, critiquent bruyamment (maussade et agressif, le ton) – DONC, leur donner raison, leur donner la parole. D’urgence. Que le jeu soit truqué, ils n’en ont aucun soupçon. Vous connaissez d’avance les positions qu’ils vont attaquer – n’ayez crainte : ils se contrediront, ils s’embrouilleront avant vous. Le seul grief cohérent qu’ils pourraient avancer, s’ils avaient la moindre parcelle de conscience, c’est qu’ils sont jeunes, et que vous êtes vieux. Ça ne va pas plus loin. Avouez à fond vos insuffisances, arborez un puissant sourire, affirmez haut et fort que mieux vaut un contact rugueux que pas de contact du tout : « Nous verrons bien comment cela marchera ».

...Et tout en professant, clignez de l’œil entre complices, par dessus le marais. Il vous admirera peut-être, du moins vous respectera. Si de surcroît le garçon est beau, s’il vient vous voir chez vous, vous aurez gagné un ami. Et des ragots…

Si le coup rate, l’Opposant, n’ayant pu séduire le Chef, séduira immanquablement la Masse : un caïd… car ils auront vu dans l’œil vaincu de l’enseignant l’admiration soumise. Je me suis laissé entraver dans la bande d’un store, ligoté, incapable de maîtriser un rire convulsif… « La seule présence de l’élève D. empêche à la lettre le cours d’avoir lieu – comment voulez-vous, madame, que j’accepte votre fils dans mon école avec un dossier pareil ? - ne vous affligez pas : il a sûrement gagné plus que moi.

Mais dans le meilleur des cas, l’insolence et la vulgarité vous laisseront sans armes, comme si vous aviez douze ans. Vous pouvez gueuler , engueuler, votre caid va se marrer. Vous n’aurez pu mater personne. Tôt ou tard, le « copain » jouera pour son propre compte : « Puisque ça t’emmerde tant prof, ...ne me punis pas pour ce que tu as envie de faire toi-même » - au mieux il se détache, et dort. L’humanité n’a pas besoin d’avenir.

Pourtant si j’ai devant moi de braves petits bûcheurs aux yeux candides, je vais les trouver ternes, trop sages – et dangereux : « Ma mère ne veut plus que j’aille avec monsieur D. l’année prochaine : elle le trouve idiot ». Ça fait plaisir. Mais qu’une autre « tête blonde », toujours au premier rang, gavée de recommandations, de renseignements, de timbres-poste, rentre ensuite se plaindre à son papa de l’inconvenance de mes propos et parvienne à me faire jeter sur un score de 3 lettres défavorables sur 23 de soutien, c’est intolérable.

 

 

 

LE COURS – SPECTACLE

« Môssieur le Proufessour,

Vous cultivez l’utopie et le flou en chambre : d’abord ce sexe que vous faufilez, puis ces prurits affectifs… Mais nous ignorons toujours le contenu proprement dit de vos cours... »

Réponse : « La Peur ».

Seule façon de l’affronter : Le Cours-Spectacle.

Peur tricéphale : fonctionnelle, bordélique, textuelle.

Fonctionnellement : la première fois, devant la classe, on se sent con. Je le jure.

« Faites-leur donc faire des exercices ! »

Bien sûr mon brave. On peut dicter, aussi.

En sixième, on m’a collé des cours d’histoire. Je ne savais plus rien des pharaons. Il a bien fallu que je m’y remisse : dictée… Les pauvres ne se rendaient même pas compte qu’ils recopiaient leur livre, phrase après phrase.

Autre truc génial : la remise des devoirs. Prendre un paquet de copies, et, l’une après l’autre, dans l’anonymat, éplucher toutes les notes marginales. Ça peut durer deux heures quand on est doué.

Le fin du fin: le cours par cœur. Tout noté. Jusqu’au moindre mot – en tout petit, pour qu’on ne me voie pas compulser. Technique à vrai dire extraordinaire du doigt sur la ligne et du battement de paupières – sans oublier la modulation phonique – mais quel épuisement : avant pour préparer, pendant, et après pour récupérer. Très, très vite, la peur cruciale : celle du bordel.

 

- T’arrives, tu fais ton cours et tu repars.

- ...Essaye, pour voir…

...Faire avec ce qu’on a – l’humour, la névrose.

Le bordel est inévitable ? Organisons-le. Et ça donne :

1) Un cours sur les sangliers. À deux pattes, à roulettes, à feu rouge incorporé, à queue traînante, avec questions véhémentes, interpellations drôlatiques aux moindres velléités d’initiative potachière :

 

 

 

 


L'Anti-Casanova

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C O L L I G N O N (FIER-CLOPORTE)

 

L'ANTICASANOVA

Longtemps j'ai détesté les femmes. Je ne me couchais pas de bonne heure, et je lançais de longs jets de sperme entre les draps en maudissant père et mère. Les femmes fuyaient toutes à mon approche. Tout le contraire des plats froids de Philippe S., qui les tombe toutes, et sarcastise sur leur « chiennerie » et leurs « collages » ; pas question pour moi de cracher dans la soupe, vu que j'en ai eu si peu. Je traiterai donc de ce que je ne connais pas, ou si peu.

Quant aux rabâchages sur l'infériorité, la supériorité ou non de la couille sur l'ovaire ou vice versa, de leur égalité, complémentarité ou autres ; sur la question de savoir si la femme occupe bien dans la vie sociale ou professionnelle la place qu'elle mérite ; sur l'emploi, les salaires, les responsabilités administratives, directoriales ou politiques, je m'en contrefous : y aurait-il 52 % de femmes aux postes-clés, les choses n'en iraient probablement ni mieux ni pis - ni plus mâle.

Rien de tout cela.

Mon propos, c’est le comportement amoureux, ET sexuel. Pas très nouveau tout ça. Bien sûr que les femmes m’ont déçu. À la niche, le psy ! couché… « Ouais, euh, t’es pas le seul... » - ta gueule. Par les hommes aussi. Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais vous pondre du neuf et de l’objectif – et quoi encore… éviter le sexisme tant qu’on y est, le vulgaire, l’odieux… oui que j’oserais ! évidemment ! Ce n’est pas aujourd’hui que les gens vont me croire ! De toute façon plus moyen d’être fanatique maintenant. Plus moyen de dire quoi que ce soit sans se faire traiter de con (pourquoi pas de bites ?) Les fana font pitié aujourd’hui. Ridicules.

Mais avec la vérité, on ne va jamais bien loin. Bien sûr que si je baisais j’aimerais mieux les femmes. Seulement, je vais vous dire un grand secret : si j’aimais mieux les femmes, je les baiserais. Il est évident, il est lapalissique, il est tautologique, que je deviendrais amoureux, féminise même, des queues j’aurais conquis un nombre de femmes assez con scie des râbles pour me sentir sûr de moi en tant que porte-couilles – mais àpartir de quel nombre de femmes ou de couilles peut-on se sentir sûr de soi comme un sanglier des Ardennes ? Je vois d’ici moutonner à l’infini (tu me chatouilles) le troupeau de culs-terreux bardés jusque dans le cul de « parallèles qualité/quantité », « hêtre ou pas hêtre » (Gotlib) – mais je me les suis déjà faits tout seul, ces trucs-là ! J’ai lu l’Abreuvoir (la Beauvoir, Boris Vian) et son Deuxième Sexe (sous l’homo plate). Adoncques les psy débarquent avec leurs pincettes et leurs grosses pelleteuses : en avant pour la mère castratrice et phallique (au moins), une homosexualité la tante, et tout un arsenal à faire spermer papa Siegmund dans sa barbe. Et voilà pourquoi vote fille est muette. Par ma barbe, nous avons d’habiles gens, et qui se paient le luxe d’avoir raison.

Mais ça ne m’arrange pas. Pas du tout. Ça ne m’explique pas pourquoi les femmes me font chier (stade anal!), pourquoi je les fais chier (tant qu’à être dans la merde…). Ce qui veut dire qu’il me faudra me coltiner mon livre tout seul, dans l’indifférence générale. En route pour le calvaire : prêcher le vrai, en sachant que c’est faux. Plusieurs émollients s’offrent-t-à moi :

  1. a) la synthèse dite « à l’eau tiède » : les deux sexes dos à dos ou « l’infranchissable différence si enrichissante » (cf. « Les garçons et les filles » dans le Journal de Mickey »)
  2. b) « Le mieux » (dira quelque sage cervelle – j’adore cette incise de La Fontaine) « serait que des femmes intervinssent, et pourquoi pas la vôtre » (car je suis marié ne vous en déplaise) « qui vous donnerai(en)t la réplique » (sauce Platon ? non merci), « en dramatisant le discours, mais sans dramatiser n’est-ce pas » - pourquoi ne pas écrire l’histoire d’un couple tant que vous y êtes, le mien par hasard – pour des champions de l’originalité, vous vous posez là… sexe,Mickey,cervelle

c), le plus énorme : « J’ai découvert un manuscrit... » - jouer sur le velours de la 3e personne, avec la mauvaise foi du narrateur – bof…

Non. Je parle en mon nom.

Sans croire un mot de ce que je dis

Devant l’autel des lettres - La main sur la braguette - je déclare ici ma sincérité « des larmes coulent ».

...En garde , je baisse la visière... X

 

Ce n’est pas une visière, c’est toute une armure. Surtout qu’on ne me reconnaisse pas – l’Anticasanova, ça se cache. Irrésistible.

...Alors comme ça, les femmes me détestent. Ou l’inverse. Les deux mon adjudant. Des preuves !

D’abord, de simples constatations : ma vie passée vaudra attestation et justification. Vous voilà fixés : qui n’est pas pour moi, est contre moi. Ma rancœur, ou rien. Il aura bien fallu vingt ans pour me permettre de reconstituer l’objectivité des comportements et préparer le terrain du deuil psychanalytique : sous la pellicule, la lave à 400°.

Trois périodes sont à distinguer dans le processus moil’nœud d’éducation pardon de démolition sentimentale. Sans remonter au-delà des pubertés (où les enfants, tant garçons que filles, m’auront rejeté, nous auront rejetés, vous auront rejetés, une belle, une magnifique inadaptation sociale originelle, dont la misogynie ultérieure ne sera qu’un montage en épingle, nous distinguerons la période tangéroise, à dispositif contraignant (1958-1962, soit de 14 à 18 ans) – dite aussi Quatorze-Dix-Huit, la période mussidanaise à dispositif libéral (1962-1966 jusqu’aux noces), et la période bordelaise, à dispositif carcéral, qui nous mène, en première rédaction, début 87. Toujours est-il que peu après mes 14 ans, je débarque à Tanger dans les bagages de mes parents. Lycée mixte, donc décontracté, filles libres à gogo, moi bloqué comme un moine. Mais sans le savoir.

Tout de même, j’ai bien envie d’y goûter, aux filles. Bien mal m’en prend, ou je m’y prends bien mal.

...Lecteurs, et trices (pour les filles, le cas est tout à fait différent ; rien ne ressemble moins à une adolescence de fille qu’une adolescence de garçon) – vous avez tous, ou la plupart, tenu votre journal intime. Il ne vous serait jamais venu à l’idée, par exemple, de le laisser traîner. Moi, si. Avec la mention DÉFENSE D’OUVRIR, autrement dit « prière d’ouvrir ». Ma mère a répondu à mes attentes au-delà de toute espérance. Lisant que j’avais touché le genou de la voisine d’en face, âgée de 13ans, avec l’intention bien arrêtée de ne pas m’arrêter là, ma mère exprima bruyamment le désir de montrer ces insanités au médecin de famille « pour [m]e faire soigner ».

Lorsque ladite voisine est revenue me visiter, elle s’est fait jeter dehors par un père déchaîné. Je me suis rabattu sur une gosse de trois ans. La fille des voisins de palier. Ni exhibition, ni pénétration. Mais quand même. Lorsqu'ils étaient absents, je consultais leur dictionnaire médical, en me branlant sur les croquis médicaux. Rien ne vaut le vif. Merci chers parents. Pour elle et pour moi. Vous aussi, vous avez cru en papa-maman ? "A ton âge, on n'est pas amoureux ! on travaille !" et aussi : "...ça rend fou !" ...ou folle...

...Les filles aussi... dit la rumeur... surtout les filles... Alors je m'accoudais au balcon, Anne-Betty s'accoudait au balcon, je lui voyais le cordon du slip sous la jupe vichy, et je tournais ma langue dans la bouche, "tu sais que tu ne devrais pas te... te... on ne pourrait pas le faire ensemble ? "Cela devait m'ouvrir son coeur et sa culotte. Je ne l'ai jamais dit. Sûr que j'ai raté quelque chose. "Et que ferez-vous, le jour où une jeune fille... vous serez impuissant, mon garçon, impuissant !" Merci, Docteur.

Ce qu'on a besoin d'amour, à 15 ans, ce n'est pas croyable. On idéalise, on diabolise. Celia, Celia shits - la plus belle fille du monde va aux chiottes.

Choeur des cons disciples :

"Fringue-toi mieux !

"Pas d'histoires drôles !

"Pour draguer, y a qu'à... y a qu'à...

"...et envoie chier tes vieux !...

...Il fallait vraiment que je sois con comme un tonneau pour ne pas avoir baisé comme un chef avec tous ces super-conseils ! seulement, mes rires de malade, mes clavicules au niveau des oreilles et ma gueule de catastrophe naturelle, qui est-ce qui allait me les réparer ?

Écoutez celle-là (c'est pas vous qui trinquez, vous pouvez rigoler) : un pote sapé aux cheveux plaqués me glisse dans la poche un petit mot d'amour pas mal ficelé, pour une fille que je dois rencontrer. Moi je me pavane chez les Yappi (ce nom-là ou un autre), avec ma lettre en poche. Tous les autres sont au courant et se regardent avec apitoiement. Moi je paradais au baby-foot avant le rendez-vous. Et vous me disiez tous N’y va pas j’y suis allé. Ma môme était là, splendide, mûre, blonde, au courant de tout, « dans le jeu ». Avec bonté, avec sincérité, fallait le dépuceler ce grand niais, tu vas rire, elle m’a baratiné sur le trottoir, moi je courais à toute vitesse, de plus en plus vite !

J’avais peur. Vous ne pouvez pas comprendre.

Je haletais Est-ce que tu es une bonne élève bonne élève bonne élève

sinon mon père voudra jamais je galopais les couilles en dedans elle a lâché prise on a son honneur vous ne trouvez pas ça drôle Au suivant Au suivant :

J’entre chez ma copine Sarah parfaitement j’avais une copine mais on se touchait pas faut pas déconner On devait réviser le bac. Je trouve Sarah au lit habillée affalée bras ballants cheveux ballants qu’est-ce que tu aurais fait ?

« Facile mon con je l’aurais redressée – nos deux bouches » e tutti quanti – Non. Non.

Écoute Écoute – j’ai pensé ELLE EST ENDORMIE curieux non comme position ? -...elle est évanouie elle est morte je vais appeler quelqu’un alors elle s’est redressée

Tu dormais ?

- Non.

- Pourquoi cette position ?

Pas de réponse les mecs t’es con aussi c’était évident évident quoi tas de cons ça veut dire quoi « évident » ?

Moi je m’étais forgé une théorie tout seul pour expliquer que les femmes n’avaient pas de désir, ne sentaient rien ne pensaient pas à ces choses-là.Vingt ans vingt ans durant je suis passé à côté des signaux sans les voir, énormes les signaux il paraît, la faute aux femmes la faute aux Autres mais oui j’étais pédé mais oui c’était ça l’évidence tu as gagné une boîte de jeux et ce jour-là, Sarah et moi, nous nous sommes assis côte à côte, j’ai voulu effleurer le petit doigt elle l’a retiré vite vite ha très très vite offusquée QU’EST-CE QUE JE DISAIS qu’est-ce que je disais les hommes tous des cochons JE VEUX REVIVRE JE VEUX REVIVRE Chapitre Relief de l’Asie Centrale Everest 8847m ma pine 0,5cm bon Dieu si t’as pas rigolé c’est que tu es coincé branleur de mes deux.

De toute façon avec ces Juives Hispano-Marocaines il faut faire attention disait ma mère on ne se méfie jamais assez ils sont capables de te la faire épouser sous le revolver.

T’as raison la vieille je vais avoir l’œil.

* * * * * * * * *

 

Retour en France Périgord exactement 1962, fin d’un monde. Des filles des flirts partout au bord de l’Isle sous les buissons alors moi voyant ça jedizamamaman devant la mère Gauty qui l’a redit partout ça va être facile ici elles sont pas surveillées comme là-bas t’as vu ta gueule non mais t’avais vu ta gueule d’enfariné d’enflé de client de putes ? …Quand tu t’es présenté dans le Groupe « ber-nard » avec le n entre les dents le sourire con et les « r » dans la gorge tu les as repérés les autres qui pouffaient tandis que celle qui semblait être le chef les calmait de la main, tout le monde s’est mêlé sauf un.Au jeu de la vérité, avec qui aimerais-tu sortir ? - Avec Eustache !

J’étais abasourdi. Une fille voulait de moi ! Je me suis éloigné, j’ai demandé à trois ou quatre « garçons » que je connaissais à peine « ...comment on fait ? » - Débrouille-toi ! » - au fait, croyez-vous que la fille en question se soit hasardée à faire un GESTE envers moi je dis bien UN geste ? - Ah mais non mon pote, elle en a déjà fait beaucoup, c’est à ton tour, t’as rien compris, tu parles d’un con…

...Pourquoi m’avez-vous renfoncé dans mon ridicule ? autre sujet - pourquoi vous êtes-vous foutus de moi parce que j’avais un biclou trop petit sans me dire simplement « tu as un biclou trop petit » ? pourquoi vous êtes-vous payé ma gueule parce que je levais les pieds en rentrant la tête sans me dire « tu lèves les pieds et tu rentres la tête » ? Il a fallu que je me surprenne dans une vitrine pour m’en rende compte. Pourquoi en surboum – un Teppaz et deux planches dans un garage - toutes les filles ont-elles trouvé des genoux pour s’assoir sauf les miens ? Oui, c’est rigolo, oui c’est ridicule. Mais pourquoi toutes ces humiliations, ah que je souffre, ah qué yé souis malhéré mon Dié mon Dié !

C’est alors que j’ai commencé à hhhaïr – tremblez… Quand on m’a traité de prétentieux, d’intel-lectuel (réflexion faite, je l’étais) - de pédé, d’impuissant… la Haine ! la Haine !... tu ne peux pas juger, c’est trop dur pour toi… la haine du pas-comme-tout-le-monde contre les comme-tout-le-monde – Baisers volés j’ai connu ça. Mis à part que chez Truffaut le couillon trouve quelqu’un pour le tirer de là, moi aussi, mais j’aime râler.

Vi-queue-time desfemems, de la paralysie des femmes sans voir la mienne – quand les bras sont tout raides et le reste tout mou – toi en face, l’autre, tu es un baiseur un vrai, tu fais partie des 2 % que les femmes se repassent entre elles au nom de la liberté sexuelle – non pas toi t’as vu ta gueule ? (rires) ...dégage, baiseur… ici c’est un taré qui te parle, un Rescapé du Périgord. Et j’ai fini par la trouver, l’âme sœur : une fille de flic, avec plein de boutons sur la gueule. Et ces mêmes fleurtouillards qui me chambraient à cause de ma solitude se sont empressés de se payer ma gueule parce qu’on me voyait, cette fois, avec une fille oui mais la plus moche. On touche le fond. Pas le con.

Mais je me foutais bien d’eux à présent. J’étais accepté. Nous passions à trois des après-midi chez sa mère, au grand dam de mes parents : une Fille de Flic ! Et si je lui racontais que mon père n’avait pas été résistant pendant la guerre, plutôt de l’autre côté ? Et si je faisais un enfant ? Eh bien non : je suis resté très exactement 32 jours, je dis bien trente-deux, sans branlette ! (rires) mon record absolu.Pour la fille, je ne garantis rien. Puis, hélas ! elle a cru que je me moquais d’elle, que je prenais « de [m]es grands airs » (j’en prenais), que j’ «étalaismon instruction » (j’étalais). « À la rentrée tu connaîtras une étudiante et tu m’oublieras » - exactement Maggie : en octobre 10, j’ai rencontré ma femme…

*

Mes vieux étaient loin. J’habitais Cité Universitaire, je me payais le bordel tous les 11 jours (on tient ses comptes), je tournais autour d’une étudiante ravagée de branlette comme moi, détraquée jusqu’au trognon comme moi, que je ne devais baiser que le 15 février 02, sans compter six mois de liaison homo (rien ne vous sera épargné) (rires). Un jour j‘ai bu un cognac cul-sec pour oser embrasser ma Future – sur la joue.

Et à présent Mesdames et Messieurs, Meine Samen und Spermien (lacht)place au délire. Car, « les paranoïaques ont toujours raison » (Anne-Marie M.)

Chapitre Un : Pourquoi les femmes ne veulent-elles pas coucher avec moi ? (mouchoirs!)

 

X

 

Argument n° 1 : Je ne t’aime pas

 

Parenthèse (cet ouvrage manque de plan) : je dois définir ce ridicule dont je me pare.

La notion de ridicule participe du passionnel.

Tout individu traitant de sa passion devient par là même ridicule.

Et c’est pourquoi (deuxième parenthèse) toute femme qui crie en jouissant excite le mâle par le ridicule qu’elle déploie.

Il faut châtrer les mâles, afin de les préserver du ridicule de l’excitation.

...La femme prétend donc ne pas désirer l’homme si l’amour est absent. Mais elle crie pour jouir (par feinte ? par ordre?) et se ridiculise, disent les connards.

Seul l’amour lui ouvre les portes du ridicule, alors ressenti comme un don.

Suivez-moi bien, c’est de plus en plus con.

Nous en revenons donc à l‘éternel rabâchage : les femmes croient encore dur comme pine (hi ! hi!) que seul l’amour peut déculpabiliser l’acte. Si elles ne devaient baiser qu’amoureuses, la chose ne se produirait pas souvent !

 

Deuxième hypocrisie

Lorsqu’elles se branlent, de qui sont-elles amoureuses ? (chœur des vierges indignées : « Ah! mais ce n’est pas du tout la même chose!) - ben si, quoi d’autre ?

 

Troisième attaque

« Si je couche avec toi sans t’aimer, tu en souffriras » - variante : « je transpose chez les hommes mes subtilités névrotiques ». Le mâle, sexe dominateur (re-hi ! re-hi!) ne nous sentons pas coupables de faire l’amour. Nous n’avons pas besoin d’un voile. Nous avons séparé depuis longtemps l’Église et l’État, l’Amour et le Zob.

En revanche, contrairement aux femmes, nous souffrons de l’obligation de nous masturber. Par famine. Car la honte se répartit différemment selon les sexes. Merci de tout cœur, ô Femmes, pour mes branlettes. Pour vous, c’est du sublime, c’est de l’éthéré, chaque tour de doigt vous fait pousser des ailes. Pour nous, c’est sale. Vous m’avez en effet dispensé d’une grande souffrance en vous refusant comme vous l’avez fait. BOUOUOUOUH !!!

Merci aussi, de tout cœur, pour ma souillure homosexuelle. Une femme est gouine sans même y penser, « On se rend des services entre filles. Qu’est-ce que vous allez penser ? ah ces hommes : ils voient le vice partout ».

Merci de m’avoir éviter une grande souffrance. Amen.

Merci enfin pour ma fréquentation des putes. Je n’avais qu’à me branler, voir plus haut.

Onanisme, pédérastie, putasserie : ça fait tout de même un sacré tiercé d’échecs et de souffrances – croyez-vous donc, ô Modèles de Modestie, qu’il m’importât à ce point d’être aimé de Vous ?

 

X

 

Argument n°2 : J’en aime un autre.

...Rien ne le prouve. Si d’autre part cet homme profite autant que moi de vos faveurs, car l’amour ne suffit pas pour accéder à Votre Cul, Huitième Merveille du Monde. EN EFFET :

...il paraît hautement invraisemblable que le femme, s’estimant si haut, et si comblée par son auto-érotisme, puisse éprouver le besoin d’un amour quelconque ENFERMEZ-LE CE MEC C’EST INTOLÉRABLE (blagadeuballes : « Dieu et mon droit », devise de l’Angleterre. Devise de la Femme : « Moi et mon doigt ».

Une femme qui dit « J’en aime un autre » veut signifier par-là qu’elle se soumet à une habitude sexuelle. Jamais, ou si peu, elle n’aura franchi le cap du premier homme. Un peu comme si l’on devait s’arrêter au premier livre, au premier film, au premier slip – achevez-le, voyez comme il souffre). Vient-il seulement à l’esprit de ces créatures qu’on puisse aimer deux êtres à la fois, ou une multitude d’êtres ? mais nous traiterons de cela plus tard.

Voici le moment venu en effet d’aborder le Troisième, dernier et capital Argument de ces pimprenelles (c’est l’un des charmes de l’écriture, ô lectrices, que ce mélange suave des raisonnements les plus subtils et des insultes les plus offensantes ) (ou l’inverse ?) - une seule formule, si délicatement féminine, à prononcer de préférence avec l’accent d’Agen ou de Carcassonne :

OUAH PUTAING CE QU’IL EST CONG ÇUI-LÀ.

Sans réplique. Ça vous en bouche un coing. Cette acuité du jugement. Voilà qui est chiadé. Nous tombons en effet droit sur le seul argument : JE SUIS con. Il n’y a plus d’hommes ni de femmes. Il n’y a plus que le Hideux, le Répugnant Rracisme à l’adresse, tenez-vous bien, d’une seule personne : Moa. L’Auteur – on donne à Cet Autre, pas un autre, celui-à, çui-là, l’air con, puis on se moque de son air con. Exactement le coup du Noir qui cire les godasses.

Pas de pitié pour l’Air Con. Ça te tombe dessus, c’est écrit : l’Air Con. À la trappe. L’air con, ça au moins, c’est un critère. Quel jugement les femmes ! Putain l’intuition je te dis pas ! Juif, arabe, tombé dedans quand t’étais petit. Les femmes (pardon : DES femmes, il paraît qu’il faut dire DES FEMMES) ont raison de se foutre de toi, mais toi, tu as raison – de tirer ta Kalach et de tirer ? non… - mais de gueuler.

 

X

X X

 

...À présent, l’auteur – est prié d’être objectif, de présenter son mea culpa – j’ai déconné, j’ai agressé, j’ai larmoyé : excusez-moi d’exister.

Petit a, de fumier :

Je suis grossier. Tombé dedans tout petit. Oncle Serge : « Répète : Trou du cul ».Je répète. Ça le fait rire ce con. J’ai trois ans. Paix à son âme. À huit ans je me soûlais d’ordures avec Lucien. Là où jene pige pas c’est quand les potes se font interdire de me fréquenter par les parents : « Il est grossier ». Des gosses qui n’avaient que ça à la bouche. « On ne joue pas avec toi, t’es trop grossier » C’est l’histoire du Gabonais qui ne parle pas au Malien parce qu’il est trop noir. Qui est fou ? En vacances, je trouve un groupe. « J’ai un secret. - Lequel ? - Vous ne le saurez pas . » Je finis par me faire coincer sous une tôle et tabasser : « Alors ce secret ? - Je suis grossier. - C’est tout ? - ils m’ont tous laissé tomber à la seconde.

Pas grossier, con. Nuance.

On me présente à 13 ans à une fille de 13 ans. Eh bien, dites-vous quelque chose ! - Euh… vous savez, je suis grossier. - C’est tout ce que tu trouves à lui dire ? » - côté connerie j’avais sans doute de qui tenir. Les filles ont peur des mots,pas des choses. Comme il est dit dans l’introuvable Manuel de savoir-vivre à l‘usage des demoiselles :« Dites : « Elle est très sentimentale ». Ne dites pas : « Elle se branle à mort ». « Faites-la rire, c’est gagné » - mon cul ! On s’agglutinait : « Une autre, allez, une autre » - on me disait un mot, j’en disais une bien bonne. J’avais une cour de garçons. Tant que j’en avais dans le sac ça rigolait, de plus en plus mécanique, de plus en plus mou.

Puis je me retrouvais seul, comme un égoutier. Les autres se poliçaient, ils draguaient (successfully) des filles sans poils ni doigts. Moi je ramenais tout à moi. « Moi aussi » me semblait le meilleur moyen de montrer mon empathie moi aussi je suis comme vous moi aussi ça m’est arrivé les autres voyaient cela autrement – non, je n’étais pas le point de rencontre de toutes les trajectoires humaines. En moi se confrontaient toutes leurs souffrances, de façon tellement plus nette, plus aboutie – eux l’accident, moi l’essence. Pas d’étonnant que le Christ se soit fait tant d’ennemis. « Tous les péchés du monde ». Je vous demande un peu.

Quand je me suis vu ainsi rejeté, je me suis plaint. Et je me suis fait engueuler de me plaindre. Et comme j’étais amoureux de B. qui se branlait à mort- elles étaient deux – passons – et je ne trouvais rien de mieux que de la suivre en chantant Si tu ne veux pas / De mon amour / Adieu Bonjour / Ma mie – Quatuor de Paris – habile, n’est-ce pas ? Je le faisais exprès pour être repoussé. Les juifs ont tout fait pour se faire cramer. Les communistes ont tout fait pour être pinochés – ça ne vous passe pas, de vous plaindre, savez-vous, le goût de se faire plaindre. Ayant lu dans un livre – on n’apprend rien, dans les livres, tous les cancres vous le diront – que le héros  « avait cet air malheureux qui plaît tant aux femmes », je tirais en pleine rue des gueules sinistres, la bouche en fer à cheval, ce qui les faisait bien rire.

Au téléphone je demandais pardon, je m’aplatissais, je larmoyais bien fort à travers la vitre du téléphone. Pagnol rapporte ses ridicules d’enfant. Avec un extraordinaire attendrissement. Il a « dépassé », lui. Moi, non. Tout le monde n’est pas Marcel Pagnol.

 

 

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C O L L I G N O N

A R T I C L E S

É D I T I O N S D U T I R O I R

Semper clausus

 

ÉCRIRE ET ÉDITER Février-Mars 2049 LE SINGE VERT , BRÛLE LES PLANCHES

 

Monsieur Grybouxe,

Vous me demandez à quel titre vous recevez le Singe vert. Air connu. Je pourrais vous répondre que c'est comme ça, publicitaire. Mais ici vous êtes personnellement visé, mon cher. Vous êtes en effet auteur dramatique. Et franchement, regardez-moi bien dans les yeux, sans rougir : vous ne vous sentez pas un peu, un tantinet gêné, juste un peu à peine, de lire parmi la foule en délire la belle banderole du Théâtre Bordel, l'affiche de la saison de l'année ?

 

* * *

 

"Euripide, Claudel, Grybouxe- Corneille et Beckett" ? Ça ne vous choque pas quelque part ? Vous pouvez toujours mettre un pied devant l'autre, avec vos chevilles enflées jusqu'aux couilles ? "M.Grybouxe, hauteur dramatique". Moi non plus, certes ! , je ne me prends pas pour de la Scheiße, mais franchement, là j'aurais ressenti comme une insulte. Qui pourrait penser que je m'estimasse suffisamment niais, sufisamment retors, suffisamment pucelle, pour tolérer que mon nom figurât LÀ, en si prestigieuse compagnie ? Ou alors (car j'ai ma bonne dose d'hypocrisie moi aussi) en petits caractères en bas à droite, pour que ça se détache mieux, que ça fasse bien ressortir mon ignominie minuscule ?

Et que ça se permet en plus de faire une petite conférence modestissime sur "Grybouxe réunira ses amis et ceux qui l'apprécient sans le connaître, son œuvre et son – attention ne pétez pas s'il vous plaît – son UNIVERS ? Et moi alors, je n'en ai pas un non plus peut-être d'Univers avec mes 30 volumes dans le placard ? Et ça laisse répandre sur son nom qu'"il est la modestie et la gentillesse incarnées "? Et cet autre qui écrire,héâtre,colèrelaisse imprimer dans sa préface qu'il est modeste ? Mais j'ai

le sens du ridicule Môssieu, j'ai la dignité de mon ridicule, moi, et si quelque thuriféraire poisseux venait à préfacer Mon Œuvre en faisant allusion à ma modestie, je l'attaquerais en diffamation (si j'avais le pognon) mais je ne tolérerais pas qu'un ami me foute le pavé de l'ours à la gueule ( - C'est quoi, le pavé de l'ours ? - Ta gueule, va faire du rap).

Et que je t'intrigue dans le torchon local, et que je te dégomme une interview dans Bordel-Chieronde, et que cet autre encore fasse sa conférence (encore) sur le thème de l'exclusion et de l'exil, parce que le mot exclusion figure à la page 44 et que tout écrivain vit métaphoriquement en exil... Je vous le répète, il n'y a que les intrigants, que dis-je, les adaptés en société, les gens

normaux, les gens comme tout le monde qui se font éditer et connaître. Il vendraient des frites ou des capotes en argile (en glaise, waf waf !) que ce serait idem.

 

* * *

 

Mort aux faibles, on vous dit. Bien sûr que j'aimerais aussi faire des ronds de jambe sans me casser la gueule, ou bien simplement civilisé en Société, le beurre et l'argent du beurre, mais la logique je l'emmerde, dès que je l'ouvre c'est pour dire une connerie, on me l'dit depuis tout petit ! (remarquez, certains ont l'air con sans même ouvrir la bouche...).

Marius, le grand général romain ( - C'est qui, ce con ? - Ta gueule, va faire du reggae) n'ayant pu se faire accepter par la noblesse se tourna vers le côté populaire. Le Singe Vert pareil. Putain tu viens encore de fausser la glace...

 

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ÉCRIRE ET ÉDITER Août – Septembre 2049 LE SINGE VERT ET LE BON DIEU PASSE 4

 

 

 

Pour faire une bonne dame patronesse... chantait Jacques Brel. Et pour faire un bon écrivain à succès, que faut-il ? Caleçon les bons ingrédients ? Je vais vous le dire : il faut être Dieu. Carrément, c'est-à-dire comme chacun sait (il me le disait encore l'autre jour) le point d'intersection où les contraires se résolvent, s'annulent.

Tout à la fois être superbon et superdégueulasse. Non pas travailler avec acharnement dans son coin, comme essayent de nous le faire croire tous ceux qui veulent engluer les éternels puceaux que nous sommes – "Dix conseils pour éditer", c'est de qui cette rubrique à la con ? Ni "avoir de la chance", ce qui est une explication de mes couilles (le Singe Vert, c'est comme Bigard : c'est pas drôle mais le seul procédé comique consiste à se demander quand est-ce qu'il va enfin lâcher ses couilles ; à ce moment-là toutes les mémés rigolent et c'est parti) du style pourquoi le pavot fait-il dormir – parce qu'il a une vertu dormitive... voilà ce qu'on enseignait en faculté au Moyen Âge, lecteur : la vertu dormitive du pavot – beau titre, d'ailleurs...

 

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Non. Il faut pour réussir aimer les gens, passionnément, se fendre en épanchements (ça c'est du Joseph Prudhomme), larmoyer sur l'extraordinaire nature humaine, aimer la vie, les femmes, les cacahuètes et remercier Dieu tous les jours d'exister, le cœur sur la main et la main dans le portefeuille. Et puis constituer autour de soi une petite camarilla. Dire toujours du bien de soi, comme le conseillait Marcel Achard, parce qu'après ça vous revient et qu'on ne sait plus de qui c'est parti.

Et un petit peu de La Bruyère tant qu'on y est : "Le talent, la vertu, le mérite ? Bah ! soyez d'une coterie." On peut la fabriquer soi-même avec plusieurs spécialistes d'ascenseur. Signature à Paris (le pied-à-terre à Paris est ri-gou-reu-se-ment indispensable) : Oh bonjour Michtroume, comment ça boume ? J'ai lu ta fable, c'est formidable ! Salut Dubreuil, j'ai lu ton recueil, c'est formideuil ! Ave Troudük, j'au lu ton truc, c'est majuscule ! - à grand renfort de moulinets de bras.

Et par derrière, mon vieux, il faut coucher utile, politiquer utile, se faire des relations utiles ET sincères, perversion suprême exactement semblable à celle des putes qui se mélangent tellement les pinceaux, les pauvres, qu'elles s'imaginent être aimées à proportion de l'argent qu'elles reçoivent...

Et balancer impitoyablement les gêneurs, les anciennes connaissances, bien leur faire

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ÉCRIRE ET ÉDITER Août – Septembre 2049 LE SINGE VERT ET LE BON DIEU PASSE 5

 

 

 

comprendre qu'un tel "ne correspond plus à l'esprit de la boîte", mais sans lui duire pourquoi surtout, de sorte qu'il se ronge bien jusqu'à l'os d'autocritique, façon Inquisition, façon Staline : mais qu'est-ce que j'ai bien pu foutre ? Bref, tu dois être un parfait ami de l'homme, à t'embuer lesyeux devant la moindre salade de fruits jolie-jolie-jolie, "une si merveilleuse sensibilité humaine !" et, EN MÊME TEMPS, le plus sincèrement, le plus innocemment, le plus inconsciemment du monde, être le plus parfait des salauds froids.

C'est pourquoi, en vérité, je vous le dis, pour devenir écrivain (peintre, musicien) à succès, il faut retenir et résoudre à la fois en soi tous les contradictoires, c'est-à-dire être marqué du Signe de Dieu, du Signe Prédestiné de la Gloire de Dieu, ÊTRE Dieu. Sous ce signe tu vaincras. Amen.

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ÉCRIRE ET ÉDITER Décembre-Janvier 2051 PRÉFÈRE LE SPLEEN À L'IDÉAL

 

 

 

Il n'y a pas (y a-t-il ?) de sottes lectures ? Le cadre professionnel d'une constante remise à jour – la lecture perpétuelle étant à l 'enseignement (mon métier defainéant) ce que la barre est à la danse – m'amène à découvrir un texte de Sartre sur Baudelaire. Un peu tard "dira quelque sage cervelle" (La Fontaine) mais "la chair est triste, hélas ! Et j[e n]'ai [pas] lu tous les livres".

J'en profite, tirant tous azimuts, pour clore la gueule à ce ponte qui me prédisait les pires remords sur mon lit d'agonie pour ne m'être occupé, ma vie dupont, que du passé, alors que SKISFÈMAINTENANT a tellement plus d'importance...

Le passé n'est pas mort... Et j'en apprends bien plus sur le monde actuel en relisant mes vieilles bibles sur la Chute du Monde Romain qu'en oyant les dépêches de FoxTV.

Bref : Sartre sur Baudelaire, ça te concerne encore, et pour toujours, si tu n'es pas dans le casting de Nice People. Sartre, comme d'hab, se gargarise de sa petite philosophie pour classes de terminales selon laquelle chacun de nous est exactement libre et responsable de son destin : "Nous chercherions en vain une circonstance dont [Baudelaire] ne soit pleinement et lucidement responsable."

Sur l'excellence poétique, pas un mot. D'ailleurs Flaubert lui aussi n'était qu'un sale bourgeois profiteur qui n'a pu écrire ses petites merdes démodées qu'en se faisant entretenir par sa nièce. Ho Mais ! C'est futé, Jean-Paul, c'est de goche, et sans accent circonflexe. C'est toujours le vieil air ranci, des gauchistes les plus besancenotto-puceautiers aux vieux droitiers les plus goitreux : c'est la faute à çui qui se plaint, c'est la faute à la victime. C'est la faute à Bauelaire si sa mère s'est remariée illico, syphilitique, opiomane (pas tant que ça) ; tourmenté, torturé, bafoué par les bourgeois, spleenétique, et traîné dans la boue pour immoralité (la même année que Flaubert, pour sa Bovary ; encore un qui l'avait fait exprès, pour se faire plaindre). Tout fait pour.

Sa faute onvous dit, entièremetn sa faute ! Si les juifs etc., ils l'ont bien cherché ! Et allez donc ! "Il a (Baudelaire) refusé l'expérience, rien n'est venu du dehors le changer et il n'a rien appris"– vas-y mon pote !

 

Parce que d'après Sartre et les sartrillons, votre expérience vous forme, tas de cons ! Vous recevez un choc C, vous devez avoir une réaction R, et plus vite que ça ! Ta femme te trompe, donc tu ne l'aimes plus ! Tu te goures, donc tu laisses tomber ! Évident !

Enfin ! C'est quand même pas sorcier d'être libre ! Gros malin : "[l]a vérité [que] le choix libre de l’homme fait de soi-même s’identifie absolument avec ce qu’on appelle sa destinée” ! Par-dessus bord Œdipe, par-dessus bord, l’ambiguïté, par-dessus bord, l’impuissance, par-dessus bord, la différence des tempéraments ! Il faut réagir, c’est jeune, c’est obligatoire, c’est moderne, c’est tendance.

Ça ne t’est jamais arrivé d’être paralysé, pauvre péteux, de savoir très exactement ce que tu aurais dû faire. “Je vois où est le bien, et je ne peux pas m’empêcher de faire le mal”, je ne me souviens plus si c’est Diderot qui l’aurait piqué à saint Augustin, le fils de sainte Monique, trois qui la tiennent, pour devenir un homme libre. Devenir Jean-Paul Sartre par exemple, et tout à fait par hasard ! Sartre a donc démasqué ce planqué de Baudelaire ! Alleluiah ! Il a piétiné son cadavre pour le faire entrer dans son petit cercueil à ses petites mesures philosophiques du Havre à lui, dans son lit de Procuste ! - t’occupe, va faire du rap…

Baudelaire n’a pas su évoluer, ah le con ! Ben, si vous enconnaissez beaucoup, des cons comme Baudelaire, vous m’en remettrez une tonne, je suis preneur.

 

 

COLLIGNON ARTICLES

ÉCRIRE ET ÉDITER Février-Mars-Avril 2052 JUSTICE PARTOUT, JUSTICE NULLE PART 6

 

 

 

C'est facile je vous jure de couler n'importe qui sous n'importe quel prétexte : un prof, un sauvageon, une petite entreprise fraîche et joyeuse. Vous faites valoir que les réunions se font par téléphone, vous montez en épingle les rapports tronqués avec bénéfices quasi nuls, alors que vous savez pertinemment (c'est l'éditeur lui-même qui vous le jubile) que la boîboite sort trois books par mois ; et que vous avez placé une brique dans le capital pouor que ça vous rapporte paraît-il au prorata des bénefs, pour vous ça fera zéro zloty zéro groszy fautilovski vous l'envelopper ?

...Sans oublier que le pauvre éditeur vachement à plaindre vous a soigneusement niqué la diffusion sans oublier de promouvoir celle des autres sans un centime de droits d'auteurs (les sept cents premiers exemplaires pour que dalle vous connaissez la chanson) TOUT EN s'offrant des voyages professionnels à Paris ou Verdun "payés par la maison"– je ne suis jamais arrivé à piger comment on peut être à la fois personnellement fauché avec une société prospère yop'là boum – faut croire qu'il y a d'étranges phénomènes de porosité tout de même, malgré les HURLEMENTS vertueux des gestionnaires – tiens t'en v'là du pognon miraculeusement surgi pour les stands au Salon du livre, pour loger les écrivains à l'hôtel – les droits d'auteur que dalle et peau de balle on t'a dit t'es sourdingue ? C'est tout de même un peu fort et si je peu me permettre – un brin mystérieux.

Je vais t'en couler des boîtes moi, par paquets de dix. Là-dessus interviendra un baveux (avocat...) qui vous démontrera que non seulement vous n'y connaissez rien, mais que vous avez eu tort de poser la question,

 

 

AUF REISE NACH BELGIEN

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C O L L I G N O N

 

A U F R E I S E N A C H B E L G I E N

 

LE V O Y A G E E N B E L G I Q U E

 

Auteurs de Merde

 

 

J’écris couché sur un chemin.

Je suppose que c’est interdit

 

BERGERAC – ARGENTON

D’abord la voix du Père.

Il est curieux de retrouver ainsi la voix de son père, dans cette allée de St-Florent-le-Jeune. Sa voix. Je ne la reconnais pas (sauf à certaines inflexions) (rauques).

Je reconnais aussi ces scrupules d’instituteur, qui détache les syllabes, qui estime indispensable de lire à haute voix un « mode d’emploi » en tête de bande magnétique.

Un enfant comprendrait cela en cinq minutes.

La voix restitue toute une ambiance.

Je par-le dis-tinc-te-ment devant le micro.

Il s’est modelé sur la prononciation de « L’allemand sans peine ».

Il refuse toute connaissance, même élémentaire, de la langue britannique.

« Start » prononcé « star »

« Rewind » prononcé « revinnd ».

 

Je conserve ce document.

 

Plus loin :

Mon père a cru tout effacer mais l’on entend le bruit du moteur, et Sonia, à travers sa main à lui.

Comme un cœur.

Je n’entend ma petite Sonia qu’à travers ce moulinage forcené.

 

Les premiers mots prononcés par ma voix, après celle de mon père :

« Je n’ai rien à dire ».

(sur la bande j’entends ma mère : ses savates qui traînent). La veille au soir j’ai vu ma vie : un volumineux album de bandes dessinées.

Tout ce que j’ai pensé, tout ce que je dirai, dans des petites bulles, et que je peux lire.

Les pages de l’avenir s’imprimeront au fur et à mesure.

Que se passera-t-il si je consulte le volume à l’heure même où je suis ?

Ou si reviens me lire juste après l’action, pour vérifier à chaud ce que j’ai pensé ?

 

Je me souviens des choses effacées.

Elles disent, à peu près – que je vais survivre.

 

Je suis celui qui fait l’album.

Les uns sont immortels, les autres non.

 

*

 

Pouvoir thérapeutique du voyage ? - plutôt ce profond malaise, ce broiement sourd

du moteur en marche au sein duquel reposent les mots enregistrés.

L’homme aux semelles de vent – modeste aux semelles de pneus -

Grégarité : ceux qui s’installent dans le champ, juste et précisément dans mon allée Notre envoyé spécial au Tour de France – il n’y a plus de thérapie au numéro que vous avez demandé c’est toi-même que tu fuis etc.

 

Un vagabond (à cheveux longs) viendrait chez nous, se prendrait pour nous d’une affection subite et débordante, puis ils s’installeront, demandent à garder l’enfant, à parler

le-dia-logue ! Le-dia-logue !

Plus avare de dialogue que de fric

Je préfère le vrai voleur, le franc voleur qui ne parle pas.

Lorsque je rends visite, je pars à l’heure prédite, à la minute près, quand je baise je garde ma montre.

Le vagabond vient à dix heures, à 18h30 il est toujours là je vous éviterai toujours

Pour l’amour venez dans mon antre de telle à telle heure aucune femme ne viendrait elle à qui quatre doigts suffisent Le vagabond dit sous son bec-de-lièvre

« Si je dérange tu préviens

- Tu es le cinquième de ce mois

Mon épouse et moi sommes des bourgeois.

 

"

Dès que possible je m’arrête. Qu’il pleuve ou en rase campagne. Je travaillerai sans sortir. Le voyageur extrait ses documents, consulte son Emploi du Temps, il vit selon lui. Ses lectures le mènent chez Saint-John P.

- Je maudis Saint-John Perse. « Parole de vivant ! » disait ce riche. « Balayez tous les livres ! » - auteur, auteur, le livre est plus sacré que le sang et la peau. Le Voyageur du Temps gifle à toute volée le primitif de l’an Dix Mille qui lui montre, sur une étagère, quatre livres en lambeaux.

Il le gifle.

Autre exemple :

Soit un manœuvre. Il a roulé tout le matin des câbles sur un gros tambour. Il a en lui le vide des brutes.Il se plaint à midi du repas trop long, commente son dernier rouleau, évoque la manière dont il poussera le prochain : angle d’attaque,économie des forces…

Il s’est fait expliquer Racine sur les marches du Muséum. Il éprouvait comme un reproche son absence de diplôme. J’aimais sa tête dure, sa façon de se mettre en boule, son aboiement perpétuel, sa corrosion, son rire.

Il écrivait mal. Il cessa. Sa femme lui disait C’est l’écriture ou moi !

C’est la conditionhumaine que tu nies ô femme de B., manœuvre. Et je lui disais moi, au manœuvre :

« Un jour nous manifesterons contre la mort A BAS LA MORT sur les banderoles » et l’ouvrier B. riait avec moi de ceux qui patiemment comme lui-même empilaient les mots et les virgules : « Du haut de ces littératures... »

Ou bien :

« Le vent jette à la mer les vains feuillets de l’homme » - non, Saint-John le Riche, car Pharaon revit sitôt que tu redis son nom. Bibliothèques niches en étagères vos hypogées exigent l’attentat supplient après le viol : "Versez, versez le sang aux ombres d'Odysseus. Dieu ne reviendra pas juger les vivants et les morts je suis fier de faire partie de ce canular.

Je lance en plein jour des appels de phare - pas de flics - faire l'important "Une nuit me rejoignit la fille de l'hôtelier" - depuis combien de temps ? ...passé à "Charriéras" où nous lirions l'histoire d'un homme qui porterait ce nom...

 

*

 

Eviter de montrer de la reconnaissance. Les dons des autres ne sont qu'une contrepartie à l'emmerdement qu'ils dégagent. Variante au Contrat social : chacun voyant avec horreur l'existence d'autrui conçut par là celle qu'il inspirait lui-même, et voulut s'en racheter par des offrandes : du pain, du lait. En retour il obtint du beurre, des fruits, de la viande. Ou de l'affection. De la guerre. Ainsi, et non autrement, naquirent les rapports sociaux.

...La tête qu'ils feront, les Autres, un jour, en se découvrant !

Un jour nous flemmarderons en attendant la mort.

Déplaisante intuition en lisant Rousseau : sitôt que l'on a reconnu ses torts, quelle fête pour les autres de vous accabler !...

 

*

 

Un jour, le sexe gisant sous toute chose se fit débusquer, nu, sans démonerie, et le beau Verbe vagabond reparut comme le feu qui couve. L'homme dit : Je reproche à la femme (...) - ses onanismes, dont nous la sauverions avec condescendance, et npsu n'éprouverions aucun plaisir, et comme un homme me suivait de près, j'ai décroché de mon tableau de bord un micro, afin qu'il se laissât distancer. Le magnétophone enregistre tous nos écarts, nous lui décrivons, faute de les transmettre, les parfums que nous sentons, "et le cul de cerFF blanc d’un chien haut sur pattes au galop ».

Beauté sauvage des jeunes hommes à cyclomoteur.

De St-Jean à Thiviers par St-Jory. Swann et Guermantes. Ma voix déplorable : « dans quelle mesure une attitude consciente est-elle une attitude vraie ? » La réponse est : « une attitude ».

Masturbation intellectuelle.

« Il se masturbe au volant : un mort » - « il se branle au volant et meurt » - j’hésite. Sans repère ici. Personne. Pas d’auto-stoppeur. Auto-stoppeuse ? tout faussé ; exemple :

« Je vous prends à bord. Sinon vous feriez de mauvaises rencontres » - elle, dubitative.

Variante : « Je n’avais pas vu que vous étiez une femme - au revoir  - (un soir je descendais le cours de l’Intendance, suivant une silhouette à longs cheveux blonds – merde une femme – je l’ai sorti ainsi devant elle après l’avoir doublée – son rengorgement digne m’occupe encore. Je dis :

« Les auto-stoppeuses méprisent ceux qui les acceptent, car elle sont bien décidées à ne rien accepter » - un médecin peu soigner un désargenté, mais à celle qui peut payer, qui ne veut rien donner, il doit refuser ». Le cul des femmes est leur monnaie. Délire. Évaluer les villes en fonction des capacités bordelières. Limoges. Ou la main seule, comme elles font toutes. Cosi fan tutte. « Hôtel du Commerce et des Voyageurs » à Thiviers, pas de putes, les cloches au matin, l’ « impasse de Tombouctou ».

 

* * * * * * * *

 

Plaisir simple glisser dans l’ombre à petite vitesse, sans autre pensée que roues et jeux de bielles. Trajet somnambule. Branches. Ne pas aimer. Rester naturel. Ce dix juillet 1976, joué de l’harmonium à Oradour-sur-Vayres. Transporté l’enregistrement ers le nord, aux environs de Béthune parmi les chaumes, sur fond d’autoroute au soleil couché ; entre les arbres au ras de l’horizon, ultime éclat du ciel formant soucoupe, très effilée.

Notre-Dame de… :

« Je vous demande de vivre en état de perpétuelle exaltation. D’aimer, de trouver toutes mes actions extraordinaires, sans prétention de contrepartie. Que ce vœu soit exaucé ».

Notre-Dame de la Perpétuelle Exaltation…

*

Oradour-sur-Glane n’est signalé que 10km à l’avance.

Le guide pleure dans sa casquette : « Dans toute l’histoire de l’humanité... » - cherche bien, guide : cathédrale d’Urfa, Noël 1895 : mille deux cents Kurdes…

Inscription sur un volet (photographie d’époque) : Fünfzig Mann– invariable, pour « cinquante hommes de troupe » ; il est donc inexact d’écrire que les bourreaux, dans leur mauvaise conscience, ont oublié de former le pluriel Männer. Apprenez l’allemand. Je ne défends aucune barbarie, je dis : « apprenez l’allemand ».

Je me sens mal à l’aise. Mon corps se voûte. Mes coins de bouche s’abaissent. J’entends : « C’en est un, regarde, c’est un Allemand. »

Soleil trop lumineux, trop propre. C’est les vacances. Les ressuscités se promènent. « Recueillez-vous » - « Recueillez-vous ». Au cimetière, je fais les calculs : morts d’Avant, morts d’Après.

Quatre-vingt dix ans après sa naissance :

MANIERAS dit SIMON né à Oradour le 10-7-1877

époux de Marie Gautier, Léonie Baudif

Ancien conseiller municipal d’O./Glane

Ancien garde-chasse et pêche, régisseur pendant vingt ans, assermenté

A reçu trois actes de probité pour avoir trouvé de fortes sommes.

À l’âge de 67 ans a pris un engagement dans la milice patriotique comme caporal.

Il a été bon père et bon époux, a su garder l’estime de tous, passant priez pour nous,

au revoir à tous et merci, c’est Maniéras dit Simon qui vous cause.

« Milice » ?

À part les enfants vivants, je vois parfois de belles têtes d’idiots. Les photos des morts rongées par le temps finissent par ressembler à des crânes.

Au mémorial souterrain, je me laisse émouvoir par les encriers de l’école. Ici, une résonance particulière donne aux voix le ton d’une prière ou d’un gémissement. Je sens les pieds, la sueur (des autres…).

Des Noirs pètent.

*

Bellac. Panneaux « Paris ». Pauvres cons. (Près de Créon (Gironde) cet autre panneau « Espagne ! Pyrénées ! »)

Celui qui a institué les congés payés aurait dû les assortir d’une interdiction de partir en vacances.

Je fais du tourisme.

Je t’en foutrais du bonheur pour tous.

Du tourisme…

Non mais.

*

Visage crispé.

Les gens se paient ma tête.

Se foutent de ma gueule.

C’est plus commode.

J’ai cinquante ans d’âme.

...Arrivée à Bellac.

Je ne prie pas à la Collégiale. Je ne veux prier que moi. Bellac ressemble à ses prospectus. Même la libraire se fout de ma gueule. Même quand je souris. Plus loin :

« Mon Dieu, que fait votre main dans ma culotte ?

- Ça te changera de la tienne.

*

Tous les petits chemins possèdent une personnalité, une Belle au Bois qui n’attendait que vos pieds – comme à Monmadalès – sentier détrempé.

J’écrase un papillon.

Occidental au torse halé que je croise, qui te pousse, qui te force ? ...des moules et pis des frites et du vin de Moselle… nous habitons plus haut, les Belges sont des ventres d’égotisme, grand-maman de mon père – du belge dans mon sang.

*

Sur bande magnétique, je prends des poses. J’imagine que je parle, qu’on m’interroge, avec mon accent belge, je me récoute encore, enfant je me croyais coupable outre mesure et demandais pardon le soir à mes parents à travers le mur, ils me l’accordaient, dans une gêne extrême.

Bien fait.

Mon père :

« La paix ! Je veux la paix. »

Le canal de l’Édipe est bordé de bouleaux bien droits. Recherche d’un hôtel. Mon physique se dégrade de kilomètre en kilomètre. Ils ne m’accepteront plus. Demain, à Milly, se recueillir sur la dalle de Jean Cocteau. Son âme jadis m’a parlé, par le pinceau du phare à Cap-Ferrat, voici dix ans.

Nom de Dieu dix ans.

Nom de Dieu vingt ans.

Il se prend des poses. Il demande ses routes. Les vieux croient qu’on se moque d’eux. Bien maîtriser ses expressions. Ses sourires sont mielleux car il se met à la portée des incultes. Cependant ne pas effrayer les gens simples.

.La conscience de sa culture est la pire des incultures.

Croisant un automobiliste, il fait blublublubb en tournant ses deux pouces sur les tempes.

Conne de pucelle qui se branle sur sa selle à vélo.

Les vieux entre deux cuites, les filles entre deux branles et un clocher casqué comme un archer godon, deux meurtrières aux yeux très rapprochés à la racine : St-Georges-des-Landes.

Au bal d’Argenton-sur-Creuse

J’ai rencontré un’ femme soûle

Je l’ai fort bien consoûlée

Lui ai fait la charité

J’approche des frontières du Berry : je retiens mon souffle.

Myope au point de klaxonner au milieu de la route une merde,pour la faire envoler.

Voici la frontière entre 87 et Indre. Mon cœur bat. Instant dédié à tous ceux qui passent la frontière grecque en disant passe-moi le saucisson. Et cette haine passionnée des jeunes filles. Elle le font toutes. Au moins quatre fois par semaine,

« Douze » rectifie-t-elle.

 

Onze juillet 2023 Nouveau Style – ARGENTON-SUR-CREUSE / PRÈS PUISEAUX

 

L’ennui sédimenté. Même en voyage. L’imprévu catalogué. Dès le matin. Parfois l’hôtel parfois la belle étoile : quelle aventure ! à l’hôtel on peut lire le soir.

La route est républicaine.

La route est égalitaire.

Le cloporte aussi a le droit de voyager.

Sur sa route il rencontre son infinité d’humains.

Il jalouse les femmes qui ne baisent guère ou pas. Il engueule les hommes si ternes, stupides et sans espoir – vitres remontées.

La route est un long ruban

Qui défile qui défile

Et se perd à l’infini

Loin des villes loin des villes francis lemarque

Et en forêt de Châteauroux PROPRIÉTÉ PRIVÉE de dessert vengeance vengeance

une route où rien ne passe où rien ne se passe entre les haies, marcher marchons sans nous mouvoir sur le tapis roulant station Les Halles Plaine de Krasnodarsk puis une ferme au bout d’un champ d’éteules terre d’une pièce comme au Nord, qui monte, monte

Demi-tour ALLÉE PRIVÉE

Un papillon se bourre aux senteurs de foin

Des prunelles me sèchent la bouche siccativo-buccales

Je n’irai pas dans ton allée

Qui mieux que moi respecte la loi

Au moindre aboi de chien tu trembles

Si un jour fusil au poing un assassines

L’HUMILIATION SURTOUT L’HUMILIATION

Fait-divers j’épargne sous mon pied le scarabée je fais parler le Châtelain

Mon ami je vous ai engagé garde-chasse

Gardez que nul ne pénètre céans

Nous nous verrons pour instructions à prime sonnée

Que ce soit tout

Nous prendrons les distances ne pas oublier:Toute pensée qui vagabonde est un instant de travaillais

La route rebondit sur ce toit barrant l’horizonjeune homme doré court en short, il est souple je double une foison de Mobylettes et si c’était mon frère nous transpirerions ensemble, comment, Monsieur de Montherlant était-on jeune en VINGT-QUATRE en TRENTE soyons sérieux cela ne se peut pas vous êtes tous devenus vieux je resterai jeune je n’ai jamais été jeunesse Voici des ombres Voici des oiseaux Tout paysage en état d’imminence (une route, une tête, toujours il doit s’y passer quelque chose – il ne s’y passe jamais rien – les souvenirs un jour monteront à l’assaut avec leur densité de choses je crée dans mon futur passé je croise un hobereau à tête noire rasée.

Parfois seulement la rambarde s’incurve, départ de sentier, Propriété Privée plus on en tue plus il en pousse Que de promiscuité Châteauroux Arrivée Ville Fleurie

 

X

 

Bientôt le voyage n’agira plus. Terrible maladie de tête vide quand on ne lit plus, la faim, les fourmis.

« Privé » - « Privé » - « Chasse » - « Chiens » - « Gibier »

Je lis sur le dos le ciel entre les branches. Ikor est un auteur naïf. Le petit bois miteux. Les orties brûlées de sécheresse.

« L’herbe dans le sous-bois ressemble à du fumier »

(Hugo)

(« ...mais où le promeneur cherche en vain le purin »

Jour après jour je m’allonge, et c’est un baume, un chaos gris, des chips, le champ de maïs. Ne croyez pas les physiciens nous employons le tout de nos cerveaux pourquoi sinon tant de crétins pour un génie ? n’est-on que ce que l’on vous dit de faire merde les vaches ont trouvé le chocolat mais j’ai toujours de quoi lire ! écrire mais rien ne vaut le petit bureau La Mort du Loup Maine-Girault

BAGATELLES DE LA MORT

BAGATELLES DE LA MORT

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BAGATELLES DE LA MORT

 

Ex « Glossaire»

 

refusé aux éditions de la M. par un publicateur vétilleux,

 

puis accepté avec reconnaissance

 

aux ÉDITIONS DU TIROIR

 

Semper clausus

MORS, MORTIS

La rédaction de cet ouvrage me fut proposée par un de ces « petits éditeurs indépendants », drapés dans leur inénarrable opposition aux industriels de la bouquinasserie copinassière. Ce publicateur hélas crut pouvoir à son tour se livrer au sport favori de tous ceux, petits ou grands, qui, les doigts crispés sur la clé de l'armoire aux confitures, se complaisent à faire danser sur leurs pattes arrière les cochons d'écrivants : « Ceci ne convient guère, cela doit se changer,

supprimez donc aussi ce chapitre de merde.

Il eût fallu que mon ouvrage fût didactique, mais pas trop, humoristique, mais pas trop, complet mais pas trop, bref : des conditions de parution tout aussi confuses et touffues que ces fameux critères labyrinthiques où vous ligotent les femmes sitôt qu'elles soupçonnent que vous voulez (horreur !) coucher (beurk) avec elles : vous vous y empêtrez tant et si bien, tas de porcs, que finalement le parcours du combattant cesse faute de combattants, lesquels s'en vont aux putes par exemple - mais je sors du sujet. Nous avons donc volontairement multiplié, à notre seul gré, méandres, coq-à-l'âne et culs-de-sac, non sans recourir, plus ou moins judicieusement, à la Grande Pute Internet.

Or il se trouve que personnellement, comme tout un chacun, nous écrivons, et que, l'âge venant, nous jouissons désormais de la chatouilleuse outrecuidance de n'avoir plus à tolérer la plus infime leçon d'écriture, excepté de nous-même. Voici donc mon « Glossaire de la mort » personnel, à ma sauce, que j'ai plaisamment intitulé

MORS, MORTIS 

Polemique,belge,cercueil

en latin, langue dont les antifascistes finiront bien par débarrasser l'enseignement (merci Jean-Charles, merci Jacques Brel Rosa rosa rosam, eh oui, même les génies chantent des conneries). Tel est mon incipit, à prononcer inn-si-pitt, et non pas « inn-ki-pitt », tas de barbares. . De même, la fin ne se dit pas un « excipit », mais un « explicit », ex-pli-sitt ». Un jour en effet, l'éminent Arnozan, chirurgien bordelais (1852-1928), assistait l'un de ses maîtres, qui se fût senti déclassé de céder la main ; soudain ce dernier par inadvertance déclencha une hémorragie abdominale.

Se tournant alors vers son assistant, il s'écria carnifex, carnificis ! se traitant ainsi lui-même de « bourreau » ; à quoi son brillant disciple répondit flegmatiquement : Vous déclinez, Maître. Or c'est bien du perpétuel déclin de la vie que traitera cet ouvrage, Mors, Mortis. C'était notre ubrique Quand on ne sait plus le latin, on ferme sa gueule. Quand on est mort aussi, d'ailleurs. Mais en attendant, comme disait la Fréhel (1891-1951), Fermez vos gueules, j'ouvre la mienne.

Voici donc la liste des rubriques prévues : pour des raisons de répulsion personnelle, nous n'avons pas souhaité poursuivre au-delà du F.

DE PROFUNDIS

DEUIL

DISPARUS

DON DE SON CORPS

EFFUSIONS

EMBAUMEMENT

ENFANTS

ENFER (MORTALITÉ INFANTILE, MORTS-NÉS)

ENFER(S)

ENFEU

ENTERREMENT

ÉPANCHEMENTS (larmes...)

ÉPIDÉMIE

ÉPITAPHE

EUPHÉMISMES

EUTHANASIE

EXÉCUTIONS (FUSILLER, GUILLOTINE, INJECTION LETALE, LAPIDATION, LYNCHAGE, PEINE DE MORT, PENDAISON, ETC.)

EXTRÊME – ONCTION

FAUCHEUSE

FLEURS ET COURONNES

FOSSE COMMUNE

FOSSOYEUR

FUNÉRAILLES

Et dans notre fosse commune :

(FUNÉRARIUM, HÉRITAGE, HYPOGÉE, INCINÉRATION, INHUMATION, JUBILÉ, KADISH, KOUBBA, LIMBES, LINCEUL, MACABRE, MACCHABÉE, MARIAGE AVEC UN MORT, MAUSOLÉE, MEURTRE, MILLE MORCEAUX, MONUMENTS AUX MORTS, MORGUE, MOMIE, JUPPÉ.

MORT AU CHAMP D'HONNEUR, MORTALITÉ, MORTS VIVANTS, NÉANT, NÉCROMANCIE, NÉCROPHILIE, NÉCROPOLE, OBITUAIRE, PARADIS, PARRICIDE, PLEUREUSES, POLLUTION, POMPES FUNÈBRES, PROFANATION, PSYCHOPOMPE, PURGATOIRE, REPAS DE FUNÉRAILLES, RÉSURRECTION, R.I.P, ROUE, SALUT, SARCOPHAGE, SÉPULCRE, SQUELETTE.

SUAIRE, SUICIDE, TERRE, THANATOPRAXIE, TOMBES, TRIOMPHE DE LA MORT, TUEUR, TUMULUS, TURBE, URNE, VANITÉS, VENDETTA, WILDE, ZIGOUILLER, ZOB)



 

AVANT-PROPOS

 

 

Il me vient une multitude de lieux communs : chacun n'en sait-il pas autant que moi sur la mort, c'est-à-dire rien ? la mort n'est rien, ce qu'on en sait, moins encore. L'avant-propos ? c'est la vie. La question en effet n'est pas tant de savoir s'il existe une vie après la mort, mais s'il en existe une avant la mort (dixit Rabhi, Pierre). Rien ne sera vraiment de moi dans ces pages, pour l'excellente raison que "l'on vient trop tard, et tout a été dit, depuis qu'il y a sur terre des hommes, et qui pensent" ; avant La Bruyère, Montaigne pour sa part affirmait que "Philosopher, c'est apprendre à mourir", et cela non plus n'était pas de lui. Cette avalanche de références hérissera tous ces ingénus qui vous exhortent à "donner le meilleur de vous-mêmes".

Ils ont tort assurément, car tous ceux que nous avons cités possèdent le point commun d'être morts. Car celui qui prétend à l'originalité (je pouffe) est très exactement semblable à celui qui voudrait écrire, en se passant du dictionnaire par exemple.

"Il faut être ignorant comme un maître d'école

Pour se flatter de direuneseuleparole

Quepersonneici-bas n'ait pu direavantvous.

C'est imiter quelqu'un que de planter des choux. » - petit dernier pour la route.

Voici donc, Mesdames, Messieurs, et autres, un assortiment que nous avons intitulé

MORS, MORTIS. ou mieux encore

BAGATELLES DE LA MORT

 

 

Exergue : "La vie n'est que l'usufruit d'un agrégat de molécules" Edmond (ou Jules) de Goncourt, 22 juin 1862

 

 

X

X X

ABSOUTE

La multiplication des formalités et des liturgies ont pour but de ritualiser, voire fétichiser la catastrophe de la mort plus complexement encore que les conjurations de chacun de nous dans nos toilettes ; car un jour, c'est sur toi qu'on tirera la chasse.

L'absoute est donc une prière au-dessus du cercueil catholique, avant qu'on l'emmène au cimetière ("c'est comme les chiottes et le cimetière : quand faut y aller, faut y aller" (Truffaut parlait des planches ; celles du théâtre valent bien celles du cercueil). Malgré le sacrifice du Christ en effet, malgré le baptême qui lui aussi délivre du Péché Originel, en dépit de l'immortalité bienheureuse promise par Yahweh aux descendants d'Abraham (...quam olim Abrahae promisisti), et de l'infinie miséricorde divine, même après le sacrement de l'Extrême onction, nul ne sera totalement, intégralement rassuré sur son bonheur posthume avant que le prêtre n'ait prononcé l'absoute. Ni même après.

L'édulcorant concile Vatican II, qui a châtré du rite tout ce qui pouvait faire peur, appelle cela désormais "dernier adieu". Il est vrai que le prière primitive comportait la fameuse formule Dies irae dies illa - "jour de colère que celui-là, jour de calamité et de misère, qui résoudra le monde en cendres - donne-leur, Seigneur, le repos éternel, et que la lumière brille à jamais sur eux » - c'est ainsi que passe à la trappe, avec le défunt, l'un des plus beaux textes du rituel romain ; on ne demande même plus à Dieu de vous absoudre : il montre une telle miséricorde, n'est-ce pas, que le pardon nous sauve par automatisme : la mort n'est-elle pas déjà un supplice suffisant ? Ô humains ! On ira tous au paradis. Ô téléspectateurs ! vous encensez le corps du défunt, « demeure désertée de l'Esprit », trop souvent déjà de son vivant ! et demain poussière !...

Vous l'aspergez de la même eau bénite qu'au-dessus des fonts baptismaux ! A l'occasion d'un enterrement, je faillis même laisser tomber bruyamment le goupillon sur la caisse, faisant hélas de mon signe de croix, in extremis, un bredouillement gestuel : mimique d'athée. « Maman, pourquoi on enterre grand-mère ? - C'est pour qu'elle repousse, mon enfant. »

ABSURDE cf Lazarus

 

ACCIDENTS

Ça n'arrive qu'aux autres. On s'entasse entre filles soûles à six dans la bagnole, et on fonce - "elles y sont passées toutes les six !" nous disait le cafetier de Poitiers, tout content, bien fait pour leurs gueules. Elles fêtaient leur succès au concours d'infirmières ! et puis les filles, c'est bien connu, ça fait marcher les garçons, et encore plus les gros patrons de cafés qui n'auraient jamais touché leur cul. Rappelez-vous aussi ce jeune homme de 15 ans fauché dans un village du Gers, et ce vieillard qui criait par sa fenêtre : "Pourquoi la mort ne m'a pas pris moi, qu'est-ce que ça pouvait me foutre, à 95 ans ?" Et sur une tombe à Chantonnay, Vendée : "Pourquoi à 20 ans ?" - pas un mot, pas un monument pour le drame ferroviaire du 16 novembre 57, 29morts. Avez-vous observé que dans le journal, les faire-parts usent et abusent d'une expression à laquelle nul ne prend plus garde : "le décès de M. ou Mme Untel, survenuà l'âge de 91 ans ? "La mort ne surprend pas le sage » assurément - mais c'est toujours la plus révoltante injustice.

Carré de dames

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C O L L I G N O N

C A R R É  D E  D A M E S

AUTEURS DE MERDE

 

- Watson's international Encyclopedy...

- Tell on... exciting... - la vieille femme se rengorge.

Le représentant se redresse, trapu, les mains bien à plat sur la table :

"Décidées ?

- Oui, dit-elle.

- Un petit verre ? dit l'autre vieille.

Elles boivent d'un trait :

- Du porto.

- Et du bon."

De la première l'homme ne voit que le nez : une arête, irrégulière ; l'autre, Gretel, ridée comme un vitrail au soleil couchant. Le petit représentant se méfie : une fois de plus, on le fait boire. Le porto l'écœure, l'estomac lui brûle. Sa tête tourne. Les vieilles tiennent le coup. Elles sont à présent rouge sombre, en étau ; il s'écarte :

La paillasse fb.JPG

"L'Encyclopédie Watson, chef-d'œuvre de la rigueur anglo-saxonne...

- Aryenne.

Il sursaute.

"Vous n'êtes pas spécialement nordique, n'est-ce pas ?

- Non, de Nice.

- Arabe ?

- Tout de même pas.

Le jour qui baisse. Sur un fauteuil un tas de couvertures qui somnole. Au-dessus du Niçois passe un dessous d'escalier tournant dans la pénombre.

"Où va cet escalier ?

- Porto ? dit Jeanne.

Le goulot tinte. Le représentant brun pose la main sur son volume :

"C'est toute unesomme. De tout ce qu'on peut savoir.

- Encore un ? - ...je peux finir ? - ...la bouteille ? - ...ma phrase ?

- Nous n'avons pas besoin d'encyclopédie.

- Nous sommes l'Encyclopédie.

- Vous ne savez pas tout ! ...Tout est là !" Il désigne son livre.

- Dô héne, là-dedans ? reprend Gretel en son dialecte- l'homme empoigne la bouteille et la vide en

roulant des yeux. Alors l'âtre s'illumine. Dans un crépitement surgit du feu la forme accroupie d'une femme en noire activant le soufflet : Je ne suis pas d'accord dit-elle - c'est Marciau, 140 cm. La mâchoire de Jeanne s'éclaire par-dessous 'un coup, la peau ridée de Gretel vire au mauve et l'escalier jette une lueur mauvaise : je n'achète pas l'Encyclopédie Watson. Elle tient sa pelle à feu toute droite. L'homme prend les autres à témoin

"Vous étiez d'accord, vous deux ; ça fait trois quarts d'heure qu'on discute.

Gretel répète trois quarts d'heure. L'homme titube dans l'éclair des flammes, heurte le tas de couverture.

LE TAS : Aïe !

L'HOMME, apoplectique : Y a quelqu'un ?

Le tas répond bien sûr imbécile. L'homme revient sur ses pas, solennel. Il se masse le front et le genou : "Savez-vous bien - voix grave - ce que c'est qu'un imbécile ?

- Rekarte ta klace répond Gretel. Jeanne rectifie ta glace. - Je ne vois pas de miroir ici. - Pas besoin dit-elle. Ti d'ann autô chrêsoïmetha ;dit la couverture Ce que vous en feriez ? répond-il "Ô courte sagesse, ô sexe imbécile et faible ! c'est bien folie de courir aux miroirs- mais bien plus grande encore de les briser – celle-ci est de moi.

- Proxima mors mox auferet nos dit Jeanne au long nez.

- Sind wir noch immer Frauen ? demande en allemand la Naine à la pelle - sommes-nous encore des femmes ?

L'homme les considère dans le jeu des flammes, et lorsqu'il se rassoit ses articulation craquent nettement. Pas de pitié dit-il à haute voix. "La vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile courent à la mort comme à l'honneur du triomphe"

- CREVE dit l'infirme

- Du Bossuet, Mesdames.

- Sur l'exaltation de la croix, Premier sermon.

- Je sais dit l'homme.

- Bossuet pue du cul dit Jeanne.

L'homme tire vivement j'ai là aussi de sa mallette une estampe qu'il étale et lisse d'un revers de main, puis se recule vivement – toutes se regroupent autour du parchemin où se distinguent une

faux, un reflet de flamme une mitre dit Soupov en roulant son fauteuil,d'archevêque "...avec un texte en vers" ajoute l'homme je ne vois rien dit la Naine. Le représentant tourne le commutateur mais les têtes se tournent, réprobatrices. La Soupov sur son siège frémit du menton, le feu pâlit, l'homme les dévisage : C'est l'estampe et non mois, Mesdames, qu'il faut examiner.

- Vous nous avez bien toutes examinées ? bien désossées ? dit la grosse assise. L'homme se tire le pantalon et se carre sur sa chaise : "La gravure" (ton didactique) "a pour titre Der Tod und der Tor"(on distingue en effet, dans la manière de Dürer, un évêque siégeant, la mitre en bonnet d'âne, disputant avec la Mort une partie d'échecs. La Mort s'y tient debout sous forme d'écorché ou de transi, l'immense faux juste au-dessus de la mitre ; à son pagne déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l'ecclésiastique allonge une main gantée toute garnie de bagues).

"Voyez comme il sourit, l'homme d'Eglise, tant il est sûr que s'il est un écu à gagner, l'imbécile l'emportera sur le philosophe – mais dans les plis des yeux, et du menton, observez bien les stigmates de la sottise" - la Naine répond que tout dépend de la façon dont on tourne l'œil – "mais l'Evêque a tort, la Mort étend le bras" - "mat à l'étouffée coupela Naine : Cavalier noir f7". Au bas de l'estampe deux quatrains gothiques, en moyen français, l'autre en haut-allemand :

 

Cil cuyde engeigner la Mort

Par luy desrobber sa bource -

L'inbecille doubte encor

Sil a terminé sa course.

La Naine ensuite lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le quatrain symétrique en Neuhochdeutsch. "Il s'en est fallu de peu, ajoute l'homme, que cette estampe n'ait brûlé, dans l'incendie de St-Léger (Sankt Leodegar)-à Lucerne (1633) - voyez ces traces rousses...

- ...Vous y étiez...

- ...observez également – il place la feuille à contre flamme - ces minuscules coups d'épingle sur la Faux – et sur l'Echiquier : signe de croix.

- Conjuration, dit Jeanne.

- Exorcisme, rectifie le représentant : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O PERE SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...

- Ta gueule.

Sans sursauter l'homme tient la gravure immobile. Jeanne repère d'autres écorchures "sur la tranche, à gauche"– la Naine insinue la thèse d'un arrachage crapuleux très récent.

Jeanne distingue entre les lignes quelques traces en caroline minuscule – Palimpseste tranche le représentant. "Comment diable" hargne la Naine "cette gravure est-elle en votre possession ?" Le représentant niçois invoque l'autorité du Second Cosmopolite alchimiste Sendivogius : "...transmission au Nonce apostolique moyennant fortes indulgences – ce qui se négocie bien plus cher d'habitude – puis passage par Henri-Jules de Bourbon-Condé - jusqu'au grand David d'Angers – post Revolutionem rerum - je dispose aussi par d'ailleurs" ajoute-t-il "d'une importante fortune personnelle - écoutez cette étrange anecdote :

"Le 5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de l'Incorruptible – un chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la main de son partenaire, posée sur un fou devant lui, n'était plus qu'un infect assemblage d'os et de tendons. Levant ses yeux horrifiés, il vit que son adversaire avait pris l'aspect d'une momie suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa ; par-dessous se trouvait cette gravure. Il ne se rappelait pas l'avoir jamais possédée, ni aucun autre de son lignage – et nul de ses gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit sur-le-champ pour l'émigration sans avoir pu réunir ses biens, jusqu'au fin fond de l'Angleterre, et n'en revint jamais.

"L'écorché s'était éclipsé par une autre issue, laissant derrière lui une infecte pestilence. Les domestiques assurèrent plus tard que dans la venelle où il s'échappa, l'homme avait repris son aspect naturel, la perruque juste un peu de travers. Il s'appelait Jen de Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé arrêter le chevalier..."

L'auditoire hoche la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui reste sur la table, à demi-enroulée, embarrassante. Il proteste que les enchères sont montées très haut et qu'il ne compte pas la laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes. Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le charge de vendre une telle œuvre. Certains de mes confrères précise-t-il gravement - Gretel marmonne Sorcier de pacotille et le représentant, imperturbable, déclare ex abrupto que [ses] pensées ont pris un autre cours.

Marciau double ses lunettes d'une loupe et scrute la gravure qu'elle s'est appropriée. De sa poche marsupiale elle tire un crayon, du papier pour prendre des notes. Soupov sur son fauteuil se signe précipitamment à l'orthodoxe et laisse retomber sa main. Gretel bâille. L'homme éternue soudain, sursaute, quelle heure est-il ? - Huit heures et demie dit l'infirme. La Naine renchérit ça fait tard sans lever les yeux de sa feuille. Gretel : Ma montre est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute? - je plaisante... - ...moi j'ai faim dit Gretel - Vous pourriez m'inviter à dîner." Grimace : on n'a pas de chambre. Pesante et contrariée Soupov lève le bras, fixant tour à tour les trois autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage le dîner. Soirée gaufres." L'homme s'incline. Soupov roule sa chaise vers l'âtre et la table, face à lui, où les lueurs croisées du feu et du plafonnier révèlent d'un coup ses joues lunaires.

Les trois autres se lèvent. Marciau, sur la pointe des pieds, place en équilibre la gravure sur ses deux volutes. Soupov demande à l'homme s'il est attendu chez lui : Vous ne m'attendiez pas non plus ,e suppose. Jeanne au long nez passe les plats : "Pour Azraël – Je ne suis pas l'ange Azraël" - "Dieu aide". L'homme ouvre les bras, souriant, complet prune et cravate à pois : Ma tenue n'est pas très protocolaire et Jeanne cligne de l'oeil. Gretel balance les couverts qui cliquètent. Soupov tourne le cou d'un air réprobateur - vous êtes vraiment représentant de commerce ? allez- soyez gentil - montrez-nous votre carte !

L'homme se met à rire et se fouille en vain vous auriez puôter mes dicos de la table tout demême - il les replace lui-même dans sa mallette. La Soupov se signe précipitamment sous sa serviette. Jeanne : Vous êtes juste en face de la patronne. - Je n'avais pas l'intention de changer de place. Gretel hausse l'épaule. Soupov incline avec grâce ses deux mentons. La Naine allume deux chandelles de part et d'autre de l'estampe à la façon d'un tabernacle ; L'homme inspecte la gravure, le rictus de la Naine, à nouveau la gravure : des profils. Devant lui deux cierges en enfilade vacillant devant le feu. Au fond à contre-jour la tête renfrognée de Soupov j'en veux pas de ce machin.

L'homme se soulève en biais pour vérifier, bien en face, le filigrane ou "marque d'eau". Touche du coude le sein de Jeanne qui pouffe en le servant puis réteint le plafonnier. Les quatre femmes et l'homme éclairés par dessous, sinistres. L'infirme penchée à gauche tourne dans un cadre un gaufrier antique plein de pâte au-dessus de la flamme : deux plaques de fonte dans les étincelles. Juste à sa droite Gretel en embuscade pique tout ce qu'elle peut dans la pile de gaufres au ras de l'assiette ; la gnomide fait circuler le plat Et le rhum ? râle Gretel entre ses gencives. - Devant toi. Tu ne la vois déjà plus. Après tout ton Porto ! - j'ai caché le magnum"souffle Jeanne à l'oreille de l'homme. Gretel renverse l'alcool au-dessus de sa gueule édentée : "Encore un gorgeon... - Permettez-moi de vous faire observer" s'enhardit le représentant "que vous avez mis le pouce sur l'embouchure." Gretel se vexe.

Attention dit Jeanne elle est bien partie méfiez-vous. - Une bouteille dans la gueule c'est vite parti – Laissez-la tranquille intervient la Naine en ôtant la grosse fiole des mains de la vieille qui se rabat, décicément, sur les gaufres Le dernier représentant qu'on a eu dit Gretel la bouche pleine on l'a violé. Marciau confirme : On a bien rigolé. "Il courait dans tous les sens dit Soupov il ne trouvait plus la porte : "Bon-alors-écoutez-moi-bien-j'ai compris- v'là tous les papiers-je-me-tire -foutez de ma gueule - plus vous voir plus vous entendre- où c'est la porte – au plaisir – du balai"

Jeanne mime la scène, entasse tout dans une forme de mallette et roule des yeux de dément – Soupov s'effondre sur ses seins, Gretel se plie au ras des flammes. La Naine, enfouie dans une gaufre, pouffe comme un édredon qu'on tape. Il en a oublié sa camelote! - Pardon : deux paquets d'échantillons 45t. Linguaradio dit le Représentant.Les quatre vieilles se regardent, ahuries : "Comment savez-vous ça ? - Bien fait dit Gretel ; d'abord moi j'aime pas les Arabes. - Pas Arabe ; Niçois. - Lui aussi ? - C'est pareil, au sud de la Loire, c'est tous des nègres. - Tu sais ce qu'ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

Arrête de jouer les Ray Charles, pose ta fiole et laisse-moi des gaufres nom de Dieu ! - Y a pas de cidre ? - la grande Jeanne disparaît dans une espèce de resserre d'où elle ressort avec trois litres de brut c'est pour vous - A votre blace dit Gretel je me méfierais elle a l'air vachement partie, un partout. L'homme engloutit le cidre et les gaufres : "Vous mangez toujours ensemble ici ?- la bouche pleine – vous avez de bonnes alloc, non ? Marciau à ras de table fixe l'estampe et la retourne – soudain - la vision se détache, à l'envers, saisissante, en gros traits noirs sur le grain de feuille : la mitre se met à trembler, la bourse oscille au bout de son cordon, la mort joue des mâchoires. La faux s'agite - la Naine alors cligne de l'œil et tourne l'image sous le goître de Soupov, qui sursaute. Le Représentant ne désarme pas, cherche entre les quatre vieilles un lien, une onde, quelque chose - ...entre nous deux complète Jeanne. Gretel : Vous voulez qu'on parle de cul ? - Cuve et tais-toi dit Soupov (hautaine, tournée vers l'homme) nous parlerons de cul si Monsieur le désire. - A propos dit l'homme pas de visites ? - Comment,"à propos" ?s'indigne-t-elle. Le représentant s'embarrasse, le gaufrier tourne et grince sur ses tringles dans un bruit d'armure, Jeanne mâche bouche ouverte et depuis quand vous connaissez-vous ? - Bien assez longtemps fait Soupov très morne. - C'est pour moi ça ? c'est moi qui t'emmerde ?" mais l'homme repère un long regard de biais coulis vers la Marciau qui s'est bien gardée de souffler mot.

Il se frotte les mains pour ôter quelques grains de sucre. "En tout cas dit Jeanne c'est nous qui nous sommes connues les premières. - C'est nous qu'on s'est connues rectifie Marciau. "Pardon" intervient Soupov, j'ai connu Gretel avant toi. Petites annonces complète la Mulhousienne - Soupov précise : "Pour aide ménagère"– Na ja ! soupire l'autre, et dans ce long soupir passent des kyrielles de serpillières et de seaux hygiéniques ; de gants sous les aisselles et le long des seins gras. Il faut avouer récite Jeanne que vous eussiez été tout ébaubis d'apercevoir notre future amie vêtue de satin noir et chapeautée, tricot en bataille, épiant les ébats des danseurs et seuses, battant de sa pantoufle le tempo d'un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

- Qu'est-ce que tu y foutais toi-même ?

- But artistique.

- La chasse aux vieux tableaux ?

- J'observais, dit Jeanne, solennelle.

- Qu'est-ce que j'avais de si observable ? dit Gretel.

- Il émanait de cette femme un je ne sais quoi...

- On le saura que t'as été gouine. Moi aussi, mais che le crie pas sur les toits."

Jeanne prend les autres à témoin : "Je n'ai jamais parlé de ça. Si je t'ai observée, c'est que tu correspondais exactement au type de petite vieille...

- "Petite vieille ! petite vieille ! t'avais qu'à te regarder, eh, cadavre !

- A soixante-douze ans on n'est pas vieux, dit la Soupov, conciliante, retournant ses gaufres.

- Je me serais sentie flattée de servir de modèle.

Gretel, 83 ans : "Et avant de passer, la Soupov, tu vas me les payer, ces trois derniers mois de soins ?

Soupov, exorbitée : "Et les gaufres ? Et ton couvert à l'œil ? Et ta copine que tu as ramenée ? (sans laisser à Jeanne le temps de protester) – et la Marciau, là, est-ce que je lui ai demandé de s'installer ici ? oh, tu en sors, de tes mots croisés quand je te parle?

- On peut toutes se tirer, si tu veux ! tu crèveras sur ton fauteuil ! - Je suis de trop, peut-être ? susurre le Représentant, extatique. La Soupov s'étouffe dans une quinte de toux : des chocs profonds et sourds en ondes mamellaires gélatineuses, tandis que la louche dégouline sur les plaques de fonte. Gretel en titubant la redresse elle se laisserait bien crever ! Marciau la Naine rassoit l'ivrogne et Soupov se rétablit seule en soufflant, l'œil égaré, puis reprend sa tâche sans mot dire.

Marciau roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous avez la télé ici ? - Derrière vous." Le représentant se tourne. "On n'a jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille. "Changez de chaîne pour voir ?" - même image, ronronnement plus aigre Curieux ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se rassoit, bouffe une gaufre.

...S'il y a des disques, ou la radio. "Nous avons un disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui." Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent bon ici. D'habitude chez les vieux ça pue. Chante la pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main sur son cou, répète c'est étouffant - vraiment étouffant.

- Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau ; comme un échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête - tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers ses lunettes - "désir" ?

- Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.

- Aveugle, dit Soupov.

Jeanne : "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu : "Satisfait" - On l'avive, dit Jeanne. Soupov précise qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.

"Il naît", reprend l'homme. Je veux le confort et la gloire déclame Jeanne. "Moi Gretel darde ses yeux ivres. "Deux verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept lettres – orgasme évidemment ! - ça ne colle pas. Gr

- Si, dit l'homme.

La Soupov rit à grands coups d'asthme.

- "Poisson gadidé" en sept lettres ?

- "Bonheur" ?

- Monsieur retarde d'une définition.

- Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher ça ? - lâchez ça tout de suite ou j'appelle la police ! Mesdames je vous prie ! Mesdames !

- ...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? - Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules myrtiformes ça y figure dans votre machin ? hymen, cul ? - ...les grands mots soupire Jeanne.

- Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique, physique...

- C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.

- Soupov, ne commence pas à marchander.

- ...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...

Le représentant siffle le fond du litre :

"Parfait, mesdames, parfait !" - s'essuie les lèvres - "le français n'a plus de secret pour vous !

- Das mag sein dit Jeanne en rapprochant son assiette ("cela se peut") – Gretel se carre au fond de sa chaise : "¡ Si que está cómico ! ("il est vraiment comique !")

- I'd rather said : ridiculous

- Vous, vous là, d'où sort cet anglais de cuisine ?

- Sie tun mir Weh ! Vous me faites mal !

- Kitaxè pos inè kokkino o kyrios dit la Naine ("Regarde comme il est rouge le monsieur")

- De votre temps, bafouille l'homme, de votre temps, on passait le certif à douze ans !

 

On manquait l'école pour les vendanges !" - ses yeux roulent – Jeanne lui presse la

 

main qu'il retire furieusement – lui sert du cidre qu'il repousse et finit par vider. Il se redresse enflammé, récupère des deux doigts récupère sur la cheminée l'estampe qu'il redéplie sur la table :

"Chaque mot "révèle un visage et multiplie les clés de l'humain, multiplicates keys to humanity – toutes éclatent de rire – AINSI braille-t-il LE JEU ROYAL -

- ...le roi est mort interrompt la Naine ch'châh mat -

- ...qu'on appelle "échecs"– Xadrez [chadrech] em português

- ...exalte le Dieu-Equestre qui fraie sa voie libre à la Mort - ma mort, ta mort, sa mort – or, que remarquez-vous, là, sous la plante des pieds de l'évêque ? è una serpiente, un serpent - le représentant désigne de plus en plus rapidement les détails de la gravure : "En roumain ! - A mietza, la mitre. - Finnois ! - Borekkü ! (la bourse).

- Norvégien ! - La cordelière, de hartlinck !

Le Représentant crie, écarlate : Vous inventez ! - Nil invento dit Soupov, je n'invente rien. L'homme sur son siège. La Jeanne lui tamponne le front : "Nous avons bluffé." Il se redresse d'un coup, épouvanté : "C'est pour me rassurer. - Nous ne connaissons pas un mot de toutes ces langues, dit Soupov avec bonté. - Je savais bien que c'était impossible"– le petit homme s'efforce de crâner. Il repousse le mouchoir. Gretel ricane. De l'armoire elle extrait un bandonéon flétri, large comme la main ; l'instrument déroule un soupir aigre A la cabreto politas ! - Trop facile grommelle la Naine soudain de très mauvaise humeur.

Et le bandonéon se met à scander, Gretel joue faux fortissimo en clopinant Quando vieïra l'aguaida / qué maliz em la paya / a peçar del ascado – tantza las vièlhas ! - C'est du bidon - Ta gueule et Jeanne enchaîne les sauts, la Mulhousienne bombe le torse, la fausse Russe tourne et rôtit ses gaufres comme des damnés. Marciau la roule en cercle, Jeanne les entraîne dans sa polka cagneuse ell's dans' entr'elles et on s'en fout soudain lâche en réclamant du beurre ! des pommes ! et s'engouffredans la resserre.

La Naine est restée bras en l'air, Gretel renfonce le bando dans le costaud

 

comme on se brûle et secoue son soufflet qui brame - apparition de l'huile et de la poêle à manche de bois. Les pelures serpentent et Soupov s'empiffre. La Naine faudrait du punch Gretel coupe Je m'en occupe et tire du buffet le Rhum – ...du guignolet-kirsch ? s'étrangle l'homme – Jeanne pèle et coupe les pommes – Soupov au gaufrier : vingt secondes, gaufre – trente secondes, gaufre – sucre ! ...orange !... dépêchez-vous pour les beignets ! - les pâtons crépitent, ça pue la friture, agitation de membres et de mandibules au-dessus de la table – écumoires. mains, couteaux.

Le représentant aspire à pleins naseaux. Gretel pose cinq bols en marmonnant, l'assiette garnie de sucre. Une allumette, un froufrou de flammes où coulent des galères sous les lèvres qui serpentent d'une fossette à l'autre ; et dans leurs cheveux des mèches couleur étain, blafardes - à hauteur des yeux, le puits des orbites. Kirsch cognac ça jure. Panne de citron - Faut tout finir -

"Quand' jo te foutch la mano al culo...

- Pas celle-là, pas celle-là !

L'homme frappe du poing : Moi j'en connais une ! Voix pâteuse. Il se hisse sur la chaise, les vieilles s'agrippent en pouffant comme on vesse ; les tifs de l'homme se collent sur son front de petit taureau ridicule qui se rattrape, à quatre pattes sur la table, Gretel rumine, Soupov pèse à deux mains. Le représentant se redresse à genoux, hagard, les yeux rouges et la bouche torve sous l'abat-jour blanc : Je vais vous en pousser une bonne. La Soupov écarquille les yeux. Quelle honte dit la Naine iI va nous faire le Dies Irae - Non Mesdames mugit-il Mais si je le chantais ça donnerait CECI : Di-es irae di-es illa etc.

- C'est faux ! Cest faux ! - roulant des yeux, tordant ses doigts boudiné, bavant le cidre à plein menton. Des deux bras il bat la mesure. Gretel lui crie de foutre le camp par la cheminée, Soupov : ...que la terre l'engloutisse - de préférence ! - le représentant s'interrompt : Je ne repartirai pas sans pognon ! Il est furieux : les bouquins, OK, je vous les laisse - mais l'estampe, là, derrière mes jambes - il les écarte - vous me l'achetez. - Quoi, 400F, 400F chacune ? - il plonge la main vers les seins de Soupov C'est toujours là que ça se planque ! Jeanne déplore sa grossièreté, Marciau la Naine le contourne et frappe la cheville avec le tisonnier , le Niçois hurle et les insulte toutes : Quatre cents francs ! Quatre cents francs ! Jeanne et la Naine le rassoient. Silence. La fausse Russe reboutonne sa liseuse : Nous l'achetons. Sur la table la jatte s'est renversée, la pâte coule lentement vers l'estampe. La Naine agrippée au tisonnier éponge la coulée blanche et le feu s'effondre en étincelles. L'homme a relevé le front, ricanant d'une oreille à l'autre ; de sous sa chaise il tire alors une aumônière orange vif qu'il ouvre des deux doigts.

Jeanne tire de sa manche 50F, il se relève en titubant épaules hautes aumônière béante - Gretel n'en [donnera] pas plus etdécroche son sac à main de la crémone. Marciau jette au trou son billet plié, l'haleine du représentant est intolérable, la Naine a détourné la tête en inclinant son tisonnier. Soupov tire enfin du tablier sa bourse à fermeture d'or et dix de der ! crie l'homme en tirant le cordon d'un coup sec, Soupov fait claquer son fermoir. Le Représentant se dandine en grognant comme un ours, rempoche sa bourse, souffle du nez deux ou trois coups, gagne la porte. Se tourne vers la table, désigne largement les ustensiles, gaufrier, jatte, et l'estampe : "Ceci vous appartient". Il se retourne encore : I shall return. Puis il éteint le plafonnier, les abandonne aux lueurs du brasier, tandis que par la porte un tourbillon neigeux file entre ses jambes et vient mourir sous la table.

Puis le battant se referme, et, semblant sortir du fond de l'âtre, éclatent du dehors, basses et rauques, les accents terribles du Dies Irae qui se perdent plus loin dans la rue. Gretel bondit sur ses pieds, rallume tout. Soupov rogne un quartier de pomme dont elle crache les pelures, une à une, du bout de la langue. Jeanne pousse un cri strident Brûlez ça, je ne veux plus la voir, jetez-la au feu !"Gretel avance la main, l'infirme l'arrête au poignet, la Naine regarde l'infirme qui la relâche, Gretel saisit l'image, l'étire ; un instant les personnages se raniment par transparence, l'évêque sourit niaisement. Puis penchée sur la table Gretel lâche l'estampe.

Le papier tombe à plat sur la braise, des flammes claires jaillissent du squelette ainsi que du front de l'évêque. Puis le feuillet se ronge. La faux de la Mort résiste ; la pointe enfin se racornit, le manche finit par sombrer ; ne subsiste qu'un fragment de triangle luisant comme l'acier, que Jeanne saisit entre ses doigts, une goutte de sang lui vient à l'index. Le lendemain dans les cendres de l'âtre elle trouve un éclat de verre à moutarde.

 

X

Début janvier. Soupov, Gretel, sous le gris d'une aube avortée. Par le carreau s'insinue le froid du brouillard - vues du dehors deux ombres l'une aux genoux de l'autre - mise au jour indéfiniment repoussé, double embryon - dernières étoiles par les trouées - il est mort à son tour dit sourdement Soupov les mains jointes, puis à plat sur les genoux. "Il y avait bien du monde à l'église" dit Gretel. Jeanne assise sur un coin de table esquisse un bâillement ; fixe la vitre grise, apathique. "J'ai vu" dit Gretel "les deux cousins Rubeaux... - On ne les connaît pas tes Rubeaux. La table encore jonchée de l'Encyclopédie Watson en quatre tomes.

Sous l'ampoule Marciau la Naine les ouvre l'un après l'autre, pointe l'index et recopie des citations dans des marges de journaux ; les volumes se referment dans un choc mat. "Il y était, l'autre" ajoute Gretel. - Le Niçois ?"Le jour se soulève. Un réverbère qui clignote dans la brume. "La dernière fois que je l'ai vu... - ...il était bien bourré, achève l'infirme. - ...il schlinguait bien à trois mètres. -... grand, les joues creuses... - Ce n'est pas le Niçois – C'est Ménestrel, dit Soupov. - Qu'est-ce que tu veux que ça nous foute, à nous, "Ménestrel" ?" Jeanne insinue que la Soupov a couché avec lui, "Ménestrel".

- ...Comment s'appelait le curé, déjà ? Par dessus les têtes la Soupov trace un sillon sur la vitre - le grand, avec son complet gris fer ? - aide-moi donc ! - Il s'asseyait en bout de table, tout raide, et moi à l'autre bout. On débouchait la crème de cacao. - Le curé? - NON. MENESTREL. - Quand je l'ai vu la dernière fois dit Gretel eh la vieille ! qu'il me dit. T'as rien à boire dans ton cabas ? - Il portait une cravate dit Soupov. On se faisait du pied sous la table... - Quand t'auras dessoûlé je réponds. - Aujourd'hui c'est mon anniversaire de mariage il me dit - de toute façon sa femme - ou sa sœur, on n'a jamais bien su - y a que le curé qui ne lui est pas passé dessus. - ...et encore, dit Marciau. - De quoi je me mêle ?" Gretel : "...je lui réponds T'as pas honte dans des états pareils ? "Honte de quoi la vieille ? Moi je lui reparle surtout pas vu l'odeur... - Fallait lui changer les draps toutes les semaines, il appelait ça se les vider.... - IGNACE ! -...Quoi, IGNACE ? - Le nom du curé : Ignace ! - Comment ça Soupov, tu logeais Ménestrel chez toi ? - Au premier étage à Monségur" - Jeanne prenant des airs entendus - "Non, l'autre, dans le Lot-et-Garonne...

- Et ton mari pendant ce temps-là ? - Dans la chambre à côté. Je lui répétais tous les détails..." La Naine fait claquer sa langue. Gretel décrit la mise en terre. Se tord les bras. Le poêle c'était un grand drap noir avec les grosses larmes d'argent. Quatre hommes le portaient bien haut pour pas salir le velours. Ils avaient la tête droite et les yeux levés. - Il me disait que je sentais le pourri, que ça l'excitait." Gretel reprend qu'il a voulu souffrir jusqu'au bout, des méthodes naturelles ! pas de piqûres ! il répétait : pas de piqûres! à l'ancienne ! conscient !- Ça ne m'étonne pas dit Soupov. - Moi je n'y étais pas, c'est la Rubeaux qui m'a tout raconté.

- Tous les jours que Dieu fait il descendait au cimetière. Quand il est venu chez moi la première fois, il venait d'y passer la nuit, par terre. Tous les cimetières du coin, il les a visités. Une fois on l'a retrouvé fin soûl entre les tombes - il n'en a pas parlé, de ça, dans son roman... - ...parce qu'il écrivait ? demande Jeanne. La Soupov répond qu'il lui en a même envoyé un exemplaire, elle ignore qu'elle a bien pu en faire je n'ai pas pu le finir, il racontait des horreurs – qu'il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons - "ça je le savais"– mais avec l'instituteur par-dessus le marché – "...ils faisaient bien la paire ces deux-là - sans parler de la femme - enfin..."

Gretel s'est rassise. Il lui avait demandé des nouvelles. Tu viens pas nous voir tous les deux ? - Qui çà ? - T'as pas connu Brenner, du temps que tu étais pute ? - Ils l'ont relâché ? - Et alors !" - y puait des pieds le Ménestrel, du cul, de partout. Il m'a dit T'aurais pas des nouvelles de ma femme ?"Je lui en ai donné, il faut être humain, sa femme est partie avec un troisième, à Nice - Lequel ? crie Jeanne. Qui est-ce ? - ...Il m'a demandé qui c'est ? que je le déboîte ! Il a fini par me foutre la paix, le Ménestrel - il habitait avec l'instite dans une cabane en planches, sous la décharge, à Monflanquin..." Gretel rajuste les plis de la couverture sur les genoux de l'infirme. Qui a conservé sa pose favorite, le cou droit comme une divinité assyrienne. Marciau poursuit ses fouilles dans la serviette oubliée par le représentant : un porte-peigne, pochette, carnet, des cartes routières. Le brouillard s'est en gros dissipé. Jeanne lit par-dessus l'épaule: "Tron Mersen. Drôle de nom pour un Niçois – ...région de Liège dit Soupov - Tu crois qu'il faudrait lui rapporter ? - Il l'a fait exprès." La lampe exténuée du lampadaire dans le faux jour.

Passage dans la rue de courtes silhouettes empaquetées. Jeanne et la Naine explorent les départementales ; certains secteurs délimités par des pointillés se voient méticuleusement rayés de longues obliques parallèles. Quelques noms de villages, encadrés, occupent le centre d'un réseau arachnéen de routes noircies.

 

Extraits lus par Marciau la Naine du Carnet de route de Tron Mersen

"8 février 8h – Passé le pont sur la Tardoire – forte pente – la route part au nord – pluie légère – petite fille rousse, seins obtus"– C'est bien de lui dit Soupov – "Cimetière de la Maisonnais – cote 284"– à la ligne

"Nestor Astier 1919 – 1971 (52 ans). Je pisse.

" Bernadette Ouffrès 1897 – 1942 (45 ans) P.P.E. ("Priez pour elle")

" Jean-Louis Thimeau, Isidore Blars, Ursule Athmann.

" Aux Dognons, E-W"– Encyclopédie Watson, traduit la Naine. "St-Mathieu. Sole meunière. Commande par téléphone UN CERCUEIL TROIS CRÂNES UN "REGRETS ETERNELS"– tête des clients"Jeanne interrompt le débit monotone de la Naine pour demander si le représentant ressemble à Ménestrel Pas du tout assène Soupov. Gretel ricane : Exemplaire unique - Jeanne prend des notes. Contre le jour bas se dessinent leurs silhouettes emboîtées, Soupov trônant, Gretel à ses genoux comme un rapace de Vinci. De là monte un marmottement d'occlusives et de sifflantes caractéristique du langage humain, tandis qu'au loin ronfle dans une côte la troisième forcée d'une voiture - ou bien crépitent, sourdement, les tirs perlés des premiers chasseurs le brouillard est levé - ...le curé ? "ils" l'ont fait venir, le curé ?

- Ménestrel ne parlait plus, on venait de lui faire sa morphine.

- Ça soulage vraiment ce truc-là ? dit Soupov.

Jeanne et Marciau sur la carte dépassent Cromières crom.... crom... plein la bouche, comme du fromage - Cussac, disgracieux, désinence aristocratique d'un cul - grand-route, pompe à mélange deux temps - morveux de village - croissance rapide, morgue et acné. Gretel brode et dilue, s'apitoie, mime ce qu'elle n'a pas vu, s'effare et dégouline. Soupov accentue sa raideur - Chez Fiataud articule Jeanne - Fiataud quelle horreur - la gnomide voit dans tous ces noms-là une sécheresse vaniteuse d' "agriculteur propriétaire" - Il roulait des yeux, comme ça, mime Gretel, il voulait se redresser le vlà qui se met à souffler c'est la Viviane qui m'a raconté - en ramenant tous ses draps - Gretel se gratte les jupes d'un air égaré -

- Et alors ? Et alors ?

- Il est retombé avec la bouche en biais, même pas pu avaler l'hostie, il a fallu lui enfoncer – écoutez ce que je trouve crie Jeanne : Nicolas Eillant, 1899-1978 ! 1903-1980 – il prévoit ceux qui vont mourir ! Soupov se signe trois fois Et pour nous, tu vois quelque chose ? - Il a "sauté" Limoges ! Ça ne reprend qu'à St-Léonard. - De Noblat ? - De Noblat - tu crois en Dieu maintenant, Soupov ? - Tes origines russes on n'en croit pas un mot. - Mon second mari était de Dniéproguess.

- Deux ans de mariage, tu parles...

- Je porte son nom. Niet, nié viérou v'Boga - je ne crois pas en Dieu - pas de crucifix chez moi, pas de miroir". Gretel pousse la chaise roulante contre la table. Toutes se pressent autour du carnet ; à St-Privat - Urbain Yon - dalle avant gauche écornée - récité Notre Père Je vous salue Je confesse à Dieu. St-Louis, sol meuble, Acte de contrition Credo(in unum Deum) - elles se sont regardées dans les yeux - Gretel demande Tu ne vois pas Monségur, Lot-et-Garonne 47150 ? Trop loin vers le sud carte 79 pli 6" dit Jeanne. Elles troquent alors les cartes routières contre des cartes

à jouer, déploient le tapis, forment deux équipes Belote ! Tierce ! fotzvlèker déjà onze heures ! faut qu'je chauffe la soupe à mon homme ! (Gretel à Soupov) je reviens pour la tienne juste après ! Des années que l'Alsacienne se trimballe par tous les temps rue Pelletier, sept heures au lever, onze heure pour la soupe et six heures, faire pisser le vieux, pisser la Soupov, aller, retour, la mère la femme la soeur hagne donc la guerre les morts les enfants les ménages à faire et les gros sabots de la vie à se traîner le cul bloqué dans la rue foulard autour du cou, depuis que l'homme est tombé sur son siège pour ne plus se relever.

D'un impotent l'autre torcher nourrir laver, décrire ce qu'on a vu dans le vent sur le pavé, les passants qui font la gueule ou qui se confient, récits, ravaudages. monologues. Le vieux qui guette sa mort, la chaise devant le soleil qui recule. Un rez-de-chaussée vert dehors comme dedans, l'odeur de chou froid ; la clé qui tourne, Hervé qui suit des yeux Tu prends ta soupe ? Hun hoan répond l'homme. Gretel approche le plat qu'il balaie méchamment de son bras gourd et la fixe de ses yeux durs. Gretel le frappe aux épaules en criant qu'il peut crever tout de suite, qu'elle sera débarrassée, claque la porte et s'en va - Le mien, tiens, ça fait longtemps qu'y bande plus. Elle ajoute que par-dessus le marché il voudrait qu'on le suce. Merde alors.

A onze heures du soir Gretel sort en promenade. Son quartier alterne chantiers, terrains vagues, palissades. Les grues dardent leurs bras clignotants. C'est le coupe-gorge. Si le Vieux savait ça il hausserait son épaule valide. Il se réjouirait en dedans. Gretel clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues déjà tracées les rôdeurs se concertent. Gretel porte un gros sac gris bourré de pelotes de laine T'aurais plus d'emmerdes que de pognon Gretel sourit - au bout d'une barrière et d'une place anonyme s'étire une enseigne rouge sous dix étages vides. Gretel guette la fermeture du Taxi-Club. Jusqu'à ses pieds le néon répand ses braises pâles ; sur l'asphalte

passent les ombres déformées des buveurs. A minuit l'enseigne s'éteint soudain, le grésillement s'interrompt sur les bruits ressuscités de la ville au loin. Sous un petit porche sombre un barman roule deux poubelles dans un renfoncement, laisse tomber dans sa poche un trousseau d'acier S'il fait tout à fait noir je lui parlerai l'ombre vacille dans sa direction en souriant au vide, étriqué dans un petit complet de velours élimé - pardon monsieur pardon - je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser - dès qu'une femme aborde un homme n'est-ce pas tout de suite on s'imagine - il ne cesse pas de sourire voyez comment je suis habillée - juste "en cloche " - le manteau marron, la voilette, la vieille souris qui longe les murs

C'est bête un homme approuve le barman - juste aujourd'hui le catogan gris le serre-tête - et ça suffit pour se faire embêter vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle se demande quand [elle] sera enfin débarrassée de "ça" - je l'ai remballé il insistait "mon vieux t'as l'air con" je lui dis, je serais un homme ça me vexerait moi mais lui non il continuait – l'homme en peluche fixe son bandeau en oreilles de Mickey - les cernes charbonnés sur trois bons centimètres - Les hommes reprend-il tous des cochons - Tenez reprend Gretel ce mardi je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis redescendue Merde je lui ai dit Merde je sais pas moi je serais un homme

L'ours approuve en sifflant dans ses dents "Vous comprenez ce que je veux dire ? Elle a vu tout de suite que celui-là n'était pas comme les autres "au fond vous n'avez pas de chance avec les femmes vous allez vers elles et toc vous êtes refusés – moi quand je vois des jeunes filles faire les coquettes j'ai envie de leur envoyer des tartes."Personnellement Gretel se voit comme un homme : attaquer "mais dès que l'homme fait le moindre pas la femme le fait marcher - seulement si vous restez là dans votre coin tranquilles sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu

Je sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes aussi c'est l'éternel manège – si vous restez sans bouger la femme ira vers vous sinon c'est elle qui choisit toujours elles ont l'avantage - il fait un pas de côté Mon fils mon fils dit-elle en posant la main sur son plaît-il ? - Vous connaissez Denis, mon fils Denis Fitzel il ne travaille plus ici dit l'homme en relevant la tête - et Gretel attendez en relâchant son bras - vous pourriez lui remettre – Je ne sais pas où il habite – elle fouille dans son cabas d'où tombe à terre une patate molle - Je ne suis que gérant dit-il pas de stylo pas de papier sur moi

Denis Fitzel vous l'avez bien connu tout de même – "Ficelle" ? ça fait trois mois qu'il est parti. - Vous avez l'air si aimable si compréhensif ! Le gérant découvre ses dents jaunes sous la lumière Un crayon j'ai trouvé un crayon Je n'ai pas de nouvelle dit l'homme sur qui retombe le visage professionnel "A Paris je crois Marseille ou Clermont" Gretel à présent le suit, dit qu'elle aurait voulu voyager Bulgarie Turquie Roumanie... - De beaux pays Madame de beaux pays" l'Ours presse le pas Et la bonne aventure monsieur voulez-vous la bonne aventure Je vais m'installer à mon compte dit-il "à Nevers ; avec Denis.

- ...Denis ? - Sifakis, un ami" Gretel tire de sa poche une poignée de bons de réduction : "C'est pour lui ça peut servir vous savez" l'homme les fourre dans sa poche, un prospectus tombe au caniveau COURS DU SOIR FORMATION CONTINUE Gretel le ramasse et l'essuie j'habite à côté juste à droite – Je tourne à gauche dit-il comme vous voyez Excusez-moi répète-t-elle je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer le gérant n'imagine rien, s'éloigne et se retourne, Gretel se retourne et part et bouscule la porte et s'essuie les yeux chausse en butant sur le paillasson vous êtes toujours pas couchées ? - La porte ! - Quoi la porte? - Qu'est-ce qui t'arrive dit Soupov de sa voix de gorge sonLa porte quoi merde, la pluie qui rentre ! Gretel ôte le serre-tête et renifleça sent le vieux ici le deuil et la suie reprends ton souffle et ne secoue pas trop ton parapluie (dans un grand froissement de polyamide) la Naine ricane Fitzel tu vas laisser ta peau dans tes enterrements nocturnes - Jeanne : "Je te prépare une camomille - Il reviendra j'en suis sûre. - Si c'est de ton dernier mort que tu parles... - Mon fils va revenir. - Tu viens de le revoir ? - Presque - Jeanne allonge le bras vers son carnet de notes, et Soupov, de sa voix adipeuse: Toute mort est connaissance."Un jour mon fils mourra" poursuit Gretel "44 ans, grand brun, serveur d'hôtel ; il s'habille feuille morte ou canelle, on le rencontre en sortie de bar jamais avant minuit" les yeux de Gretel se troublent.

Elle demande du rhum. "Ne joue pas les ivrognes - trois gouttes et t'es cuite à faire tourner les tables"Jean-Paul Rigio 25-80 C'est dans le journal dit Soupov obsèques à dix heures - Gretel tousse à grands coups, finit sa tasse les yeux perdus parmi les crevasses et les rides. La Naine assise pattes pliées sur le barreau de chaise a repris ses définitions cruciverbistes : il reviendra – juger les vivants et les morts je suppose ? "avec tous ceux qu'on s'est tenus sur le ventre" ? - j'espère bien que tu ne nous enterreras pas, Gretel: tiens, si je saute à terre et que je cours au placard, qu'est-ce que j'en tire ? un vieux tricot gris, graisseux, tu ne sais pas tricoter." La Naine l'entoure à la taille, lui dit de ne plus tousser, de se couvrir les épaules.

X

Un autre jour Jeanne, qui n'a jamais cessé d'écrire, se voit publiée dans Vrîka qui tire à 120 exemplaires. Elle s'est acheté une pipe à 55F. Soupov mentionne les "tourments de l'exercice des lettres". Jeanne la fusille : "Qu'est-ce que c'est que ça ?

-Eh bien, ma pipe ! éteins ton briquet, tu vas le vider. - Tu m'as suivie pour acheter le même ! Pour toute réponse, l'infirme désigne sa couverture sur les genoux. Gretel apprend à tricoter : "Tu piques de gauche à droite ; la droite dans le première maille – par-dessus, comme ça..." Gretel s'applique, lèvres jointes, épaules serrées. La Naine corrige l'arthrose, le jaune augmente dans ses yeux. Je l'ai toujours eue cette pipe dit Soupov je ne l'ai jamais cachée. Jeanne tire de son sac à main le n°5 de Vrîka : "J'ai trouvé", c'est du grec. Gretel : "Y a même pas d'images." Oeil fielleux de la La poétesse. J'ai fait exprès dit Gretel. Jeanne s'écrie qu'elle a maintenant "le pied dans l'embrasure", qu'"on ne peut plus la chasser." Les autres s'inquiètent du texte. Demandent "si elles y sont". Le tricot de Gretel s'allonge comme une vie - la Naine effleure ses épaules. Jeanne pense qu'elles sont toutes, autant qu'elles sont, elle comprise, définitivement moches. Même pas pitoyables. Moches. Sous les rides elle cherche et reconstitue les jeunes filles, comme Baudelaire.

Elle imagine enfin l'enfant flétri de la Gretel, et ceux qu'elle-même n'a pas eus. Se repasse les prises de bec, les belotes à quatre. "Si l'on vous annonçait, pendant une partie de balle, que la fin du monde aurait lieu dans une heure, que feriez-vous ? - Je, dit saint Louis de Gonzague, continuerois à jouer à la balle. Il mourut de la peste en soupirant Quel bonheur ! A 23 ans. Si un jour un de mes poèmes pense Jeanne paraît sous un autre nom, j'attaque bille en tête - bille en tête ! ajoute-t-elle à haute voix ; "et je me fais passer pour impotente : ça me fera de la pub. - C'est clair approuve la Soupov.

Jeanne évoque sa propre timidité : "C'est une force de connaître ses faiblesses (Pascal) - C'est vrai ? - Non, j'invente." Mime un dialogue entre elle et l'éditeur Coupez-moi cinquante pages - modifiez-moi le dénouement - Pas bon ton ton sketch dit l'infirme. - Du moment qu'ils me publient... (désignant le lino élimé) : ils viendront se traîner à mes pieds pour un feuillet - ils publieront mes notes de blanchisserie - je suis prête à baisser culotte devant n'importe qui, à poil et à quatre pattes", et Gretel pouffe Tu t'esdéjà vue à poil ? - Parfaitement que je me suis regardée répond Jeanne, seulement moi ça ne fait pas dix ans que je n'ai rien dans le ventre – tiens, pas plus tard que l'année dernière - qu'est-ce que t'as à t'étrangler ?

- Che m'étrangle pas, che m'esclaffe. - Lis-nous un peu tes "publications", propose Soupov.

Texte de Jeanne

"Le Georges ramène vraiment n'importe qui ; à 54 balais dans les bars, en train de s'afficher, pour attirer chez moi les louftingues des quatre sexes, papoti, grignota, calembours à deux balles pour amuser la vioque - on n'est pas plus élégant. Chiche qu'il se met au clavier – gagné - Goose Rag, c'est tout ce qu'il a su pondre depuis ses 17 ans - regardez-moi comme il s'excite il va bientôt jouer avec sa queue Maître, ô Maître - c'est qu'il salue, ce con - le grand barbu se gave du revers de col jusqu'aux rouflaquettes. Sans oublier l'autre pingouin qui suce ses huîtres avec les gouines - plus un qui se lèche les doigts comme un macaque - la ménagerie...

"Je suis sous le lampadaire on va me voir toute la gueule mais oui ma chère les éclairs sont délicieux tu peux te les - non je ne suis pas fatiguée toujours pas crevée le petit macaque se met le bout du cul sur la bergère et se tire la mèche sous le nez en posant ses mots comme des pattes de mouche mon père disait, mon papa m'a dit c'est élevé dans les bonnes traditions ça, et modeste et gnangnan Oui madame Non madame tiens prends donc tes langues de chat comment vous appelez-vous – Bernard - la langue entre les dents – S'il connaît Olivier ? – C'est mon meilleur ami – son meilleur ami... - un chic type – c'est trop.

"Excellente idée Georges, tes diapos, la pénombre, ma main sur la petite épaule du petit con Va donc vérifier la lampe Geo plus haut non plus bas plus à droite (la cloche!) baisse un peu l'appareil - pas tant - tu as fini de revenir après chaque photo Tu as le soin de l'appareil restes-y c'est qu'il a parfaitement compris ce pauvre type ; il y va quand même. Sur l'écran la poste de Papéété, caserne Bruat, le cou duveteux du puceau-macaque doucement dans l'ombre une fois une fois encore vider

la moëlle des petits enfants Ma main sur son épaule, doigts tout secs tous boulés d'arthrose Je vais me le garder pour moi – mais - qu'est-ce que je sens ? il prend ma main la serre – petit vicelard – ça se croit un homme – je ne t'ai pas attendu pour avoir mon compte de bites – VA CHIER

Jeanne repose sa prose, Soupov : "Ca m'étonnerait qu'on publie ça - On en imprime de pires" dit la Naine et Jeanne refourre les feuilles dans le dossiers toutes phalanges frémissantes bande de biques pourries. Cadavres imminents - bon titre - Marciau la Naine s'est remise à ses mots croisés - la Soupov : noisette de cerveau frit dans la graisse - pétrification.

J'aime l'automne et ses silences

L'enchantement de ses douleurs

Et les muettes confidences

Que le fruit murmure à la fleur...

......

C'est la forêt enceinte et jamais maternelle

C'est ce zéphir ami que provoque quelqu'un

Pour chatouiller les seins sous les chemises claires

...

...la vie court vers son destin

L'UNIVERS DE L'HOMME SE MEURT !

Le bras de Jeanne retombe et le jour baisse :

Feuille-fille est destituée

Feuille-fille est prostituée

- Jeanne lit pour l'ombre, chantant la pluie, les chiens mouillés - demain la chambre, demain l'âtre et les ragots, demain la gloire – Soupov, tu n'écoutes pas. Soupov répond qu'elle a tout écouté ma pauvre, mais qu'elle n'ira pas jusqu'aux éloges : "Trop "Lamartine"...! "la forêt enceinte... chatouiller les seins... destituée, prostituée - on le sent venir d'un kilomètre" - l'infirme atteint sur ses genoux sa pipe qu'elle commence à bourrer. Jeanne alors s'aperçoit que Gretel porte le même tricot qu'elle-même. Retournée sur son siège, Soupov atteint l'interrupteur, l'ampoule s'éclaire, la Naine en compense l'éclat par l'allumage du lampadaire. Pas d'extérieur ; ni radio, ni télé. Quelques comptes rendus d'obsèques édentées ravinées de rides - Jeanne observe Soupov, ses yeux de chien de boucher, son double menton où l'œil cherche les filets de sang ; Soupov à qui ses mains éternellement posées sur les genoux morts confèrent des allures de sphinx vulgaire.

Expiant quelque crime antérieur à sa race – et vous vivrez de mots, pour dans les siècles des siècles. Pourrie d'éternité. Marchant immobile vers sa Reine à naître. La seule vérité, c'est qu'on va toutes crever - toutes à la fois ou l'une après l'autre. On ne s'attendra pas beaucoup. Jeanne tirait des martingales. Quelle idée pense Gretel Si c'est pas malheureux... Elle ajoutait que l'infirme aimerait y passer en dernier pour emmerder le monde mais la première à partir, assurément, entraînerait les autres – Il te faut des morts pittoresques n'est-ce pas – des bons mots, des faux départs – Jeanne réplique : Tu t'imagines avoir tout ton temps ? Soupov parie qu'elles passeront à l'éternité, toutes sans exception.

La Naine veut tirer les cartes – jure ses grands dieux qu'il n'y a rien ni personne là-haut ni autre part et tape le jeu sur la table : Ce qu'il y aura quand tu seras morte ? exactement la même chose et peut-être mieux Marciau s'interrompt pour fixer la Soupov qui craint de toutes ses forces de laisser échapper son secret pendant l'agonie "On dit n'importe quoi à ces moments-là" répète l'infirme "Et ce serait vrai" dit la Naine Vous ne saurez rien dit Soupov je vous enterrerai toutes. La Naine: "On te foutra du coton hydrophile dans le cul". Gretel exige un beau tombeau de marbre à dorures, avec son fils et ses petits-enfants, avec du Bach et du Verdi, et des grandes couronnes à perles violettes.

Jeanne écrit dans le silence. Je voudrais assister dit-elleà mes propres funérailles, comme un esprit, écouter le sermon et souffler dans les Jeux de viole – au fait, personne ne veut être brûlée ? Toutes se récrient. Embaumées, non plus. En ce qui me concerne dit la Soupov c'est déjà fait. On raille la Jeanne sur son dernier poème. Pour ce que vous direz, vous autres ! "On ne dira rien" répond la Soupov. Gretel soupire le nom de son fils. Jeanne les regarde toutes à présent silencieuses, chasse la vision facile des cercueils alignés, ou plutôt? dispersés, jetés en quatre orientations différentes – à quoi bon pourrir de conserve ?

- « De conserve », très drôle.

- Ta gueule.

Soupov s'avise alors d'enterrer sa vie. Je veux un bal dit-elle. Ses trois compagnes ont donc escorté le fauteuil, chromé de neuf, cahin-caha sur la chaussée. Gretel a croisé sur sa poitrine deux revers mauves en forme de triangle. Marciau la Naine en carapace verte ressemble à une grosse cétoines, Jeanne s'est enrobée dans un fourreau feuille morte. Un bal où on s'amuse, où on se décolle le baquet ! On a toiletté la Soupov, couverte d'une robe jaune à grand décolleté bateau ; son postiche oscille sur son crâne comme un bloc d'anthracite. Jeanne serre sous son bras une pochette slave.

La Soupov sourit au printemps comme un fruit, lance vers les fenêtres des signes de ses bras hydropiques. La rue qui monte. Gretel qui pousse, Jeanne qui l'aide d'une main. Les coups de vent chassent des plaques de soleil froid (on vous croyait morte!). Rue St-Sever des laquais descendent un perron de marbre pour soulever l'infirme. Des chœurs et des fanfares venus du cloître à l'intérieur résonnent sous un grand bouclier de ciel carré. La foule sur l'herbe et le sable. Tous éclatent de rire : Bienvenues ! et les baudruches lancées des mezzanines rebondissent sous les coups de poings. Une araignée de carton remplit tout un char.

Des musiciens en rang d'oignons soufflent des notes uniques et dissonantes. Soupov tordue salue partout les pétarades et les chiens. Les fêtards s'écartent devant Gretel qui fait pivoter la chaise de Soupov et la rattrape en tournant elle aussi. Un bal où on s'amuse ! réclamait l'infirme et ses joues tremblotaient. Nous serons ridicules répondait la Naine, mais le Maire en bandoulière enchaîne les cognacs que lui tend l'adjoint au sommet du perron. La foule hisse le fauteuil au fond du cloître dans le chapître et Jeanne a perdu sa pochette. Derrière elles la porte se ferme dans un bruit de ventouse. À l'intérieur tout est nuit, lustres cuivrés, lambris et parquets luisants.

Le long des murs en cordon le public immobile, et la musique devenue soudain furtive. Les quatre femmes regroupées, fauteuil au centre et Gretel fixée sur le dossier - quatre hommes se détachent des cloisons - Demi-tour crie Soupov demi-tour ! - et les ont rejointes. Ménestrel celui qu'on croyait mort - en veste brune à revers ponceau. L'Ours, le Niçois - l'Homme Vierge du Texte publié - Nous sommes foutues dit Soupov. L'Ours a saisi Gretel par la taille et le Puceau pose sur Jeanne une main spasmodique tandis que le Niçois s'incline jusqu'au sol devant la Naine. Ménestrel alors d'un signe a déclenché aux quatre coins quatre parties d'orchestre, et tous les assistants détachés du mur se sont mis à danser.

Chaque Ange entraîne sa disciple et Ménestrel au bout de longs crochets tourne en toupie face à lui la Soupov étourdie, transfigurée, bras tendus. Autour des couples ainsi formés s'élargit un espace où le Puceau sous sa face à plaques roses tient la Jeanne sous son haleine. L'Ours se dandine lugubre, Ménestrel ricanant lui désigne le Représentant qui valse avec la Naine à niveau de braguette. Puis tous les cavaliers ramènent les danseuses au buffet où Gretel refuse de boire, tandis que le Niçois force la Naine à écluser cul sec une flûte de Moët. Les Anges sourient sans relâche, le Faux Puceau découvre ses gencives. Le Plantigrade exhibe ses crocs, boit au goulot. Les serviteurs en guêtres et perruques circulent sans se heurter.

Et bien que les orchestres se soient tus les couples tournent encore robe à robe en froissant les étoffes - le chef se tournant bras levés, Ménestrel baisse la tête et le galop se forme - fortissimo chassé-chassé - sous les lustres ; mais les Huit hommes et femmes assis à l'écart se parlent par gestes au milieu du vacarme Je m'appelle Gabriel s'écrie le Puceau ; Ménestrel se cramponne au fauteuil, un genou plié : Te souviens-tu de nosnuits ? ce bal, je l'ai monté pour toi - Soupov tend à bout de bras sa main grasse à baiser sans soulever ses hanches - une marquise à collier de cristal salue en cliquetant et la Mort qui la suit porte un loup au mufle doré tes yeux sont morts Hélène il est trop tôt – Pousse-moi, vire dit Soupov je veux danser - tous autour d'elle se sont retournés.

Ménestrel se relève et la retourne encore - Hélène rit, s'agrippe aux accoudoirs de ses doigts bagués - tous les saluent, anonymes, en noir, Ménestrel se dérobe et trace à présent de longs cercles sur d'autres valses à longs relents de Sibelius, la basse gronde au premier temps comme un seau plein d'eau ; Gretel et l'Ours relevés se font face, l'Ours lève une patte après l'autre et découvre les dents - le rythme est à son goût. Une flamme morne stagne dans ses yeux ; sous les lèvres de Gretel se pressent les mots qu'il aurait fallu dire - et l'animal pose les pattes jusque sur son dos. Alors ils oscillent tous deux, appuyés sur le cœur comme deux matelots par gros temps.

Il la touche tout bas du bout de son museau et la valse épaissit l'atmosphère où halète Soupov sous ses seins sur son trône à pivot, et le Niçois montre à la Naine aux verres embués les plis indéfroissables de ses pattes noires petite dame en vert, tu sais ce que je sais. - Représentant dit-elle j'ai jeté ton évêque au feu - Buvons encore sa veste ouverte à deux battants propose des rangées superposées de fioles j'ai de tout - je suis un orgueilleux Marciau rit aux tintements du verre cétoine bien-aimée dit-il catin trop verte,c'est toi qui mourras en dernier, Soupov étire son ultime port de bras – l'Ours exhibe le liseré de ses gencives et le puceau empeste sa mortelle haleine - C'est tout ce sperme répond-il qui me remonte aux dents - Ménestrel la toise avec condescendance.

L'Ours roucoule. L'orchestre bat de tous ses archets. Les flacons passent de mains en mains sans qu'aucun ne se brise à terre. Les Quatre Cavalières, chacune à sa hauteur, se sont servies à même son torse. L'orchestre alors debout, fortissimo, attaque le Rigaudon de Rameau. Les couples bavent et boivent. Soupov tombe à terre, l'Ours la pousse du pied dans un angle, Gretel crie T'as plus rien sous ton habit, représentant ? qui hisse la Naine - plus haut, plus haut ! que je voie toutes leurs perruques ! Le nez tavelé du Puceau coule et Jeanne se débat. Soupov remise seule en selle tourne à grands coups de ses bras sous les jabots, Ménestrel secoue deux flaches d'Eristoff à bouts de bras, ses jambes rouges étincellent en tout lieu.

-Tiens-toi à mon épaule que je te descende scarabée vert à ras du sol Chacun suffoque sous le musc et la poudre et les couples se raréfient, bouches alourdies, mains aux poches. La lumière se tamise et le froid descend, Jeanne courbée de dos soutenue par le Vierge à la taille, reste le son sourd des cordes dissonantes, elle parvient au bord d'une gravière d'eau froide où elle tombe, et son ombre a coulé dans un creux de miroir. La Naine pousse un cri, les lèvres des hommes se sont confondues et Marciau perd connaissance.

 

X

 

Brive et quatre murs. Marciau tombe fréquemment dans d'éprouvantes rêveries et la Soupov serre les dents, le nez vers les genoux. La Naine a demandé le programme du soir. Soupov se penche et reçoit le coussin dans le dos. Premières notes sur l'écran aveugle. Les survivantes s'installent en geignant comme des vieux ponts. Maintenant que la Jeanne est morte on va pouvoir regarder la télé tranquille. Sur l'écran, la famine, les squelettes : "Les faits sont là. C'est à vous d'agir, et vite." La Soupov se frictionne le dos - toute une vie d'encaustique - hanches, vertèbres. "Ils sont des milliers qui réclament votre aide.

"Ces images se passent de commentaires. - Marciau, as-tu bien refermé le gaz?" - soudain Pierre Pipe encadre à l'écran sa grosse gueule d'ange - les joues peut-être un peu moins rondes, le teint moins vernis. Alors toutes ont cessé geindre. Tout un passé, toute une vie de guerre et de privation – et chargeant son soupir de toute l'affliction qu'elle a pu concentrer, Soupov s'est écriée : Mon Dieu qu'il a maigri !

X

 

Le mois de juin fut torride. On rouvrit les vitres calfatées de crasse. Le caniveau poussa de gros relents graisseux. La Naine réfugiée dans le dernier coin sombre conserva la soif sous sa langue. Les mouches ont circulé. Gretel est revenue vers les trois heures : "Je lui prépare des salades fraîches". Elle reste dans la porte, son œil gallinacé piquant l'un après l'autre bougeoir, le cadre en teck, le calendrier Massey Ferguson. Elle est venue passer l'index sur le manteau de cheminée, renifle - il faudrait fermer la fenêtre – "Mais la salade, il aime ça ! Il en a repris deux fois, trois en tout."

La Naine regarde Soupov en dessous : "Elle en a pour longtemps comme ça ? ...Tu l'as nettoyée ce matin ? ...je dis ça, pour les mouches... Tu as balayé au moins ?"

La seule chose qui intéresse Gretel, c'est de savoir s'il est arrivé du courrier de Marseille : mon fils a trouvé un emploi de barman ; il n'a jamais bu une goutte de whisky – qu'est-ce que tu écris ? Marciau répond J'écris ce que tu dis.

...Soupov n'existe plus que par la peur. De son siège émanent des gémissements, ses mains déformées tressautent. Gretel la secoue. Un ronflement brusque redresse son cou, ses yeux s'égarent. La Naine tire de son tablier le jeu de cartes que Soupov se met à fixer; Gretel rapproche de la table le fauteuil roulant, les mains de l'infirme les saisissent d'un coup : "J'ai tiré l'as de pique". Soupir. Elle étale en soufflant les douze figures. A qui as-tu pensé ? Soupov se tait. Gretel dit : Je préférais la belote à quatre. Soupov répond qu'elle a oublié. Marciau ramasse le jeu et le renfonce dans sa poche ; à contempler le teint plombé de la Soupov, à écouter les radotages de Gretel, la Naine se prend à espérer :"...la dernière"murmure-t-elle à mi-voix en raclant la cendre - puis "je dois me surveiller."

Des bribes d'oraisons funèbres s'agitent sous son crâne. Il lui semble entendre frapper C'est toi ? Jeanne ? Jeanne !! - Qu'est-ce que vous foutez là-dedans ? crie le Niçois à travers la porte. On vous entend gueuler du bout de la rue !" Gretel se lève d'un coup. L'homme entre sans invitation. "Vous ne me remettez pas ?" Tourné vers Soupov : "L'argent ? - Quel argent ? - Vous devez six mensualités ! - C'est lui... c'est lui... répète Gretel. Soupov parfaitement lucide tire cent francs de ses guenilles, le Niçois claque entre ses doigts le billet qu'il enfourne dans son pantalon.

Il demande si les vieilles ont un magot. Soulève Soupov par les fesses. L'infirme le frappe au visage, la couverture tombe à terre, ses jambes sont de vrais poteaux couverts d'édèmes. Foutez le camp. Plus vite que ça. Elle agrippe l'homme, qui la fait tomber. Marciau : Aidez-moi ! Le représentant s'empare des jambes, elle rue tête en bas prenez mes bras ! Gretel et la Naine la replacent par les hanches, l'homme s'épuise à hisser le buste. Soupov étouffe, souffle et l'Homme reste là, bras ballants - Marciau la Naine lui montre la porte d'un coup de menton, il empoigne d'un coup sa mallette et laisse là ses cartes routières Je reviendrai dit-il. Dès son départ Soupov mains jointes jure en sanglotant qu'elles y passeront toutes, l'une après l'autre, la Naine ajoute "c'est l'ordre des choses" ; elle arrache des mains de Gretel son litre de rhum qu'elle brise à terre, Soupov renifle toute l'odeur d'un coup. Gretel tombe sur une chaise – les yeux fixes – une plaque rouge envahit son visage, la Naine courbée sur sa pelle en plastique balaie les débris, Soupov se mouche à petit bruit, le verre tombe en cliquetant dans la poubelle, Gretel sursaute.

Soupov retrouve ses yeux droit devant, mains à plat sur les genoux, regard meurtris. Gretel pousse un gémissement où Marciau ne prend pas garde, occupée à feuilleter le carnet de route du fuyard ; quand elle a relevé la tête et s'est approchée de la chaise, Gretel est morte.

 

X

 

Pendant trois semaines, Soupov et Marciau sont restées seules. Soupov, cramponnée sur son plaid, regarde de tous ses yeux ce petit être qui s'obstine, effrayé, perché sur l'escabeau : visiblement, la Naine n'était pas comprise dans ses martingales. Elle fixe Marciau, tremblant de se tromper, souhaitant et craignant sa mort. Plus rien ne subsiste de l'autorité qu'elle infligeait à ses compagnes ; ni de sa vulgarité (dont elle faisandait ses radotages) - tu n'es plus une grande dame dit la Naine. Soupov devient cette masse glabre et gémissante qu'il faut pourtant manipuler, nettoyer. Les soins les plus intimes ne rebutent pas la plus petite, qui prend tacitement à Gretel morte son emploi. Soupov en souffre.

 

X

 

C'est maintenant Marciau qui pousse la porte rue Pelletier. Bouffée d'urine. La pièce baigne dans un vert chartreuse, aussi sombre et laid que peut l'être un séjour de vieux. Monsieur Hervé. S'il vous manque quelque chose. Une silhouette à contre-jour sur le fauteuil ; tous les paralysés tournent-ils ainsi le dos à la lumière? - Il chique ses joues sous sa visière. La Naine à présent distingue la mandibule qui rumine, les sourcils blancs sur les yeux creux. Il a levé sa canne, elle a dévié le coup, la canne tombe, qu'elle ramasse et lui retend. Il suit tous ses mouvements. Marciau explore la cuisine : sous l'évier, l'eau de Javel et la lessive.

Dans le buffet des assiettes volées, un beurrier rance, du sucre et juste de quoi manger pour midi. Marciau fait frire une omelette. L'homme ne bouge que les yeux, tord la moustache. Il dit je ne peux pas me servir de mes bras il ment - par chance Hervé avale sans baver. Parfois la Naine emplit un verre d'eau rougie qu'elle porte à ses lèvres : C'était bon ? - Oui merci. Sa tête s'incline, il se met à ronfler, un relent d'urine s'élève.

X

16 avril

Frank

C'est comme si tu étais mort hier. Je ne pleure pas sois tranquille. Seulement ce poids sur la tête et la poitrine. Mes jours et mes nuits, etc. Se peut-il que tu

26 avril

Dix-neuf ans que je t'écris tous les jours. Pourquoi ne réponds-tu pas. Tu dois penser que je suis stupide. Je me sens fatiguée sans toi.

2 mai

La Soupov ne meurt toujours pas. Je ne sais pas si je suis prête.

 

 

K O H E Ц

 

 

 

 

 

 

 

CARTOGRAPHIE

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C O L L I G N O N

 

 

 

C A R T O G R A P H I E S

 

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques...

 

BAUDELAIRE

La vie antérieure

 

 

Cet ouvrage, ainsi que les autres, ne sera jamais fini. Il est dédié à tous ceux qui

 

m'auront gâché la vie, parmi lesquels et avant tous, moi-même. En effet, je n'ai pas su

 

faire d'efforts. Il me semblait que tout m'était dû, sans que j'eusse pris la peine de quoi

 

que ce fût dit le tonneau. Cerrtaines de ces cartes ont dû passer par la photocopie. Ces

 

corvées matérielles m'ont toujours semblé insupportable.

 

 

 

Vivre ? Les serviteurs feront cela pour nous.

 

Auguste VILLIERS DE L'ÎLE - ADAM 

géographie,imagination,élucubration

 

 

"AXËL"

 

 

 

 

LISTE ALPHABÉTIQUE DES DÉPARTEMENTS

 

du Royaume d'Arkhangelsk

 

avec leurs préfectures

 

et populations approximatives d'icelles

 

 

 

Ces populations correspondent avec la date où s'effectuera, grâce à vous,

 

leur lecture.

 

 

01. AAPAN Marchais - Buzancy 18 000 h.

 

La préfecture réunit deux localités de l'Aisne, où mon père exerça la noble profession

 

d'instituteur, entre mes quatre et six ans. Tout se joue avant six ans (How to parent,

 

selon le titre original de Dodson, ce qui est tout de même autre chose).

 

02. ALIM L'Unité 29 000 h.

 

03. APPARU Arfitzial 25 500 h.

 

Le nom de la préfecture joue sur les mots "artificiel" et "officiel". Noter que les

 

populations représentent assez bien les petites villes que nous avons connues dans

 

notre enfance, comme Laon ou Soissons.

04. BADZILL Ste Geneviève 30 000 h.

La suite des saints dans les anciens calendriers : Basile, Geneviève, Rigobert... Ensuite, tout a changé au gré des papes, des conciles, des cardinaux... Fallait faire moderne.

05. BERNÁDI San – Bernád. Du catalan à deux balles. Ça n'intéresse personne ? Et pourtant, Macron est élu, et le Coca-Cola se vend dans le monde entier.

06. BIÉTEK Zwiernédek 33 000 h.

Juste des petites villes. À l'ancienne. Sans bornes à gaz pour voitures explosives. Cette géographie dépasse de loin le statut géographique. Nous venons juste de nous le demander.

Qu'est-ce que l'enfant a voulu faire ? dire ? prouver ? Trouver, perdre ?

 

07. BLEU- ET – NOIR Comme – Tuan 17 500 h.

Juste des bourgades. Un département aux couleurs estoniennes. Une préfecture à la Jean-Jacques Goldman (Comme toi) ...comme toi, comme toi...) - nous tenons compte del a persistance de l'enfant, tout au long d'une vie d'attardé. L'arbre de l'enfant présente autant de racine que de feuillage, comme dans la vraie vie. Certains nomssont encore dans leur jus. D'autres ont été adaptés à diverses époques, en fonction d'une rationalité, ou dans le désir de retrouver une naïveté enfantine, ce qui n'exempte pas de la niaiserie (naïf et niais, doublet de nativus).

08. BODJAR Zeus 17 000 h;

Parfait exemple de ce qui précède. Qui peut avoir eu l'idée de ce nom de ville ? Pas un enfant. Juste un adulte, puéril.

09. BOSKUM Hagen 18 000 h.

Nina Hagen n'avait pas encore sévi. Aucun rapport non plus avec la ville homonyme de Rhénanie du Nord – mais la ville de Bochum est toute proche. Nous penserons plutôt à ce traître qui transperça Siegfried, d'un coup d'épieu dans le dos. Cet enfant adore la langue allemande et tous les mythes germaniques. Il sait le grec aussi. Nous le situerons vers ses 13 ans, juste avant son engloutissement marocain.

 

10. DÉLÔ Vœux 18 500 h.

Où est ma carte globale. Où est mon beau pays. Sans cesse sous la foudre des guerres. À présent je comprends pourquoi j'aime Israël. La ville chef-lieu de Vœux n'existe pas sur la carte. Je viens de voir une vidéo de la Sécurité Routière qui m'a mis face à face avec la mort.

Très ému, et puis ça passe. Vous savez, je comprends très bien que mes écrits vous emmerdent – ou vous indiffèrent. Mais nul ne sait où les goûts des uns ou des autres vont s'égarer. Tout de même, je retrouverais bien ma carte...

 

11. DÉLÔ-KANUAH Condé-Kanuah 16 500 h.

Le Délô tout court n'a jamais fait partie de mes cartes départementales. Tout s'explique. Les préfectures n'ont qu'un recensement "à l'arrondi", "à la louche" : dérogation à la règle, qui veut que letemps se soit arrêté : tout ce que j'imagine concerne le moment futur où mes documents seront consultés. C'est une prophétie. Un futur antérieur accompli. J'ai habité Condé-sur-Aisne, où est passée Jeanne d'Arc (mais où n'est-elle pas passée... jusqu'à Ste-Catherine-de-Fierbois... son fabuleux bistrot de motard existe-t-il encore ?).

 

12. DHELDAMasa 159 000 h.

Déformation de "Delta", par affaiblissement, par affadissement : le drapeau d'Arkhangelsk, au lieu de bleu-blanc-rouge, était vert-jaune-rose ; le pays où l'on parle à l'envers, celui de ma mère Simone, était la ZINONIE, par amièvrissement. Le chef-lieu est souligné, car les villes de plus de cent mille habitants sont plus grosses sur la carte.En ce temps-là notre pays ne comptait que 40 Millions de Français, une émission radiophonique portait ce nom.

 

13. DIOLI Cueilly 15 500 h.

Affection particulière pour les toutes petites villes. Quand je pense que Gray, en Hte-Saône, se fait appeler "petit village" par les Parigots ! À 5000 habitants ! Cusset, 13000 habitants, illustrait une émission télévisée intitulée "L'épuration dans mon village" ! Le maire a engueulé par lettre la brillante équipe de tournage. Sans résultat. Les manants aboient, les connards passent ! Je me souviens d'un jeu où les départements étaient de couleur différente selon leur densité, le vert, le jaune, l'orange et le rouge. La France en 56 tirait fortement sur le vert...

 

14. DOBOL Stirbknecht 48 500 h.

Ça sonne bien. Tout à fait tagalog. "Stirbknecht"évoque "valet de la mort"...

 

15. DOTTER-WILL Dotter-Will 40 000h

Qui était le Docteur Will ? Fouillons dans notre Moteur de Recherche (on se signe). Je suis sûr qu'il y en a un – as for the moment, je ne retrouve pas ma carte du royaume d'Arkhangel, dont j'ai supprimé le -t ou le -sk. Je suis, après tout, le même que son découvreur, libre encore à ce titre de lui reprendre son nom – Will Kirby, dermatologue ? ...mais il est né en 1973 ! ça ne compte pas !

Le numéro 16 :

16. DOURMA Bourdyü 8 500h.

En gros,la population de Privas, plus petite préfecture de France. Je rêve d'une prison où les détenus s'empareraient des armes et massacreraient les gardiens et les flics, mais pour finir, bien sûr, les bons gagneraient et le directeur pourrait remettre son colt dans sa ceinture, un peu en arrière sur la hanche; Mon rêve est le chaos. Mais il ne faut pas y survivre. Unifier les protestataires afin de constituer enfin Le gouvernement démocratique ? Mais qu'est-ce qu'on va se faire chier dans un tel monde !

Le tout sans le moindre rapport avec le "département"du Dourma, sinon qu'il doit être rocheux et bouffé d'herbes sèchess... On y trouve nombre de communes inférieures à 100h. Cela ressemblerait au monde où je suis né. Où tout serait expliquable...

 

17. DOZUL Soupsi 13 400h

En ce temps-là, l'espace était encore lisible. Il y avait des parents, nécessairement chiants et butés. Les filles étaient vomme ci, les garçons comme ça... Personne n'était là à pointer les moindres différences pour s'en faire les porte-drapeaux. Le mobilier urbain restait discret, villes et campagnes n'étaient pas défigurées par des ronds-points, haricots directionnels et panneaux directionnels à faire trois fois le tour des places. Qu'est-ce qui me prend. "Monsieur ! Monsieur ! Il veut être édité, mais il ne fait qu'écrire des réflexions comme n'importe qui peut en faire !" Va te faire tringler le buissons, connasse, ta réflexion à toi est très précisément aussi conne que celles que tu dénonces.

C'est imiter quelqu'un que de planter un chou.

Musset

 

18. EMŠIL-TAUT ("ta-outt" naturellement) – intrusion d'orthographe tchèque - une femme maintient son chignon en hauteur et se tourne vers vous, le sommeil vous gagne depuis l'éternité de votre existence, et le chef-lieu est Siroltéük, ancien, d'au moins les années 50, sous le Napoléon III encore autoritaire. 28 500 habitants pour le chef-lieu, encore et toujours ces trottoirs aux commerces individualisés, marchands de chaussures, glaces à la vanille, coiffeurs... Il a bien dû exister quelque part un bonheur d'enfance, même en petits lambeaux.

Mais si je dors, si je m'allonge dans la glace... Noter : ces somnolences remontent si haut que je ne peux les attribuer à un effet de vieillissement. Mais qu'est-ce que c'est ? Dès que je lis, quej 'écoute une émission littéraire – ou didactique – les Incas, la (...)

 

19.

ÉPISKÓPÄ, oui, "épiscopat", c'est un petit bout de saucisse qui part enbiais, en frontière, avec un évec, un épiscope, un périscope, qui voit tout ce que tu touches et surtout ta bite, une traînée de soufre vert. Je ne sais pas ce qu'il en est. Le chef-lieu est monotone. Il s'appelle MISTAKROS, où l'on repère la crosse de l'archevec , et toutes ces conneries humaines et cosmiques à m'en remplir toute la boutique, est-ce que je vous parle à tous en particulier, est-ce que nous composons l'écriture en train de s'écrire, comment vivre, comment font les autres répétait mon père à 27 ans 1/2, comment font les autres !

C'est un de ces départements adventices, poussés là comme un poireau dermique, il faut tenir droit dans ses vocations, avec une personne, SOI. Tout ce qui formera le tas de merde de vos restes.

 

20.- FER-DE-LANCE Perro, le chien, 29 500h.

Les nombres sont toujours ronds. La carte globale a disparu. Mais pas si loin. Nous les présenterions ensemble. À toi le baratin, à moi les interprétations plastiques. En contrepartie je t'encule et te sers de père. Ce département s'étend du sud-ouest au nord-est, très télégénique, de comme deux lèvres obliques pincées en leur centre, et personne n'en a rien à foutre, parce que la mort rode et que je fais ce que je veux. La notion de littérature s'effrite, comme la maréchalerie-ferrante, comme la vitraillerie. La préfecture se situe à l'étranglement, comme Mars-la-Tour.

 

21. - FINCE, prononcer finn-se. Nous sommes dans le pénis le plus dense du pays. Les frontières y sont capricieusement découpées. Ce département correspond à la moëlle de l'arbre. Il ne connaît aucune côte. Il correspond à la version la plus archaïque de ma création cartographique. Les pellicules de frontières correspondent à des hésitations. Avant, il y avait une pine et des couilles. C'était mon sexe, affirmé. J'ai dédoublé ce sexe, afin de rompre la symétrie. Ici l'intérieur et les sécrétions échouent à se tailler une voie vers l'extérieur. Les communes comptent un grand nombre d'ha-bite-ants. Elles frôlent, au nord-est, la banlieue même d'Arkhangelsk.

Le chef-lieu, la capitale, est ZEZBUTH, et non pas Zésébutt, comme dans la version primitive. Elle compte et comptera, et pour l'éternité, 258 600h., considérable pour un petit campagnard à verge minuscule. Mais j'ai réussi à me maintenir dans cet état, parce que j'ai horreur de l'espoir.

 

22.- FINS-BLÉGA

Ce que veut dire Bléga est inconnu de la population. Ce n'est pas un affluent, lequel affluent se nomme "Alion"; il semblerait que cet adjectif ait à voir avec une certaine plénitude, une rotondité. Elle m'a fait sentir que j'étais vivant, je l'ai entraînée dans la maison déserte et l'ai entretenur avec une souriante sincérité. Elle a failli périr mais tout restait merveilleusement clair. Notre préfecture s'eppalle GASTROM, comme gastronomie, et compte, en cette bizarre époque, 24 500 habitants. Ce sont de petits hommes noirs et des femmes boulottes, mais je ne suis jamais entré dans tout cela : tout dépend de ceux que j'ai longuement sollicités. po du cou de presqu'île, en dépit des vraisemblances géographiques. Extrême densité là encire, proximité avec les noms précédents, la capitale s'appelle BEBBUTH, ce qui se rapproche de Belzébuth, démons des mouches. "Bébébuth"était le nom de ma très tendre enfance, als das Kind Kind war. Je suis sorti du bébé à six ans, lorsque je traçais mes premiers contours côtiers au dos de ma première boîte de jeu de construction 325 500h pour ma capitale, conurbant avec ZEZBUTH. Voilà de l'érotisme et de l'exotisme. Ce n'était pas pour écouter du Mahler que j'étais monté chez toi. Pour baiser.

 

23.- FINSDHELDAGOOST

Le delta du Fins est prononcé "Dhelda", ð de l'islandais, écrit "eth", avec le "th" du "the" britannique. "Goost", à la flamande, ne veut rien dire. En hollandais, "ghost" veut dire "fantôme". Il est géologiquement aberrant qu'un delta envoie sa flèche vers une pointe de presqu'île, à mon que ce rivage ne soit exceptionnellement déprimé dans le sable. Pourtant, ces grouillements mal asséchés abritent une population humaine intensément dense en zone humide. Bebbuth, en terrain enfin sec, loge ses 325 500 habitants définitifs (c'est le pays des morts) au-delà d'une épaisse forêt côtière entretenue artificiellement à l'emplacement d'une plage. La péninsule pénienne se dispute entre trois département.

Elle se dresse entre deux immenses marais deltaïques.

Le tome premier de ces cartes s'achève sur ce territoire.

 

Le 24. est le FRANZISKUS. Il revêt une importance capitale. La toponymie de ce vaste département découle entièrement de mon premier corps féminin. Beaucoup de filles s'appelaient Françoise, et de garçons Bernard : cela ne voulait plus rien dire, et personne ne saura plus nous reconnaître. Ces mystères m'ont profondémen troublés, moins encore cependant que mes confessions ridicules. Nous couchions dans le même lit. Nos parents nous pensaient innocents. Mais il faut que je comprenne. Que je comprenne pourquoi je devais faire mes prières, dans ce lit, avant de me livrer à la débauche.

Françoise attendait patiemment que j'eusse achevé mes prières le plus dévotement et le plus à genoux possible,ensuite, j'oubliais ma pureté, je scindais en deux mon cerveau et mon ressenti, et je m'introduisais a retro dans les voies naturelles admises, vas in idoneum. Je pensais atteindre la vessie. Vous ne savez plus à quel point l'ignorance régnait. Vous ignorez notre ignorance. Et vous ignorerez la suite. Provisoirement.

 

25. - GIH-TAHL, désormais avec "g" dur comme "guitare, ex "Gihi" comme "Gilles". Une fente dans un plateau, désert, températures étouffantes comme en colonie de vacances, où le gros André passait la tête devant la fenêtre : "C'est fini, oui ?" - je parlais seul. On m'envoyait là une sieste sur deux, parce que j'étais celui qui avait l'air le plus con. Les autres se branlaient sous les couvertures, à la voix d'un narrateur. Je ne comprenais pas un mot de leurs saloperies. "Qu'est-ce que ça veut dire ? - Une femme". J'étais déçu. Alors, le moniteur venait, et comme les autres s'arrêtaient net, c'était moi qui me faisait virer. Il faisait chaud en 1954. Je me racontais des histoires dans ma petite chambre individuelle.

26. GRAND-ESCART Chef-Lieu Lé-Stif, ex Lé-sur-Stif. 675 234 habitants. Énorme département, au confluent commun du Stif, de l'Agims – g dur – et du Mézielg. Un delta immense, au nord, trois cours d'eau symétriques issus des montagnes, et un petit bouque de trois formant le fleuve central. De 4000 mètres à la mer, sur 400km, 10m au km ? Je ne sais plus ce que j'imaginais. Des voitures ultrarapides appelées "ventoréac". Des tanks appelés "pulvériseuses". Pas d'avions. Pas de vie en surface, tout le monde en collants unisexe, l'entre-jambes bien plat ne laissant rien deviner du sexe, car les cheveux longs pour hommes étaient inimaginables. Des toilettes au jet par mécaniques, des achats par distributeurs y compris des voitures, dans de grandes cages en verre.

Tout n'était que chiffres et nombres. D'obscures mathématiques ou algorithmes régissaient mes élucubrations, les seuls sentiments étaient la guerre : domination, ou asservissement. Lé-sur-Stif, parce qu'il y en avait deux autres : sur chacun des trois fleuves, aux mêmes latitudes.

 

27. - HALŽY [hal-ji], emprunté à l'alphabet tchèque.

Département de la frontière sud, au creux du val de l'Obo, qui s'oriente d'est en ouest. Aucune mythologie ne vient sous-tendre cette pièce rapportée. Ce sont des ajouts d'extrêmes semaines, une rigole entre deux chaînes élevées, un chef-lieu de 17 500h plus ou moins parsemé de crottes de mouton, affligé d'une population nécessairement arabe et musulmane pas très pratiquante. Il n'y a plus de religions dans mon royaume. Comme la Lecture dans Fahrenheit, elles ont été proscrites pour crimes et instigations au crime. La petite ville crotteuse s'appelle Mukhaddiž. Elle est imprononçable.

 

28.- HAUT-DEVIDA-DERAH Chef-lieu Jaralpur, 12 700h. Il ne manquait plus que ceux-là. Les Indiens, nommés improprement "hindous"– que c'est haut sur la carte ! Au beau milieu des deux deltas, unis par le Vattu ! qui tel le Casiquiare, unit deux bassins : du Stif et de l'Obi. Les hauteurs promises n'en sont pas, il ne s'agit que de sources sur plateau, qui sourdent au sein de vieux champs de maïs. L'écueil est de se demander ce que vous en avez bien à foutre, et de tomber dans l'abîme du sieur Carrère. Il existe en effet sur la Vraie Terre une invraisemblable infinité de formations géologiques et humaines pour se dispenser d'en échafauder d'autres.

Cet écueil évité s'en dresse un autre, celui d'Aragon-Roi-des-Cons lamentable auteur de Blanche ou l'Oubli. Ni le lecteur en effet ni l'auteur ne semble plus savoir où se situent le vrai et le reflet, l'hologramme et l'imaginé, le lecteur se noie dans la vase emplissant le nombril de l'auteur d'un horizon à l'autre.

 

29.- HAUT-QÎF, juste derrière le Halži ; avec un petit boudin fripé plongeant vers le nord, comme un sein de Geneviève sur la plage. Siberville n'a que 5 800 habitants. Ce que les connards du VIe

appellent avec condescendance un "village". Même Cusset, 13 000 habitants, ils l'ont appelé "un village". Bouvard, salut. Pécuchet, salut. Vous recopiez le monde, avec enthousiasme. Un autre tourne des pieds de chaise, à l'infini. Voici donc une lourde rafale de mollards d'automne.

 

30. - HAŽAR. JE raffole de ce "z – accent circonflexe"– qui n'est pas, justement, un accent circonflexe, mais présente un tout petit soubassement horizontal. "Chef-de-Val" : beau nom. 24 500 habitants. À l'échelle adoptée, une métropole. Avec un cinéma, une place à platanes. Je salue les humains.

 

31. - IMBO-PENIŽAB – que vous disais-je ? faire une recherche sur l'alphabet tchèque. Déjouer les pièges du moteur de recherche. Il n'y a plus d'accès à internet ! Horreur ! Horror ! Horror ! Saviez-vous, non seulement que le bey d'Alger a une verrue sous le nez, mais encore qu'il suffit de redémarrer l'ordinateur pour rebrancher internet, pour que le clochard puisse à nouveau fellationner l'abbé ? Oui bizuth, l'abbé en personne.

 

32. - KATHRAKTI - Sulep – 31 000 habitants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Cette nuit-là

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C O L L I G N O N

C E T T E N U I T – L À

 

" Je vis seul

" Je dors seul

" Je meurs seulement

 

"Rhacophore petite grenouille arboricole aux palmures postérieures très développées pouvant servir de parachute au cours de sauts effectués dans les arbres des forêts tropicales du Sud-Est asiatique (...) Nom usuel: "grenouille volante"(Larousse universel, t. XIII)". Chaque soir le garde m'ouvre les portes de la serre ; je trouve là, sur 30m de haut, de quoi satisfaire ma curiosité. À mes pieds les racines de palétuviers baignent dans un marécage en réduction où plongent les reflets sombres sur des profondeurs égales. Mes jumelles d'intérieur jouent sur les verticales, remontent vers les cimes où se distinguent les racophores sautant de branche en branche, atteignant même les eaux mortes à mes pieds : j'apprivoise ou du moins nourris mes petits ranidés de divers insectes tirés d'un petit coffret de santal cylindrique.

Le garde est natif de Malaisie, naturalisé – nous entendons par là "français". Distant et sec dans l'exercice de ses fonctions. Ma mère à moi provient de Battambang, près de Kok Ampil,au nord du pays khmer. On a dans ces contrées abondamment usé de cruauté, dans des grottes où se tinrent des massacres. Bien que je sois également né dans cette ville, je n'y retournerai plus. Perspective unique à cette heure nocturne, la haute verrière du Jardin des Plantes, accessible par pur privilège dans l'obscurité, après fermeture. Il en coûte bien des soins, et bien de l'argent, d'entretenir ces massifs arborés, dont les cimes se pressent aux membrures sommitales de la grande serre.

Je prends quelques clichés (800 ASA, grand angle) de ces merveilles batraciennes planantes, indiscernables à l'œil profane. Les lianes s'encordent sur les troncs moites. Il me vient l'image d'un corps aux membres soudés sous le feu des cauchemars. Cette nuit où je m'engage m'ouvrira le plus définitif des tunnels, jamais je ne replacerai mes pas dans mes empreintes ; juste avant de perdre connaissance brasenbae preah chong si Dieu veut, je

verrai sous mes paupières voleter les phosphènes étincelants de mes Créatures ; il ne me reste plus qu'à reposer en paix. Dans mon dos le Malais referme les panneaux de verre.

Je n'ai pu obtenir que la clef des grilles extérieures ; je marche au jugé dans ma nuit. Au 25 rue Buffon j'occupe au premier étage un appartement aryanisé dont l'occupant disparut à Kœnigsberg en 45. Avant d'y parvenir je dois effectuer quatorze fermetures de ma main, alternant à bout d'avant-bras les clés du pesant trousseau ; certaines actionnent jusqu'à trois serrures. Il m'en faut quatre personnelles pour ma porte, que le proprio juif a fait blinder avant sa mort. L'épreuve de la nuit constitue à proprement parler la véritable vie. Chez moi les vasistas haut placés, bridés à la façon des Génies courroucés sur les stoupas; étirés, menaçants.

Monté en chaussettes glissantes sur le bureau verni, je passe à l'étroit mon bras tout entier dans le noir extérieur, tremblant qu'une main ne m'agrippe. De là je saisis et déplie sans les voir les volets de plastique, assujettis très vite du dedans l'espagnolette.

La longévité moyenne des ranidés n'excède pas quatre ans.

Je n'aurai pas plus qu'eux accès à la vieillesse. Les trois premières lettres forment le mot "vie"– vetus/ vita : sans parenté. Poursuivant ma seconde mission de clôture, j'accède aux portes-fenêtres en balcon d'angle,où tentent de pousser 25 petites cactées en autant de petits pots, séparées de la rue par des vantaux. Quand j'ai bien tout fermé me voici à l'abri des monte-en-l'air et aures vandales. Ma mère a pu rapatrier du Kampoutchéa l'argent, les bijoux "volés au peuple". Quand elle mourut, voici dix-neuf ans, 1 mois et 9 jours) elle recommanda de ne rien investir en fermetures automatiques en dépit des publicités (bulletin météo d'Euronews).

grenouille,érotisme,femmesJe suspens mon trousseau personnel à côté du compteur. Je pense aux femmes croisées dans la rue tout le jour, que j'aurais tant voulu connaître à l'instant du plaisir ; ce sont leurs mains qui s'attardent à présent sur les clôtures de leurs logis, avant que leurs yeux ne se ferment à leur tour. L'instant du coucher reste celui du plus grand courage. C'est après m'être vu au miroir, la tête entre les lampes face à moi, qu'interviennent sur mes traits les convulsions de ma virilité : demain je serai ferme. Un homme – ferme, femme, à une lettre près. Cela ne peut manquer. Dormons et reprenons des forces. Sur l'Atlas blanc Bordas, "Index des noms", j'avance de trois villes par jour, en ordre alphabétique, dans telle pays, telle contrée où jamais nulle étincelle batracienne (l'ai-je oublié) n'aurait la moindre chance de survie. Si loin de tout tropique, entre Munich et Ingolstadt, in der Hallertau – double rangée de façades blanches dans le brouillard avec frontons, larmiers, doubles vitrages.

Et par beau temps le lendemain des cultivateurs à lunettes qui partent au labour en costume de confection.

Je ne pense pas que mon sommeil affole les foules : à peine sous les draps et dans le noir, je m'adonne avec ferveur à la catholique habitude de l'Examen de conscience. Qu'ai-je fait de ce dernier jour qui me fut confié, de ma vie qui n'a plus lieu d'être. Si j'ai suffisamment souffert et bien rendu. Défilé dans mes yeux fermés des mines défaites et des habits des hommes ou de leurs rictus, éclats de voix, de rire etc. - écriture et méditation malgré le sommeil toujours en embuscade, envois de messages - moins par téléphone toutefois, où se dépense en pure perte un trésor de chaleur, plutôt par lettres, aux réponses tardives et décevantes.

Bénie soit la toile, qui sans profondeurs ni brouilles ni mort d'homme parvient à parler sans fard. Sur la toile envoyer paître tel ou tel, peu importe le tort ou la raison, les échecs viennent tous de l'autre et la sottise est réciproque. Préférence encore pour ces jours de solitude ou de compagnies légères (vendeur de journaux, cafetier qui me pose la tasse sous le nez sans un mot, manques d'égards où couve la haine, c'est la vie, je ferme les yeux. Heureux les hommes qui referment leurs tiroirs avant la nuit comme des portes ou des volets.

Je fus soupçonné du meurtre d'un vieillard locataire au fond du jardin, c'était à s'y méprendre un Gartenzwerg bien glabre et cabossé, voûté, le nez pendant et le pantalon flasque. Je l'aurais tué disait-on pour retrouver mon carré d'herbe et de plantes si rares à Paris, au fond d'un puits de murs où le soleil vient peu. J'aurais dû signaler ses grommellements, ses loyers en retard, ses incessantes allées et venues (alors je l'ai tué) – "Monsieur Truong Phan Van" ont dit les journaux "n'a rien laissé paraître" il me gâchait le paysage, de sa cambuse je ferai un pavillon d'été – le vieux a disparu. Famille introuvable (deux nièces à Lyon, qui l'ont peut-être interné au Vinatier – certains vieillards s'enfuient vers leur "âtre" comme ils disent, glacial mais où ils ont vécu trente ans.

Je me soupçonne fortement d'avoir tué ce vieux. Je ne peux rassembler ce qu'il faut d'argent pour réhabiliter son bouge, sa bauge, à mon seul profit. Peut-être qu'il n'est pas bien mort. Ce souci me taraude avant mon sommeil, puis viennent les grenouilles rhacophores, qui veille ? qui dort ? qui vit qui meurt et toutes ces choses. Puis les grenouilles s'évanouissent en pleine mangrove. Épreuve ultime : dans le lit, affronter ma mort – que philosopher, c'est apprendre à mourir à bon marché (ou à vivre ? jamais de la vie) - j'ai ouï dire qu'il existait "une forme de bouddhisme" qui laissait subsister les passions tout en s'en détachant – à vérifier – consulter Sénèque, Nazianze (Grégoire, dit le Théologien) "Sois à la fois l'athlète et le spectateur"ou mon prochain.

Mon lit de mort est le centre du monde – quoy ! N'ay-je faict suffisant exercice ? - avec mon jeu de réussites "Les Dames de la France". J'explique : si la carte que je dis à haute voix coïncide avec celle que je tire (la carte), c'est que je mourrai demain. Roy de Pique ! - l'As est sorti, je survis d'un jour et rebats trois fois. Le record est à fin avril, et quand enfin je meurs coïncidence Bouche et Main je pousse un grand cri et mon cœur bat plus fort, la roulette russe n'est pas mal mais c'est très, très dangereux. La fusion finale au sol àl'herbe ne m'effraie pas car je suis très, très loin de l'échéance (l'imminence) on dit que Charles-Quint lui-même chanta les répons du fond de son cercueil : répétition généraleMonastère Cuacos de Yuste 1557.

Vitalie Cuif, épouse Rimbaud, se fait descendre ("la mère Rimbe") dans sa bière sur deux cordes au fond de la fosse "pour voir". J'ai de plus en plus peur j'expire lentement ente mes lèvres question : Suis-je le seul sommes-nous seuls à souhaiter tout au fond de soi l'exact ajustement de l'instant conscient et de l'éternel, seconde après seconde - autre chose, tout de même ! que la quête du bonheur pursuit of happiness – je refuse : yoga, zen, bouddhisme, sénéchaussée (doctrine de Sénèque) – non : c'est à moi seul, à moi seul de créer, seul membre du club, seul dépositaire de la fausse vérité. L'entrée précise dans le sommeil mesure à elle seule à quoi sert ou ne sert pas de vivre qui perd l'heure perd le jour qui perd le jour perd le mois, l'année, la vie – "Las voyez comme en peu d'espace"on passe de l'enfance à la plus blette maturité.

La mise au lit en bière est le seul instant qu'il faut retarder, puis de justifier, puis d'accomplir. Mon lit depuis que je dors seul présente l'ancien baldaquin aux piliers tordus comme un Bernin, le ciel hélas privé de couronnement ou de tissu plissé (le fameux "ciel-de-lie" en pout-de-soie épaisse et mate, avec embrasses retroussées sur les courtines ; autour de la couche court un large rebord de chêne communément nommé "châlit". Le chat prend position là pour la nuit, à tendre le bras seulement je le touche. Parfois la nuit je l'entends lourdement descendre sur le parquet ou légèrement se repercher. Il me veille. Bashtet est "la déesse chat, "aspect serein de la lionne guerrière".

Il veille le seul humain lumières closes. Alors je pense à tout. Parfois se lève en moi la Vague de Persécution, et lorsquej'ai réglé, mais pas avant, leur compte aux opposants, je dis le mot "décontraction"– figurez-vous chaque partie de votre corps abandonnée comme un chiffon au point que toute chair se détache comme dans un chaudron d'eau, sentez le frisson chaud des muscles et du bouillonnement. Passer en revue les tissus musculaires même si leur dénomination reste incertaine, tout un pan de corps qui soudain se relâcheou bien ce dessus de la jambe nommé droit fémoral ou le flanc gauche ou droit; autour du genou j'imagine un rayonnement d'aiguillettes ou losanges sans existence anatomique - je n'ai plus lu Décontraction pour tous après p.35 ch.II car on voulait m'apprendre à ralentir ou à presser mes battements de cœur je n'ai qu'un cœur [sys- et diastole] - plutôt crever.

Répéter je dors d'un profond sommeil jusqu'à la clôture des yeux intérieurs et si cela ne vient pas vous vous serez toujours apaisé me dit le médecin - rien ne me fait plus peur que de vivre ou penser lihrement ; l'animal seul incarne et mérite la liberté – le chat le chien l'oiseau – ma folie n'est pas pour demain. Au cœur de la nuit je me lève et j'urine, échec. La nuit remonte à la plus haute adolescence. Jusqu'à treize ans le sommeil d'un enfant. Réactivation de la scène où la Mère me sermonne : à 4 ans passés resté sale, Maman commande à présent je cesse de pisser au lit, parce que ça fait de la peine à papa (je le vois de côté, feignant la plus profonde afflication) (« Tu feras celui qui a un gros chagrin ») (il ne me semble pas plus chagriné que ça). Du jour au lendemain mon abstinence est totale. Ce que père et mère ignorent, c’est qu’il n’est rien de tel que ce mensonge, largement divulgué dans les années 50, pour inhiber sans remède, pour bloquer tout désir d’action quelle qu’elle soit chez l’enfant et l’adulte. Il m’est encore et pour toujours impossible d’agir. Je prenais le jour pour la nuit (errance d’horloge interne) – la vie se prend, s’obtient pendant la nuit. Le jour n’apporte que des devoirs.

Des corvées. Pas de vie. De nuit l’esprit touche et goûte au déroulement éternel. De jour on court de remords en remords. Obtention Zéro.

Réveil de nuit. Pipi faible, envie faible, peur d’avoir envie. Juse avant je rêvais que je pissais. Surplombant le pot, le seau, la cuvette douteuse, je dis un prénom, un patronyme, deux dates – naissance et mort. Je ne tue pas le père je veux l’indépendance. J’ai lu ça dans un livre. 1885-1947 : 62 ans. Le jour, le mois : 28 mai pour la naissance, 3 décembre pour la mort. Si la date de mort dépasse le jour où je suis : mort retardée, mais mort quand même. C’est un homme, très rarement une femme. Autrefois je donnais à l’homme le prénom qui est le mien. Je ne me suis jamais débarrassé du monde à éliminer : « Je ne suis pas x. Je ne suis pas x. Mon prénom seul et son nom à lui. Mort le 3 décembre 1947.

NOM EST NON. MÈRE EST MER. PÈRE EST PERD.

 

Puis je retourne me coucher. À tâtons. J’enjambe le chat, étendu comme un sphinx sur le châlit. Je rabats mon drap. Passé 5 heures inutile impossible de dormir. Transposition d’ordre littéraire inconcevable. Les ours en hivernage eux aussi se relèvent. Comme eux je ne souille pas ma couche. Bern-hart : Fort comme un Ours. Forcé à chier. Veiller, agir : non pas chier mais se retenir de chier. Jouir dans l’efficacité, oser, c’est risquer de chier. Parler c’est chier ( risquons la métaphore) jouer sur scène, lire-écrire. Déféquer pour capter l’attention de la mère. Professer pour capter l’assistance, le blâme, l’attention. Les mères d’élèves. Les jeux de mots.

Reste à établir que toute communication souille ; c’est une épreuve alors qu’il est si simple de pisser. De nuit face au miroir placé là par le précédent propriétaire, anxieux de vérifier ses attributs virils…

 

X

 

X X

 

Ne pas emmerder son interlocuteur. Ne pas lâcher une de ces gaffes qui brouillent pour vingt ans. Biaiser. Sans cesse. Blaguer sur la corde raide au-dessus des lions. Tout ce qui forme groupe, assisance, classe, public ; salle des professeurs ; corps de garde, dîner de cons, cantiques sportifs – tous adorent le rire. Les fauves aiment rire et bâiller. L’individu reste douteux, périlleux, réfractaire. Il peut n’entendre point raillerie. Renvoyer par exemple ses propres railleries – le boomerang merdeux. Voire vous prendre pour un con – pire : un fou. La façon dont les femmes ricanent en s’inclinant sur leur voieine. À quoi sert le professeur ? qui peut le dire.Ils me regardent tous et se mettent à rire.

Face à l’abîme. Si mes disciples ont ri j’aurai atteint mon but.

Dans la mollesse, et malgré moi.

Mes écrits aussi seraient excrétions. Cahiers, simple feuilles entassées dans l’armoire et jusque sous les pieds de la bibliothèque – juste un châtiment ? Tu blâmes ceux qui se sont poussés par intrigue tandis que tu ne sais qu’écrire ?… l’alpiniste a besoin du dernier de ses crampons. Le sponsor, l’œil vissé sur ses comptes en banque, est aussi indispensable – que penserait-on d’un grimpeur en espadrilles ? Pour habiller de nuit ton impéritie, tu remets ta faute sur les autres ? qui n’ont rien compris ? qui ne t’auraient pas compris ? Tu comptes donc exciter leurs rires, comme à tout le reste ?

Quant à l’amour, tu vois bien : les tendresses en bouffées ne s’adressent qu’aux ombres. L’humanité - t’est réfractaire.

 

* * * * * * * * * * * * * *

Lire au lit (non plus) n’est pas un plaisir. Un professeur, un pape – sont forcés de lire. Mes titres de chevet sont ceux que j’ai décidé de lire. Accumulation du savoir avant d’affronter Dieu. J’affronte Dieu. Qui ne s’abaisse pas aux interrogations. Voici les titres.

1) Virginia Woolf, dont j’adorai naguère Orlando, prodigieuse conjuration de la gloâre à travers les siècles et les sexes. Appâté, j’ai décidé de dévorer ses plus gros ouvrages. Le volume entier n’est qu’un empilement de mises au point télescopiques sur les feuilles d’arbres, les escargots et autres friselis d’écume. On n’y tient pas, on suffoque. J’entends bien que c’est de l’excellente littérature, qu’il faut avoir lue, dont il faut s’informer et s’instruire.

Il en va de même du n°2), qui signe Elias Canetti : « Écrits autobiographiques », douze cents pages de papier Bible, Nobel 81 : autre apnée, tyrannique, masculine cette fois. Rien n’est épargné au lecteur : pas un filet d’air – chaque personnage décrit jusqu’aux poils de barbe, jusqu’à la longueur de langue appliquée sur les doigts dans le livre pour tourner les pages, pas une description qui ne soit scrutée, pas une circonstance qui ne soit décortiquée, fibre à fibre, jusqu’aux lambeaux les plus insupportables. De quoi que l’on parle, de qui que l’on disserte, romans, grands hommes, forcément célèbres, nécessairement les plus passionnants, les plus palpitants, toujours l’oppressant, l’indécollable Canetti leur a consacré son attention la plus scrupuleuse, la plus admirative, la plus exclusive, au point de demeurer des heures, plusieurs jours du mois jusqu’à la fin du mois, devant telle peinture, tel infirme, telle demeure, invariablement les plus captivants, les plus éblouissants du monde. On se sent con devant l’immense Canetti. Devant ces intarissables marais explicitatifs témoignant, n’est-ce pas, d’un tel appétit de vivre et des Aûûûûtres.

Nous autres : « Il s’assit ». Canetti : « Comme il était encore debout, il prit place sur la chaise qui se trouvait devant lui, afin de se soulager de la verticalité de sa station précédente ». Assurément Stefan Zweig, Henry James et Schnitzler eux-mêmes passeraient auprès de lui pour des parangons de sobriété.

3) Lucrèce (Titus Lucretius) « De Natura rerum » n’arrange rien, à deux pages tous les quatre jours (une en français, une en latin) pour ne pas mourir d’ennui, d’exaspération. Lucrèce ou les joies de la version latine. Pour mon

4e) auteur de chevet, il doit en tout cas être vivant, « non-mort », no-sferatu. Plus frais, plus vif que les autres. Souvent aussi de style « navet froid », quand la « petite édition » me l’envoie au titre d’envoi de presse, gratis pro Deo. C’est ainsi que j’alterne Lucrèce, Elias, Virginia et Paroles d’étoiles, témoignage collectif d’enfants juifs cachés pendant la guerre : ravaudage extrêmement réconfortant, rhapsodie dantesque et très rigolote de récits défraîchis, rancis, par des contemporains vivants, immédiats, vieux et présents pour le coup, à jamais.

Le comique provient aussi d’une toute autre liste qui m’attend le lendemain, pour la vie diurne, à boire jusqu’aux dernières gouttes en vertu du principe éminemment discutable que « toute page écrite le fut par un être de chair et de sang ayant voulu te toucher, t’atteindre à travers les siècles et la mort », et que nulle miette n’en doit tomber.

 

 

 

LE CHEMIN PARCOURU

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COLLIGNON LE CHEMIN PARCOURU

 

L'EFFONDREMENT DE ROSSENBERG PRÉPARATION

 

1) Nuit à Rossenberg

a) les lieux (trois pages)

1) le bâtiment et ses entours (une page)

2) chambre blanche, petit lit de camp, portrait d'Henri V de Chambord. (une page)

3) ma compagne à côté (une page)? et l'impression étrange des volets hermétiquement clos. (une page)

b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons,

c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'I. à l'horizontale.

DIX PAGES (EN FAIT, SIX SEULEMENT)

2) L'effondrement

a) alors que je me balade, effondrement d'une aile, je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, cf. une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

b) les hommes vont sur le terrain (torchis, colombages), (laine de verre, masques) - moi, je suis méprisé, on ne me confie que le nettoyage de la vaisselle, aidé par des fillettes, puits à chadouf, bien préciser à ce moment la situation d'humiliation et d'infériorisation dont je suis l'objet dans ce groupe de merde.

cabane,canada,effondrementc) Evocation effectivement d'O. qui me traite de Gugusse et de L. qui me remet le moteur en marche. Ne pas hésiter à dévoiler alors leur peu glorieux avenir (digeridoo, Uruguay)

 

3) Mes lectures, destinées à bien montrer combien je suis supérieur (Musset aux chiotttes à la caserne, chapitre sur Ulysse dans "Si c'est un homme", ceci avec l'une des fillettes. Mais, "après-midi vaseux".

a) mon bouquin, sa découverte dans les décombres, mon rafistolage, ce que je m'en promets

b) un commentaire là-dessus

c) ma transmission, très chaste, pendant la nuit à la petite fille, cf. Nuit de Mai, "Que c'est beau !"

 

 

4) Ma soûlographie en mémoire de l'ermite

a) le menu pantagruélique "Au Paléolithique", "Au Grand Béarnais"à Sarlat, les sauveteurs se restaurent

b) Je suis ridicule et hargneux, cf. le barak hongrois, les cinq litres de vin avec L.

c) Une agressivité sauvage, ma paranoïa n'ayant cessé de croître

 

5) Le voyage du retour

a) Le trajet à travers le Bocage, avec la petite fille dont nous ne savons pas tous les deux qui est le père ; petite route et cimetière de G., pélerinage ultra-lent car nous n'y reviendrons plus.

b) le peintre Manolo, les adieux à tous.

c) engueulade magistrale devant la petite fille pour savoir qui de nous deux est le père.

 

6) Il faut pourtant larguer la fillette chez sa mère

a) l'accueil plus que mitigé, cf. Machinchose à Kekpar.

b) accueil dégueulasse de la fillette, cf. fille de V. à Villaras, écoeurant.

c) elle nous annonce qu'elle va l'abandonner chez une autre copine

 

 

7) Achat de bouffe cours Dr Lambert

a) je médite ma vengeance en achetant des produits avariés

b) je me lamente sur ma vie ratée, en retraçant la vie antérieure de mon compagnon et de moi

c) le repas est dégueulasse, avec la radio qui hurle sur le jambon d'York

 

8) Toujours la soirée studieuse

a) Je reviens sur Musset

b) je fais le tour de tous mes bouquins

c) je fais effondrer à mon tour toute ma cabane

 

9) Coincé dans ma poche d'air, j'attends les sauveteurs.

a) je me sortirai de là, j'irai à St-Flour

b) je ne pourrai jamais, jamais vivre seul

c) j'entends la voix de mon compagnon qui demande qu'on arrête les recherches, on m'arrose de créosote avant de mettre le feu.

Pendant ce temps-là je creuse, pour m'évader, deux cents mètres plus loin.

 

 

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I, 1, a (une page)

Il est sur une bosse un lieu nommé « Calvitie  de Vénus », avec dans la clairière une maison de bois: trois étages haussés par-dessus les cimes, en tous points comparable aux maisons fermières de l’Ouest canadien (Calgary, Mouse Jaw) – où croissent à l’infini les beaux blés de printemps. Juste devant l’entrée règne une calvitie d’herbe sans trace de jardinage : le propriétaire, Stoffer Jyves, poussant de plus en plus, assis sur sa tondeuse entre les arbres le débroussaillage, si bien que le sous-bois se trouve dégagé, propre à courager le feu.

Il semble en vérité tout sec et décharné le tondeur cavalier de l’Apocalypse, utile et monotone : il remise en fin de journée son engin sous un appentis. Sa femme Jamie au contraire entraîne dans son cercle tous ceux qui l’approchent, dont tout un sourire efface la disgrâce, accueillante aux égarés.

L'extérieur consiste en ces ingénieux volants de gitane en bois figés dans une verticalité de bitume biblique, dont l’entêtant parfum se renouvelle à chaque badigeon de réfection. De rares ouvertures s’étagent sous leurs auvents, prolongées jusqu'au sol par ces raides volées de marches métalliques imposées par la législation contre l’incendie.

L'intérieur vertical présente ces « échelles de meunier », trappes et rampes vernies, où se déclinent les couleurs blondes du miel : il a toujours fait bien chaud dans les étages.

I, a, 2

Mon compagnon et moi bénéficions ce jour de leur hospitalité ; logésà gauche de plain-pied sur la pelouse. Il règne dans cette chambre un froid glacial, à moins d’y transporter un chauffage rouge sur roulettes d’odeurs inquiétantes : rien qui s'épuise plus vite que ces gazinettes compactes au Co² enrichi. Nous occupons un petit lit de fer qui grince sous les couettes lorsque nous nous rejoignons sous l'édredon. Les deux panneaux du lit montrent des ferronneries où ne manque pas une volute, le creux du matelas formant une étroite gouttière, et nulle nuit ne me revient en mémoire sans que je ne l'associe à d'intenses courbatures dues à l'emmêlement obligé des membres, tant supérieurs qu'inférieurs.

Nous aimons bien notre lit qui fleure bon les douilletteries puritaines. Or ce n'est pas un crucifix qui le domine, mais un portrait de Napoléon par David, avec ce profil gauche où s’emboîte un menton dans son cou empâté, jaune rosé plâtreux aux embus finement lézardés. Dormir sous le portrait de Napoléon serait obsédant, si nous ne dormions très vite au sein des lourdeurs impériales. Mais dès le matin, sitôt ôtées les barres de volets, nos regards se posent sur l’autre affiche au revers de la porte : un Christ aux Souffrances, chantourné par la douleur, ce qui veut dire creusé du dedans. Sur sa peau de plâtre viennent des coulées de sang rubis. Sitôt enjambée la fenêtre nous foulons l'herbe des Rocheuses, et les volets pleins sonnent sur les bardeaux. Mon compagnon de lit refuse de couper ou tailler sa moustache. Il a de forts besoin de sommeil ; je puis aussi bien me promener dans les sentiers de prairie pendant plus d'une heure, dans la rosée, avant qu'il ait songé à s'éveiller.

Nous nous connaissons tant que son odeur s’accorde à l’âcre senteur des enduits et fongicides pour le bois. Volants superposés comme autant de volants d'une lourde gitane noire et goudronnée, figée dans une verticalité de bitume biblique. Au début j’étouffais sous le poids de ses jambes à présent mon propos consiste à me plaindre de lui, ce qui démontre Dieu par le blasphème.

L'odeur d'un bateau calfaté poupe en terre, bloc de goudron fissuré.

C'est bien plus facile de se faire enculer : rien à foutre et laisser faire. On sait qu'on jouira plus tard, toute seule, tranquille. En attendant qu’il ait fini de se secouer comme un porc, je me sens utile, je sais où l'on va. Je n'ai jamais été de force à concevoir ce que c'est qu'une femme. La femme qui est dans mon lit n’est pas un homme et je vous ai bien eus. Elle ne dort, en vérité, jamais vraiment : du fond de sa torpeur elle saura émettre une réponse pertinente. Je ne sens plus son odeur. Nous emmêlons nos membres au petit matin. Le rite du matin consiste en baisers sur la bouche et les yeux, frôlements, expirations tendres, ma barbe grattant encoreà peine, car je me suis rasé la veille au soir.

Nous n’avons jamais froid dans le lit ni la pièce malgré les - 25 dehors, il règne toujours ici

une transpiration de ma compagne semblable au corps grassouillet du loir, et Dieu me préserve de trouver un matin emmêlé à mes jambes des tibias d’homme en barres à mine. Désagréables tous, démunis, taillés en raboteurs de planches et mous de la bite comme des poires à jus - elles me disent, les femmes, la seule que je connaisse et qui les a remplacées toutes : "vous êtes attendrissants", "ils ont été dans notre ventre"– une autre ayant proféré qu'elle refusait d'être enceinte d'un garçon pour ne pas avoir un sexe mâle sur le placenta.

Au petit déjeuner les corps se séparent et d'un coup c'est le silence, juste un air absent au dessus du bol chaud - les yeux lourds dans l’odeur de suie froide été comme hiver et ramenant hâtivement sur nous les pans de nos dressing gowns car nous avons couché nus.

.

b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons, et

1) ceux qui nous hébergent,

2) nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

3) je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel, nous nous débrouillons chacun de notre côté) couche ou non avec le mâle, cf. aussi le bossu d'Issigeac et cet hôtel abandonné.

 

I, b, 1) ceux qui nous hébergent.

. L'été, la porte intérieure s'entr'ouvre, sur nos hôtes déjà là, souriants, bénévoles, prévisibles. humains. Cet accueil agissait jadis comme un viol : d'autres êtres que nous peuvent donc s'aimer aussi bien que nous, avec leurs secrets à confier ou taire : le tondeur maigre et silencieux, qui mange avec des claquements à la façon des grands oiseaux du Nil. Je hais ces gens et leur suis attaché si viscéralement que je ne sais plus rien. L’hôtesse tourbillonne avec des cris de chouette : non pas ce doux hululement du hibou, mais la criaillerie obscène du nocturne dépeçant sa proie. Depuis, à mon compagnon comme à moi, il n’est croissant si chaud ni si moelleux qui ne nous rappelle le goût du rongeur mort.

Parfois mon homme et moi partons dans ces bois, à nuit tombante, fusils cassés en main malgré l’interdiction par les autorités de Saskatoon ou Regina : tout est loin. Nous feignons d'imiter le hibou qui bouboule ; le hibou répond à nos cris par nichées entières sous le long ciel du crépuscule. Et nous apercevons parfois sur les branches indistinctes l’ombre géante et tutélaire du Roi - nous rentrons seuls alors la mort dans l’âme ; en vue de la haute tour nous refermons sèchement nos fusils.

Nous ne nous touchons pas de la nuit. Il est des obscénités qu’on ne commet pas, casqués parfois, et bottés. Retranchés. Nos armes devant nous sur le râtelier de bois, nos virilités au clou, les yeux appesantis, nous sombrons, nous ronflons dans le plomb, le matin le volet bat sur les bardeaux, lourdement la paroi, les effluves de chicorée montent, et la chouette nous informe que le petit-déjeuner est prête. Nous reniflons parfois sans nous laver nos frusques de nemrods, grognant des scènes. Jadis nous vivions au sud, cité perdue désert glacé, silos où fermente le grain sous la paupiè-re obtuse des thermostats lumineux - gratte-ciel, où il ne viendrait à personne l’idée de précipiter un avion.

Nous leur devons de l'argent, des services. Voilà pourquoi nous séjournons là, tous les ans depuis des années. Nous venons d’Edmonton, 326 miles. Chaque été, chaque hiver, nous ramènent chez Jywes et Holly, son épouse. Nous leur devons cela. Ils nous ont acheté la Tour - alors que rien, strictement rien ne les y obligeait. Mais comme ils ont bien vu que rien ni personne ne nous ferait mettre « la main à la pâte », que nous n’étions pas dignes, détestant bricoler détestant passer lasure ou fongicide, ils se sont obligés à occuper notre bien, pinceau sur pinceau, goudron sur goudron, planche à planche - eux aussi possédaient leur pavillon-pelouse, en banlieue, à la pêche en week-end au Last Mountain Lake par moins quinze - mais ici, à la Masure, c’étaient eux qui entretenaient cette maison qu’ils nous avaient offerte.

Est-ce qu’il ne s’était pas agi, à un moment donné, d’un putain de billet de loto gagnant que nous aurions partagé, est-ce que nous ne nous serions pas bien mieux entendus jadis qu’à présent, est-ce que nous n’avions pas échangé nos femmes ou nos maris, n’y avait-il pas entre nous de ces secrets qui traînent depuis des décennies à l’intérieur des sectes et des communautés qui se sont faites, toutes, ne vous y trompez pas, à l’époque des Guerres du Viet-Nam ? canadiens ou pas... Ceux qui sont passés par ces épisodes confus peuvent seuls savoir - et nous sommes loin d’être justement les seuls - le caractère irréfragable que peuvent prendre alors les liens qui se tissent entre les gens, le fait d’avoir senti subrepticement se glisser en vous une queue qui ne vous était pas destinée, qu’on soit mâle ou femelle - ceux-là seuls peuvent comprendre l’impossibilité archi-absolue de toute rupture, le silence qui s’abat sur vous pendant des années, les folies aux visages variés qui vous font ou pousser des cris de chouettes ou des bubulements de hiboux, les culpabilités molles, les traînassements d’habitudes, et les jouissances de désespoir, de dérisions, lorsque le vent qui se faufile entre les cimes vient se heurter à nos volets.

Ici les nuits comptent plus que les jours, elles ont une épaisseur révélatrice, elles vous révèlent incomparablement plus que les jours ce que c’est que le Pays de Moose Jaw, de Poughkeepsie, de tous ces lieux imaginaires auxquels il est formellement interdit de donner des noms vrais : une épaisseur qui vous plombe aussitôt dans un sommeil où l’on ne sait pas ce qui rampe entre vos jambes si c’est une femme (une lourde cuisse grasse) ou ce qui reste obstinément raidi sous le tissu sale et roide d’un pantalon insensible et désastreusement immobile, lorsqu’il s’agit d’un homme. Ce qui précède en sv 107 XXX 63 07 03

 

1 b) 3 3)je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel, nous nous débrouillons chacun de notre côté) couche ou non avec le mâle, cf. aussi le bossu d'Issigeac et cet hôtel abandonné.

 

 

De notre chambre à coucher fermée par des barrières à la salle du petit-déjeuner, il n’y a qu’une échelle-de-meunier, ce genre d’escalier qui provoque lamort de tant de bambins qu’on doit clore le haut par une petite barrière dont seuls les adultes possèdent la clé. Mais nous explorons les étages supérieurs. C’est comme dans un rêve. Nous ne nous sommes pas déshabillés, nous portons nos fusils cassés le long de notre hanche, nous montons les yeux fixes dans le noir, où nous acquérons la vue puissante et nyctalope des oiseaux que nous trouvons pas. Ce sont des chambres vides, à l’infini, en hauteur, comme si en vérité le bâtiment se rehaussait à mesure que nous le parcourions, comme s’il s’érigeait, à mesure que nous découvrions les chambres abandonnées, lavabos orphelins gouttant dans la nuit, draps roulés et défaits, les matelas mêlants leurs rayures ; ampoules mouchetées chiures, blafardes et grésillantes, bien plus propres à effrayer qu’à éclairer, tandis que s’ébranlent dans notre dos, plus effrayants que s’ils étaient là tout proches à nous toucher, des lourds usufruitiers qui nous demandent ce que nous pouvons bien foutre là-haut, à gaspiller de l’électricité, à voir quoi, bon Dieu, à moins qu’ils ne nous pressent de les payer enfin en travaux d’entretien auxquels nous ne condescendrons jamais.

Nous savons qu’ils entrent avec nous, dans la chasse aux escaliers, cette créature qu’ils relâchent la nuit et hante les bas-fonds de leur cave, non point Ligéia ici enterrée vive, mais ce bossu par-devant, bossu par-derrière, bitord, qu'ils ont ramené de banlieue - cet homme, Vercassis, exerce la profession de modèle; il teint son nez et ses pommettes en vermillon. Il se fait photographier dans les postures les plus difformes. Puis il est revendu sous forme de figurines. Se faire poursuivre de nuit par lui dans les étages nous flanque à tous les deux mon chasseur et moi, des terreurs atroces ; et quanddans notre épuisement sur nos talons parfois son nez passe la spirale, nous explosons le pas et l'étage s'ajoute aux étages.

Que va-t-il advenir de nous ? Mon chasseur et moi ne savons planter un clou. C’est tout le bâtiment de bois qui s’ébranle ainsi au milieu de la nuit. Nous savons qu’après la mort de nos protecteurs ce bâtiment restera quelque temps plus ou moins entretenu, puis qu’il s’affaissera sur nous sous ses poutres et nos sciures. Nous reviendrons à Edmonton au printemps. Nous y suivrons des cours de charpente. Nous rétablirons le courant pour que les lampes sans abat-jour cessent enfin de tressauter comme des paupières.

 

c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'Issigeac à l'horizontale.

 

Cette partie est devenue inutile, car tout a déjà été développé dans les paragraphes précédents, avec force détails.

2) L'effondrement

alors que je me balade, effondrement d'une aile,

2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

 

je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments,

 

I, 2, a : une page

 

 

X

 

  1. Deux chemins partent de la clairière où Jywes traîne incessamment sa silhouette chevaline sur sa tondeuse ; deux sentiers raides dévalent raidement de part et d’autre de la haute calvitie que couronne la tour. Il faut avec entêtement lutter contre la descente avec autant d’obstination qu’on l'a gravie, tant les buissons, les ronces, les végétaux piquants vous agrippent au passage, vous protègent de la chute ; c’est le chemin du sud qui vous retient le plus. Celui du Nord plus doux mène au Lac Travey ; il caresse d’abord l’épaule par de hautes fougères arborescentes. Il se dégage alors de ces petits champignons éclatants (lorsqu’on les foule) un parfum pénétrant de spores, éjaculation végétale, poussière balsamique.

  2. Et je les parcourais, alternativement, déplorant le peu d’espace offert par ces bois ancestraux, tandis que mon compagnon le chasseur gisait vivant tout raide auprès de son fusil. Je songeais à cette arme entre nos corps placée. C’était la pente sud ou femelle, et mes nombreux passages à pied dans ses broussailles rendaient chaque fois moins piquants mes agrippements, lorsqu’il me sembla ouïr un craquement sourd et lointain ; la terre ondula sous mes pieds, des éboulements se distinguèrent au sein des fourrés. Remontant la pente avec essoufflement, parfois m'accrochant des deux mains à terre, je pressentis que le Bouclier Hercynien Canadien, qui se pensait à l’abri des séismes, subissait une secousse bien réelle.

Tout le monde a déjà ressenti un séisme : sensation de nausée, perte d’équilibre et de tout repère, angoissante question de sa propre existence (un point, une poussière) : il y a dans cet abandon une douceur infinie, des endormissements. Je voulus courir vers la cabane, dont plusieurs tournants montants me séparaient au plus épais des fourrés. Les arbres autour de moi craquaient sans s'abattre ; ils fourniraient le bois de mon cercueil, car ils m'enseveliraient dans leur chute imminente. Il existe ici de ces espèces balsamiques remontant à des millénaires. Peut-être des gisements de houille hantent-ils le sol où je me débats, mais qui planterait des chevalets d’extraction parmi les bavures de lianes argentées ? Je remontais péniblement la pente. Pourtant c’était comme un jeu. Le creux de mes mains s'écorchait. Les branches basses m’entraînaient dans une valse infernale et facétieuse.

Puis le sol recouvrait sa stabilité. Je courais sur les aiguilles de conifères, bien rangées, bien sèches. Puis tout se remettait à onduler comme la peau d’un serpent dans les parfums, de nouveaux tournants se précisaient entre les buissons bas. Acte d'amour terrifiant et merveilleux avec Nature, à la fois dangereux et affectueux, car elle est capable de délicatesses. Je ne risquais rien, à moine que le démon n’ouvrît sous moi une de ces crevasses d’engloutissement, aussi facilement refermées qu’ouvertes.

2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

Une page

Le bâtiment, quand je le vis enfin, m’offrit l’image d’une invraisemblance absolue. Comment avait-il pu se faire qu’une surface aussi réduite n’eût pas provoqué un effondrement « en château de cartes » ? Les convulsions du chat ou de la tortue (disent les Japonais) sur lesquels nous vivons, vermine humaine, sont imprévisibles : une partie du bâtiment restait intacte ; c’était la moitié sud-est. Les volants étagés du bois, en jupe géante, restaient fixés l’un sur l’autre comme un grand pan d'écailles. Et d'un coup, au-delà d’une flèche de bois que la secousse avait propulsée à la verticale, toute l'habitation de Mont Shaïle s’était affalée au nord-ouest, en direction de l’Alaska. C’était comme un épine dorsale brisée, un long chevauchement de chevalets d’échine, un espadon mille fois rompu et rerompu, un léviathan fossile mal classé encore par les paléontologues, comme si le tremblement de terre s’était produit vingt millions d’années avant notre ère, et que les morceaux d’un ichthyosaure - les mots m’échappent, comme la terre sous mes pieds. La sciure planait par-dessus tout cela. L’odeur était merveilleuse, les particules demeuraient suspendues à deux mètre ou trois au-dessus du sol, et répandaient cette saveur de bois qui détermine les vocations de forestiers for ever, quel que soit le bas salaire qu’on obtienne dans ces professions déshéritées, loin de tout.

Un journaliste pressé -j’aurais pu vendre très cher mon reportage, mes clichés si j’avais eu l’esprit de porter sur moi un Nikon 400 E - « Je devrais me barder d’appareils photographiques, ces deux sentiers sont si riches que je rapporterais au poins de quoi garnir deux albums » - et puis j’oubliais - aurait alors mitraillé cette scierie bombardée,ce chaos d’éclatures où subsistait le grand dessein d’un architecte. Nulle fumée ne s’élevait encore, à l’exception de cette écharpe odorante et blonde, et c’était merveilleux, en vérité, que nul incendie ne se fût déclaré, ni ne menaçât, car mon odorat était aux aguets. Tous les sens jouissaient e la perspective eshétique offerte à moi. Les oreilles jouissaient d’une sorte d’écho : de là où j’étais, les arbres bienveillants m’avaient masqu » le bruit de l’effondrement, qui avait dû se produire très lentement, comme un froissement de vent dans les feuilles. Je me penchai pour cueillir au bout de mes doigts de cette matière merveilleuse, et je pensais qu’ainsi s’effondrent les empires, il n’en reste plus que le parfum qui pour toujours entête les civilisation à venir.

Des champignons, des insectes, se repaîtraient de cette sciure. J’étais subjuguée, transformé en femme, ouverte à toutes les sensations. Enfin, pensais-je, notre prison n’existe plus. Je ne pensais pas : « Comment vais-je réapprendre à vivre désormais ? » Non, la destruction, préalable à toute renaissance, m’apparaissait dans toute sa bienfaisance. Je longeais ces « poutrelles désaxées », ces planchers désormais verticaux, j’évaluais en connaisseuse ‘désormais j’étais femme, pour un certain temps, je priais l’intérieur de moi-même pour que cet état divin se prolongeât, car la femme est proche du divin autant que le sommet s’affale à terre et en épouse les contours) l’angle, techniquement parlant, 25° ? 45 ° ? où tous ces enchevêtrements se présentaient.

Et rien, Dieu merci, n’était reconnaissable, ni la chambre, où trônaient les hideuses images, ni la chambre des deux monstres, l’homme et la femme encore condamnés à leur sexe respectif, seule peut-être la tondeuse à gazon osait montrer son large siège de cuir en forme de cul : je voyais les deux étroites ellipses dessinant sur le cuir la marque des fesses d’un certain Jywes.

je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, une page

Alors seulement j’acceptai de penser aux humains. Qui était vivant, qui était mort ? Le cheval maudit, l’homme à la tondeuse ? Notre hôtesse, la graisseuse, toujours à virevolter au milieu de ses tartines ? Mon compagnon le chasseur, sale et raide dans ses pantalons militaires, et qui ne me touchait jamais pendant la nuit ? Je ne l’aurais pas suporté : qu’il se lavât, d’abord. C’était vraiment, j’y revenais toujours, l’odeur qui m’emplissait tout entière, du poumon à ces cavités que je sentais, nouvelles et palpitantes, désormais vivre en moi - mais pour combien de temps ? Mon Dieu, faites que mon changement de sexe se confirme ! La sciure me pénètre par tous les pores. A la moindre odeurde cadavre, d’ici quarante-huit heures je suppose au plus tard, je sens que je redeviendrais un homme.

En même temps, quelque chose s’agitait dans mon esprit : « Tu n’es pas raisonnable. Tu es monstrueuse. Tu jouis du spectacle, tu palpes le bois frais, sans t’inquiéter de ceux qui vivaient là, qui se préparaient à vivre une de ces merveilleuses matinées solitaires. Tu aimerais, n’est-il pas vrai, qu’ils revécussent, qu’ils revinssent à la vie, afin de reprendre cette histoire qui ne t’avait jamais appartenu...

Tout est trop calme. Il ne règne absolument pas d’atmosphère de mort. Une heureuse coïncidence a fait que tous auront survécu. Je me fais peur. Il n’y a pas de mal. Ils sortiront de leur cage de bois, soit de la partie miraculeusement restée intacte, soit de cette longue avancée disloquée. Et c’est d’abord le cheval funèbre, le chevaucheur de tondeuse à gazon, qui s’ébroue de sa sciure, tout près de la base, où le poids a pesé le moins. Il me regarde hébété, les bras ballants. Il ne trouve rien à me dire, ses lèvres sont retroussées exactement comme celles d’un cheval sur le mort, je vois ses dents jaunes dont je détourne toujoiurs le regard pendant les petits-déjeuners si copieux.

A mon grand désespoir, à mon grand soulagement - comment définir ces deux choses, là, juxaposées ? - je vois la boulette sortant par la demi-porte restante, car la catastrophe l’a surprise au milieu des étages. Elle était en train de manger, les lèvres lui dégoulinent encore de sirop d’érable. Pourquoi les tremblements de terre n’éliminent-ils jamais ceux envers lesquels nous sommes redevables ? Pourquoi me trouvais-je si proche, dans un chemin creux, encombré de buissons ? Où est mon chasseur ? Il étire son long cou de l’autre côté du bâtiment, il revient lui aussi de promenade, il a pris le second sentier, vers le nord, il ramène par les ouïes une carpe à demi morte, que l’affolement a jetée sur sa ligne,

 

 

 

TEXTE DU CHEMIN PARCOURU

 

COLLIGNON LE CHEMIN PARCOURU

 

L'EFFONDREMENT DE ROSSENBERG TEXTES

 

 

 

 

1) Nuit à Rossenberg

a) les lieux (trois pages)

1) le bâtiment et ses entours (une page)

2) la chambre blanche, le petit lit de fer, le portrait de Henri V comte de Chambord. (une page)

3) ma compagne à côté (une page)

b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons,

c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'I. à l'horizontale.

DIX PAGES (EN FAIT, SIX SEULEMENT)

2) L'effondrement

a) alors que je me balade, effondrement d'une aile, je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, cf. une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

b) les hommes vont sur le terrain (torchis, colombages), (laine de verre, masques) - moi, je suis méprisé, on ne me confie que le nettoyage de la vaisselle, aidé par des fillettes, puits à chadouf, bien préciser à ce moment la situation d'humiliation et d'infériorisation dont je suis l'objet dans ce groupe de merde.

c) Evocation effectivement d'O. qui me traite de Gugusse et de L. qui me remet le moteur en marche. Ne pas hésiter à dévoiler alors leur peu glorieux avenir (digeridoo, Uruguay)

 

3) Mes lectures, destinées à bien montrer combien je suis supérieur (Musset aux chiotttes à la caserne, chapitre sur Ulysse dans "Si c'est un homme", ceci avec l'une des fillettes. Mais, "après-midi vaseux".

a) mon bouquin, sa découverte dans les décombres, mon rafistolage, ce que je m'en promets

b) un commentaire là-dessus

c) ma transmission, très chaste, pendant la nuit à la petite fille, cf. Nuit de Mai, "Que c'est beau !"

 

 

4) Ma soûlographie en mémoire de l'ermite

a) le menu pantagruélique "Aux chasseurs", "A l'auberge basque"à Sarlat, les sauveteurs se restaurent, O.K.

b) Je suis ridicule et hargneux, cf. le barak hongrois, les cinq litres de vin avec L.

c) Une agressivité sauvage, ma paranoïa n'ayant cessé de monter.

 

5) Le voyage du retour

a) Le trajet à travers le Bocage, avec la petite fille dont nous ne savons pas tous les deux qui est le père ; petite route et cimetière de G., pélerinage ultra-lent car nous n'y reviendrons plus.

b) le peintre Manolo, les adieux à tous.

c) engueulade magistrale devant la petite fille pour savoir qui de nous deux est le père.

 

6) Il faut pourtant larguer la fillette chez sa mère

a) l'accueil plus que mitigé, cf. Machinchose à Kekpar.

b) accueil dégueulasse de la fillette, cf. fille de V. à Villaras, écoeurant.

c) elle nous annonce qu'elle va la larguer chez une autre copine

 

 

7) Achat de bouffe cours Dr Lambert

a) je médite ma vengeance en achetant des produits avariés

b) je me lamente sur ma vie ratée, en retraçant la vie antérieure de mon compagnon et de moi

c) le repas est dégueulasse, avec la radio qui hurle sur le jambon d'York

 

8) Toujours la soirée studieuse

a) Je reviens sur Musset

b) je fais le tour de tous mes bouquins

c) je fais effondrer à mon tour toute ma cabane

 

9) Coincé dans ma poche d'air, j'attends les sauveteurs.

a) je me sortirai de là, j'irai à St-Flour

b) je ne pourrai jamais, jamais vivre seul

c) j'entends la voix de mon compagnon qui demande qu'on arrête les recherches, on m'arrose de créosote avant de mettre le feu.

Pendant ce temps-là je creuse, pour m'évader, deux cents mètres plus loin.

 

XXX61 04 23XXX

rossenberg 3

I) Nuit à ROSSENBERG

a) lieux

1) le bâtiment et ses entours (une page)

2) la chambre blanche, le petit lit de fer, le portrait de Henri V comte de Chambord. (une page)

3) ma compagne à côté, et l'impression étrange des volets hermétiquement clos. (une page)

I, 1, a (une page)

Il est au sommet d'une montagne un lieu étrange et pénétrant, nommé la Calvie de Vénus, où se dresse un des plus étranges chalets. C'est au centre d'une clairière une haute maison de bois, correspond pourtant aux normes architecturales de ces contrées : trois étages dont le dernier jette juste un coup d'oeil par-dessus les cimes, et semble un fenil aménagé. Comparable en tous points à ces hautes maisons de fermiers, dans l'Ouest canadien (près de Calgary, ou de Mouse Jaw) - là où s'étendent de si vastes arpents de blé de printemps.

Pourtant il ne règne au rez-de-chaussée qu'un rond de prairie, comme une calvitie de verge (d'où le nom "Calvi[ti]e de Vénus"), sans aucune culture ni trace d'aucune sorte de jardinage. Le propriétaire du lieu, Stoffer Jywes, passe de plus en plus loin sa tondeuse à gazon, sur laquelle il s'asseoit, et pousse entre les arbres des débroussaillages de plus en plus lointains, si bien que les sous-bois du sommet du Mont Chauve se trouvent parfaitement dégagés, bien propres à décourager les incendies.

Sec et décharné sur sa tondeuse, il semble en vérité quelque cavalier dégénéré de l'Apocalypse de Dürer, motorisé, utilitaire et monotone. Il la remise sous un appentis, en lisière des hauts feuillus qui délimitent sa clairière. Sa femme est tout le contraire : une joyeuse boule de graisse, dont le sourire efface la disgrâce, et qui accueille le mieux possible les visiteurs, à l'endroit où parvient la route tortueuse et sans issue menant à cet ermitage conjugal.

L'extérieur du bâtiment consiste en un savant assemblage, tout simple en réalité, commun encore en ces régions, de lattes goudronnées se recouvrant l'une l'autre, mieux ajustées encore vers le Nord-Ouest. Le tout, recouvert de divers enduits, présente l'aspect d'un gâteau de bois indigeste et revêche, aux rares ouvertures disposées sous les auvents, toutes munies de raides escaliers externes imposés par la législation anti-incendies.

L'intérieur retrace l'histoire d'une lutte contre la verticalité : ce ne sont qu'échelles de meunier, trappes périlleuses et rampes vernies, où règnent cependant des teintes blond clair, presque miel : il fait toujours bien chaud passé le premier étage. xxx61 05 04 XXX

rossenberg 4

I, a, 2

la chambre blanche et son décor (le petit lit de fer, le portrait de Henri V comte de Chambord). (cf. aussi l'affiche de Saratov)

 

Les deux êtres décrits plus hauts détestent autant qu'il se peut les visites, qu'ils appellent "intrusions". Ma femme Jeanne et moi bénéficions seuls de leur hospitalité ; ils nous logent alors dans une chambre du rez-de-chaussée, à gauche, donnant de plain-pied sur la pelouse. Il y règne un froid glacial, à moins que nous n'y transportions un de ces chauffages d'appoint, aux résistances rougeoyantes, à l'odeur entêtante : rien qui s'épuise plus vite que ces minuscules bouteilles de gaz compact, riches sans doute en émanations de Co².

Nous dormons dans un petit lit de fer protestant, qui grince allègrement lorsque nous y sautons, pour nous abriter sous l'épais édredon. Les deux panneaux du lit présentent des ferronneries courantes à la fois et remarquablement exécutées, il n'y manque pas une volute, ce mot rappelle "volupté", ce que nous nous efforçons d'atteindre, souvent avec succès : le centre du matelas forme une étroite gouttière, et nulle nuit ne me revient en mémoire sans que je ne l'associe à d'intenses courbatures dues à l'emmêlement obligé des membres, tant supérieurs qu'inférieurs.

Mais nous aimons bien notre lit, qui fleure bon le faux puritanisme et ses ferreuses douilletteries conjugales. Ce n'est cependant pas un crucifix qui le domine, mais un portrait de Napoléon, Neumeier, Nicolas Ier ou II, le Maréchal Ney... en rapport avec une commémoration). Je crois qu'il s'agit fort banalement d'un portrait de Napoléon par David, avec tout ce qu'on peut d'imaginer de plâtreux, ce profil gauche empâté, au menton engagé dans la graisse, majestueux mais déjà déchéant, le jaune cru, "gros jaune", et les écaillures déjà lézardant l'esquisse. Rien d'officiel. Que du cruel, malgré le projet de "portrait équestre". Dormir sous le portrait de Napoléon devientdrait obsédant, si nous ne nous endormions tout de suite elle et moi, par son poids justement.

Nos nuits sont encombrées de lourdeurs impériales, de jaunes d'oeufs mal digérés, propices aux infarctus. Le matin, lorsque sont enlevées les lourdes barres de fer qui closent le volet, nos regards se posent sur une affiche décharnée, occupant le verso de la porte : un horrible Christ aux Souffrances, le visage chantourné par la douleur, ce qui veut dire creusé de l'intérieur. Sur sa peau friable coulent de voluptueuses larmes de sang, comem autant de rubis malsains. Les couleurs sont donc : jaune impérial, rouge christique, gris poreux d'une chair d'agonie, et nous.

Puis la clairière, qui se dégage à un mètre sous nos fenêtres mêmes, qu'il nous suffirait d'enjamber pour fouler toutes ces herbes des Rocheuses du Nord... Les volets de bois lourd résonnent en se rabattant sur les bardeaux superposés comme autant de volants d'une lourde, noire, goudronnée, improbable gitane, qui danserait sur place, dans une verticalité aussi figée que celle de la femme de Loth : une statue de bitume.

L'odeur est là. La maison est un effroyable bateau fiché poupe en terre, comme un bloc de goudron fissuré. XXX61 05 04XXX

1 a 3 Ma compagne

Cette femme qui est dans mon lit est un homme. Je le vois comme un mâle maigre, affublé d'une moustache qu'il ne veut jamais couper ni tailler. Il est beaucoup plus facile de se faire enculer. On se sent utile, on sait où l'on va. Pourquoi n'ai-je jamais été de force à concevoir ce que c'est qu'une femme ? Elle a des besoins tellement plus énormes que moi en sommeil que je puis aussi bien me promener dans les sentiers alentour une heure,batifolant dans la rosée, avant qu'elle ait ouvert l'oeil. La femme qui est dans mon lit est une femme. Je ne parviens pas à me décider. Elle ne dort jamais. Au sein du plus profond sommeil et quelle que soit la question que je pose, elle sera capable d'émettre une opinion ou un soupir, tout cela très pertinent. Nous nous connaissons depuis si longtemps qu'elle change de sexe à volonté de mes fantasmes. Je ne sens plus son odeur. Nous emmêlons nos membres au petit matin, au début de notr eliaison je m'étouffais sous le pids de ses jambes, puis j'en ai redemandé, ce jour-là j'ai compris à quel point nous formions un vieux couple de vieux chevaux. De retour.

Je me suis plaint d'elle, car c'est mon principal sujet de conversation : dire du mal de sa femme est la preuve même de son amour, de même que le blasphème est preuve de l'existence de Dieu. Il n'y a pas de crucifix dans la chambre, mais mon Dieu il faut toujours que tout un rite soit respecté, de petits baisers sur la bouche et les yeux, de frôlements de joue, de soupirs tendres, et c'est malgré la misogynie la sortie du four même du sommeil de je ne sais quelle pâtisserie moëlleuse, ma barbe ne gratte pas trop car mon rasage date de la veille au soir.

Cette chambre en vérité est un étouffoir, nous n'y avons jamais froid malgré les moins trente du dehors, il y règne toujours au moment une tranpiration, une buée moite sur la lèvre supérieure de ma compagne délicieusement semblable à un loir, par le grassouillet de son corps, et Dieu me préserve de trouver un jour emmêlé à mes jambes les raides bâtons squelettiques d'un mâle moustachu, rassurant mais sec, sec, sec. Qu'est-ce qui fait qu'une femme puisse supporter le corps d'un homme ? Combien nous sommes désagréables, taillés comme des charpentiers, bâtis en barre à mine, avec des érections défaillantes - elles me disent, les femmes, du moins la seule que je connaisse et qui les a remplacées toutes, "Vous êtes attendrissants", "nous pouvons vous porter dans notre ventre", mon Dieu se peut-il qu'une d'entre elles ait osé proférer qu'elle refusait d'être enceinte d'un garçon pour ne pas avoir un sexe mâle dans le ventre, mon Dieu once more n'importe quoi.

Puis nous passons au petit déjeuner, et là, d'un coup, c'est le silence : les corps ne se touchent plus. Ni mots, ni caresses, juste l'air abruti de qui a trop dormi, au-dessus d'un bol chaud. XXX 62 02 02 SV 92 XXX

 

b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons, et

1) invariablement les connards qui nous hébergent,

2)nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

3)je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel, nous nous débrouillons chacun de notre côté) couche ou non avec le mâle, cf. aussi le bossu d'Issigeac et cet hôtel abandonné.

 

I, b, 1) invariablement les connards qui nous hébergent.

 

Soixante-dix, quatre-vingts fois que s ais-je, nous avons débouché dans cette salle sentant la cendre hiver comme été, frissonnant sous nos longues robes de chambre et invariablement trouvant les toasts juste saisis à point, ou ramenant sur nous les pans inusités de nos habits de vie, car nous couchons nus et ne noue réajustons que pour des besoins de décence. L'été, la porte s'entr'ouvre, et déjà, quelle que soit l'heure, nos hôtes sont là, invariablement souriants et humains, et comme nous sortons de notre tendresse personnelle, ce petit-déjeuner agit invariablement comme un viol : comment d'autres êtres que nous peuvent-ils s'aimer et avoir croupi au lit, le leur, comme nous, avec d'autres choses à se dire ou à ne se point dire ?

Le grand maigre, taciturne, ouvre et ferme ses longues mâchoires de crocodile, non si bien endentées cependant. Il mange salement, avec des claquements, je guette invariablement les pluvians nilotiques picoreursde canines. Je hais ces gens et leur suis attaché si viscéralement que je ne sais plus que penser : ainsi de l'homme, ou de la femme, qui partage ma couche. La boulette de graisse qui sert de femme à notre hôte tourbillonne autour de nous en imitant, à la lettre, la chouette: c’est-à-dire non pas ce doux ululement du hibou,mais cette criaillerie de l’oiseau nocturne dépeçant sa proie. Depuis, à mon compagnon comme à moi, il n’est croissant si chaud ni moelleux qui ne rappelle un goût de rongeur mort.

Parfois lui et moi partons dans ces bois, à la tombée de la nuit, nos fusils cassés à la main, malgré l'interdiction formelle des autorités du Saskatchewan : tout est si isolé ici. Nous feignons de pousser les cris du hibou, il nous est répondu par nichées entières alignées sous le long ciel arctique. En vérité nous sommes surpris, même rageurs, de ne point voir sur la branche à peine distincte ne fût-ce qu’une ombre tutélaire de rapace. Nous rentrons seuls, une mort délicieuse dans l’âme, et dès la haute tour hantée par le vieux couple, comme une porte refermée, nous refermons d’un seul déclic nos deux fusils.

Décidément, mon compagnon de nuit est un homme. Mais nous ne nous touchons pas de la nuit. Il est des obscénités qu’on ne commet pas. Nous couchons casqués et bottés. Ce lit de fer, c’est une tranchée. Il y a eu beaucoup de viols, réussis ou tentés, entre hommes, devant Verdun ou sur le front de Somme. Ici, contemplant devant nous nos virilités sur le râtelier de bois, nous appesantissons nos paupières, et sombrons dans le plomb jusqu’au petit matin. J’ouvre alors le volet qui bat sur le mur, je sens monter les effluves de chicorée amère, déjà la chouette humaine nous informe que tout est près, ajoutant quelques crouacs qu’elle croit de très bon augure. Alors éclatent entre les deux hommes que nous sommes, renfilant nos pantalons sans nous laver pour descendre décents, de sourdes scènes entre nos dents rentrées.

 

2)nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

 

(une page)

Nous venons d’Edmonton, au sud. C’est sans originalité. Nous ne devrions pas appeler réellement cette ville « Edmonton », qui existe réellement. La nôtre se perd au milieu d’un désert froid, touffe de gratte-ciel où personne n'aurait la moindre idée de précipiter un avion. Les silos qui la cernent atteignent en perspective une hauteur extrême, l'ensemble fermentant sous le regard obtus des thermostats lumineux. Mais tous les étés, tous les automnes, tous les hivers aussi (les déneigeuses du cru démontrent leur efficacité) (il n’y a qu’au printemps que la boue empêche tout) - nous ramènent chez Jywes et Holly, son épouse.

Nous nous y sentons obligés. Nous sommes leurs obligés. C'est pour nous qu'ils ont acheté cette haute maison, qu’ils appellent entre eux « la Masure », alors que rien, strictement rien ne les y obligeait.

Mais comme ils ont bien vu que rien ni personne ne nous ferait mettre « la main à la pâte », que décidément nous n’étions pas dignes de ce somptueux cadeau injustifié, ne sachant ni l'un ni l'autre bricoler quoi que ce fût ni passer une couche de lasure ou de fongicide, ils se sont sentis obligés d’occuper la masure, de l’entretenir, d’y passer couche de brosse sur couche de brosse, goudron sur goudron, de clouer bardeau sur bardeau, volant sur volant. Ils avaient eux aussi leur petite maison bien cernée de pelouse, en banlieue, ils partaient à la pêche au Lac des Esclaves, la température descendait - mais ici, c’étaient eux qui entretenaient la Masure qu’ils nous avaient offerte.

Est-ce qu’il ne s’était pas agi, à un moment donné, de Dieu sait quel billet de loto gagnant que nous aurions partagé, est-ce que nous n’avions pas jadis échangé nos femmes ou nos maris, n’y avait-il pas entre nous de ces secrets de sectes et de communautés toutes antérieures à janvier 73, Canadiennes ou pas... Seuls les survivants de ces temps confus peuvent se figurer correctement le caractère indissoluble de tels liens – ainsi, sentir se glisser en vous une queue subreptice – d'où l’inconcevable éventualité de toute rupture ; le silence qui tombe sur vous pendant les années de l'après-vie ; les folies qui vous font soudain chuinter comme une chouette ou boubouler comme un hibou ; culpabilités molles, traînasseries, désespoirs jouissifs qui s'immiscent à l'heure où le vent faufilé dans les cimes redescend heurter les volets.

Ce sont les nuits qui comptent ici, d'une épaisseur bien plus révélatrice que ce jour court, au pays de Moose Jaw et de Poughkeepsie, de tous ces lieux sans véritables noms. Une densité morne qui vous plombe d'un coup dans un sommeil où l’on ignore qui rampe entre vos jambes : si c’est un homme une obstination raide sous le tissu sale d’un falze désastreusement immobile.

 

 

De notre chambre à la salle à manger d'en bas, il n’y a qu’une échelle-de-meunier, trompe-la-mort pour chiards, barrée d'une sécurité dont seuls les prétendus adultes possèdent la clé. Nous explorons aussi les étages supérieurs. C’est comme dans un rêve. Nous ne sommes pas déshabillés. Nous portons nos flingues cassés le long de la hanche, nous montons les yeux fixes dans le noir, où nous avons acquis le regard nyctalope des rapaces que nous échouons à trouver. Ce sont des chambres vides deux par deux superposées, comme si en vérité le bâtiment se haussait à mesure, s’érigeait tandis que nous découvrions les pièces délaissées, les lavabos gouttant dans la nuit, les draps roulés là ou défaits, les matelas entoilés croisant leurs rayures, les ampoules salies de chiures que nous allumons, blafardes et grésillantes, bien plus propres à effrayer qu’à éclairer, tandis que s’ébranlent dans nos dos, loin au dessous de nous mais d’autant plus effrayants je le répète en vérité que s’ils étaient là tout proches à nous toucher, des lourds usufruitiers qui nous demandent ce que nous pouvons bien foutre là-haut, à gaspiller de l’électricité, à voir quoi, bon Dieu, puisqu’il y a longtemps qu’il n’y a rien à voir depuis le temps que ce foutu hôtel est abandonné, à moins qu’ils ne nous demandent de les payer enfin pour tous les travaux d’entretien qu’iils voudraient que nous fissions, auxquels nous autres chasseurs nous ne condescendrons jamais, jamais.

Nous savons qu’ils entraîent avec nous, dans la chasse aux escaliers, cette créature qu’ils relâchent la nuit et hante les bas-fonds deleur cave, non point l’exquise Ligéia enterrée vive, mais ce bossu par-devant, bossu par-derrière, bitord en termes techniques, ramené de leur infecte banlieue proprette... Cet homme, Vercassis, exerce en banlieue la profession suivante : modèle pour nain de jardin. Il teint son nez, son visage, de vermillon. Iil prend lesp ostures lesp lus difformes et se fait ainsi photographier. Puis les plasticiens prennent modèle sur lui, reconstituent son image par ordinateur (« D.A.O. ») et le revendent sous forme de figurines.

Se voir poursuivi dans l’escalier de nuit par un tel monstre nous flanque à touts les deux, mon chasseur et moi, des terreurs indicibles : car parfois, dans notre essoufflement, nous voyons son nez de grotesque polichinelle passer le tournant du colimaçon, et nous accélérons, et les étages s’élèvent toujours. Que va-t-il advenir de nous ? Ni mon Chasseur ni moi ne savons planter un clou. Jywes et son épouse suivent à grand bruit trois étages plus bas. C’est tout le bâtiment de style norvégien qui s’ébranle ainsi au milieu de la nuit. Nous savons qu’après la mort de nosp rotecteurs, le bâtiment restera quelque temps à peu près bien entretenu, puis qu’il s’affaissera sur nous, peu à peu avec les années, puis tous, hommes de chair et bâtiments de bois, rentreront sous forme de sciure dans le vaste cycle de la nature.

Nous reviendrons à Edmonton (Saskatchewan) pour le printemps. Nous prendrons des cours de bricolage et de charpente. Nous rétablirons le courant électrique de façon satisfaisante, pour que les lampes sans abat-jour cessent enfin de trembloter comme autant de paupières.

 

c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'Issigeac à l'horizontale.

 

Cette partie est devenue inutile, car tout a déjà été développé dans les paragraphes précédents, avec force détails.

2) L'effondrement

alors que je me balade, effondrement d'une aile,

2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

 

je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments,

 

I, 2, a : une page

D

·0 eux chemins s’échappent de la clairière où Juwes incessamment promène sa silhouette chevaline sur sa tondeuse ; les deux chemins descendent raidement, de part et d’autre à peu près de la haute calvitie que surmonte la bâtisse. Il faut avec entêtement lutter contre la descente avec autant d’obstination qu’on en mettrait à gravir, tant les buissons, les ronces, les végétaux piquants en général vous retiennent au passage, vous protègent de la chute, ainsi qu’une mère abusive, agrippante. C’est le chemin du sud qui vous retient le plus. Au Nord, la pente plus douce menant au Grand Lac des Esclaves caresse d’abord l’épaule à travers le tissu, au point qu’on souhaiterait être nu, par de hautes fougères arborescentes ; il se dégage alors de ces petits champignons éclatants (qui éclatent lorsqu’on les foule) un parfum pénétrant de spores, éjaculation végétale, poussière balsamique : la voix mâle, opposée à la voie femelle ?

·1 Et je les parcourais, alternativement, déplorant le peu d’espace offert par ces bois ancestraux, tandis que mon compagnon le chasseur reposait tout raide auprès de son fusil. Je songeais à cette arme entre nos corps placée comme à l’épée qui sépare Tristan d’Yseut dans la légende du Morrois. C’était la pente sud ou « femelle », et mes nombreux passages rendaient chaque fois moins piquants mes agrippements, lorsqu’il me sembla ouïr un craquement sourd et proche à la fois et lointain ; la terre ondulait sous mes pieds, des éboulements se distinguaient dans les impénétrables fourrés qui m’enclosaient.

Remontant alors avec essoufflement, parfois les deux mains à terre, je pressentis que le Bouclier Hercynien, qui se croyait à l’abri des séismes, subissait une secousse improbable et réelle. Tout le monde a déjà ressenti cela : sensations de nausée, êrte d’équilibre, perte de tout repère, l’angoissante question métaphysique de sa propre existence (« Je ne suis qu’un point,, une poussière près de l’engloutissement ») - il y a dans cet abandon à l’infini une douceur elle aussi infinie, comme celle qui vous prend lors des endormissements. Je voulais courir vers la cabane, dont plusieurs tournants me séparaient au plus épais des fourrés.

Les arbres craquaient, ils ne s’abattaient pas. Ils fourniraient le bois de mon cercueil, je serais enseveli parmi eux. Il existe au Canada de ces espèces balsamiques, remontant à des siècles, et de génération en génération, à des millénaires. Peut-être des gisements de houille hantent-ils ces sous-sols, mais qui planterait des chevalets d’extraction au milieu de ces arbres millénaires, tout chenus de bavures de lianes argentées ? Je regrimpais péniblement la pente. C’était comme un jeu. Les forsythias de là-bas m’écorchaient le creux des mains. Les branches basses se dérobaient à mon étreinte, semblaient voulori m’entraîner dans une valse infernale et facétieuse.

Puis le sol recouvrait sa stabilité. Je courais sur les aiguilles de pins ou d’épicéas, bien rangées et bien sèches. Puis tout réondulait comme la peau d’un serpent, le perfum était pénétrant, un nouveau tournant se précisait entre les buissons bas. C’était un amour merveilleux avec la nature, quelque chose de dangereux et d’affectueux, comme d’uen mère éléphant avec un chaton. Mais ces gros animaux sont capables de délicatetsses inimaginables. Je ne risquais rien, à moine que le démon n’ouvrît sous moi une de ces crevasses d’engloutissement, aussi vite refermées qu’ouvertes.

2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

Une page

Le bâtiment, quand je le vis, m’offrit l’image d’une invraisemblance absolue. Comment avait-il pu se faire qu’une surface aussi réduite au sol n’eût pas provoqué un effondrement « en château de cartes » ? Les mouvemets du chat, ou de l’éléphant, ou de la tortue (disent les Japonais) sur lesquels nous vivons, vermine humaine, sont rigoureusement imprévisible. Une partie du bâtiment restait vigoureusement intacte. C’était la moitié sud-est. Les étagements de bois, les volants de jupe ligneuse restaient fix »s l’un sur l’autre comme autant d’écailles intactes. D’un coup, au-delà d’une flèche de bois plus capricisues, que la secousse avait amené à la verticale, toute la maison du sommet de Mount Shyle s’était affalée au nord-ouest, en direction de l’Alaska. C’était comme un épine dorsale brisée, un long chevauchement de chevalets d’échine, un espadon mille fois rompu et rerompu, un léviathan fossile mal classé encore par les paléontologues, comme si le tremblement de terre s’était produit vingt millions d’années avant notre ère, et que les morceaux d’un ichthyosaure - les mots m’échappent, comme la terre sous mes pieds. La sciure planait par-dessus tout cela. L’odeur était merveilleuse, les particules demeuraient suspendues à deux mètre ou trois au-dessus du sol, et répandaient cette saveur de bois qui détermine les vocations de forestiers for ever, quel que soit le bas salaire qu’on obtienne dans ces professions déshéritées, loin de tout.

Un journaliste pressé -j’aurais pu vendre très cher mon reportage, mes clichés si j’avais eu l’esprit de porter sur moi un Nikon 400 E - « Je devrais me barder d’appareils photographiques, ces deux sentiers sont si riches que je rapporterais au poins de quoi garnir deux albums » - et puis j’oubliais - aurait alors mitraillé cette scierie bombardée,ce chaos d’éclatures où subsistait le grand dessein d’un architecte. Nulle fumée ne s’élevait encore, à l’exception de cette écharpe odorante et blonde, et c’était merveilleux, en vérité, que nul incendie ne se fût déclaré, ni ne menaçât, car mon odorat était aux aguets. Tous les sens jouissaient e la perspective eshétique offerte à moi. Les oreilles jouissaient d’une sorte d’écho : de là où j’étais, les arbres bienveillants m’avaient masqu » le bruit de l’effondrement, qui avait dû se produire très lentement, comme un froissement de vent dans les feuilles. Je me penchai pour cueillir au bout de mes doigts de cette matière merveilleuse, et je pensais qu’ainsi s’effondrent les empires, il n’en reste plus que le parfum qui pour toujours entête les civilisation à venir.

Des champignons, des insectes, se repaîtraient de cette sciure. J’étais subjuguée, transformé en femme, ouverte à toutes les sensations. Enfin, pensais-je, notre prison n’existe plus. Je ne pensais pas : « Comment vais-je réapprendre à vivre désormais ? » Non, la destruction, préalable à toute renaissance, m’apparaissait dans toute sa bienfaisance. Je longeais ces « poutrelles désaxées », ces planchers désormais verticaux, j’évaluais en connaisseuse ‘désormais j’étais femme, pour un certain temps, je priais l’intérieur de moi-même pour que cet état divin se prolongeât, car la femme est proche du divin autant que le sommet s’affale à terre et en épouse les contours) l’angle, techniquement parlant, 25° ? 45 ° ? où tous ces enchevêtrements se présentaient.

Et rien, Dieu merci, n’était reconnaissable, ni la chambre, où trônaient les hideuses images, ni la chambre des deux monstres, l’homme et la femme encore condamnés à leur sexe respectif, seule peut-être la tondeuse à gazon osait montrer son large siège de cuir en forme de cul : je voyais les deux étroites ellipses dessinant sur le cuir la marque des fesses d’un certain Jywes.

je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, une page

Alors seulement j’acceptai de penser aux humains. Qui était vivant, qui était mort ? Le cheval maudit, l’homme à la tondeuse ? Notre hôtesse, la graisseuse, toujours à virevolter au milieu de ses tartines ? Mon compagnon le chasseur, sale et raide dans ses pantalons militaires, et qui ne me touchait jamais pendant la nuit ? Je ne l’aurais pas suporté : qu’il se lavât, d’abord. C’était vraiment, j’y revenais toujours, l’odeur qui m’emplissait tout entière, du poumon à ces cavités que je sentais, nouvelles et palpitantes, désormais vivre en moi - mais pour combien de temps ? Mon Dieu, faites que mon changement de sexe se confirme ! La sciure me pénètre par tous les pores. A la moindre odeurde cadavre, d’ici quarante-huit heures je suppose au plus tard, je sens que je redeviendrais un homme.

En même temps, quelque chose s’agitait dans mon esprit : « Tu n’es pas raisonnable. Tu es monstrueuse. Tu jouis du spectacle, tu palpes le bois frais, sans t’inquiéter de ceux qui vivaient là, qui se préparaient à vivre une de ces merveilleuses matinées solitaires. Tu aimerais, n’est-il pas vrai, qu’ils revécussent, qu’ils revinssent à la vie, afin de reprendre cette histoire qui ne t’avait jamais appartenu...

Tout est trop calme. Il ne règne absolument pas d’atmosphère de mort. Une heureuse coïncidence a fait que tous auront survécu. Je me fais peur. Il n’y a pas de mal. Ils sortiront de leur cage de bois, soit de la partie miraculeusement restée intacte, soit de cette longue avancée disloquée. Et c’est d’abord le cheval funèbre, le chevaucheur de tondeuse à gazon, qui s’ébroue de sa sciure, tout près de la base, où le poids a pesé le moins. Il me regarde hébété, les bras ballants. Il ne trouve rien à me dire, ses lèvres sont retroussées exactement comme celles d’un cheval sur le mort, je vois ses dents jaunes dont je détourne toujoiurs le regard pendant les petits-déjeuners si copieux.

A mon grand désespoir, à mon grand soulagement - comment définir ces deux choses, là, juxtaposées ? - je vois la boulette sortant par la demi-porte restante, car la catastrophe l’a surprise au milieu des étages. Elle était en train de manger, les lèvres lui dégoulinent encore de sirop d’érable. Pourquoi les tremblements de terre n’éliminent-ils jamais ceux envers lesquels nous sommes redevables ? Pourquoi me trouvais-je si proche, dans un chemin creux, encombré de buissons ? Où est mon chasseur ? Il étire son long cou de l’autre côté du bâtiment, il revient lui aussi de promenade, il a pris le second sentier, vers le nord, il ramène par les ouïes une carpe à demi morte, que l’affolement a jetée sur sa ligne,

 

 

 

 

 

 

Le Cloître

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C O L L I G N O N L E C L O Î T R E

 

 

Il était parvenu à cette espèce de satisfaction. Voyant autour de lui la vastitude des campagnes, les prés, les bois et tout ce qui s'ensuit (vaches, femmes dans les bourgs et draps sur l'herbe), il se sentait le possesseur, l'englobeur des choses. Ses poumons se soulevaient, il absorbait les champs, le val, un clocher ruminant sur Volsonne, et les fumées au loin vers Waldebourg. Son souffle passait sur les blés, les haies, les potagers : l'abbaye profitait de tout, la natalité galopait, la longévité longéviait. L'abbé Jean-Robert enrobé dans son embonpoint succédait à l'abbé Jean le Loup. Le successeur à présent régnait sur mille arpents de vignes, de villageois et de rivière, et s'appliquait volontiers l'ironie.

Vingt ans auparavant, anno Domini quatorze-cent soixante-sept, il était entré là, par un sombre jour de neige ; il ne tombait du ciel qu'une grande grisaille de lumière ; le fils cadet du rempailleur n'avait pas suscité de miracle à St-Cloud-d'Ambervilliers. Les jeunes femmes ne l'amusaient pas, les vieilles non plus. En bref sa bite molle le faisait chier. Finalement il se sent fait pour des choses plus nobles. Plus longues, tiens, justement. À la mesure de ces bâtiments noirs, très lourds, avec des ardoises très noires jusqu’à mi-sol des murs, et des cheminées à rôtir des sarrasins.

Il en habite un, au sommet d’un monticule sans excès, dont l’abbaye occupe tout le plateau. En dessous, dans toutes les directions, des vallonnements vachement fertiles.

Sous la neige (c’est janvier) le Frère Ikselles, mort depouis, montre à l’impétrant 1) le réfectoire, 2) le cellier, 3) les dortoirs. 4) la bibliothèque et les commodités. Plus les parchemins attestant de la fondation de l’abbaye en l’an de grâce 909 (CMIX). Et très vite, vingt-huit ans à peine avaient suffi à Jean-Robert de Baume pour conquérir les têtes, les cœurs et les confiances, si bien que ses pairs applaudirent à sa désignation par le pape Léon VII : abbé de St-Cloud d’Ambervilliers.

La vie de moine passe comme un jour, la règle empêche qu’on se voie mourir, empêche qu’on se sente vivre. Mais Jean-Robert de Neuzanvillen’était pas un abbé ordinaire. Il parvint à se faire attribuer, en sus de son réduit réglementaire, le rez-de-chaussée d’une tour où s’ébattaient jusqu’ici volontiers les volailles – en bref un ancien pigeonnier où promptement s’aménagèrent trois étages. Les fromages se vendant, les aménagements intérieurs permirent à l’abbé une bonne retraite. Il n’était ni mieux chauffé, ni mieux nourri, mais pouvait ainsi s’appliquer la devise de Sénèque :

Sanabimur, si separemur modo a cœtu -

Nous serons guéris, à condition de nous éloigner de la foule.

C’était un haut homme, puissant, sanguin, bien proportionné. Il lui fallait cet air des cimes, disait-il en riant, pour appliquer à son gouvernement la lucidité indispensable. Le jour où le Frère Ikselles intronisa ce nouvel homme en ces lieux, je me suis méfié. Les distractions sont rares dans les monastères, à moins de se réjouir de la régularité liturgique. Je me suis fait espion. Malgré l’interdiction j’ai tenu un journal où je notais tous les faits et gestes, et les pensées de Jean-Robert. Déjà, on l’a castré du Neuzanville. Puis il a demandé de lui-même à se faire instruire de la vie de saint Robert, Rien pour moi-même, tout pour les autres. Il a juré entre ses dents. Il s’est signé. Qu’a-t-il vécu dans sa vie « d’avant » ?

Il n’est poussé par nulle vocation. Il aurait mieux caché ses réelles ambitions. Mais ses dents dépassaient aux commissures. Toujours à côtoyer le chef de notre communauté, à le narguer sitôt le dos tourné. Toujours à rudoyer le novice : gueuler sur le coupeur de bois, l’homme des seaux de lait, l’homme des vaches.

Il a senti, très vite, que ça se voyait. Il s’est donc appliqué à la transparence, à la discipline et aux mortifications. Il avait parfois dans les yeux des lueurs, et du verdâtre au creux de ses joues. Certes, il n’était pas aussi rouge qu’aujourd’hui. Il ne soufflait pas en montant les escaliers. Je ne susi jamais arrivé à le trouver désagréable : Dieu aurait pu, s’il l’avait voulu, me créer à l’image de Jean-Robert ! qu’il me pardonne mes pensées sur mon propre abbé.

 

L’abbé Jean-Robert s’éloigne de la fenêtre sur le vallon. Il s’installe sur un prie-Dieu, au milieu du cercle de pavés rouges. Dieu voit tout.

« Je me souviens » pense l’abbé -peu enclin à penser en ce jour - « d’avoir été le seul depuis saint Jean le Loup à présenter mes intentions, dans un discours préliminaire : le rescrit.

« Nous avions bien bu » poursuit-il. Du bon vin dans des brocs tout simples. Des discours, en latin, en allemand. Je m’en suis trouvé exalté. C’était aussi comme un grand puits de lumière, irradiant tout mon intérieur, canalisation divine, faille de tous et de chacun. Je pouvais à volonté ouvrir ou clore la plaie de tous mes amis et frères, au nombre de 72, 6 fois Douze. Ils m’obéirent tant, que j’en fus confondu. La Grâce est terrifiante. Enfin le puits disparut. »

 

Jean-Robert priait peu. On le voyait soucieux, le vert au creux des joues. Il inspectait partout, redoutable. Il contrôlait qui se confessait, qui non. Muni de l’indult papal, il eût prospecté le secret

des confessions. Puis il se renferma de plus en plus souvent. Et le renfermement ne va pas sans une extrême conviction que tout est Vanité. C’est assurément le but du moine : certains s’affligent, d’autres s’enflent d’orgueil ou de désespérance, mais les meilleurs sont tentés par l’absurde Vacuité du monde. Je peux vous en parler : ils m’ont renvoyé trois fois.

Jean-Robert s’affligeait : n’être qu’un abbé, c’était du petit monde. Il avait inventé le recroquevillement d’Envie. Il se rabattit sur nos boutonnages et sur nos laçages, souliers d’hiver, sandales d’été. Ah ! c’était un drôle d’abbé.

Jean-Robert s’infligeait des pénitences. Il se cognait la tête aux murs, ou de ses poings. Il restait à genoux des heures. Il ne s’agissait pas d’élancements mystiques. Juste une question d’organisation. Apparemment. Il humiliait à heures fixes sa chair abondante et gourmande. Avec méthode, il se flagellait quelquefois.

Quant au frère Ikselles, il se chargeait des contacts extérieurs : Monsieur de St-Dié. Frère Ikselles n’eût jamais révélé ces bagatelles à quiconque. Au bout de trois minutes de flagellation, l’abbé Jean-Robert transpirait comme un fleuve. Il s’était appliqué à méditer sur Dieu, sur le Fils, saint Joseph ou Marie. Mais il eût estimé ridicule ou fâcheux d’atteindre l’extase. Il s’essuyait avec un gant de crin, et mangeait du poisson toute une semaine. Scrupuleux donc, à sa manière dure envers les autres et lui-même : à genoux sans coussin devant l’autel, soit ; jeûnes fréquents, soit. Mais ne jamais couler dans les excès de Remiremont, sous la cornette ithyphallique de Mère Cécile-Andrée de Bonnefont.

Frère Ikselles était le seul à se souvenir des sœurs « bonnefontaines ».

Cependant, cependant :

La cellule du Père Supérieur Jean-Robert ouvre sur une Bibliothèque largement pourvue en exégètes de Bouddha. Il en a tiré une philosophie tout à lui, qui ne retient -de façon élémentaire ! - que « l’affirmation du néant, qui est Dieu ».

Il vit profondément de cela.

Il s’affine vers Dieu.

Dans ses méditations paumes levées, il tente le Grand Sommeil, qui est connaissance suprême. Par la rupture avec le lien charnel, ca grand corps accède aux ciels purs. Quand il déplie ses jambes en lotus où passent les fourmis, Jean-Robert sent s’épancher au sommet de sa tête une insondable torpeur.

Comme un coup de masse de bronze.

Il se sent apaisé, descend donner des ordres d’une voix angélique et veille à tout son monde avec des effleurements de cristallier. Il s’efforce de voiler ses élans de fierté. Il relit les passages sombres de Job et de l’Ecclésiaste, et se retrouve chrétien comme devant.

Rien ne lui semble plus important que l’étude de soi-même.

Rien ne lui semble plus important que de le rejeter.

Ne plus manger. Ne plus bouger. C’étaient les derniers temps de son séjour à l’Étage. Il aspirait, bloquait son souffle et répétait aum d’une voix caverneuse, tenue le plus longtemps possible.

Ses entrailles cérébrales frémissaient.

Il s’absorbait, tout de même, devant le Christ en Croix.

Malgré ces macérations, les jeûnes et les privations de chauffage, il sentait persister en lui de vieilles attitudes, raisonnements vicieux, jugements erronés et attributions de beaux rôles. Ces stupides persistances, pourtant, lui étaient gages de sincérité : le Père Jean-Robert, immobile, croisées ouvertes, se sentait parfois satisfait de ses insatisfactions.

* * * * * * * * * * * *

 

..Zachée, quant à lui, s’étourdissait de chasses. Rien de plus facile dans ce pays-là : au pied des montagnes, chaque vallée contenait de l’ours, du cerff et du faucon bleu. Ou bien du lièvre, des perdrix.

Plusieurs fois par semaine, Zachée de Broisy sortait son équipage, chevaux, chiens d’Artois et bâtards. Il chargeait son dos de flèches, son poing d’une pique ou d’un épieu à l’ancienne.

Comme dans la chanson, « la venaison garnissait les saloirs ». Bien sûr il s’ennuyait comme une bête, et les festins lui rappelaient avec remords les vertus de Jean-Robert, Prieur de St-Clothy d’Ambervilliers, dont la renommée avait franchi les 50 lieues qui séparaient le Mont Clovis de ses domaines.

Surtout, Zachée de Broisy connaissait des difficultés sans mesure avec l’administration départementale du Jura, parce qu’on n’avait pas idée, en 1883, de chasser « à la médiévale », quand les meilleurs fusils étaient en vente partout, nom de D. !

C’est pourquoi Zachée de Broisy sanglotait in petto en considérant le vénérable Jean-Robert de St-Clothy, cousin par alliance de sa première femme. Zachée essuie souvent sa barbe, grasse, courte et drue, comme obscène, comme plaquée. Toujours humectée. Courteau, de joues renflées, rose et potelé des doigts, suffisamment agile pour jouer du serpent. Mélomane, lui faut-il vraiment renoncer à toute la boursouflure de la vie par désir d’amour divin, de Purification ? Les sons l’hallucinaient, il se composait des polyphonies, entre deux communions du dimanche. Il était bien le seul, à cent lieues à la ronde.

Le pâté de sanglier communique une humeur bien robuste, on se sent plus près de Dieu quand on a bouffé du bon sanglier, le Dieu de Zachée semble n’avoir pas plus de consistance que celui de son lointain cousin. Ce cousin voit Dieu à huit heures précises, quand le soleil perce la verrière d’ogive, différemment suivant les saisons. Zachée, lui, sent son Dieu dans son oreille, ou dans son ventre.

Jean-Robert le Cousin nage dans le bonheur de sa sainteté naissante, mais Zachée s’ennuie : trop de chasses, trop d’amis, trop de repas. Fils de putes ! s’écria-t-il un jour qu’il avait bu (ces jours sont très rares) : débarrassez la table, et me débarrassez aussi. Je ne ferai plus de vieux os, la goutte m’entrave et je ne pisse plus ».

- Vous mangez trop de gibier, dit le serviteur.

- Vous servez trop de gibier, dit Zachée.

- Il semble que Monseigneur ne se soit pas déchargé depuis un fort long temps.

- Je frise l’apoplexie, Nestor, je dépasse quarante-six ans. C’est un miracle que mon ventre soir resté plat ». Le serviteur le trouva vulgaire ; Zachée verrait sa maîtresse tantôt. Elle était dans la pièce voisine, attendant le plaisir du sangliophage. Zachée grimace : « Je ne pourrai jamais styler ce porte-plat ». « Contre la mélancolie » poursuit le serviteur, « le Sieur de Boisy lui-même n’a pas trouvé de remède . - On ne dit pas « le Sieur de Boisy ».

Avec la bonne ecclésiastique, en service d’extra, ils le jetèrent sur un lit dela pièce voisine où la maîtresse en titre est venu sucer quelque gland vaguement baveux. Il ne pouvait plus s’agiter. Mais dès qu’il fut seul et ses mains torchées, il écrivit ce qui suit :

« Cher ami cousin Jean-Robert,

« Je suis le seul à pouvoir de traiter de ces titres. Curieuse destinée décidément pour nous autres, qui t’a mené à la tête d’un grand monastère, tandis que je me vautre à la ferme parmi les femmes et les dépendances.

« Nous avons fait la Petite École ensemble, mais tu es monté à Nancy – qu’est-ce qu’on se sera donné tous les deux sur le plateau, chasses et galopades ! Tu ne refusais pas le cheval – j’ai dû pour ma part y renoncer cette année : des douleurs atroces, pour moi et pour la bête en raison de mon poids, et tu chassais, je m’en souviens bien, plus que je ne priais.

« Puis nous allions basculer, non pas les belles au moulin comme nous le faisions croire, mais les sacs de farine dans le pétrin du boulanger.

«  Tu as fait des pèlerinages pour voir du pays : Notre-Dame en Italie, tandis que je me charroyais de Marseille à Montpellier, où les gens comprennent mon patois latin. Je rapporte de la poussière et toi des bénédictions. À Béziers j’ai inventé les fréjolles de calmoutiers : des miettes de poisson, des cougourdes ; mêler à de l’ail, plus une piperade, un brin de lièvre, et c’est immangeable ». Plus tard : « Comment fais-tu pour vivre, ô cousin de ma première épouse ? sans manger ni dormir, ni presque boire à ce qu’on dit ? Dieu dans nos légumes, dans nos fruits ? je ne le trouve pas. Mon rêve est de me purifier de l’envie, par l’admiration, mais je me sens tout décapé de par dedans. Tu vois Dieu ? Cela doit te suffire. Toi, le Prieur, intercède ».

« Prie-le d’alléger mes sauces, de rendre à mon rébec son efficacité soignante. L’acédie, ou l’ennui, est péché capital. Et Dieu à tout instant, sous ta verrière, ce ne serait pas de la gourmandise ? ...Jusqu’à mon admiration, qui ne te manque pas ». Plus tard : « Ce qui signifie, cousin d’alliance, que ne demandant rien tu obtiens tout. Prends garde au péché d’excessive satisfaction, sans même savoir si tu le commets. À ta place je le commettrais. Pourtant tu ne dis jamais de quelles grâces tu profites. Les autres disent : « Sa renommée a volé jusqu’à nous ».

«Modeste et fier en même temps. « Dieu est silence », mais les mines que tu prends sont-elles du silence ? As-tu l’air extasié, ou absent, très froid ? Comment supportent-ils, en ton monastère de St-Clothy, que rien ne soit vraiment administré ? Ton second ; Ikselles, très vieux, n’a-t-il pas toute autorité en ton nom ? Il tremble de peur de mourir : n’est-ce pas une honte, venant d’un moine comme lui ? ...Tu pourrais voir Dieu dans une rivière, ou dans les poissons que tu pêcherais, comme il est dit dans la Genèse ? ...Tu t’élèves et parades au sommet de ta verrière, phénomène de foi. De foire. Si tu meurs, parlera-ton de « transfert en haut lieu » ? Seras-tu remplacé par une momie de cire blanche ? « Itinéraire d’un grand saint », « De la momerie à la momie »… - j’achète.

 

Maître Zachée de Boizy,

À vous toute autorité et salut.

De par le Roi (que je suis), je vous apporte l’ordre et l’honneur de rejoindre notre bonne ville de B., dont je vous ai fait maire avec approbation de tous les échevins du lieu. Par toute la Comté il n’est question que du talent dont vous touchez et composez du luth et laissez faire à merveilles toutes demoiselles aux sacqueboutes.

Vous êtes aimé. Il n’est jusqu’à Lyon qui ne résonne de vos louanges. Vous vous entendez en tous arts, voire en cuisine, mais de celui-ci en vérité vous faites trop état. Vous composez en vers ou prose, produisez force talentueuses comédies et parades.

Vous n’êtes pas reçu à ma cour à proportion des inimitiés que vos conduites avaient engendrées en d’autres temps, ores sçavez que tous bons roys n’ont point coudées franches. Aussi vous enjoins comme de dessus que retourniez à B. de la Comté, afin que vous accomplissiez en icelle ville l’obligation la plus estimée, la plus enviée qui fust oncques, assavoir défendre nos plaines et plateaux de mon cousin le Roy de France Louys, onziesme du nom. »

 

X

X X

 

Zachée de Broizy ou Boisy épousa le mercredi 26 avril 1476 Dame Athénaïs, grasse et plus âgée que lui, sans intérêt financier. Pour plonger plus avant dans la déréliction peccamineuse (« pour s’abaisser dans le péché ») par l’assidue fréquentation du trou des femmes, ou pour alléger son acédie, qui est «tristesse en présence de Dieu ».

Mes frères, ce n’est ni l’un ni l‘autre. Voici un homme et une femme jusqu’ici confiants en Dieu et en leurs forces venues de Dieu. Quel besoin avaient-ils, l’un et l’autre, de s’embarrasser d’embrassements de compagne ou de compagnon, dont l’homme au moins pouvait trouver dans sa débauche une satisfaction complète de ses ruts ?

Car, cher cousin Zachée, vous n’avez jamais dit, j’entends proféré, devant témoins, mot de votre épouse. Voici donc ses qualités : quarante années sont bien pesant fardeau pour les femelles. Il est à craindre qu’elle soit veuve et flanquée d’enfants difficiles de composition, voraces de complexion. Si les enfants s’étant départis d’elle engendrent un manquement, elle se sera soit prostituée car il n’est point de haute marche d’un état l’autre : c’est en vérité chercher l’abri des écus à l’orée du grand âge, qui vous fera grand déshonneur à moins que vous n’y voyiez bénéfice, soit vouée à grandes vertus, s’étant jusqu’à ce jour préservée par miracle divin, que vous auriez pu adorer sans vouloir par mauvaiseté flétrir de vos concupiscences.

« Puisse-t-elle en ce cas vous convertir, ce que nous souhaitons de toutes nos prières et supplications ».

 

Zachée admira comme il faut la prose balancée de l’Abbé. Il ne révéla rien à son épouse et la baisa comme un bûcheron.

Le messager suivant apportait un vieux bref de Sa Sainteté. Il fallut régaler d’importance un si grand courrier. Zachée transporta donc son ventre en ses appartements. Se cala entre deux coussins et lut : la renommée du Comte-Abbé avait franchi le Jura et les Alpes, jusqu’à Rome ; l’excessive humilité engendre l’excessif orgueil, et ne s’abaisse pas à rechercher les sommets d’un monastère, mais trouve au contraire, dans la communauté des Frères, reculade et bénignité ; le comportement du Prieur de Saint-Clothy, aggravé par la consultation de certains livres des Indes et de Cathay, avait relégué le susdit monastère sous la tutelle d’un frère d’Ikselles, indigne par sa naissance de telles honorables fonctions.

Et le courrier du Pape à Zachée, tout gros et valétudinaire qu’il fût, enjoignait de se mettre en route sans tarder afin de relever, cinquante lieues au nord, l’Abbé Jean-Robert. Zachée, frappé de la foudre, donna son accord sous pli scellé, après consultation de sa seconde épouse. « Qui prendra soin de mes domaines ? » gémit-il. - N’avons-nous pas Leamington mon fils aîné ? car elle était anglaise.

* * * * * * * * * * * * *

À cinquante lieues de là, Jean-Robert sortit de méditation et se frotta l’estomac. Cette sensation survenait plus souvent ces dernières semaines : il se sentait partir dans une extase, dont il n’aurait su dire si le Christ l’inspirait, ou quelque autre action : douleurs de la passion, sourire de Josaphat ou contemplation d’une croisée d’ogives. En ce moment précis où l’anneau cérébral se haussait lentement, une douleur l’atteignait à gauche sous l’épigastre. À la verticale du cœur. De même sa langue se gonflait, ses oreilles tintaient.

Un voile passa devant ses yeux.

Certains jours une nausée lui remonte du ventre. Il se figure que Dieu lui mesure sa grâce.

Il  s’aperçut que tout bonnement il avait faim. Alors il s’est levé de son banc de prière en se frottant les genoux, qu’il avait larges et cagneux malgré les coussins. Il a vérifié les fermetures des fenêtres : toutes prennent l’eau ou le vent, dégoulinent des jointures et communiquent le froid. Jean-Robert le Moine, depuis des années, à travers les saisons, crève de froid, d’humidité, de faim ou de soif. Il offrit à Dieu tout cela. Ayant descendu quelques marches, il urina longuement dans un tuyau de plomb. C’était un perfectionnement, car il avait gagné des calculs déchirants ; des aigreurs à ne pas manger ; à ne pas boire, ces haleines indescriptibles. Voilà pourquoi Frère Ikselles avait pris tant de place : un moine qui n’était que moine, et qui de simple flair s’était improvisé Prieur.

On allait voir ça.

« Roberto ! »

Roberto n’a pris ses vœux que de l’an dernier. Petit, jeune et jaunâtre, il ne présente aucune tare supplémentaire, et son seul titre au monacat est la Vocation.

 

 

LE CORBEAU DU PUCH

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COLLIGNON LE CORBEAU DU PUCH

 

1. La nuit, la neige

 

 

La neige durcie se boursoufle en dents de scie. Sale. Au pied du réverbère bleu. C'est poreux, ça crève en bulles, le vent siffle.

« Il va geler ».

Vis-à-vis, sur le mont, entre les sapins : des lignes de neige. Comme le cuir, sous les cheveux.

L'adolescent mains dans les poches, voûté. Il monte la pente. Un chien souffle sous une porte en bois. Jean-Pierre s'est appris à ne plus sursauter.

Au sommet, la Tour du Puch, un banc dans la nuit contre la muraille, Jean-Pierre s'assoit pour surveiller la ville loin dessous. Des murs de lave, abritant les baises et les filles attentives, assouvies.

L'adolescent les imagine.

Elles ne le désirent pas.

Il a des traces sur la peau.

Il reconnaît d'en haut tous ses itinéraires, toutes les nuits, rue du Rouëre, des Chanoines, avenue Six-Moines, avec des lits, des entrepôts, chez lui. Le Puch, ville historique du Limousin- sans Histoire il veille sur les habitants du Puch. Les Puchéens. Les Puchéennes, les tabliers, les caniveaux. La Tour se visite tous les samedis, et le dimanche, 7 F50, il y est monté pour voir quelques hectares de plus. « Je suis curieux » dit Jean-Pierre.

Le garde vit derrière ses murailles. Il se couche tôt. Il ne meurt pas. Il ne monte plus au sommet pour surveiller les visiteurs. Il dit :

« Ne vous suicidez pas ! »

Personne ne se suicide.

Le vent forcit. Les aiguilles crissent : toutes les nuits le garde entend crisser les trois aiguilles sur le grand cadran lumineux. Jean-Pierre descend par le versant de l’ouest, la boue gèle et dégèle, ses pieds glissent sur les degrés, le crépi des murs lui racle le coude, les portes vermoulues donnent sur le vide.

La pente casse net sur la place de l’Euse, un parapet donne sur la rivière qui bout très froide sous les lueurs bleues de la ville. Jean-Pierre se retourne, s’accoude au parapet. Face à lui la vitre jaune dépolie du Café-Bar, toute la menace de sa vie - « Trouve donc du boulot ! au lieu de traîner... » - des Filles, des Jeunes, des Autres.

« Je ne suis pas de ceux de mon âge.

Sous lui l’écoulement de l’eau ; par devant, le bruissement de la vie.

L’adolescent palpe dans son dos « ses amies les pierres ». Il fait de plus en plus froid.

Jean-Pierre passe en revue les bisrots du Puch sans entrer ; de l’autre côté de ces vitre dorées, la musique, l’alcool (...)

2. Ma sœur – La rencontrer

Mathilde l’attend pour manger - « ...au lieu de traîner ! » , comme elle dit.

Jean-Pierre avise sur le trottoir une Jeune-Fille. Elle a de belles jambes. Fille, jambes, trottoir.

« Mesdemoiselles, vous ne serez jamais inquiétées si vous montrez bien où vous allez. L’air décidé. Marchez d’un pas sec. »

Jean-Pierre la suit, se glisse dans ses pas, sans bruit, sans rouler des épaules. Ils passent devant deux sapins déplumés, de part et d’autre de l’Hôtel de Ville – l’an dernier, on les a laissés là jusqu’en avril.

La Jeune-Fille a des cheveux noirs. Jean-Pierre se demande s’il a l’air naturel. « Tout à fait naturel » dirait-elle en se retournant. Il lui demanderait :

« Comment faites-vous mademoiselle en plein hiver pour aller en jupes courtes, moi je me gèlerais les…

Les…

Elle prendrait ça mal.

Il pense encore :

« Ce n’est pas que je n’ose pas. Je refuse. Voilà : j’ai renoncé aux femmes.

L’émancipation de la femme, ça le fait bien marrer, Jean-Pierre.

Ils sont passés devant l’affiche du cinéma :

Le Puceau se déchaîne.

C’est malin.

Silence dans les rues. Juste les coups de vent par-dessus les murs ou qui se glisse dans un doigt. La Jeune-Fille monte trois marches vers la rue Bragard. Il pose sa main sur la rampe de fer qu’elle a touchée, embrasse le creux de sa main. Au-dessus de lui la fille s’est retournée : il a compté une marche de trop, son pied a claqué sur le trottoir. Il a mis un genou en terre et les bras en croix pour garder l’équilibre.

« Tu ferais mieux de trouver du travail répète sœur Mathilde. Au lieu de bouquiner !

La Jeune-Fille est rentrée chez elle. Jean-Pierre court à sa porte. Les verrous claquent. Celui

du haut, celui du bas. Un troisième, plus profond, en bout de couloir. Jean-Pierre s’approche, lit le nom sur la plaque en cuivre :

 

M. et Mme BARDIN

et leurs enfants

« Et leurs enfants... »

Jean-Pierre retient l’adresse.

 

3. Ma sœur - La peinture

 

Chez lui, Jean-Pierre peint : des seins, des fesses, sur toute la surface de la toile. Des fesses vertes, au couteau. Il entasse des couches de blanc, de crème.

« ...de chercher du boulot. Qu’est-ce que ça va te rapporter ta peinture ?

- Bonjour sœur Mathilde.

- Qu’est-ce que ça représente ?

- Des culs.

- Tu te crois malin.

- Je ne sais pas ce qu’il y a dedans.

- On mange dans cinq minutes. Et tâche de ne pas te faire attendre. Ton père est là aujourd’hui.

- Pourquoi, ce n’est pas le tien ?

 

L’atelier occupe un ancien garage. Il y fait sombre. Un palan, quelques clés, plates, à pipe. Jean-Pierre se place sous la lucarne, couverte de crasse. Il faudrait un couvreur, avec une grande échelle, pour la gratter.

« Je ne vais plus rien voir ». « Je vais devenir aveugle ».

Il se lève, jette un coup d’œil à sa toile : des chairs tordues en diagonale. Rose gras, blanc mou d’un corps sur l’autre, une purée de ventres, de seins ventripotents.

- À table !

 

4. Le père, la soupe

 

Le père est là, c’est un petit chauve, tout gris, qui lampe vite son potage sans lever la tête.

Jean-Pierre contourne la table pour l’embrasser. (Mathilde répète à son frèretu aimes ton père, toi). Jean-Pierre se sert en soupe en haussant les épaules. C’est rare que le Père mange ici, 3 rue des Moines. Mathilde porte lentement la cuillère à sa bouche, qu’elle ouvre grande, les yeux vagues, le geste grave et moi. Jean-Pierre n’entend que le sifflement intermittent du radiateur au thermostat. Tout est bien rangé. Elle file doux, la Mathilde.

Le Père pousse son assiette, sans dire un mot. À cinquante ans, il fait déjà vieux. La Mathilde le ressert – il ne vit donc que de soupe ?

« T’as trouvé du travail ?

Jean-Pierre lui poserait la même question.

« ...faudra s’en occuper, dit le Père.

Ils prendraient son argent. La sœur et le vieux.

« Toute sœur éprouve pour son frère un attachement inconscient, qui peut aller jusqu’à l’inceste » - «  Y aurait plus qu’à se flinguer ».

- Tu dis quelque chose ?

- Rien, rien.

- Il se rendra fou avec ses lectures. Si t’étais occupé de tes mains au lieu de fainéanter.

- Ça suffit Mathilde.

Son père ne regarde jamais en face.

« Écoute-moi bien Jean-Pierre… Je vais partir huit jours à Châteauroux... » Mathilde sursaute. « Tu vas me faire le plaisir de trouver du boulot. N’importe quoi. Tu m’entends ? »

Châteauroux… Châteauroux… Qu’est-ce qu’il veut que ça me foute…

 

M. § Mme BARDIN

« Et leurs enfants »

…………………………….

5. Correspondance

 

« Monsieur,

J’ai à vous apprendre que votre fille... » - qu’est-ce que je peux bien lui apprendre sur sa fille ?

 

Trois fois. Elle a tiré les trois verrous. Le dernier plus profond.

 

« Monsieur,

Votre fille, que vous croyez si chaste... » « ...si chaste et pure... » « Votre fille se… se... » -

- il serre les dents.

- Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui te prend ?

Il a appris cela. Par intuition. Par déductions. Par enquêtes. Ce qu’il fait seul. Elles le font aussi. Elles le font toutes. Lui aussi le fait. Mais ce n’est pas pareil.

« Pas pareil. »

« Je ne fais pas la morale, moi. Je ne refuse personne. Elles me refusent. Elles refusent tous les hommes. Elles leur font la morale. Puis elles rentrent chez elles, et elles se… se... »

Révoltant. C’est révoltant.

« Elles croient toutes qu’on va les violer ».

- Je vais dans ma chambre.

- N’oublie pas ce que je t’ai dit ! crie le père.

 

C’est une pièce encombrée de meubles et de tiroirs.

- On les montera au grenier, un jour.

En attendant, tous l es jours, Mathilde les astique, obstinément.

« Tiroir 12. Enveloppes.

«  Bardin, 23 rue Blagard.

 

- Tous ces couillons qi prennent les filles pour des rosières... »

Monsieur virgule (« Chère mémé virgule ») - c’est le vide ; soudain le stylo s’emballe, comme un grand trait de phrases qui s’ébranlent, ordurières, dérisoires, emphatiques.

Précises. Anatomiquement très précises.

« Signé M., chirurgien-dentiste »

«  Signé C., noaire. »

Il trace un grand « F » en cou^p de sable – le reste illisible.

« Ça fait moins… ça fait moins anonyme ».

Il place la lettre sous sa chemise, contre la peau du ventre. Il se voit traîné sur le Boulevard Laudry, dans une charrette, la tête et les poignets dans un carcan ; des gendarmes à cheval, en tricorne, qui l’escortent, le désignent aux outrages.

L’écriture est nerveuse, régulière. Il ajoute quelques barres de « t ».

 

6. Tempête sous un pan de chemise.

 

« Où vas-tu cet après-midi ?

...Mathilde adossée à l’évier ; les assiettes mal rincées qui sèchent sur l’égouttoir.

- Chercher du travail.

Mathilde pousse un ricanement.

 

Jean-Pierre passe par le garage. La lucarne. Un file d’eau noirâtre a tracé une rigole sur la toile.

« Bordel ! Je ne pourrai jamais rattraper ça.

Il repousse quelques cadres à l’abri. Quand il se baisse, l’enveloppe lui gratte la peau, sous la chemise.

 

L’air est cru, la Mob encrassée. Passé le mur d’usine, le froid vient vous trancher. Jean-Pierre respire largement. L’air glacé se faufile sous les vêtements. Seul point chaud,le ventre, sous l’enveloppe.

« ...et si je cherchais vraiment du travail ?

 

Jean-Pierre tend le pied à ras de sol, pour contrôler le verglas. Quant il était enfant, il aimait bien poser le pied sur une bouse à demi-séchée. La croûte séchait, le pied s’enfonçait, les mouches bourdonnaient – ça puait vachement !

Des hameaux. Des portes. Les boîtes aux lettres. Une fente, aux lèvres coupantes – étroites blessures du bois, du fer, du ciment – celles des garages, immenses, chromées, ou bien les boîtes perchées, frileuses, aux grilles des jardins.

« C’est une honte ! » hurlerait la Jeune-Fille. Une fille normale. Qui ne pense jamais à ces choses-là. Qui ne sait même pas que ça existe. Au moment donc où la Jeune-Fille, ivre de bonne foi, serait sur le point de convaincre, où le père s’apprêterait à chiffonner la Lettre Anonyme, à ce moment-là, lui, Jean-Pierre Fargey, ouvrirait la porte d’un coup de botte ; la fille tomberait à genoux. Il se ferait sucer.

« Merde ! »

La mob qui zigzague.

« Je trouverais du travail. Je me marierais. J’aurais trente ans. Il y aurait du soleil, une prairie, un enfant » - et soudain, sortant d’un petit bois rabougri, la plaine de neige grise – il va jusqu’à Saint-Vital. Des toits bruns, blanc sale. Un paysan passe en tapant ses bottes.

Une boîte postale est accrochée, là, devant ses yeux, dans un virage. Une immense palpitation se déclenche dans sa poitrine – cela descend tout chaud tout moite au bout de ses doigts – comme lorsqu’il avait brisé un jouet, tué un chat – commis quelque chose d’irréparable ; il ne resterait plus qu’à attendre le châtiment, terrible, avilissant (…)

Ses pommettes cuisent.

Son cœur serré.

Jean-Pierre a tiré l’enveloppe

« Dernière levée, Mercredi 10h »

- sa main s’élève vers la fente. Il ne regarde pas. La lettre est tombée. Aussitôt le sang revient frapper ses joues.

 

Personne ne l’a vu.

 

7. La mère

« Ta mère était une grande malade.

 

Mathilde coud. Elle porte un tablier blanc. Jean-Pierre prend sur la table une paire de ciseaux. La pièce est trop haute, mal repeinte.

La mère se plaignait toujours. Elle prenait des cachets. Des comprimés. Mathilde lui faisait des piqûres. Jean-Pierre se pique les doigts.

« Rends-moi les ciseaux.

- Tu as dit « ta mère ».

- Ça s’est trouvé comme ça.

- Tu l’as connue avant moi.

Mathilde coupe le fil avec ses dents.

« Qu’est-ce que ça fait, d’être fille unique pendant dix ans ?

- Qu’est-ce qui te prend ?

 

Mathilde lève la tête. Une grosse tête blême.

Elle a dit que la mère était plus gaie, « avant » ; que c’était une vraie « boute-en-train ».

« Dans les repas de famille, elle faisait rire tout le monde.

- On ne fait plus de repas de famille, dit Jean-Pierre. Il demande :

« Tu sais quelque chose, pour Châteauroux ? »

Mathilde range son matériel de couture sans répondre :

« Épluche-moi des patates. »

Il prend un torchon sur ses genoux.

- Tu crois qu’elle est…

- Partie. Je te l’ai déjà dit. Avec un gendarme. Elle vit avec lui.

« Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

- Tu as son menton.  Exactement son menton.

Jean-Pierre se lève le couteau à la main, il se regarde dans la glace au-dessus de l’évier. Traces de varicelle.

- Aide-moi à mettre la table. »

Les traits de Mathilde retrouvent graduellement leur expression de haine cuite.

Les petits yeux de Jean-Pierre se rapprochent sous son front de papier mâché.

Au transistor la musique est bonne. Ils évitent de se parler.

 

8.- Nigth Clube

 

Le bar de la rue C. « rouvre ses portes après rénovation ». Nigth Club – le « th » anglais, sans doute. Je n’y mettrai jamais les pieds. C’est pourtant facile, Jean-Pierre : tu te faufiles dans un groupe. Tu t’assois là, près de la porte, sous les patères.

 

Il entre, en ligne droite, jusqu’au bar :

- Un café.

Le barman a son âge. Il fracasse des bouteilles vides à ses pieds, dans une lessiveuse.

- Plaît-il ?

- Un café.

Le barman se mord le pouce. Il s’est écorché. Bien fait pour sa gueule. Il se tourne vers le percolateur.

Trois rustauds arrivent. Ils se perchent sur les tabourets. Le barman rigole avec eux. Jean-Pierre rigole. Tout le monde rigole. La nuque du barman forme un petit bourrelet. Le dos tourné, il répond aux railleries avec assurance. Il a monté l’affaire avec deux amis. Il vide les poubelles, il fait le ménage. Jean-Pierre dit :

- Vous ne pouvez pas me servir quelque chose par là-bas ?

Il désigne le plus négligemment qu’il peut une tenture à gros plis, derrière laquelle on devine un escalier qui descend. Le barman regarde sa montre, prend les autres à témoins :

- Pas avant une heure !

Les autres approuvent avec ensemble.

À travers les pans de vitres passe un petit courant d’air. Un enfant se dirige vers le flipper. Des apprentis se réunissent quelques minutes autour de trois canettes de bière. Jean-Pierre boit encore, observe les parois crépies, les appliques de plastique, le comptoir chromé.

Vers le fond, des tables rustiques.

Il se sent bien.

 

Il n’a plus peur.

C’était un jeu.

Commander un lait fraise, un café, blaguer avec des inconnus – la Grâce, l’Instant.

 

...D’un coup, l’ouverture, tourbillon de rires, des femmes – de la neige – parfums – fourrures.

- Salut !

- Salut !

Elles se jettent au-devant des baisers toutes frissonnantes, les épaules relevées.

Jeannine, Laurence ou ce genre – les cuisses coupées par un galon de lapin. Des cuisses fortes, comme greffées ; elle se penche sur le bar – mollet tendu, couture du bas, bise au barman - « attention aux verres ! »

Par derrière Jean-Pierre sent la pulsation du juke-box, le poids des pièces qui tombent, les hommes dans son dos pendent les manteaux, près de ses épaules, les battements de la porte jamais tout à fait fermée -

Il commande une cerise.

- Bonsoir Joël – Bonsoir Josy - ...Judy » - bises, bises, « permettez pour la chaise ?

- MAIS BIEN SÛR.

On lui a adressé la parole. On lui a adressé la parole.

Il n’y a pas que les ennemis.

Il y a aussi les indifférents.

Les filles sont sympa.

Les filles aux yeux vagues, blotties sur la banquette – la fierté apprise du regard – mâchoires fortes et cheveux gras – des jours au fond des salons de coiffure, des saisons au fond des magasins de chaussures – hinhin les rires niais, les lèvres retombantes -

- Jean-Pierre, tu fais le difficile.

Une demoiselle qui bat la mesure du bout de son soulier.

Une demoiselle qui tourne la tête vers lui, vers les jeunes hommes si différents -

J. F. bonne fam.

Délurée, exc. éduc.

ch. H.

bien sous tous rapports

- elle est ivre, un peu, et lui plaît,beaucoup^.

Jean-Pierre a les yeux louchons, le nez tombant, le teint brouillé, les cheveux raides.

Il ne se lave pas très souvent.

Près de la grande fille blonde et flambant neuve, c’est une vierge terne aux yeux torves, aux dents fâcheuses, au nez...- on commence ? on commence ? On est dix, au moins ! »

Derrière le rideau plissé une lueur rouge, très « boîte ».

Au juke-box ont succédé des accents lourds, pleins, plus graves. Les autres se lèvent.Jean-Pierre leur emboîte le pas.

« Vodka orange ».

Comme les autres.

Du rouge, du noir, le feu en plastique dans la cheminée, les filles, les voix – la musique – les autres qui dansent. Lent, rapide, lent. Spots rouges pour la batterie, jaunes pour les guitares, noir pour le silence – le bras par dessus la tête

béat, béat, béat

« ...et des sèches s’il vous plaît »

Passé le cinquième verre je laisse tomber

- Eh bien, le grand ? On ne danse pas ?

La délurée vire déjà au bras d’un bellâtre. Il ne reste plus, assise, que la vierge grise, elle dit :

« On y va ? »

Comme à la piscine.

Il la prend dans bras et gagne la piste – dadin, dadon – dandin, dondon – c’est le slow, le slow bien noirâtre. Il la serre, il la sent de très près sur le cuir chevelu, la musique joue, elle ne l’entend pas renifler que dire, que dire - « Allez, on le fait celui-là » - c’est le slow suivant – dadadon- dadindon – comment ça se tient, une fille ?

Et pas moyen de bander. Paraît que ce n’est pas obligatoire.

« C’est ma cousine ! crie la délurée. Toujours au bras du même. « Faites-en ce que vous voulez, mais surtout pas un petit !

C’est pas vrai. Non mais c’est pas vrai.

Il se voit sur un chemin ensoleillé, tenant une fillette par la main – quelle publicité, déjà ?

Ça sent le cuir chevelu. Ça sent l’humain. Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas senti un être humain de près, il humagine dans le noir les racines serrées piquées sur le scalp blême, les « glandes sudoripares » - je te plais comme je sue ?

Il ne peut pas l’embrasser sur le front ; elle est trop petite – mais que dire, que dire – j’ai trouvé :

«Mais c’est notre cher Johnny ! » - la bouche en coin.

Pas dupe.

Elle dit oui.

Par quel bout on commence d’habitude ? Si je ne flirte pas tout de suite…

Que se passerait-il ?

Ils se rassoient. « Tu veux une vodka ? »

Non.

Et rien à se dire. « On ferait mieux de se taire ».Il le lui dit. Chapeau. Chapeau. Des icebergs ans la tête. Il offre une cigarette. « Vous ressemblez à votre cousine », dirait-il. « Elle vous jette toujours dans les bras des types,comme ça ? ...vous couchez ensemble ? »

« Boïng, boïng », dit la musique. « Ploc, ploc », font les spots. La fille se tait. À côté, sur la banquette, la cousine délurée s’est éméchée :

- Si une fille tire un coup… Quand une fille veut tirer son coup…

- Elle réussit son coup à tous les coups, dit le bellâtre.

Jean-Pierre pense que de toute façon, les filles préfèrent rester seules.

- Je me comprends.

Il fume. Il boit. La fumée le soûle plus que l’alcool. La fille, de plus en plus raide, attend qu’il parle.

- Je hais les timides. Les timides vous paralysent. Pas moyen de leur adresser la parole.

Ils ne dansent plus. Les autres se lèvent, tournent sur la piste, reviennent s’assoir, leur passent devant – la cousine lui tombe sur la poitrine – Avec elle, ce serait plus facile.

La vierge tire de son sac à main le calendrier du RCP : le Rugby Club Putéolien.

« D’où tu sors cette horreur? »- c’est parti tout seul – il lui dit « D’où tu sors cette horreur » - son frère, son cousin joue dans l’équipe, elle est fière de lui - « C’est lui qui talonne elle dirait, c’est lui qui a droppé, qui a transformé

« Ce n’est rien », dit-elle d’un petit ton contrit, ce n’est rien.

Renfonce la photo dans le sac à main, après tout merde c’est sa faute, sa faute à elle, je ne sais pas, moi, quand on voit ma tête, on se doute bien que le rugby je n’en ai strictement rien à foutre – faut pas être sorcier – tandis que la cousine, là, elle doit être au moins je ne sais pas, moi, Secrétaire » - en tout cas bien bourrée, elle se jetterait sur lui, il resterait sans bouger parce que dans le fond ça lui serait bien égal.

Elle se reculerait, le fixerait d’un air très intelligent :

« T’es un type bizarre, toi.

Elle ne serait pas fâchée.

Peut-être bien qu’elle se mettrait à le respecter.

 

La pucelle au nez busqué prend son courage à deux mains. Elle lui passe devant - « pardon »- pour rejoindre le Groupe, à présent de l’autre côté de la tenture, comme avant. Jean-Pierre regrette des choses vagues. Il va rentrer. On s’embrasse dans les coins. Le barman repasse les mêmes disques.

 

...une équipe de rugby… l’imbécile…

 

Jean- Pierre repasse à son tour le rideau rouge. Rien n’aurai bougé depuis le début de la soirée. Un « type » se penche vers une « gonzesse » qui regarde Jean-Pierre en riant.

- Ça a marché avec ton mec ?

- Pas un mot. Il n’a pas dit un mot.

Jean-Pierre prend son élan. Il s’exclame :

« De cheval.

Le « type » se lève, petit, bourré, méchant (aux autres : « une minute ») Qu’est-ce que t’as dit ?

Jean-Pierre hausse les épaules :

« De cheval.

- Et qu’est-ce que ça veut dire, « de cheval » ?

- Je disais ça comme ça.

Une fille ricane mollement.

«  Et pourquoi tu dis ça ? Est-ce qu’on te parle, à toi ?

- Je disais ça comme ça, en passant.

Dans le coin de la banquette, la conversation se poursuit. Tout à l’heure, Jean-Pierre a vu le type avaler le whisky au goulot :

« Si t’a vais dit « deux chevaux »,encore, énonce-t-il gravement.

- Oh ! alors, évidemment, acquiesce Jean-Pierre avec vivacité.

- Eh bien passe ton chemin, vieux, passe, passe…

- C’est ce que j’allais faire, concède Jean-Pierre.

- Voilà. Tu t’en vas. Tu passes ton chemin, et tu t’en vas.

Il l’a saisi par le bras, sans brutalité. Parfaitement ivre. Le type se rassoit. Jean-Pierre se dirige vers le porte-manteaux. Là-bas, on se marre. Il enfile son pardessus. Tiens, le revoilà.

Le type s’avance en roulant des épaules :

« Dis donc, tout à l’heure, tu ne voulais rien dire d’autre, par hasard ?

Il le fixe de ses yeux jaunes fibrillés de veinules.

- Mais non, mon vieux, j’ai dit ça au pif, pour dire quelque chose.

- T’es bien sûr, au moins ?

Il cherche à comprendre.

- Sûr. Je vais me coucher. Laisse tomber.Tu ne vois pas que je dors debout ?

L’autre est décontenancé.

« T’es d’où, toi ?

- De Bordeaux.

- De Bordeaux ?

- Oui. À Bordeaux c’est tous des cons.

- Même pas.

Jean-Pierre n’a jamais foutu les pieds à Bordeaux. Il prend la porte. À travers la portevitrée il le voit regagner sa place à pas lourds.

Il fait très froid. Un jour Jean-Pierre sera beau. Fortuné. Il sera élégant. Il habitera une autre ville. Quelques ivrognes passent en chantant chacun pour soi. Au milieu d’eux il reconnaît celui de tout à l’heure. Ses camarades le soutiennent par les épaules. Question filles, ça n’a pas l’air d’avoir marché très fort pour eux non plus.

 

9. Cousines

 

Le barman accroupi verrouille la porte d’entrée. Plus loin les cousines s’éloignent bras-dessus bras-dessous comme seules les filles ont le droit de le faire.

Les types sont repartis par la rue Bleu-Fugières. Ils vont se séparer, ils cuveront leur samedi soir, tout seuls.

« Un mec, un vrai, c’est celui qui emballe une fille, n’importe laquelle, au café, dans la rue – et qui se retrouve dans son lit une heure après.

Les filles tournent rue Chaillonnet.

Ça ne se fait plus, d’être cousines.

On sait ce que ça veut dire.

Elles se rattrapent l’une à l’autre dans la montée verglacée.

La plus petite, la pucelle, a de grosses hanches et la jupe courte. Le chignon de l’aînée se défait lentement, de réverbère en réverbère. Le froid remonte entre les jambes. Soudain Jean-Pierre s’est heurté à elles. Il titube à reculons sur le verglas. La plus jeune ouvre une bouche hagarde ; sa lèvre inférieure tremble. L’aînée semble à peine surprise.

« Bonsoir », dit-elle doucement.

Elle sourit, introduit la clef dans une serrure.

Elles ont disparu.

Il les entend rire derrière la porte.

Elles n’en peuvent plus de rire, elles se sont retenues longtemps.

 

10. Le beau style

 

« Monsieur, Madame » - dès l’abord, le ton grave - « votre fille et sa cousine » - bon début, précis, sans risque d’erreur - « bien qu’elles se comportent de façon totalement opposée, ressortissent chacune au même diagnostic et à la même thérapeutique

« Sans doute leur avez-vous inculqué les mêmes principes – or : si l’une d’elles a parfaitement assimilé ces louables doctrines au point d’être restée trois quarts d’heure assise à mon côté sans avoir proféré une parole, alors que ma réserve naturelle - « du Wyoming », ha ha ! - n’en laissait pas moins filtrer un désir pathétique de communication, l’autre, en revanche, tout aussi refoulée je m’empresse de le dire, s’affichant tour à tour avec tous les hommes » - mieux que « garçons » - n’a pas manqué de prendre prétexte d’un éthylisme suffisamment manifeste pour se raccrocher à toutes les parties de ma personne.

« Monsieur, Madame, de deux choses l’une : ou vous bouclez vos filles, ou vous leur lâchez la bride.

« Soyez sûrs qu’à l’heure où je vous écris, vos pucelles ou bien dorment ou bien se branlent avec frénésie, seules ou à deux, à grand renfort de soupirs et de pets. Vous collez juste l’oreille à la cloison ».

Il ôte son slip trempé de sueur. Il se couche, ferme les yeux, se touche un peu et s’endort.

 

* * * * * * * * * * * * * *

Jean-Pierre a dormi cinq heures. Il relit sa période, dont l’enflure lui semble irrésistible.Il la déclamerait, s’il n’était pas sitôt. Il sent encore sur toute sa poitrine la douce pression de sa main, à elle.

 

11. Ennui

Parfois l’ennui prend une ampleur, une densité qu’il n’eût pas imaginée. Il passe d’une pièce à l ‘autre, dévoile les miroirs, passe au garage devant sa toile où il s’attarde, sardonique. Dans la bouche un goût de ferraille.

Jean-Pierre pose un doigt sur sa gorge : si la peau vibre, c’est que la voix passe : « Aah… aah... »

- Qu’est-ce  qui te prend ?

Mathilde râpe une rave : rrac vrac… rrac rrac vrac…

Il semble à Jean-Pierre, s’il avait un piano ! - qu’il pourrait y improviser d’interminables valses langoureuses – mais il ne sait pas jouer du piano. Il s’endort sur la table – Tu t’ennuierais moins, si tu travaillais !

Tu rabâches,Mathilde, tu rabâches…

Elle pose rave et couteau.

- Je me suis bourré hier soir.

- Je ne suis pas chargée de ta personne.

- J’ai failli me faire casser la gueule.

- Tu ne sais pas parler aux gens.

- Justement, je n’aime pas ton maquillage.

Elle le trouve très discret.

Il ne la voit jamais avec un homme de son âge. Elle revient toujours à l’heure des repas. Régulière, grise.

« Ton travail ne suffit pas à attirer les hommes.

- Les hommes ! Les hommes ! sur quel ton il dit ça !

Le frère et la sœur éclatent de rire en même temps.

 Mathilde agite son gros nez avec conviction. Mathilde dit :

« Je n’aime pas le mot « homme ».

Elle aimerait mieux « compagnon » ; « homme » : ça sent trop le sexe

« Je le voudrais câlin, tendre – Jean-Pierre complète : et qui ne fasse pas l’amour.

.Quand une veut tirer un coup – Jean-Pierre est intarissable.

13. Aveux. Folies.

 

 

 

 

Jean-Pierre se masturbe.

- J’ai trouvé du machin sur les broderies du drap de dessus…

Du machin… Plus Mathilde prend l’air détaché, plus sa bouche en semble pleine. Jean-Pierre (ton détaché) :

- Évidemment, pour vous les femmes, ça ne laisse pas de trace.

Elle a drôlement encaissé, la Mathilde. Il savait ! Un homme savait !

 

Elles font cela par choix. Uniquement par choix. Nous, les hommes, par obligation. Parce qu’elles nous y obligent. Elles nous y poussent. C’est leur faute. Leur faute à elles

 

- Tu ne cherches que la fesse, dit Mathilde.

- Il ne faut jamais perdre la fesse.

- Tu ne seras jamais qu’un homme

Jean-Pierre déplace un couteau su la table.

- Écoute-moiMathilde : les hommes…

- Tu n’as que dix-huit ans.

- ...eh bien moi – moi je ne suis pas comme vous…

- Qu’est-ce que tu sais de ce qui nous bouffe le ventre, à nous les femmes ?

Elle le regarde avec une soudaine panique :

« Tu n’as pas de viol en vue ? Jean-Pierre !

Il avait lu le Grand Larousse Médical :

« On peut distinguer trois zones concentriques : pubis… grandes lèvres… (…) ...petit organe érectile et charnue placée sur la partie antérieure (…) - il est l’homologue considérablement réduit du pénis chez l’homme.(...) ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CRISE ET RENIEMENTS

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COLLIGNON CRISE ET RENIEMENTS

 

 

« Va te faire enculer.

- Qui dit ça ?

- C'est pas moi !

- Vos noms !

- On le dira pas !

- Livret scolaire !

- J'en ai pas !

- Donne ton sac !

- Lâche ça connard !

Terence fonce chez le Principal.

- A cette heure-ci le Principal mange, monsieur Elliott.

Un mois de congé. Bout du rouleau.

Vous avez la sécurité de l'emploi.

Prenez-le donc mon “emploi”. Je vous donne quinze jours, pas un de plus, pour supplier à genoux de retourner au chômage. Votre langâge, monsieur Elliott, votre comportement. Les parents ne sont pas contents du tout, du tout. Vous dites bite et couilles vous ne vous habillez pas comme il faut, trois fois la braguette ouverte monsieur Elliott trois fois il y a des choses qu'on ne fait pas qu'on ne dit pas devant les jeunes filles même si elles se branlent trois fois par jour – à cet âge fragile (“où l'on s'interroge sur son corps”, il connaît par coeur) – mais alors pourquoi donc se mettent-elles à rire ? - Vous connaissez mon sentiment à ce sujet - par cœur, par cœur...

Quand Terence était petit Tonton lui faisait répéter TROUDUCUL répète après moi TROUDUCUL à dix ans Terence tait le plus mal embouché du village. Elliott est un clown à présent. C'est lui qui descend un étage sur la rampe, lui qui brandit dans la cour un Kleiderbaum (porte-manteau sur pied) - gourou-gourou ! gourou-gourou ! - les élèves effarés tassés dans les coins de la cour ça fait tièp j'étais fou Monsieur l'Inspecteur j'étais fou.

 

Courrier reçu par Terence :

"Monsieur,

J'étais un garçon craintif et rondouillard. Je viens de découvrir Le cercle des poètes disparus. Vous m'avez éveillé aux Belles-Lettres. Je vous exprime ici ma reconnaissance". Je délivre mes élèves de leurs tensions Foutez de ma gueule ? disait l'Inspecteur Adjoint ; j'ai dans ce tiroir un paquet de plaintes écrites sans parler de ce qu'on rapporte dans TOUTE la colonie française" - plus tard Terence apprend qu'il faisait perdre de l'argentà l'Etablissement Mettez-vous à ma place monsieur Elliott Mettez-vous à ma place (N.B. : bannir toute irruption de cette expression qui signifie je vais te la mettre) - Prenez un congé Sir Elliott ce sera mieux pour tout le monde avec du Normison Normison 20 vous serez en forme pour la rentrée de préférence ailleurs et hop ! (et hop…).

-Freud,dans “Le mot d'esprit - Der Witz und seine… - Laissez là Le mot d'esprit : , votre rôle est d'enseigner... - ...de troubler !

- ...de troubler – mais selon le programme, Monsieur Elliott, selon le programme ! » (et hop).Un mois de congé. Renouvelable. Rentré chez lui, Master Elliott interroge sa femme :

"...Qu'en penses-tuMagdadalena ? La femme répond : “Réfléchis”.

- C'est comme si tu ne disais rien.

- Tu toucheras toujours ton salaire. Mais tu vas tourner en rond.

Elliott répond que “les chefs savent s'y prendre” ; que les “troubles psychiques” ont bon dos ; qu'il ne se sent pas responsable.

- Nous en avons déjà parlé, dit Magdalena. Nous allons trouver de quoi t'occuper : en premier lieu, tout repeindre ici, sans exception, en blanc.

- C'est inexorablement inepte : les meubles au centre sous les bâches, les murs tout blêmes et le sol jonché de journaux.

- Ta gueule.

...Magdalena, profession psychiatre, passe le rouleau, Terence fignole les moulures. Magdalena repasse le rouleau. A midi pile on pique-nique sur les tréteaux, on boit du 10° dans l'odeur du plastique et du Ripolin. Magdalena ne porte pas de maquillage. Son cou ressemble à celui de Jeanne Hébuterne, suicidée enceinte. « L'appartement sera plus clair. Toujours exigu certes, mais immaculé : “Ça repousse les murs. - Et toujours aussi bruyant” ajoute Terence - Tu n'as qu'à fermer les fenêtres”. Dix ans que ça dure. Parfois, Terence et Magdalena déplacent bien la table, l'armoire et le lit. Mais rien ne change : un petit deux pièces bruyant, avec la cuisine en pan coupé.

Cette fois-ci, vive la peinture ! tout sera revitalisé ! « Nous ne pouvons déménager,

rabâche Magdalena. On ne reconstitue pas, comme ça, n'est-ce pas, une clientèle psychiatrique. » Le cabinet de Magdalena se trouve au rez-de-chaussée, rue Johnstown : Posez votre manteau ici. C'est une couronne de patères en esses, un Kleiderbaum (Terence et son épouse affectent de parler entre eux un mélange italo-germanique, entendu jadis en vacances à Bozen) (Sud-Tyrol). "Chez moi" dit Magdalena Bratsch à son premier client du jour, "j'ai fait repeindre en blanc".Le vieux monsieur (c'est un vieux) répond : “Qu'est-ce que vous voulez que ça me foute ? - “ne rien révéler surtout de sa vie privée” répétait Vahnzinn son maître – C'est bien fait pour ma gueule pense Magdalena. « Vous êtes en effet ici, Herr Schtroumpel, pour vous soumettre à un test...

- .Facile ! dit le patient : Si je dessine d'abord l'église, ou la mairie (…) - Magdalena laisse le consultant se piéger – "...mais si j'hésite cela signifie « difficultés à prendre pied dans la société" (…). Dans un placard à côté d'elle se trouvent des masques légués par Vahnzinn - certains confectionnés par des patients : ce sont de loin les plus horribles. “Essayez celui-ci. - Je préfère le Chien.” Par les trous de ses yeux, le con Sultan se fixe dans un miroir en pied. Magdalena règle de l'orteil, sous le bureau, l'intensité de l'éclairage. Le choix des masques peut prendre beaucoup de temps. Certaines femmes hésitent à n'en plus finir. “Madame, dit Magdalena, nous avons tout le temps.” L'une d'elles choisit le drill : singe violeur, gueule rouge et verte.

Une autre élit d'après photos l'homme le plus sympathique (“ressemble à mon défunt mari”, “pourrait être mon fils”) (au revers Magdalena lit condamné pour viols) - ”y a-t-il un fichier de femmes…? - Tout est prévu.” Chacun veut son test “sauce homo”. Terence les connaît tous. Sa photo n'y figure pas.

- Putain pas de pot.

X

Terence reprend ses fonctions d'enseignant. Les insultes reprennent. “Cette fois-ci” dit le proviseur “c'est votre faute”. Magdalena ne peut soigner son propre mari. Elliott déclame encore devant la glace : “Autrefois, les femmes n'avaient pas de métier ; nous avons changé tout cela “. Il s'allonge sur la moquette une, deux, trois, j'inspire. Plus un café noir pris Aux Funérailles d'Antan, place Bérébé. “Principe numéro un” dit Magdalena : ne jamais revenir sur un échec. - Ainsi (Terence joint le geste à la parole) il ne me reste plus qu'à tourner sur la tempe” (façon Pirandello) –“ le bouton “Joie-de-Vivre” - Et ça marche ? - ¨Pas toujours, Magda, pas toujours. » Magdalena lui rappelle cet “excellent contact” dont il jouit avec les adolescents : “Une chance à ne pas gaspiller”.

Terence répète cinquante fois, toutes les deux heures : Je n'ai pas besoin de jurer comme un charretier pour me faire aimer.– assurément, Staline était ordurier - mais il avait des couilles.

Terence aime passionnément ses mantras psychologiques. Il se qualifie d' “étudiant demeuré”. Autour de lui et de Magdalena ce soir encore, Aux Funérailles d'antan, la rumeur du bistrot et des machines à gagner des jetons. Terence tend la main au-dessus du guéridon, serre très fort le poignet de Magdalena ; quand ils s'asseyent ici pour consommer, jamais ils ne dépassent trois cigarettes à la file.

Terence :“J'aime discuter avec toi. Mes exercices, également. Pourtant je déteste jusqu'à l'idée de mon corps - Étends les bras. Respire. Écarte les jambes, respire encore. - Mais toi ? - Nous ferons (dit-elle) du vélo, de la natation, de la marche ». Terence, sèchement : Je n'ai pas de temps à perdre. C'est déjà bien assez de corvées – dont le bénéfique s'effondre, curieux ! dès qu'on les arrête”. Lire la Torah n'est d'aucun secours non plus. Magdalena tente une approche plus personnelle : “Nous n'invitons jamais personne.” La Cité du Purgatoire se prête peu aux fréquentations, ni même aux simples relations de voisinages : des blocs de trois étages, en briques rouges sur des mamelons boueux... “Quittons ce désert”, dit Magdalena. “Je rachèterai bien ailleurs une clientèle”.

Terence craint de trouver pire.A vrai dire chacun d'eux se voit soumis par son métier à un véritable déluge social non désiré : patients tarés, potaches, collègues. C'est une hémorragie de soi à travers l'autre. Une diarrhée de l'âme et du cœur. De retour du travail ils doivent chacun s'isoler, s'allonger, se reprendre. Pour eux deux tout contact est corvée. Quant à recevoir, être reçus... écouter, parler, répondre – quoi, encore ! je préfère dit Terence crever de solitude. Le Dédale -c'est ainsi qu'ils appellent cette “Cité du Purgatoire”. Qui suinte l'inquiétude. Trop d'élèves la hantent, déversant par les fenêtres ouvertes leurs sarcasmes orduriers, anonymes. L'hiver - bienfaisant hiver ! - les fenêtres sont fermées - ce n'est pas si grave : Terence restera ici. Je ne déménagerai pas pour si peu. Au cœur du Dédale. Magdalena, au contraire, ne jure plus désormais que par sa ville, Bordeaux, sont restés famille, amis véritables, ennemis, toute une vie d'avant. Terence pfère qu'il vaut mieux souffrir ici. Seuls et dignes. Il se revoit étudiant, à Bordeaux, immature, enchaînant les cuites à la terrasse du Big Fac Mother - Un lait fraise !" Il a juré de ne plus boire. D'attendre ici l'avenir qui ne viendra pas plus qu'ailleurs. Il ne souhaite nullement "revoir des amis". Il n'a jamais cru en l'amitié. Pas plus aujourd'hui qu'autre fois : il s'estime un homme à présent, un vrai . Il a rompu avec tout cela. "Je peux” argumente Magdalena, “rouvrir à mon profit le cabinet du docteur G., rue J. Mon père, médecin, avance l'argent.” Pour l'instant Terence, 43 E Cité du Purgatoire, descend une fois par mois la pente qui dévale jusqu'au train de Paris, puis se promène dans la vaste Capitale. Véritable exercice, physique et spirituel. Les simples mouvements de gymnastique n'accordent à Terence ni réflexion ni rêve : « Je ne sais pas à quoi penser ». Rien n'a pu le faire démordre de cette sensation réelle. À Paris, Terence ne visite ni exposition, ni musée, ni monument : tout lui semble immense, surfait, surgonflé. Ce qui l'intéresse est de se visiter lui. Magdalena le lui reproche.À Paris dit-il j'ai l'impression qu'un jour, il m'arrivera quelque chose. Et il ne manque jamais d'ajouter : C''est à Paris qu'on tire le loto ; en province, on n'envisage même pas qu'il puisse y avoir un loto - Tu es un provincial dit Magdalena.

X

Lorsque le brouillard s'étend jusqu'au sol même du Purgatoire, entre petits et gros paquets de brique, amortissant les angles, limitant la vue, Terence peut enfin marcher soulagé. Ni vu ni connu. Par temps clair je ne peux pas sortir de chez moi (sous les fronts de quatorze ans clapote un océan de fiel, mais il est dur d'être adolescent au Purgatoire). Par temps clair, il voit partout des groupes se former contre lui seul ; surtout devant la poste. A leur âge il était toujours mis à l'écart. A présent il voudrait leur casser la gueule. Il passe, les épaules soigneusement baissées – mais il oublie de bien dresser la tête, ce qui lui donne l'apparence d'une tortue ; il marche croit-il d'un pas ferme, alors que ses pieds trop relevés forment avec son tibia un angle droit.

Ce sont finalement les autres qui se détournent, gênés. Acheter du pain et des clopes. Trois vélomoteurs en stationnement qui tissent leur bruissement ; Terence, au passage, n'éprouve qu'un léger embarras, les motards d'occase ne s'aperçoivent de rien. Juste son épaule au niveau de l'oreille et la baguette au-dessus du cabas. Terence au retour trébuche, la baguette tombe - une pièce jetée qui tinte sur le trottoir, les 3 jeunes braillent goo-oo-ood morning Mister Elliott ! il rit complaisamment, ramasse le pain et même la pièce. S'il se retourne il est foutu (se redresser, marquer le pas. Impeccable. De dos, irréprochable. Un dernier salut collectif de très loin, de très haut – béni soit le brouillard. Ne pas frapper. Même si ça ferait du bien. Eviter le réflexe du poing sur les gueules. Ca recommencerait peut-être. plus haut, plus fort – altius, fortius - plus Terence s'éloigne et raisonne, moins il tremble, plus il respire ; une bonne fois tout de même il faudrait bien leur foutre sur la tronche, juste une fois, toute une couverture de bouquin sur tout le côté de la mâchoire, une revanche de la Culture - C'est pas moi– gueulerait le jeune – Moi non plus répondrait-il. Et un bon petit déjeuner par là-dessus. Une bonne thèse sur le théâtre de Shelley (Percy Bisshe [beush]) - en liaison avec Oxford (Bodleian Library), Boston (Harvard) - tarif préférentiel, pas de queue à la poste : juste atteindre la boîte aux lettres, au fond du renfoncement, quand toutes les Mobylettes se seront bien éloignées – sinon, par un sentier de petits pas chinois dans l'herbe, atteindre une autre boîte, à l'écart de tous.

Ce trajet de rechange permet, de plus, tout au long du parcours, de bien rectifier dans les vitrines la rectitude de sa démarche, la décontraction des épaules et, pour chaque enjambée, la juste mesure entre la semelle et le sol – en avant, calme et droit. Ce lundi la Poste a muré son renfoncement : marre des mégots dans la boîte. Mais d'autres obsessions tourmentent Terence : ainsi, lorsqu'il descend de voiture et tire à soi le Caddie roulant décroché de sa chaîne, il craint d'être surpris dans cette peu glorieuse occupation. Magdalena répète « On se fout de te voir ou non » : Terence avance entre les rayons, se sert, perçoit des rires. Remonte les épaules, opère un savant détour.

...Pour les clopes, passer par l'arrière : ces derniers temps les buis ont bien poussé.

 

X

La maman de Magdalena s'appelle Rachel. C'est sa belle-mère à lui ; elle vit à Bordeaux rue Jonas, à 600km. Bourgeoise et bohème, cela veut dire en ce temps-là des fleurs, des foulards et

assiduité. Chloé, sa petite-fille, pousse bien. A Pâques, recevant à Bordeaux (“Je suis grand-maman !”) Rachel glisse ses grands panards (41 1/2) sous les pieds de la petite et la fait marcher à l'envers, c'est rigolo; la grand-mère note dans son journal qu'elle atteint désormais la Grande Maturité : "je n'exclus pas, pour plus tard, un suicide philosophique". Rachel recopie avec soin la phrase d'Hégésias de Cyrène : "Le bonheur est absolument impossible, car le Sort empêche la réalisation de nos espoirs" - Allô maman ? Dix jours sans nouvelles! - ...C'est à toi de téléphoner,

ma fille. - Tu trouves toujours un prétexte pour passer ton tour, ma mère".

Laquelle avoue : "Je me suis acheté un chien : "C'était ça, ou l'abattre. - Tu es allée au refuge? - Ses maîtres n'en veulent pl:us. Je l'ai détesté d'emblée. - Rends-le ! - Il aboie au moindre bruit. - Tu es complètement folle. - Tu n'as jamais pu supporter ta propre mère.” Rachel ajoute à brûle-pourpoint qu'elle a réussi sa vie ; qu'il n'y a pas eu la moindre lubie dans son existence ; qu'elle fut l'actrice la mieux payée des “Vignes du seigneur” ("Marie, l'invitée qui chante") en 80. - Je ne peux plus faire de politique, avec le chien. - Inscris-le au Parti ! - Tu exagères ! depuis que vous avez déménagé je n'ai plus le goût de voir personne. - Maman je connais ton discours par cœur... - Allô ? ... passe-moi Viviane, sa chambre est presque prête..." Magdalena passe le récepteur à sa petite soeur : “C'est toi Viviane ?... ici maman Rachel, vous m'entendez toutes les deux ? quand est-ce que tu reviens emménager ? Terence est avec vous ? ...Terence ! j'ai acheté un revolver. (Si c'est pour tuer le chien.) “Mais pas du tout, vous ne me manquez pas le moins du monde.” Terence s'agite sur son siège.

Dans l'écouteur éclatent des aboiements frénétiques. Terence : “Ne jouez pas ! - Je lève dit Rachel à l'autre bout du fil mon revolver, à la santé de - ...Mandrin ! silence quand je me flingue !"Magdalena aggrippe l'écouteur Maman tu arrêtes ton cirque ! Coup de feu, glapissements - elle a raté le clebs ricane Terence - d'un coup ils se regardent tout pâles, composent le 15 nous vérifions dans les 5mn ils sont informés du décès effectif par arme à feu de Rachel Bratsch le chien n'a rien Madame Elliott. "L'enterrement se fera sans moi dit Terence. Partez toutes les deux.

- Je ne te demande rien"– adieu, vacances en lieu sûr, petite location sur Oléron – Rachel morte fout tout en l'air - Tu ne peux pas laisser ta mère comme ça je vous accompagne en gare - Trois aller Bordeaux je vous prie" - la voisine gardera Chloé - Pas question dit Térence je me déciderai au dernier moment Le dernier moment c'est maintenant dit le guichetier. Terence reste à quai. Derrière la vitre Magdalena et sa cadette envoient des signes obscurs. Dès le retour en métro la morte s'installe contre la cuisse de Terence – qui ne l'entendra plus jacasser dans l'écouteur - combien peut-on tirer des trois étages à Bordeaux, Quartier Jardin Public ? Terence reprend Chloé chez la voisine en échafaudant des montages financiers merci m'dame Chaudard - de ma propre mère morte en 84, tant, plus les intérêts – mit den Zinsen, und den Zinsen der Zinsen - il s'y perd en

bordant sa fille - mère qui meurt argent dans la demeure. Plus tard au téléphone et Chloé sur l'épaule il demande comment s'est déroulée la cérémonie ? - Avant de refermer la caisse dit Magdalena j'ai coupé une mèche... – ...qui d'autre est venu la voir ? allô ? Allô? - Pas toi.” Le soir, Chloé couchée, Terence pose son plateau devant la télé, vin, biscottes, les pieds devant lui sur la chaise il se balance.

Le lendemain matin Magdalena demande au bout du fil si Terence, en banlieue, s'ennuie. Non. Je lis, je mepromène. - Besoin de personne ? - De toi - je plaisante. - C'était ma mère, tout de même. Où es-tu ? - A la Bonne Oseille. Ta mère ne me quitte plus, là (sa main sur l'estomac) et là (sur la tête) - Bois un coup dit le voisin de bar, cramoisi, ,les coudes sur le zinc. Fais du vélo ! - Je hais les coups de pédales. - Pourquoi qu' t'irais pas chez tes potes ? - ...Parce que tu m'inviterais, toi ? ...je ne suis pas ton pote, j'ai tout ce qu'il faut chez moi, bouquins, télé... - On ferme, l'Intello, tu rentres chez toi maintenant. - Cinq minutes patron, pas pressé de revoir ma morte… - Tu te casses tout de suite et chez toi tu fais tout ce que tu veux mon neveu...” Terence : “Allô ? je te rappelle retour du café. Magdalena : « ...Tu ne bois pas trop ?

- Comment va Rachel ? et Viviane ? - Ma mère est morte, l'autre pas. - Quand je bois, tout va, mais la Morte a plus d'un tour dans son cercueil. » Le prof en congé, resté sur place, n'a pas pris ses distances. Il passe toutes ses après-midi A la Bonne Oseille sans éviter ses élèves. J''ai pris un congé, parfaitement, parce que je me suis fait traiter d'enculé. “C'est vrai m'sieur ? - Que je suis un enculé ? - Non m'sieu. - Vot' femme m'sieu elle est gentille ; pourquoi on la voit jamais ? - Fous la paix au prof, merde" - Terence répond que personne ne le dérange, il offre une pression et trois Coca ! - les jeunes battent en retraite, sauf Joëlle Sègue, seize ans et demi, la bouche à fourrer deux pipes Comment va ton stage ? - Toujours mieux qu'au lycée m'sieur.

- Aimerais-tu me désirer ? - Vous seriez le premier à le savoir”. Terence : Je ne sens pas les femmes. Je ne les pressens pas - les potaches pouffent en se poussant du coude, retranchés aux tables voisines. « Si tu dis ça c'est que tu me désires. Le barman de 55 ans n'en perd pas une. Terence demande si Joëlle appréciait ses cours, l'année dernière. - Superchiants - m'sieur, on pourrait se vouvoyer s'il vous plaît ? - J'aimais vous voir sourire. - Jamais remarqué. » Terence commande un demi pour caler le rhum. Joëlle refuse « J'habite chez mes parents - pas d'embrouille - merci” - tout le bar suit le dialogue. - Vous aimeriez venir au cinéma ? “Théorème”, “La Mort à Venise” ? - C'est nul vos films.” Ils baissent la voix.

Terence pourrait passer par la cour de chez Joëlle S., mais sitôt que la télé s'arrête le chien se met à gueuler “Tant que mon père n'est pas sorti lui foutre un coup de latte, il arrête pas”. Joëlle s'en va. Terence au baby-foot passe pour un con auprès d'une bande de cons, ressort en titubant « Cinq rhums monsieur Elliott, pas quatre ». Le surlendemain avec Magdalena, revenue de Bordeaux, Terence visite à Paris (30 mn par le train) la Galerie JUST IMAGINE. C'est une amie de Rachel morte qui maintient, malgré son suicide, toute l'exposition : "Cyniquement parlant, c'est très vendeur". Elle ne semble pas spécialement affectée. Joëlle Sègue sort soudain de l'arrière-boutique, pétrifiée : "J'ai reconnu votre voix, monsieur Elliott. - Vous vous connaissez l'une et l'autre ? - Disons que Joëlle s'est trouvé chez moi un petit job pour l'été - Magdalena je te présente une ancienne élève.” La jeune fille fait bonne figure : "Avec Renée je m'occupe du secrétariat". Terence lui jette un œil égrillard, estompé d'une moue rapide.

Rachel, amie de la morte, couve sa jeune recrue. "Monsieur Elliott dit-elle, vous avez vu notre affiche , "Le Colporteur” ?" - Qui est cet homme ? - Vous ne reconnaissez pas cette musique ? Oh là là là, c'est magnifique ? de Cole Porter ! – et juste en entrant, une affiche originale de High Society, 1956, avec Grace Kelly, Louis Armstrong. - ...SinatreetBing Crosby, complète Magdalena. - Cole Porter n'est pas sur l'affiche, mais son nom y figure. Plus" - Renée est intarissable - "un agrandissement de sa pochette Its'De lovely, avec les gratte-ciel, à gauche" - Terence s'illumine : « Ah, Col Porteur,how funny !" Les femmes se paient gentiment sa tête. Très drôle, indeed - rien à boire ? - Non, pour éviter les renversements de verres..." L'assistance déambule, admire de bonne foi les photos, jusqu'à un tableau abstrait prêté par Facchetti pour le vernissage (Theodore Appleby, « Sans titre »).

Joëlle se laisser frôler. Il la serre très fort aux épaules en bandant sur son dos. Magdalena signale vicieusement à Terence les meilleures litho (un saxophoniste soufflant des portées, Pierrot et Colombine - musique à présent de Franzetti, un peu anachronique, dit Terence - barbiers juifs à papillotes, quatre pasteurs en congrès. “En tant qu'adjoint au Maire du IIIe arrondissement...” - les discours viennent de commencer. Terence tente la tangente avec Joëlle. Magdalena n'écoute pas non plus, à l'arrêt devant un buste de cuir écarlate sans tête, et Terence a

posé l'avant-bras sur la taille de Joëlle, élève d'antan. Il lui demande un peu ivre (pastis au goulot dans l'arrrière-cuisine – quel fouineur !) "si [elle couche] avec l'exposante, Pas question répond Joëlle, Renée pourrait être ma mère. » Huit jours plus tard Terence xà ses fins sexuelles : un grand salon qui tient tout le premier étage, le chien en vadrouille.

Le chauffage là-haut s'effectue par plancher chauffant. Terence se retrouve en bras de chemise, repère une abondante collection de B.D. :...du Druillet ? - Première version. Maintenant,

il fait Vuzz. - Vuzz ? - C'est l'histoire d'un voleur. Ici à droite, tous mes Tardi. - Je peux voir ? "Brouillard au pont de Tolbiac"! ...et du Bilal ! - J'ai aussi. J'étais sûre que ce serait ton préféré. Tous les intellos raffolent de Bilal.” Terence : Mais c'est très bien d'être intello. Maintenant ils se tutoient. « Et ce fameux « bon ami » ? - C'est un « intello », lui aussi : langues étrangères appliquées deuxième année : catalan, grec démotique et droit - Grand ou petit ami ?

  • 1 - M'sieu, qu'est-ce que ça peut vous foutre? il a vingt-trois ans, il collectionne tous les portraits de Lluís Companys et de Venizélos.
  • 2 - ...Venizelos ! ...ne me présente jamais ce petit facho.
  • 3 - Vire tes boots, ça fait dix minutes que tu tortilles des pieds. » Ils s'enfourchèrent, elle était vierge.

 

X De son côté Viviane, sœur cadette de Magdalena, reprend à Bordeaux (ils ont roulé toute la nuit après le vernissage) reprend donc le récit de la mort de sa mère : “Juste après le coup de feu, j'ai couru voir... - ...Tu n'as rien vu du tout Viviane, tu étais à côté de nous, à Paris, au téléphone…

- C'est la police qui m'a raconté ; pendant que certains picolent en douce du pastis en cuisine (fixant Terence) moi je décroche le téléphone de la réception, pour avoir des nouvelles O.K. ?" Terence avale sa salive. "...Devant le corps tout chaud la voisine affolée a raccroché le téléphone de maman Rachel, les flics ont retrouvé la mère Jules perchée sur une chaise en train de répéter comme une folle et qu'est-ce que je fais maintenant, qu'est-ce que je fais la police répondait Vous êtes hors de cause madame - hors de cause, vous comprenez ?

- ...Et ils t'ont raconté tout ça au téléphone ?

- Oui.

 

X

 

Fin du récit. Viviane s'est retrouvée toute seule à Bordeaux après l'enterrement, dans le petit studio trouvé par sa mère, qui ne voulait plus la voir traîner dans ses pattes. Elle fréquente à présent un petit lycée privé : cours le matin, sport l'après-midi. Mais, sauf pour passer la nuit, elle retourne chez feue sa Rachel de mère ; dans l'appartement vide elle enfile sur tous les mannequins toutes les robes chapardées, fait le détour devant le téléphone. Courrier du Lycée :Mademoiselle Bratsch, Viviane, a subi un grave traumatisme. Nous ne pouvons malheureusement l'admettre en classe supérieure. Téléphone de l'assistante sociale : «Vous ne pouvez tout de même pas rester seule dans cet appartement – allô ?... ” Viviane se farde, se déguise, retrouve des textes annotés, apprend des morceaux de rôles, passe la main sur les coffres et les fauteuils, jusqu'au soir qui tombe à travers les rideaux.

Sur les tentures de Jouy figure le cloître de San Juan à Soria. Télévision jusqu'à vingt heures. Se glisser dans la rue, retrouver sa chambre de vierge, sécher les cours le lendemain, et juste à onze heures un coup de sonnette : "Nous sommes venus” disent les héritiers (d'autres héritiers) « aussi vite que nous avons pu” dix jours après tout de même tante Albertine c'est ta soeur qui est morte (joue droite, joue gauche) - « bonjour cousin”. C'est un jeune homme sur le paillasson avec sa mère, les cheveux ras, l'air satisfait. Il a 22 ans, il s'appelle Ange. Un gros ange. Six ans de plus que Viviane. Tous deux se marmonnent des saluts. Tante Albertine, venue de Morlaix, se passe d'autorité un filtre en cuisine, grommelant à haute voix : 1°) le suicide est une aberration ; elle n'en aurait jamais le courage ; 2°) "quel sens du théâtre !"Elle est morte en vrai réplique Viviane ; 3°) Rachel avait tout le confort mais 4°) vivait dans le désordre : “Il faudra se débarrasser des mannequins ; distribuer les tenues de scène “pour ne pas nourrir la déprime des survivants” - “Brocante Jourdan, à St-Renan.” Elle ajoute que Rachel “croyait peut-être moins en Dieu que nous le pensions” - “...de famille”, dit le cousin, « jeu de mots ».

Viviane excédée lui referme la boîte à sucre, c'est le cinquième qu'il bouffe. “Tu n'auras

pas besoin" décrète Albertine "du secrétaire. Ni de la commode bretonne”. Ange estime qu'elle serait bien mieux chez eux à Morlaix (Finistère) “...nous ne voulons pas te dépouiller” s'empresse la tante. Ce que Viviane jetterait bien, en revanche, c'est le grand lit où sa mère passait des après-midi entières. Et la cage du perroquet mort. La vie part dans tous les sens. Tante et cousin passent la nuit sur place. Dès l'aube suivante les voilà repris par une rage de "tout bazarder"(les saloperies ! les saloperies !) - Maman, gémit l'Ange, j'en ai ma claque de vivre dans le taudis de Kerédern. A 22 ans maintenant j'ai besoin de meubles. Le matelas part en miettes, je n'ai pas fermé l'oeil depuis trois mois”.

Tante Albertine s'enhardit jusqu'à proposer de vendre l'immeuble tout entier : “Qu'en penses-tu Viviane ? - Je téléphone à Magdalena. - Toujours pas revenue celle-là ? dit le cousin. Viviane fait observer qu'on ne les a vus, ni lui ni sa mère, pour les obsèques. Magdalena est repartie parce qu'elle ne pouvait pas tout laisser tomber comme ça, la clientèle n'attend pas, et pour finir, au dernier moment, sur le quai de Bordeaux-St-Jean, le cousin Ange propose de rester à Bordeaux, pour te tenir compagnie. Ce sera mieux pour toi. - Je te vois venir dit Viviane. Juste tu ne dors pas dans le lit de ma mère. Ni avec moi d'ailleurs. » C'est Viviane qui s'empare du lit maternel, et le gros fils d'Albertine se rabat sur la vieille chambre de jeune fille.

Il participe aux frais de nourriture avec la plus grande équité. Va même jusqu'à résilier en personne le studio d'étudiante de Viviane ; la propriétaire prend un air entendu. Sur le chemin du retour, Ange fait les courses et range avec soin les emplettes dans le frigo : "Il pleut autant à Bordeaux qu'en Bretagne". Viviane a pris en affection, malgré sa solitude ou malgré son chaperon, ces deux étages où sa mère a vécu. Des parfums y rôdent encore. Le gros Ange promène discrètement ses petites oreilles ourlées, ses yeux verts, son blouson râpé qu'il jette sur son lit. La jeune fille trouve après tout la situation plaisante : à elle en effet revient de décider si l'amour se fait ou pas. Pour l'instant le fils d'Albertine réduit ses larcins de sucre et se confie à sa cousine de quinze ans, qui partage avec lui ses souvenirs : "Ma mère” dit-elle "était pratiquante.

- Pas du tout réplique Ange, “elle s'est lavé les mains dans un bénitier, avec du savon apporté exprès ; le curé...” (etc.) - Ma mère a joué l'Infante du Cid... - Pas du tout ! avec ses moustaches elle faisait Flambeau, le grognard, dans L'Aiglon ; mais on voyait ses seins." Ange tient cela de sa propre mère. Viviane, aussi. Qu'il est bon d'avoir une sœur. De même, les engagements politiques de Rachel se bornaient aux manifestations sur la voie publique, juste après la Fanfare du Syndicat : "C'était au Havre, avec les dockers, avant ta naissance. Ma mère m'a tout dit.. - Ange, trouve-lui tout de même quelque chose de bien !” Ange lui découvre alors un cœur d'or, un goût exquis, de réels engagements progressistes : "Après tout, elles se sont bien connues".

Le soir, après le film, les jeunes gens se couchent tôt, séparément. Viviane écrit alors à Magdalena et à Terence: "Chère Magdalena, tu t'es bien éclipsée après l'enterrement ; Terence, tu étais sans doute particulièrement quand tu as sorti tes crétineries au téléphone. Tante Albertine est repartie (ouf), me laissant seule avec le cousin Ange. Il est très correct, mais parle de maman comme s'il l'avait mieux connue que nous. Au lycée on me regarde bizarrement ; à la maison, Ange m'aide pour mes disserts et ne me quitte pas d'une semelle, il me fait la morale et nous passons d'agréables soirées : il est toujours d'accord pour le programme télé. Il couche sur le divan et ferme sa porte à clef mais la mienne (de clef) est perdue. L'assistante sociale me dit que j'habiterai bientôt chez vous à Paris, j'attends votre réponse pour me décider, je vous embrasse, Viviane.” Dialogue : Ange et sa cousine se prennent les doigts sur le divan vert, Ange dit qu'il n'est pas beau, qu'il a des bajoues. Viviane répond qu'il n'a qu'à se laisse pousser les cheveux. "Tu vois d'ici ma tête ? dit-il, en plus j'ai du ventre”, elle n'enlève pas sa main, et comme ils s'emmerdent ils couchent. “D'accord mais une seule fois” disent-ils.

 

X

 

La scène se déplace à Paris chez Terence et Magdalena, sur un sofa plat recouvert d'indienne. Un mois s'est écoulé, nul ne prend de décision : “Notre appartement est trop petit pour loger Viviane, tu as bien vu”. Terence veut tout de même héberger sa "petite belle-sœur qui prend des risques. Nous sommes ses seuls parents”. Magdalena s'anime, “pas question, Viviane est grande et s'en tire toute seule. - Se tire toute seule. - Très drôle. Nous avons déjà du mal à tenir à deux.” Elle se fait traiter de psychologue. Viviane téléphone : “...Je suis enceinte !” Magdalena : “Qu'elle vienne immédiatement !...immédiatement ! Pas toujours toute seule rectifie Terence (il pensebienvenue au club) – pas de nouvelles de Joëlle. A Bordeaux chez sa mère Viviane raccroche et se roule en boule sur le canapé jaune (rouge, bleu).

Cousin Ange est parti. Sans savoir. Il a bien rempli sa mission, entre autres. Viviane voit Rachel en rêve se pencher sur elle et lui tendre un petit cœur en céramique du Stand Trotskyste. Les jours passent. Au nord du 45e parallèle Magdalena engueule Terence qui n'a pas pu se retenir de se confier : “Elle s'appelle Joëlle, dit-elle,je sais tout » (ici le nom d'un confident concierge). Terence observe que l'analyse ne protège pas de la jalousie "la plus crasseuse". - Mais elle n'a que seize ans !” gueule Magdalena - Tu aurais peut-être préféré que je baise ta sœur ?” D'un seul coup Magdaléna se met à pleurer, il aurait pu pouvait trouver des raisons, lassitude, inconscience, au lieu de fuir dans l'insolence, "Terence ne me regarde pas comme ça - Elle avait besoin de moi. - Plus que toi de moi ? et ne me dis pas que tu l'aimes Terence, jamais tu n'as été grossier avec moi" il répond les deux font la paire. - De couilles ?"On frappe à la porte, c'est Viviane avec deux valises, "Tu arrives bien dit Magdalena tu vas relever le niveau. - De mes couilles?" Terence prend une baffe, la petite sœur jette ses bagages, son cul et son sac à dos sur le sofa, se tient le ventre. "Tu ne peux pas avoir mal maintenant” dit Magdalena " enlève tes mains merde”. Terence prépare un en-cas en cuisine. "Tu vas faire sauter ça tout de suite" Viviane réplique "Je l'ai je le garde - Tu vois intervient Terene c'est à ta con de sœur aînée qu'il faut faire la morale ». Viviane demande aigrement s'il faut qu'elle reparte "là tout de suite".

Magda, à Terence : "Ta pouffe est peut-être pleine aussi tant qu'on y est ? Viviane demande "Qui c'est celle-là ?" Terence "Et c'est vraiment ma faute si la capote a crevé ?" Viviane rit nerveusement. Magdalena : Ton connard de beau-frère a tringlé une connasse de seize ans. - Pourquoi, y a un âge limite ? - La différence ma bien chère sœur est que nous sommes mariés, lui et moi, pauvre enclume. Viviane : J'ai quinze ans merde ! Terence traite son épouse de psychologue de [s]es burnes, Magdalena lui jette qu'il "drague des putes de seize ans aux chiottes" et Viviane : "C'est pour vous engueuler que vous m'avez fait venir ? - T'aurais préféré qu'on te laisse sur ton trottoir ?

Magdalena sursaute mais je souffre, moi, bordel ! - Nous aussi Magdalena ! Elle bondit vers le téléphone que Terence lui arrache. Pugilat, crise, reniements, Viviane rit pour la troisième fois. La psy contre-attaque "C'est l'enterrement de Rachel qui t'excite n'est-ce pas tu n'as jamais pu blairer ma mère il n'y avait pas foule à l'enterrement tu étais déjà reparti de la veille » ajoutant "je suis sûre que tu t'es arrangé pour baiser juste à l'heure de la mise en bière - Richard III Acte I scène 2 – Dégueulasse. - Fille de ta mère – Tout juste capable de bander à heure fixe Viviane SE

MET A HURLER MOI AUSSI JE SUIS SA FILLE vieux salingue c'est moi la plus jeune moi j'ai fait un gosse avant toi qui est-ce qui a découvert le corps en sang le flingue dans la flaque et les questions des flicston baiseur minable j'en ai rien à foutre et mon gosse tu ne le feras pas sauter ni celui-là ni le suivant “Réfléchis” dit Magdalena.

- C'est réfléchi. » Troisième attaque : “Tu vois dans quel état tu mets ma sœur tout ça pour une pute Retire ça Si tu ne m'avais pas niqué les nerfs tu es un monument d'égoïsme TERENCE “...d'inconscience, de fascisme...” MAGDALENA ...de muflerie machisme porcherie destruction ma

sœur en épave, tu aurais massacrfé ma mère si tu avais pu TERENCE -te MAGDALENA (suite) (“froid comme un marbre les hommes sont des salauds je te préviens Viviane”) VIVIANE Ça va me retomber dessus TERENCE Toi la fille-mère ta gueule VIVIANE Bon là je me casse TERENCE Reste reste – Magdaléna reprend d'un coup le téléphone , compose :Allô Joëlle allô Psychologue siffle Terence Vous saviezdit Magdaléna vous saviez parfaitement tous les deuxque ma mère était morte – dans des conditions atroces – allô ? - parfaitement – je suis Magdaléna Bartsch – vous avez forcé mon mari - parfaitement – QU'EST-CE QUE VOUS VOULEZ QUE ÇA ME FOUTE gueule l'amplificateur J'EN AI RIEN A CIRER (effet Larsen) - Sa belle-mère est ma mère crie Magdalena et ma sœur est enceinte C'EST PAS DE MOI crie Joëlle (effet Larsen) là normalement Viviane éclate de rire “Terence, tu es là ? Allô  ! c'est Joëlle dis-moi que tu m'aimes.

- Pas devant ma femme (Terence coupe l'ampli) Tu as ta dignité poursuit-il Tu veux me la jouer à la dignité ? Tu restes calme pour ne pas l'imiter ? Raté - allô ? ... pour ne pas me faire de peine ? tu sais ce qui me fais de la peine ? ...pas la mort de Rachel, pas la grossesse – Tu me fais la morale Terence ? tu me fais – ta femme est encore dans la pièce ? ...Vire-la – VA TE FAIRE... – Tu dis ça parce qu'elle est là Terence, tu veux qu'elle s'imagine qu'entre nous c'est que du cul ?” Joëlle dit qu'on se retrouvera, qu'ils se retrouveront, Au revoir dit Terence « Comment “au revoir” s'étrangle Magdalena l'homme raccroche, se tourne posément vers elle : Et si tu téléphonais au gros neveu, ma chérie ?

 

X

 

Fréquenter Joëlle est devenu périlleux. D'urgence changer de bistrot. Se mettre des lunettes noires. Joëlle en robe de mai pas enceinte (plus enceinte ?) passe la porte du Nouveau Bar Tétouan, commande une glace et Terence un café. Deux cafés. Trois. Ils se touchent les mains. Terence dévide abondamment, Joëlle mord dans sa pistache et plisse les yeux « Magdalena va te demander d'où tu viens, qui tu as rencontré, de quoi nous avons parlé tu diras de tout et de rien, de café, de gare, de collègues - ...Tu crois que mon métier me passionne encore ? - ...Terence ma confianceest morte - Le ciel n'est pas plus pur que le fond de mon cœur ? - Je te parle d'amour et tu cites Racine ?

Terence et Magdalena se tendent les mains par-dessus les tasses : banale histoire d'élève, de professeur à bout de souffle. Jamais le Proviseur n'eut autant d'égards pour lui. Il fixe dans les yeux son « employé d'anglais » j'aimerais regarder ailleurs, penche sa tête blanche entre ses revers de veston bleu. Du matin, pour dix-sept heures, après les cours, il convoque Terence pour signer un document très neutre, l'administré transpire en vain tout le jour, se demandant ce qui l'attend : un vieux truc stalinien, appris dans une biographie : ça fonctionne bien. Les collègues constituent trois groupes : le premier composé d'hommes qui rient, serrent les mains et parlent fort ; le deuxième groupes, de femmes offusquées, qui se détournent ou ne signifient rien.

Le troisième groupes, des deux sexes, affiche ses inconséquences : distants ou empressés, froids ou bien souriants ; mais nul n'égale la sournoise maîtrise du chef. Rien ne lui échappe. “Monsieur Elliott ? ...entrez vite. - Je suis en retard. - Midi cinq, c'est bon. » C'est bon, mais le chef l'a épinglé. Terence fait bien pire en son privé : « Passez le rideau” dit le photographe "ne bougeons plus" - dans un studio sans seconde issue, des grappes de spots s'agglutinent sur leurs tringles, on entend les mâchoires d'acier du Nikon : Joëlle, enceinte, seize ans, se soumet à l'objectif d' un petit homme gris très professionnel - « changement de filtre  - repos” ! Joëlle se déplie Envie de t'embrasser L'assistante les dirige derrière un paravent, un matelas sommaire – plaisir volé – danger - qui sont ces gens ? - sans attendre la réponse Terence ajoute Où sont tes parents ?–Tu ne les connaîtras jamais.

- Fin de la pause on pose “ - l'artiste a bien de l'esprit. Damn it, pense Elliott qui peut se satisfaire de ça ? (chez eux une carte de Grèce couvre tout un mur au-dessus du réchaud. Terence ou Magdalena tracent au crayon des itinéraires. “Nous n'aurons jamais assez d'argent” dit-elle voyageons par procuration dit Terence). Ils boivent du café. Je ne te vois plus” dit Magdalena Horaires de cantine dit-il (ou bien je distribue des tracts Rachel mère et belle-mère en a laissé 25 (vingt-cinq) kg) Magdalena s'étonne soudain de n'avoir pas d'enfants. Terence fait venir chez lui Joëlle pour des cours particuliers : “Le monde extraordinaire des mannequins”.

Il la saisit par les bras, la relâche, comme un maître et sa disciple prenant congé, Magdalena trouve ça fort : “Tout va bien Joëlle ? - Oui, Madame.” Tant que la grossesse ne se voit pas. Que veux-tu dire avec ton enfant ? dit Terence à son honorable épouse ; je n'ai plus rien à te confier, pourquoi m'aimes-tu ?” On n'a pas idée de poser des questions de ce genre. Terence adore aussi que sa femme prenne l'accent anglais. Joëlle trace au tableau d'appartement des silhouettes humaines, qu'elle recouvre de vêtements. Terence très inventif apporte au lycée son matelas gonflable et son duvet qu'il installe dans la réserve. Joëlle retourne au lycée, pas plus loin justement que ladite réserve : il l'étend sur le matelas gonflable et la déshabille. Le soir même, après tous les cours, les femmes de service s'interpellent dans les couloirs, les balais claquent. Tout le collège leur appartient. Elles vérifient les portes et clanchent un nombre incalculable de poignées : “Il y a quelqu'un ici. - Penses-tu ! - Je le sens, je te dis que je sens quelqu'un.

- Qui veux-tu que ce soit ? - Je n'entends rien mais j'en suis sûre.” Terence incapable de résister pousse un hurlement horrible. Les femmes s'enfuient terrorisées en braillant. Terence hoquette de rire et Joëlle, cachée avec lui, l'engueule et le frappe. Le Principal se précipite de son appartement de fonction en s'essuyant la soupe sur les lèvres qu'il a grasses et molles et découvre en ouvrant la porte, au ras du sol, ces deux cons nus entre les pieds de chaises. Terence perd son emploi et chie sur le peuple. Terence, Magdalena, Joëlle enceinte, après ce bel exploit sont invités à Morlaix par cousin Gros Ange et tante Albertine. Viviane revient de Bordeaux, invitée elle aussi. Magdalena sur le siège avant découvre sa soumission dans un grand sursaut intérieur d'effroi. Pas de pardon répète-t-elle en soi Pas de pardon et son analyse en reste là, demeure en plan, tourne court. (La grosse Albertine de Morlaix recommande à son fils, s'[il] veu[t] capter l'héritage, de "[s]e montrer plus aimable avec [s]a cousine Viviane de Bordeaux. “Je suis parti de là-bas brusquement” concède Ange. “Invitons tout le monde » proposait Grosse Tante.

- Merci ma mère ô ma mère, vous êtes si bonne, mais comment les distraire ? » Ange comprend la leçon. La maison morlaisienne est vaste. Une nuit de repos, et dès le lendemain : "Nous les ferons pique-niquer, lui dit sa mère, aux falaises de Guimaëc, puis nous marcherons au sommet, puis nous redescendrons pour un tour en mer.” Ange s'angoisse : deux filles de seize ans, enceintes ensemble, sur une même embarcation, au milieu des vagues... Il veut bien convaincre Viviane de sa profonde amitié, "sans plus" précise sa mère (éviter "profonde", quand même) - "ne t'embarrasse pas avecça - c'est à la femme de faire attention." Depuis, Terence s'est mis au volant, Magdalena près de lui, à l'arrière les deux filles enceintes. "Il faut tous bien les distraire".

A partir de St-Brieuc Magdalena conduit. Les foetus tiennent bon, Joëlle et Viviane se flairent sur le siège arrière, on ne les entend pas c'est la radio de bord dit Terence à sa femme, Viviane demande à Joëlle (17 ans) « à quel titre » elle vient avec eux Tu n'as jamais vu la mer ?” Joëlle se tait. Devant ses yeux, les boucles et le dos du seul homme qu'elle aime ou connaît bien, Terence Elliott. Viviane se demande ce que Terence, son beau-frère, peut bien trouver à cette grue maigre. Si Magdalena restera longtemps aimable avec cette Joëlle ; si le couple des vieux (36 ans, au bas mot) s'aime encore. Elles finissent toutes deux, les Détournées, les Séduites, par admirer les paysages, à droite, et à gauche. Les voici boitillant à six (Ange et sa mère sont venus au-devant d'eux) au pied des falaises ; pieds tordus, galets, marée montante.

Le ciel est froid malgré juin. Le pique-nique étant prévu, on s'y colle. Ange à la dérobée lorgne Joëlle, pour voir qui est la plus grosse des deux. Terence a pris les devants. Il porte le gros panier ; la grasse Albertine, sœur de sa défunte belle-mère, traîne en queue. On n'a pas jugé bon jusqu'ici de lui présenter Joëlle, en stage, enceinte. On aménage quelques pierres en cercle pour s'installer sur le sable. “Plutôt frais” dit Magdalena. Ange ouvre les pâtés. Qu'il est de bonne humeur, Terence ! tout ce qu'ils bouffent tous ! assis en rond comme des yacks aux vents mauvais. Viviane ne dira pas, elle non plus, qu'elle est enceinte ; Ange ferait un mauvais père : trop de ventre.Les cirés frissonnent. Quelques touristes passent, mieux couverts, avec des signes amicaux. Albertine enfile deux sandwichs. “Au point où tu en es” dit son fils, qui promet, lui aussi. Terence joue le boute-en-train, ça lui est venu comme ça, juste aujourd'hui. La demi-douzaine, deux futurs pères et quatre femmes, excursionnent ventre plein au sommet des falaises. Des exclamations sont poussées sur la vue, sur les bateaux anglais qu'on voit (« les convois qu'on voit” : très drôle, Terence!) - il soutient Viviane, dans les montées, Joëlle enceinte de ses œuvres est aux prises avec la grosse Albertine qu'elle ne connaissait pas la veille, toutes deux titubent à qui mieux mieux. Magdalena empêche l'Ange de tomber. “Nous sommes les premiers” dit Terence à sa belle-sœur : “Vois-tu l'Angleterre ?

- Pas de si loin, Terence ! - Tu as souri, tu as dit mon nom. -Tu n'es pas le père, tonton.. Fous-moi la paix. - Qui va s'occuper de toi si le gros porc... - N'insulte pas les porcs. » Terence demande si elle compte rester seule avec l'enfant. Pas de réponse. Ils se rejoignent à 6 autour de la pointe, essoufflés comme des poissons hors de l'eau, se désignant les points de repère. “Tu es de bien bonne humeur Terence” observe Albertine en soufflant dans sa graisse “Je me défends” dit-il, “je me défends”. Une fois redescendu, tout le groupe embarque sur le Trois-Couillons, des Frères Croche,affables, qui trimballent professionnellement les touristes et leur enfilent casquettes, gants, sucettes au calcium pour qu'ils ferment leur gueule. Temps frais, noroît hors-saison. La bôme fauche au-dessus des têtes baissées d'un coup, parce qu'on remonte face au vent, les frères Croche se mettent à chanter, on ne se dit plus que des conneries ou bien on s'isole, d'un air profond, sur le cri de la vagues et sous la mouille d'embrun. Le Croche-Barreur dit “Bizarre, le vent tombe”... “...Mais ce n'est rien M'sieurs-Dames” ajoute le frère. “On voit moins loin que tout à l'heure”, “La mer est grise”, “Redresse au vent” - Quel vent ?”. La voile faseye” -“bat au vent” - Takapétéddan dit le cousin. “Nous avons fait les Glénans, dit le barreur, piqué. Mesdemoiselles, ne craignez rien.” “ce ne serait pas du brouillard qui tombe, là ?” observe Terence. “Bien sûr Monsieur, rien de plus normal par ici.” “A cette heure-ci ?

- A toute heure Monsieur ; Joël, va écouter le poste – Moi? - Je parlais à mon frère, Mademoiselle” - Madame”. Albertine éclate de rire. Son gros Ange garde le silence, mais il lui semble soit qu'on tire des bords, soit qu'on dérive. Albertine soupire “Mon Dieu mon Dieu”. On entend un puissant grondement “Nous arrivons sur les rouleaux Madame, c'est la mer qui descend. Où sommes-nous ? En mer.” “Dement” dit Ange. “Ça se gagne” dit Viviane. Le frère barreur : “Calmez-vous, on en a vu d'autres, ceux qui paniquent vont dans la cambuse”. Viviane descend dans la cambuse. Quand elle s'est cognée dans le noir trois ou quatre fois aux fausses voliges elle remonte sur le pont, où le seul avenir qui l'attende, c'est la vague suivante : sa perception du futur est totalement coincée.

Ange dit “Elles sont courtes mais bonnes”, toujours ce genre de jeux de mots, Terence ferme sa gueule. Cependant le barreur aborde en pleine mer la Police Maritime, qui a l'œil sur tout, par ce gros temps : “On vous suivait. Bouées de sauvetage ? Trois en tout ?!” Terence, plus tard, raconte : Qu'est-ce qu'elle leur amis, la police ! Et puis (suite du récit), tout le monde s'était bien rendu compte que Viviane, 16 ans, avaitquelque chose dans le ventre, quand elle avait sauté lourdement sur le pont de la vedette à flics; même qu'elle avait vomi en écartant les jambes ; Ange racontait pour sa part que tout le monde l'avait laissé, lui, sur la barque à voiles des frères Croche, aucun bras secoureur ne l'avait “euh... secouru ; et si j'étais tombé entre les deux bordages ? "Ça se frottait, ça montait, ça descendait ! mais les femmes, on les aidait, on les prenait par le bras. »

- Tais-toi, vaurien de merde, dis-moi plutôt de qui ta cousine est enceinte. - Je ne sais pas Maman. - Tu crois que c'est Terence ?” Ce dernier suffoque d'indignation. Belle promenade en mer en vérité, très instructive. “Joëlle, tu ne peux pas croire en cet abruti ? ...Terence ! Viviane est enceinte, j'exige une réponse : as-tu couché avec ma sœur ? » Le torchon flambe, dès le soir, dans le petit salon bonbonnière de Morlaix où tous se sont repliés, au comble de l'épuisement. Plus tard, Terence se confiera : “Que faisions-nous avec eux ? - Avec Ange et ma sœur ? - Si tu savais ce que je me suis angoissé » reprend Terence ...j'ai voulu te présenter Joëlle. - On ne présente pas une passade ! » Joëlle, son amante, se plaindra devant lui  : « Sur la plage d'en bas tout le monde me dévisageait. - Sauf ma femme, qui me dévisageait moi. - C'est aussi ce qui m'a le plus gênée dira aussi la Tante. Jamais je n'ai autant regardé le paysage ».

...Ce soir-là, de retour des falaises, parmi les bibelots d'Albertine, Terence s'est emporté d'un coup : « Est-ce que je sais, moi ? » Tout le monde s'est tu, et de partout, des mèches allumées se consumaient dans la menace. « Terence » - dira plus tard encore Magdalena - « je trouve cela très laid, cette grossesse de Viviane à ma place ». - Je ne suis pas la banque du sperme. - OK. Déclarons la guerre : qui va élever l'enfant-de-la-sœur-de-ta-femme? Ange, le poussah ? - Ta famille est un ramassis de blaireaux. Tu n'aimes personne. Tu détestes Viviane, que tu as totalement abandonnée après l'enterrement. C'est ce qu'elle m'a confié en voiture, quand je penchais la tête en arrière sur mon siège pour l'entendre. Cet enfant, je l'élèverai comme mon propre fils. « Fais-en donc un, de gosse, avec ta bourge » m'a dit Joëlle « tu m'aimes, tu me dis que tu m'aimes, c'est pour faire joli » - ce sont ses propres mots. - Que répondais-tu ? - Que je la désirais.Elle m'a ordonné de faire l'amour derrière les troènes – En pleine circulation ? - Nous l'avons fait. »

Joëlle habite une caravane, tout un monde : cassettes, revues, CD. Dans un renfoncement la télé peinte en rouge “Mes parents n'entrent jamais ici”. Dans le soir étouffant Terence étend ses membres transpirants sur la couchette et avant qu'ils aient bougé d'une ligne c'est la télé qui se déclenche. “Chaos à Moscou” : une brochette de vieux cons goitreux en casquettes militaires annoncent la destitution de Gorbatchev “pour raison de santé”, Terence couine d'indignation sous la petite coquille de plastique et Joëlle impassible se tourne vers l'écran, et dans la touffeur de l'habitacle surchauffé ils baisent encore devant les généraux morts. “Terence tu penses à autre chose, Terence nous n'avons jamais qu'une heure au pifomètre devant nous, Terence la tolérance de ta femme me soûle – Terence ta femme au rabais c'est moi. Assez de coups d'œil incessants à ta montre, de baiser sur un quai de gare - Je me demande pourquoi tu t'obstines à jouir - Maintenant Terence tu dégages. - Je n'ai pas de chance. - Ta gueule. » Correspondance (“six mois plus tard”) de Joëlle, ancienne élève, à Terence : “Qu'est-ce que tu as besoin de m'écrire à présent ? Tu veux m' emmener au musée de Rouen ? au musée de Caen ? tu m'apprends quoi là le prof ? Chère Joëlle. Tandis que tout s'équivaut la vie passe (“il est égal d'aimer tel ou telle”) - te revoir, t'expliquer tout cela. Il parle de [la] serrer tendrement dans [s]es bras,” car la vie n'est qu'une suite d'instants. L'accouchement est imminent. Terence et Magdalena, dialogue en vrai : “Je suis malheureux. - Quel sens de l'humour, Terence. - Je l'aime encore. - Je te préférerais grossier. - Je bande encore. - Tu es pathétique” - montée en flèche de la fréquentation du cabinet "Magdalena Bratsch".

Qui affûte ses toutes nouvelles batteries de tests. La nuit se bariole de couleurs criardes. “Terence, tu es devenu merveilleux. Tu ne regardes plus la télé, tu joues sur un pipeau des chants qui trouent le ciel nocturne.” Eclats de rire. Ils redeviennent amoureux. Ils se traitent d'imbéciles. Deux bébés çà et là voient le jour dans l'indifférence générale. Terence gravit l'escabeau à roulettes qui monte à ses rayons et feuillette jusqu'à l'aube les ouvrages de sa Thèse, il essuie avec soin ses reliures de cuir. Au lit, vingt nuits durant, ce sont des besoins, des postures, des retombées. Sans négliger la contraception. Ils s'aiment et se passent les mains sur le corps. Ils se mordent les lèvres, leurs yeux titubent, leurs doigts rampent.

Deuxième étape : trentième jours. On se calme. On se parle d'autres hommes, d'autres femmes. On les examine entre ses griffes, on les exalte, on les déchire. Ils sont tous, masculins ou féminins, “moins instruits”, “ayant souffert”, “si faibles”. “Aimant leur métier, tendre avec les enfants”. Terence et Magdalena ne reçoivent plus personne. Reparlent d'Aquitaine. Magdalena jette un jour, négligemment, qu'il y a du rapatriement dans l'air. - C'est faux, coupe Terence - nous n'avons jamais eu, nous n'avons plus d'amis. - Tu nous as ôtés à l'influence de ma mère morte car je vous ai fait sortir d'Egypte - Invitons tes patients ! - Ces malades ?” Terence dit ne pas souffrir de solitude ; que c'est à elle de recruter, ici même en banlieue parisienne, des visiteurs.

Les deux pondeuses prématurées ne sont plus que des souvenirs de théâtre, comme ces comédies communes où dès l'entracte le public choisit dans sa tête sa chaîne télévisée pour tout à l'heure, au retour. Magdalena répond qu'il s'est fait virer de l'Education Nationale, qu'il n'a plus de collègues et vit à ses crochets. - Je déteste recevoir dit-il. - C'est plus que le désert - Si tu cesses de geindre dit-il ce sont les autres qui viendront. - Personne jusqu'ici ne vient. » Il répète qu' [il] n'en

souffre pas. Elle dit “Joëlle t'obsède, paraît-il ? ce ne serait pas la preuve que tu souffres, par hasard ? ” Il ne répond plus. Au lit, le soir : “On en parle ou on le fait ? - Tu viens de répondre dit-elle. Le ton monte, la queue baisse. Débat sur l'impuissance et la frigidité, les lesbiennes, pédés, pédophiles, zoophiles, coprophages. Le cunnilingus. Le point G sérieusement concurrencé dans la dernière ligne droite par l'onanisme digital. “On passe à d'autres orifices”. Tableau. Pas question qu'un gode foute les pieds chez moi. - ...dans mon cul ? » - alors, sommeil, tant bien que mal, main sur le sein, tête sur le ventre.

On ne peut pas dormir ainsi tordu. Un demi-comprimé. Un entier, deux, d'autres drogues, dialogue : “Terence où vas-tu chaque nuit ? - Je ne dors plus. - Tu m'as réveillée– Tu l'étaisdéjà j'étouffe. – Je suis de trop ? - Si tu t'affales sur moi Magdalena comment veux-tu que je respire. »Terence est fervent des programmes de nuit Je n'ai rien à te dire - Caresse-moi !- Tu ne réagis plus. Tu ronfles – Ce sont tes somnifères. - Et les tiens(“rétorque-t-il”)- d'un commun accord, ils arrêtent les somnifères. Tous les soirs Terence contemple sa nudité, son sexe allongé vers le bas : si nous partons d'ici je me tue. Terence éprouve une terreur panique à la simple idée de revenir à B. “Mais puisque ma mère est morte !

- C'est l'atmosphère, Magdalena... l'atmosphère de là-bas... - Nous partons » traduit-elle - quoi ? pas de suicide... ? » Trois nuits lourdes enfin coup sur coup, réparatrices, l'entrain qui revient, les fonds baissent, le couple s'offre un dernier trajet Opéra-Gare du Nord impasse de Briare ils marchent jusqu'à épuisement, s'affalent au cinéma On ne voit pas un poil dit-il – Tu ne vois pas . que c'est du soft ? c'était sur l'affiche. - Tu ne pouvais pas me le dire plus tôt ? » Retour aux Sources au fond de la Province rien ne m'est épargné dit-il Allô Joëlle ? ...collégienne fille-mère ? nous allons repartir elle et moi. - Mouvement pendulaire dit-elle au bout du fil « cela ne me concerne pas.  - Je n'ai jamais passé un jour sans te regretter.

- Tu es remplacé. - Par qui ? - Devine... » Un temps. « Si tu viens à Bordeaux, Joëlle, Magdalena te croira loin, loin, nous nous verrons sans qu'elle sache. - J'efface dit-elle tout ce qui s'est passé entre nous à l'exception de la Première Fois.» Terence veut se réveiller, la vie est un cauchemar d'où l'on ne se réveille pas c'est vachement puissant.Magdalena Bartsch avant son départ expédie définitivement la totalité de sa patientèle, envisage à Bordeaux "puisqu'il faut l'appeler par son nom" de reprendre ses cours de piano, d'en donner, de se refaire des amis, Nous vivrons dans la misère prophétise l'homme. Arpentant à grands pas le plateau de J., Terence admire une toute dernière fois, au bord des banlieues, ses champs de betteraves. Il chante et parle seul avec exaltation. A l'horizon court le cercle lointain de son pays, halliers de buissons bruns et verts. Quand ils parviennent tous deux en Guyenne, la maison de feue Rachel est comble. Meubles. Bibelots, mannequins et costumes. Le barda conjugal prend place provisoire sous l'auvent, côté cour interne. Dans un bureau bordélique abandonné Terence dispose des monceaux de manuscrits puisque la vie nous bâcle - bâclons-la. Magdalena se réjouit d'échapper enfin “à-la-solitude-où-nous-avons-vécu-en-région-parisienne”.

Ils se querellent, il n'est plus temps, tu triomphes dit-il pas du tout dit-elle, « pour moi les fantômes d'ici seront difficiles. » Quant à leurs vieux amis longtemps perdus de vue, dès l'arrivée, ils les accueillent à bras ouverts, pas un pour ironiser (on vous l'avait bien dit). Voici maintenant des nouvelles de la famille : le gros Ange passe les cent kilos à vingt ans ; son enfance fut calamiteuse et son père en prison pour trois viols de fillettes “pardon, seize ans Monsieur le Juge disait-il, seize ans pas moins – Justement, pas plus, et la mère s'est suicidée, puis la sœur de cette pauvre femme l'a recueillie : c'était la volumineuse Albertine (c'est de famille), qui a gâté le petit Ange, enfant du viol. Les quatre murs de la chambre d'Ange sont garnis serré-serré de quatre rangs de rayonnages à disques mais c'est bien lui qui a fabriqué cet enfant à cousine Viviane, quinze ans. “Terence” dit Magdalena, “nous devons aider ce jeune couple” - Terence renâcle : il s'est échappé de sa faute à lui, doit-il se rapprocher du péché d'un autre ? « Je suis émue poursuit-elle de retrouver en eux nos commencements à nous” - suivent des confidences et des souvenirs confus. Comment ! s'écrie Terence Ils sont très laids, je tremble pour l'enfant. - ...et vulgaire ajoute Magdalena Qui est le plus vulgaire de nous deux ? (le professeur déchu éclate) tu m'as fait rompre avec Joëlle ! - Nous y voilà conclut-elle, et c'est faux, faux, trois fois faux. "Je te parle, moi, reprend-elle, d'Ange de Morlaix, fils de violeur. Il dit qu'il n'a rien à voir avec ce père et ce porc ».

Terence « Tous ceux qui attendent un enfant sont des vieux ». Magdalena propose, avec l'héritage, de revendre le studio où Viviane vit seule, et d'acheter un bel appartement spacieux pour nous tous - Hors de question coupe Terence que Viviane revienne s'installer dans cette maison méphitique – où le Gros Porc fils de Vieux Porc l'a violée - Ange et Viviane reviennent de Morlaix au train de 23 h. Viviane et lui s'affalent sur le lit de Rachel de son vrai nom Lévy-Bartschinson, désormais morte. A midi le Jeune Ange-Porc fils de Porc s'empiffre et s'effondre devant la télévision c'est gai dit Terence. Ange est musicien : ce n'est pas un métier. Il ne s'adresse plus à sa compagne que comme à une chienne, les vacances s'éternisent, les puces menacent (moquettes, recoins), la télévision règne sourdement, obsédante, Magdalena s'installe au rez-de-chaussée (“ce sera mon cabinet de consultations”), Terence au deuxième étage lit, médite, écrit. S'instruit, s'ennuie. Quelques échos de querelles à travers le plancher. Joëlle abandonnée rôde toujours entre sa femme et lui, mais tout s'estompe comme tout

Terence vit sa soumission dans les beaux quartiers d'une ville dont il n'observe que les laideurs, voit passer sa vie comme une insanité, la clientèle (se reforme) le fœtus (pousse) – réflexions diverses : “Qu'elle est belle Viviane ! - Sagittaire, ou Scorpion ? - Lui feras-tu apprendre l'allemand ? - Veux-tu un chauffe-biberon ? - Vous comptez rester combien de temps ? - Tu as peur d'accoucher ? - Viviane répond avec une grossièreté sans cesse accrue : “T'es con Ange, on ne va tout de même pas (désignant son premier étage) s'installer là-dedans ?” (“espionnage” ajoute-t-elle, “engueulades”, “allées et venues”, jusqu'aux “taches dans les draps”). Ange cède, le couple enceint fait ses valises rembarque à Morlaix “C'est Albertine qui vous comptera les taches dans les draps” hurle Magdalena sur le quai de gare.

Terence refuse la nourriture, tombe en dépression (la mort l'amour l'accouchement tout ça) – ou se jette dessus (la nourriture) avec frénésie, ne bande plus (qui s'en soucie ?) s'alite, ferme les yeux, tout commence dans sa tête  : tourbillon de mots et d'images, les sinus qui se prennent, les cimetières qui s'installent, etc. Il ne cesse de multiplier les « séquences » de 20 mn (travail, repos ; travail, repos) d'où il ressort éreinté le pauvre homme dit sa femme. Voici d'autres états d'âme de Terence : souvenirs de voyages (petits budgets – petits trajet) ; Magdalena, sa sottise à lui ; les sentiers du Tarn ; la crête Saint-Loup ; le tour à pied d'un champ de chaumes par grand vent, l'harmonium déchirant de St-Savin et les sentes sous les bois – il marche seul, ce sont les plus beaux instants de sa vie, sans Amazone et sans Tibet, sa liberté - puis le frottement des muqueuses et le fatal marivaudage - sommeil j'ai sommeil. Viviane au téléphone répète que tout va bien.

Se demande pourquoi il l'appelle : Ange est aux petits soins, « il m'ôte les obstacles, Albertine aussi, nous emménagerons à X. l'an prochain, petite fille prévue d'ici trois ans”. Viviane raccroche. En face de “Viviane” Terence note inutilisable - aussi reculée dit Terence qu'un bas-relief antique. Joëlle, jeune, et mère, s'enivre d'énergie, d'optimisme : Terence n'a jamais donné signe de vie. C''est résistant, ces petites, elles n'ont pas besoin de nous, "Tu t'étales dans la mollesse", réplique-t-elle, « Tu stérilises tout” réplique-t-il, Si c'est pour me dire ça que tu refais surface tu peux couler sans te gêner, elle le traite de CRAPAUD Terence raccroche : Magdalena, dit-il que penses-tu de tout cela ? – De quoi ? - L'Histoire de Joëlle - Comment ? - Ce serait le titre - Ecoute-moi Terence, je suis une femme active et volontaire, je conçois mes tests moi-même, appelle donc ton foutu roman Ma Mère Morte.

 

- C'est mauvais dit-il – Ta gueule.” Plus tard : Je vois dit-il dans mon destin la main de Dieu Magdalena répond Tu déconnes. Enfin merde s'écrie-t-il je suis victime, la chose est claire ! Victime des femmes ! - Tu manques de caractère, Ence.

 

 


HIPPPOPOTAME ET poussière

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COLLIGNON DIVERS DESCRIPTIONS CE QUE JE VOIS

HIPPOPOTAME ET POUSSIÈRE





OUAH PUTAIN CONG PAS D'IMAGE

Il est perché dans la poussière, jeune, égaré, la tête énorme et pourtant résolue. C'est un hippopotame en cire dure, gris comme il se doit, je ne l'ai pas épousseté depuis des lustres, il me regarde de ces yeux bornés qu'ils ont tous lorsque rien ne vient le déranger. Son visage est rectangulaire, au chanfrein démesurément large, avec deux trous pour les naseaux sur le renflement du mufle, deux seins inversés par le creux de leurs aréoles. Au sommet pointent les oreilles, rejointes par un occiput en forme de joug allongé. le tout trapu comme il se doit. La lumière se marque également au-dessus des narines, et à l'heure qu'il est, le soleil étale sur le gras de la poussière un chemin d'échine ample et large, prolongeant le gros cou par un angle fuyant de 15 à 20°.

Le flanc gauche seul visible s'arrondit dans l'ombre, sans autres plis que la hanche, à peine, et le garrot, juste indiqués et convergeant sans se toucher vers le bas. Quatre pattes courtes plantées en symétries marquent un territoire étroit, indisputé, sur le carré noir d'un amplificateur. L'ensemble de l'animal est insignifiant, compact, banal, tout petit et passif. Voir de l'âme là-dedans serait spéculation. Cela ferait 8cm, sur 4 de haut. Le socle fut déjà décrit : 15 cm sur 20 peut-être, avec une haute façade d'un cm d'épaisseur, et plus noir. L'angle le plus éloigné se fait manger par la perspective de mon écran, clair et fonctionnel sans plus.

C'est un amplificateur, concentrant l'ouverture et la fermeture du son, les aiguës, les graves, et d'autres fonctions obscures aux profanes du tympans. Cinq boutons tournants ou cliquants (les plus petits aux deux bouts du rayon) en attestent. Mon petit-fils a tout réglé, avec mission de "ne plus toucher à rien". Pourtant certaines émissions que j'ai enregistrées "bousillent", par saturation. J'ai donc touché au bouton des graves, afin de reconnaître et comprendre ma voix trop peu éloignée du micro enregistreur. Pourquoi cet appareil si volumineux ? Je me souviens d'une mode, vers les années 86, où de vastes gaillards colorés trimballaient sur leur épaule de longs parpaings noirs et mélodieux, l'oreille collée à la membrane vibratile : c'était du rap, ou du reggae, à fort volume.

Parfois le matériel est dilaté, pour garantir une qualité, pour bien montrer qu'on n'a pas négligé, qu'on n'a pas pleuré comme on dit par ici, la matière. D'autres fois, la miniature sera privilégiée. Ce gros parallélépipède (mot qui me ravissait étant gosse) porte à son sommet, dans la poussière donc, ce minuscule hippopotame massif recouvert lui-même de cette gluanteur négligente et négligée, que je nettoierai aussitôt ce travail fini. Entre ses quatre pieds, l'animal recevrait la vibration de cette grande pierre plastique et nore, sorte de Kaâba des sons. Empressons-nous d'être absurde en signaant, sur tout le devant, ce pont de pantalon de marin, tendu sur un cercle, portant en majuscule à son sommet la mention THRUSTMASTER, "maître de confiance", maître en fidélité acoustique ?

...Mon anglais m'a trahi ; confusion avec to trust. Il s'agit d'un "pousseur" de son, d'un "booster", pour demeurer sur le sol anglais. "Pousser", "introduire", "fourrer" : le baiseur d'oreilles. Le défonceur de paroi. Ah bon. Avec, sous le rang de boutons, un mignon marque-page avec la tête d'un panda, grosse peluche aux yeux pochés, sur fond vert. L'hippopotameau n'a pas bougé. Il attend le coup de lingette. Il sera remplacé, car j'en ai d'autres, une petite collection, pour laquelle nous nous montrons difficiles. Je ne me souviens plus du jour de son achat. "Son oeil noir me regarde", il n'a rien d'amoureux, juste une ébauche de conscience, dans une masse impénétrable,compacte, neutre, inexpressive, hébétée. 



la la docte assemblee

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COLLIGNON LA DOCTE ASSEMBLÉE 1

 

 

 

 

- Ta gueule !

- La porte !

New O' reste interdit. Dans la pénombre il aperçoit douze formes enveloppées autour d’une table.

- Fais chier !

-...Courant d’air !

New O' passe, la porte se ferme, deux fous à l’attache au ras du sol (chauves, hargneux, blêmes) s’aplatissent en bavant).

Lutti désigne un siège vide ; elle-même, tout en rouge, s’installe vis-à-vis, de biais, les projos rouges montent d’un ton, les formes humaines s’émurent progressivement : une épaule, une main qui sort de l’étoffe, une tête qui pousse un voile. Des bribes de mots, des bâillements des deux sexes. Tous pour finir se débarrassent d’une lente torsion des épaules. À présent tous les personnages, ordinairement vêtus, se lèvent précipitamment pour disparaître par les fentes des murs, côtés cour et jardin. Lutti, New O', se regardent par-dessus la table, et reçoivent dans les oreilles le concert simultané, obscène et solennel des chasses d’eau.

Puis tous revinrent s’assoir, très naturellement, et se parlèrent. Mais chacun parlait devant soi, mêlant soupirs, silences et mélopées, sans paraître s’adresser à tel ou tel en particulier ; les mots indistincts se perdaient tous pour finir dans un étang noir, cette longue table transparente allongée là entre eux tous.

Dans le dos du témoin se trouvent trois baies basculantes donnant sur une cour cimentée ; face à lui se tient l’assemblée, alignée, têtes basses et parlantes à la fois. Entre les bustes avachis se dressent sur le mur douze plaques de marbre vissées formant rectangles en hauteur ornés de demi-cercles : dessus et dessous. Enfin tout le long du plafond règne une cimaise gris argent. C’est une chaude après-midi d’octobre.

New O' reconnut face à lui Douce et Biff, dont Lutti la Rouge lui avait parlé. Douce présente un visage plâtré rose au fond de teint,où font saillie les forteresses écarlates des lèvres et le bourrelet mauve des lèvres. Ses larges dents sont mouillées de fards, des yeux cernés de cils trop noirs vrillent l’espace sans expression. Sur sa tête trône une perruque de Méduse : boucles au petit fer, d’un blond d’abcès.

À son côté rampe tout assis un petit homme à gros crâne déjeté, crépu et nez crochu, toutes choses qu’il ne convient pas de dire ; il forme avec Douce un couple inséparable.

Ces deux personnages donnèrent au nouveau venu l’idée de sa propre supériorité ; Lutti, de biais face à lui, faisait signe à New O' de n’en rien croire. Elle désigne, du menton, sa voisine.

« Celle-là ?

- Oui. »

Tronche antipathique. Une GÉANTE aux cheveux roux qui retombent, tout raides, nez puissant arête fine, bouche au rasoir et des yeux de serpent d’eau. New O' n’aime personne ici. Lutti lui fait parvenir, par le travers de table, noire, vitrée (rappel) - un message plié sous le nez de l’assistance indifférente. La lettre dit de se méfier, de tendre son esprit, et, en cas de doute, choisis la colère. « Tu dois » poursuit Lutti « te rappeler point par point ce que nous avons découvert ensemble.

« Des insurgés se sont présentés par la porte à double battant, aujourd’hui condamnée. À leur tête marchait Djiwom la Géante, en perruque rousse. C’est en leur nom qu’elle a gueulé, présidé aux dégradations.

« Les Insurgés réclament un droit de regard sur Nos Activités ; droit d’appel sur Nos Verdicts, renvoi immédiat de Biff et Douce, et la suppression de l’Instance – comme si on pouvait supprimer l’Instance !

« Nous avons supporté leurs vociférations plus d’une heure. Dès que nous avons tenté de répondre, Djiwom a crié, interrompu tant et plus. Tu la vois près de toi silencieuse et remplie de fiel. Ses sentences comptaient parmi les plus sévères – il est bien question d’insurgés !

« Elle fait à tous de sobres ouvertures d’amitié, elle t’en fera aussi. Tu peux en tirer profit si tu sais garder la mesure, et manœuvrer ».

N’importe qui pouvait intercepter ce long message visiblement rédigé de la veille.

À côté de Lutti tout en rouge, et presque en face en biais, deux autres femmes en contraste :

Noffe, âgée, minuscule, bleu cru, fourrage d’une main ses boucles en tignasse. De l’autre elle cure ses dents que ses doigts masquent. Ses traits tirés vers le nez figurent une physionomie de rongeur, où deux yeux minuscules et myopes fixent le vide au-dessus de deux mandibules grignotantes.

L’autre femme au contraire est quadragénaire blonde aux langueurs de fausse fauve, portant beau sur un cou à trois rangs, où rutile un collier d’or. Nézoï s’est opposée aux Insurgés. Elle a discouru sans jamais s’interrompre. Même sous le tumulte le plus forcené. Ses phrases refaisaient surface comme autant de résurgences et le silence restaurait de longues périodes où revenaient les tournures soignées, que l’on écoutait sans comprendre avant que le vacarme ne reprenne, sans qu’elle eût daigné y prendre garde.

Mais Noffe, dite Naine Bleue, a obtenu, par ses cris de souris, ses chicotements, l’admission de Djiwom au sein de la Docte Assemblée, ainsi que ! ...ainsi que le renvoi des Insurgés, sans réponse. La reconnaissance publique auréole visiblement ce Couple disparate, Noffe et Nézoï, couple féminin, uni par la lettre N.

Enfin, fermant la longue table, à l’opposé, en biais, un Trio : le Maître des lieux, flanqué de ses deux bouffons ou chiens de garde : Maître Luhać [lou-hatch].

Froid.

Hiératique.

Les mains posées à plat sur la vitre noire et transparente, le regard fixe devant soi. À sa droite un Paysan Vosgien puissamment taillé tête étroite et longue dolichocéphale cheveux ras, il est travaillé de tics ses longues mains et ses avant-bras tremblent et sa bouche est fendue d’un sourire et face à lui sanglée dans un tailleur gris souris une femme aux yeux pétillants visiblement brûlant d’entendre de bons mots. La tête minuscule de Chaffa encadrée de longues anglaises vire sans cesse de Luhaćà l’Assistance On la dit dit Lutti très liée au Grand Lorrain. Des mains ces deux-là se font des niches sous la table sombre et translucideet pour cela on devait passer juste au-dessus des genoux du grand maître – méfie-toi méfie-toi de Luhaćavait dit Lutti. Il n’a pas son pareil pour désarçonner les flatteurs -

- Il dézingue les lèche-culs.

- Exactement. Il ne croit pas à l’amitié, mais tous recherchent la sienne. Il est en relation avec l’Instance.

New O’ demande ce que c’est que l’Instance. « Nous dépendons tous dit Lutti d’une Autorité qui règle nos départs et nons entrées.

- Nos intronisations et nos évictions.

- Non moins exactement. Qui vient dans l’Assemblée ne peut plus se retirer, sauf invitation expresse de l’Instance.

- Personne ne sort d’ici ?

- Chambres, toilettes, réfectoires : un vrai conclave. »

New O’ évoque par plaisanterie la possibilité d’intrigues en vase clos : « ...conclave mixte », dit-il. Lutti n’en disconvient pas. New O’ demande à Lutti si ce n’est pas elle, l’Instance. Il se demande si dans le cas contraire, il aurait pu s’introduire ainsi dans la Docte Assemblée. Lutti répond qu’ « il se trouve des voies parallèles » - entretien préalable dans un salon attenant, tout en cuir, dont une sortie donne directement sur la Maison Centrale. « C’est une prison » dit-elle.

New O’ ne se souvient plus de l’existence ou non d’un monde extérieur, à supposer qu’il y ait vu le jour. Il comprit qu’on l’introduisait dans un monde plus clos, où il devrait observer, manœuvrer. Quelle improbable intervention extérieur aurait-elle pu ébranler ces murailles… Les œuvres qu’il a projetées s’insèrent toutes à ce schéma :

- le héros libéré d’asile

- intronisé par une femme

- ...doit détrôner le monarque en champ clos (mais y échoue) (d’où l’effondrement du monde et le retour aux Folies Originelles. Il sort de ses réflexions.

Échec au monde dit-il.

« Luhać met à profit tous les détournements de sens, dit Lutti. Garde-toi des paroles à double portée.

Nouhaut dit New O’ promet de se taire mais ajoute :

« J’aimerais gagner, cette fois.

Il repasse dans sa mémoire les péripéties de l’entretien : Lutti se tenait bras écartés jambes croisées, livrant sa poitrine et fermant le sexe. Son ensemble rouge se détachait sur le canapé de vrai cuir. « Un jour je lui ferai fermer les bras et ouvrir les cuisses » ». Mais des yeux, il ne quitta plus Luhać, qui le fixait, mais sans que le comparaissant montre le moindre trouble : les yeux morts de Luhać traversaient sans les voir les objets et les hommes. Luhać fit ainsi le tour de la table, et de chaque côté de son trône lorsqu’il se fut assis, Chaffe et Souvy, tassés chacun en pyramide, se houspillaient en faisant semblant de rire. Le Maître les secoua de lui, ils regagnèrent alors leur place, froids, raides.

Luhać prit la parole, et tous les regards se tournèrent vers lui :

Que veulent les insurgés ? nous renverser. Que proposent-ils ? Rien.

Sa vois est mesurée, nasale mais très claire pour un homme. « Notre pouvoir, nos connaissances, l’étendue de nos attributions – ne sauraient se partager ni se transmettre ; ni aux Moyens-Courriers, ni à leur protégé le Peuple » - à ce mot l’Assemblée retient une exclamation de dégoût. « Nous avons su adapter nos énergies à des notions nouvelles, par un système bien compris de cooptation. Nous remercions Bràthair New O’ de s’être joint à nous. »

Les têtes pivotèrent dans sa direction. Il pensa pourquoi ne fait-il pas mention de Lutti  puis les têtes repivotèrent en fixation conforme. Luhać rappela que le peuple aspirait au savoir. Que ces gens appelaient cela « démocratie ». « Or  les forces Barbares» poursuivait-il « triomphent toujours, comme la mort. Notre gloire est de repousser le plus souvent, le plus loin possible, afin que par la suite ils s’inspirent de nous. 400 ans séparent Marc-Aurèle des Burgondes ». Dans le lointain (L’Impossible Extérieur) New O’ distingue les vois d’une multitude déterminée. Les autres l’entendent-il ?

« Nous avons un jour enfreint nos lois. Une seule fois. »

Il se passe la main sur sa barbe crissante. « C’est pour elle » - son doigt se pointe sur Djiwom « que nous avons ouvert la première brèche.

- Elle nous est dévouée plus que toute autre au monde ! s’exclame Douce en pinçant les lèvres. Choffa l’invite à « ravaler sa connerie » : Djiwom est le ver dans le fruit. Choffa est un clown femelle.

 

 

 

 

 

 

 

 


ELIAS FELS

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BERNARD COLLIGNON ELIAS FELS

 

 

Veuillez trouver ci-joint sur Elias Fels (1714-1785), musicien allemand, une recension de documents. Ils sont restés fragmentaires. La biographie dudit musicien s'articule à la découverte, vers ma vingtième année, de la musique dite baroque, avant sa vogue ultérieure. S’ensuivit donc en juillet 2013 n.s. en pompeux « Avant-Propos » où l’auteur tentait laborieusement des parallèles plus ou moins convenus entre certaines recherches contemporaines, sommairement qualifiées de sérielles ou dodécaphoniques, et les œuvres obscures et prémonitoires d’un certain musicien brémois du Siècle des Lumières (Zeit der Erklärung) : ELIAS FELS.

 

Dans l’esprit de la résurrection d’Antonio Vivaldi, l’auteur attribuait à son ectoplasme un décès suffisamment précoce (1785) pour éviter les poncifs des épisodes biographiques prétendument révolutionnaires, susceptibles toutefois de laisser présupposer quelques effluves de la sensibilité nouvelle. Voici donc cet Avant-Propos, intitulé  En guise de Préface, auquel nous nous en voudrions de retrancher la moindre ligne.

 

« Dire que le musique contemporaine corsète ses élans au sein d’une cacophonie énigmatique, était le leitmotiv des bien-pensants voici quelque trente ans, et l’est resté pour le commun.Ce dernier dut se contraindre à subir sans broncher, pêle-mêle, les gargouillis d’un Berrio ou d’un Globoka désormais bien délaissés ou autres grincements très précisément aussi mélodieux que du verre pilé au fond d’une lessiveuse. Le public ne tousse pas, pour Luigi Nono. Moins qu’à Beethoven. En tout cas bien moins que pour Buxte-Hude, lorsqu’à la fin du premier mouvement de sa 4e sonate pour cordes en ut dièse mineur augmenté l’instrumentiste remet un peu d’huile goménolée sur son archet pour le maestoso gomenolo (rires).

« Loin de moi le projet d’infliger au lecteur, en tête d’un ouvrage sérieux, la sempiternelle démonstration de la relativité de la notion mélodique, et des relations plus

 

qu’étroite associant « admiration » et « accoutumance ». Nous nous contenterons donc d’affirmer que tous, qu’ils se plient à la mode ou se lâchent la bride, recherchent malgré tout, derrière les chatoiement hiéroglyphiques de la polyphonie voir de la dodécaphonie »- le gros mot est lâché - « ce qui demeurera, par delà les lubies, l’essence de la musique : les pulsations d’une âme et d’un corps » .(vifs applaudissements).

«  C’est, après un siècle tumultueux où un Berlioz, un Schubert, un Brahms, se sont catapultés au firmament des gloires musicales, le virulent, l’insidieux – l’intolérable retour en force d’un traditionalisme qui, depuis Schlickenstock, semblait révolu. Dans les arcanes contraponctiques de Bach ou d’un Bodin de Boismortier, nos contemporains ont trouvé matière à de nouvelles recherches, insolites – ou horripilantes – de Boulez, de Ballif, œuvres aussi parfaitement structurées que rigoureusement incompréhensibles puisqu’il n’y a rien à comprendre – voire inaccessibles (vives réactions ; une vieille dame s’évanouit ; on l’emporte).

« Regain d’intérêt pour le XVIIIe siècle. On redécouvre Corelli, on déterre Vivaldi, on saute sur Tartini.

Enfin l’oubli honteux baisse son glaive obscur

(murmures admiratifs)

« Dans les combles d’une abbatiale, sous le froc d’un moine » (« C’est un scandale ! - Chut !! »), dans les archives d’un hospice, en Lombardie, en Bavière, on découvre des manuscrits, empilés, froissés, balafrés, on déchiffre des portées à demi délavées. Les ventes de la Deutsche Grammophon, de l’Archiv Produktion, montent en flèche (applaudissements)

« Et voici qu’il y a trois mois, une nouvelle révélation s’est faite au grand jour ; Karlheinz Stockhausen, qui parmi les premiers a étudié Fels, a exprimé sa stupéfaction admirative d’y découvrir, avec deux siècles d’avance, des formules que seul Sravinsky dit-on eut l’audace d’appliquer:structures poly- ou atonales, emploi percutant des percussion – sans pour autant désavouer une tradition directement puisée dans le giron schützéen.

« C’est ainsi qu’Elias-Théobald Fels, embrassant quatre siècles de musique, de 1590  à nos jours, lance le pont suspendu entre la Renaissance Italienne et la Nouvelle Renaissance que les esprits éclairés de notre temps s’efforcent de susciter (vifs applaudissements – rappels – intense émotion – des larmes coulent). Un second avant-propos, sans doute postérieur au premier, présupposait chez le lecteur une indifférence, voire une hostilité, qu’il s’agissait d’épointer. « Le lecteur sans pitié », commençais-je, « lit pour s’instruire ; quinteux, l’œil torve, il considère le jeune Elias sans aménité : cheveux blonds en copeaux, frais, le regard vif ; plus tard, l’abdomen alourdi ; le verbe haut, et prisant dru ; vieilli enfin, rhumatisant, gravissant d’un pas lent ses derniers échelons, séduira-t-il davantage ? (…) tu liras, comme tu le crains, des épisodes vertueux, mais aussi du pathos (...) » et l’auteur de poursuivre :

« Tandis que les paysans meurent de faim autour du château, notre compositeur aligne ses ritournelles à faire pâmer les marquises. Que si les marquises t’indisposent, il te faudra brûler Haydn, qui composa pour les Esterházy ; Haendel, qui composa pour les puissants de Londres ; brûler Mozart, pour Mgr Colloredo, archevêque de Salzbourg. Baptisé le 5 mars 1714… mais avant tout nous le verrons mourir : cela satisfera ton goût du document. »

Et l’auteur d’ajouter qu’il suffisait alors, éventuellement, de « refermer le livre ».

 

X

 

Le récit commençait donc par la mort du héros, dans le même style que précédemment : le compositeur Elias Fels, âgé de 71 ans et couvert d’honneurs, gravissait péniblement l’escalier en colimaçon, comme il se doit, menant au buffet d’orgues de la Jakobikirche de Lübeck. Son aide, un jeune garçon, le précédait dans cette ascension, où le vieil homme s’essoufflait. Le ton de cet ouvrage se voulait sérieux, et l’ironie ne transpirait qu’à peine. Toujours est-il que l’acolyte gagnait la soufflerie, d’où il pédalerait comme un damné, dans une cage d’écureuil peut-être, d’où l’auteur s’imaginait que partait l’air destiné aux tuyaux : il ne s’était pas documenté, estimant que la documentation nuirait alors à la narration (la grande évidence, pour un écrivain, était avant tout de narrer) – l’aide actionnait en réalité d’énormes soufflets sur une surface plane à grand renfort de muscles des cuisses. Le maître Elias Fels gagnait la pièce contiguë pour s’installer aux claviers, maniait les tirasses et se lâchait dans un « grand jeu » ébouriffant. Et l’auteur d’échafauder les métaphores, transposant tant bien que mal ses impression musicales en termes littéraires. Soudain c’était une délirante cacophonie qui se déclenchait sous les voûtes de la Jakobikirche. L’assistant se précipitait,toutes les notes se chevauchant, sonnant à la fois. Le chapitre suivant se présentait comme suit, dans sa flamboyante maladresse :

 

« Octobre 1785. La Marienkirche de Lübeck » - celle de Buxte-Hude, plus glorieuse encore - « pleut de toutes ses briques » [sic]. « La bruine suinte du porche sur un homme gris, voûté, perruque plate. Sa main cherche la serrure d’une porte rouge, dans un coin du narthex. Le loquet cède. Dans ce réduit imprégné de ranci s’amorce l’escalier de tribunes, qu’Elias entreprend de gravir. Les degrés conservent le creux des pas une poussière crissante.

« Elias souffle souvent, reprenant sa respiration d’asthmatique sur la rampe de fer. Parvenu à la marche palière, il pousse un battant : l’orgue gît là, luisant, touché par la lumière d’un quinquet. Penché par dessus la nef, Elias, accoudé sur des balustres, sent monter vers lui le cri muet,la froide haleine encensée de ce gouffre d’où sourd, lointain, le reflet rouge du tabernacle »

(quand il s’apppuie « aux balustres »,soudain « la nef s’éclaire », le jour court « sous les nervures des voûtes » ; au-dessus d’un « buisson de cierges » se met à « palpiter » la statue d’un apôtre, etc.)

« Elias remonta les trois marches qui le séparaient des claviers. Une suffocation le couvrit de sueur, le contraignant à une longue station. »

Plus loin :

« Le garçon l’attend au soufflet. Elias prend place sur le long tabouret de velours rouge. Le souffle de l’instrument s’éveille, comme une douleur comprimée. Alors, « d’un geste de prêtre » [sic] la main droite d’ Elias se pose sur le « bas clavier » [re-sic]. Quelques notes étouffées de la main gauche émettent un douloureux discord « submergeant par les basses » ; de cette masse » se détache une « guirlande fuguée » sur trois notes sans cesse reprises et combinées. »

 

La substitution entre crochets du présent de narration à ce pompeux passé simple ; les guillemets encadrant les expressions mal venues, les « sic » par lesquels nous avons voulu ménager la susceptibilité du bon goût ainsi que la disposition des lignes en « espace 1 » auront suffi nous n ‘en doutons pas à signaler à nos lecteurs les réserves que n’auront pas manqué de signaler à nos lecteurs les réserves que suscitent en nous des lignes si juvéniles. Il me fallait toujours commencer deux fois les choses ; à moins qu’il ne s’agît plus simplement, plus rudimentairement, d’éliminer un frère aîné que l’auteur n’a jamais eu, avant que le Héros ne volât de ses propres ailes. ÉLIAS FELS, ROMAN, s’ouvrait ainsi sur des funérailles, celles d’un principicule germanique évoqué in La vie quotidienne dans les cours allemandes du XVIIIe siècle de l’immense et regretté Pierre Lafue : obsèques grandioses, pages définitivement perdues, à tout jamais.

Ce fut un carrousel nocturnede cavaliers dadouques porte-flambeaux, s’éloignant, se frôlant, dans une cavalcade infernale (détaillée longuement). À la faveur de cet enterrement du Père s’enfuyaient ÉLIAS & ÉLIPHAS , qui avaient tout à perdre du changement de règne ; privés, déjà, des gratifiantes funérailles. L’aîné s’était assurément attiré quelque méchante affaire àla Cour du Feu Roi, redoutant le cul-de-basse-fosse. Or dans cette fuite vers une frontière nécessairement proche, ÉLIPHAS en personne tomba de sa monture et, de sa flûte à bec passée dans sa ceinture, se perça l’abdomen. Il agonisa longuement, recommandant à son cadet de retourner malgré tout faire son chemin parmi la cour : Que ma disgrâce ne passe pas sur toi. Par un second retour en arrière appelé analepse, nous montrons le jeune frère « jouant folâtrement de la flûte » à la fenêtre ouverte du petit pavillon qu’il partageait avec ÉLIPHAS, tandis que ce dernier le surprenait, le désignait en cachette (Voyez ce jeune Faune) à son Kapellemeister attitré. Jamais le cadet n’était quitté des yeux, ne fût-ce qu’un instant, fût-il même avachi dans un fauteuil. ÉLIAS fut-il satisfait de la mort accidentelle de son Big Brother ? c’étaient là des pages d’une immortelle fraîcheur.

Ce maître de chapelle donc, Herbert Rogmann, appartenait à Sa Majesté Karl-Eugen, pas encore Feu, roi de Souabe, invention pure. Éliphas (reprenons la typographie usuelle) se trouvait déjà, en sa vingt-cinquième année, en position de disputer la place au Kapellmeister lui-même ; avant de mourir si misérablement, c’était un excellent musicien. À la mort de Rogmann, Éliphas lui succéderait, chose réglée. « Il n’est jamais agréable de connaître son successeur » disait le titulaire, « fût-on encore loin de la mort ». L’ignorance des usages de cour entre subalternes autorisait à supposer que Herbert Rogmann pouvait se faire conscience et scrupule de venir donner à son successeur (d’aucuns disaient « recevoir ») une leçon bimensuelle en son pavillon, « ne fût-ce que pour lui rafraîchir la hiérarchie » : « Les flancs de sa lourde stature » lit-on dans le manuscrit « s’adaptent si bien à la porte que celle-ci ne laisse plus passe la lumière : seule se découpe une tête mafflue, nimbée de contre-jour ».

L’ombre du Maître vient se découper sur la partition d’ÉLIPHAS Fels.

Voici sa titulature :

Noble et Puissant Seigneur

Herbert Rogmann

Graf von Hützeldorff

und Barstatt-Mandegen.

 

La chose est dépourvue de toute vraisemblance.

...Comment un personnage si hautement titré, etc. (« eût-il pu se contenter d’une simple charge de Kapellmeister, et s’abaisser à visiter un Eliphas Fels «en son pavillon particulier » ? ) - la Vérité, rien que la Vérité : J’avais épinglé sur la porte A – A –1, la mienne, en deux mille cent dix, cette identité usurpée, sachant que devait me visiter un Père Noble, afin que je dispensasse à sa fille une série de cours particuliers d’allemand ; il avait manifesté son étonnement de voir ici loger, en cité universitaire, un Comte ! Une fois mise cette innocente supercherie sur le comPte de la fantaisie, nous avions ri tous les deux.

C’est ainsi que pour trois francs de l’heure j’eus l’honneur et l’avantage de consolider les connaissances germaniques de Mademoiselle sa fille, avec le secours d’un indémodable Bodevin-Isler. J’appris par la suite qu’elle me trouvait « amusant » (« ridicule », disait Balzac) -

- ...bref : Je trouvais réjouissant que ce maître de chapelle, au XVIIIe siècle, s’affublât d’une identité aussi extravagante. « Sa Calvitie tente un sourire » (Frédéric Dard)

« Et la mer sur son front en dunes se figeait » (Ezéchiel, 8, 14) . « Une lave écarlate cuirassait ses joues couënneuses ». «Il s’avançait, grave et potelé, tendant à Eliphas « dont le violon pendait à bout de bras » une main « rondouillarde, rosâtre et moite ; parfumée, aux ongles taillés en rond ». Répétons, cher ami, voulez-vous ? disait-il. Le gros beurré portait, comme une chaloupe au flanc d’un navire, un étui de bois verni où se voyait, comme un enfant dans un cercueil, capitonné, un stradivarius. Eliphas répond Bien Maître.

Rogomus (c’est son nom) levait son violon en aspirant la poussière du lieu (le petit pavillon du fond de parc), jetant un coup d’œil réprobateur sur la pagaïe universelle. Calant l’instrument sous sa bajoue gauche, il pinçait les cordes. Précisons qu’Eliphas l’Aîné est gaucher, bien qu’il n’existe pas de succession de cordes spécifique pour cette catégorie de musiciens. « Eliphas » mentionnais-je « conserve parfois, après jouer, cette inclinaison de la tête et du cou » - Eliphas en ce point ressemblant au jeune Alexandre. Les deux violonistes interprètent un duo de Rogomus écrit contre son gré. Eliphas avait dit à qui voulait l’entendre que Rogman faisait bien « Vieille-Souabe » (alt-schwäbisch) (qu’il en tenait encore pour Jean-Sébastien Bach ou Schütz) et dirigeait bien digestivement (en français dans le texte) sa formation (en ce temps-là le premier violon guidait lui-même ses collègues). S’il commandait, lui, Eliphas, l’orchestre de Sa Majesté, « l’on entendrait assurément bien d’autres choses ». C’est ainsi que Rogomus, « encore Kapellmeister, verdammt ! et pour longtemps », avait concocté ce chef-d’œuvre poussif, une Sonate pour deux violons d’une originalité de bon ton ( « les auditeurs aiment à être surpris par ce qu’ils connaissent déjà »).

Eliphas tient le second violon.

« Les dix premières mesures à l’unisson, Herr Fels, puis je prends les dessus » - mais Eliphas pique son thème de suraigus, de pizzicati, etc., « Zezi n’est bas dans le texte » - Je pimente, maître, je pimente - « Bas de bimentatsiônn Bitte schön– bref Eliphas présente sa variante, et bien entendu c’est deux fois mieux. Rogomus hoche la tête, la place se rend bien. Le texte était plus long dans la première version, Eliphas objectait que « la partition n’[était] qu’une pâte molle, à quoi « plusieurs cycles de répétitions ne lui [avaient] pas encore appliqué le sceau de l’immuabilité (der Unveränderlichkeit) « mais le public aujourd’hui veut du Sobre. Nos lecteurs n’a plus le temps de s’attacher à de fines notations narratives, à des dialogues (« ...Simple suggestion, Maître : si nous reprenons à la 38, nous avons par exemple... » ) - qu’est-ce qu’il en a à f…, le lecteur, des « reprises à l’octave », « à la douzième » (!) avant de retomber « sur le thème ».

...Rogomus dit « Je réfléchirai », sans accent, c’est lui qui va signer (Herbert Rogman, Graf von Hützeldorf une Barstatt-Mandegen) – nous avions composé une petite scène légère et bien réaliste, avec le gros qui s’essoufflait à presser la cadence, qui se plantait dans les impro (on disait, justement, « la cadence ») et qui s’exclamait Tenez, fous êtes drop fort bour moi ! - tout le monde parlait français en ce temps-là.

Bien la peine vraiment de faire dans la psychologie à deux balles, de bichonner le beau rythme (« Le Kapellmeister transpire, baisse les yeux avec componction, se berce sur son violon ; s’assoit ; Eliphas l’imite, et les eux musiciens de s’essuyer le visage en soupirant). C’est que j’y ai cru, moi ? J’écrivais « faux naïf », je montrais le gros Herbert vautré sur son fauteuil crapaud » - « première apparition fin XIXe, c’est fou ce qu’on s’instruisait dans le Robert). Le Maître de Chapelle (c’est Kapellmeister en moins schleuh) jetait un regard sur « l’éboulis de meubles houssés » qui les coinçait là – juste la place pour remuer les coudes entre porte et fenêtre plus un petit clavecin de Cristofori quand même…

Eliphas suit son regard vers les housses et (humour) les soulève l’une après l’autre voyez, Maître – aussi facilement que les jupes de femmes ! - Oh! les femmes ! suffoquait le gros homme (« partagé », précisais-je, entre « l’indignation » et une terreur « d’apoplectique ». Là-dessousune bergère, là un fauteuil, une table de jeu, un bourdaloue gueulait Eliphas - « vase de nuit en forme oblongue, utilisé par les dames, dans le fond duquel étaient parfois peint un œil » - le Grand Robert est soupçonné d’avoir brodé sur la stricte défiition. Bref notre musicien [qui va mourir] déploie tout son talent, et feint de découvrir « sous un pan de tissu » des pêches, que le gros Rogomus (« il dégrafe son col ») accepte volontiers.

...Les deux hommes assis face à face, cuisses ouvertes pour éviter les taches de jus, avec des mouvements très-précieux, puis recrachant les noyaux, en visant bien, dans le bourdaloue. « Mais comment », intervient Rogomus en découpant sa phrase, « supportez-vous – de vivre – dans un tel capharnaüm ? » Il soupire, accablé de chaleur, suggère qu’il faudrait une femme, en effet, à « son indiscipliné disciple », « ne fût-ce » joute-t-il « que pour vous mettre du plomb dans la cervelle » - Eliphas Fels n’est pas mort d’une balle mais d’une flûte. « Pour ce qui est des femmes, je connais mon affaire. » (voix de fausset) (falsetto) mais je ne les ramène pas à la cour. ». Les maritornes de Rogomus, stipendiées, y produiraient en effet le plus fâcheux – effet.

Rogomus se rengorge en pouffant et tourne subitement la tête : sur le gravier de l’allée fiochouille (fâcheuse précision d’onomatopée) la galopade du jeune frère, ÉLIAS, qui survivra : il fait son entrée tumultueuse, « les boucles argentées retombant sur son visage poupin ». Il porte une perruque poudrée « à frimas », trébuche sur le tapis ; se jette hors d’haleine sur un fauteuil déhoussé. Pour empêcher de fuir le Kapellmeister, Eliphas l’Aîné lui presse le bras, tandis que le cadet s’enroule dans le fauteuil au mépris de ses poumons : « Je ne sais même pas pourquoije courais » il halète. Rogmann le fixe. Eliphas le fixe. Le cadet subit le regard de l’aîné. Ce sont des yeux lointains et terrifiants, une tête triangulaire, première et dernière indication physique.

D’un signe Eliphas indique au Kapellmeister qu’il reprenne avec lui la Sonate à deux Violons, et premiers accords de couiner. « Voyez-vous » dit le gras homme, « je suis parvenu à l’âge respecté de soixante ans (sechzig Besen) et j’en suis encore à me demander / après tant et tant d’années / à quoi ça sert de vive et tout / à quoi ça sert en bref d’être né François Béranger. »

Le jeune frère ne voyait d’Eliphas que les épaules et le bout de l’oreille pointant sous la perruque. Soustrait à ses regards, le cadet revivait. Mais l’admiration décoinça une jambe de sous ses fesses, « et se fit jour dans son âme subalterne ». L’Aîné joue admirablement. C’est une chose acquise, un point d’appui dans la volatilité de l’existence. Et les duettistes, à l’issue de l’allegro, se saluèrent en mutuelles congratulations : Rogomus raide et guindé pour masquer son respect, Eliphas… parodique. Ici s’introduisent quelques réflexions convenues sur les jeux sociaux, et un retour sans grand à propos sur le malaise d’Elias : pendant que les Grands jouent, le petit pense aux yeux d’Eliphas, «attentifs aux altérations », précédant immanquablement (battements de cils, pincements de lèvres) le jugement sans considération. L’adolescent se trouvait ainsi dans un mouvement permanent de contorsion, où s’entrelaçait l’aspect le plus naturel possible voyez comme ce petit singe prend toujours des attitudes bizarres. Rogmann aux inexprimées pensées accentuait son expression scandalisée ; dès qu’il cessait de violoner, il exposait un air scandalisé : c’était sa façon. « Rendons-nos à la chapelle, Herr Kapellmeister. ; je tiens au bout des doigts une espèce de madrigal au clavier, je serais très heureux d’avoir votre sentiment. » Le pas des deux musiciens décroît sur le gravier.

Elias se lève d’un bond, rafle une flûte traversière toute raide - « cataleptique lézard de mercure » - sur le buffet de clavierse plante devant un miroir.

Qu’est-ce qu’ils me trouvent tous ?

Il faut se regarder soi-même afin de déjouer les pièges.

Position de jeu

Quelques grinçûres pour trouver le souffle.

Quelques grimaces. À présent le son juste, velouté, griffé de tendresses.

Quand ELIAS FELS rencontre au-dessus de l’argent son regard brun (Jean-Jacques Rousseau de Ramsay) il lui vient une moue frémissante, et si les femmes aimaient les hommes elles aimeraient celui-là. Elias suspend son haleine, et fixe pour sa vieillesse le premier jet de ses quinze ans.

Dans un secrétaire il conserve roulée serré une copie de Moreau le Jeune Marsyas rivalisant avec Apollon.

 

Description

Le Faune assis sur un roc de théâtre gonfle ses joues moricaudes et semble, de toute la force de ses pupilles, puiser le suc de la Terre Inspiratrice. Apollon, lyre négligemment posée sur la hanche, attend la première défaillance pour écorcher (apodéreïn) son rival aux basses branches d’un figuier.

 

Morale et Comédie

Elias à tout jamais prend parti pour le Grand Satyre, qui a pu se mesurer au Dieu : vaincu mais dans la gloire. Il conserve avec soin quelques œuvres dissimulées portant en bas de page le paraphe ténu

qu’il a imaginé pour Marsyas…

Aujourd’hui je te serre de près, Apollon !

Il se campe abat son instrument comme un fléau d’argent – trilles de tierce, renversements ; thèmes ébauchés, délaissés, repris – poncifs – poncifs – reprise de souffle. Réussi. Muse, gloire ? son nom sur les lèvres des princes ? - une ligne prometteuse, un porté sans faille – mais c’est – le Concerto !

Je savais bien que j’en serais capable

ROGMAN même m’engagerait – sans mon frère (« Kapellmeister ou rien », usw.)

Elias Fels 15 ans cesse de jouer, jette un long regard sur l’allée qui file en perspective entre les « bibelots floraux » du jardin, repose la flûte et regarde sa main – s’il y découvre une étoile, même toute petite, il sera marqué par le destin. Secoue la tête. Frappe du pied, fredonne – flûte et clavecin, timbales et la grand-bande des violons – tutti – dernier accord – ovation – bouquets – bravos - (« les

- le penseur, plongé dans la rêverie où l’a jeté l’artiste ; se réveille pour applaudir en rattrapant son lorgnon, se mouche d’émotion, se tartine de morve ;

- le critique fait la moue, lève le sourcil, ride le front, mais il encense, pour finir (à la chevaline) : « de la bonne avoine, de l’excellent avoine ...ce petit, tout de même ! » (aux voisins) « ça vous a quelque chose dans le ventre ! »

- l’enthousiaste : Elias se renverse dans la bergère à même la housse, trépigne à briser les ressorts, jette alentour des regards furibonds ;

 

 


 

 

 

Le fantôme de Combourg

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C O L L I G N O N

 

L E F A N T Ô M E D E C O M B O U R G

 

Nous connaissons ce revenant qui selon C. parcourt les escaliers venteux du château de Combourg – village dont le châtelain manqua de richesses. Or notre fantôme, Capitaine du «Saint-Louis », coula en octobre 55 du Grand Siècle au large de St-Malo : l'abîme s'étant dérobé sous sa quille. Borgne et unijambiste, souffle court, le capitaine fit de sa jambe de bois, fabriquée au Brésil, retentir les voûtes antiques. L'accompagnait un chat, qu'on entendait miauler sinistrement : c'est lui que l'on exhibe encore, gueule béante jusqu'au décrochage, découvert dans l'épaisseur du mur ou la coulée de mortier qui l'asphyxia, moulé mâchoire écartelée par l'épouvante ; ainsi le Prince des Poètes sur son lit de mort porta-t-il mentonnière , le cadavre bâillant sans qu'on le puisse clore - panique des visiteurs devant la bouche ouverte, noire et malodorante du Maître !...

Pour qu'une ville, pour qu'une forteresse fussent inexpugnables, un homme à l'origine était fondu dans le mur, d'où le nom fondation : brève et atroce agonie. Un clochard se fit prendre ainsi station Cambronne, ses os voûtés roulant sans crier gare de son alcôve lourdement débouchée par l'excavatrice : toute trace écrite ainsi devant compter dès son début quelque père ou frère purement sacrificiels. Ce chat sans nom porta les premiers temps son collier de brillants : le château fut nommé d'abord de laChatte aux Brillants. Qui voudrait éclaircir ce point sur le sexe passerait pour fou ; la chose est pourtant claire, quelle que soit par ailleurs l'acception du mot chatte. Muni de ces précieux sésames, voyez à présent un certain gnome, errant désormais sans prothèse sur la peau dudit félin ; ce pirate ou corsaire se nomme Briand, mesurait 5ft 7in, les yeux rouges et les cheveux roux, se gratte le crâne sous son bonnet pointu rouge ; si le chat passe sa patte au-dessus de l'oreille droite, il pleut ; le félin dont nous parlons ne peut atteindre la gauche, par suite d'arthrose.

C'est une vieille chatte noire et revêche, tolérant difficilement les charges ; son poil sent le roussi, car le cul du gnome est très chaud. En effet, suite à d'inexorables processus rétrécissants, Brian est devenu gnome, d'abord chevauchant le chat, puis frayant de ses bras sa route à travers le pelage du fauve. Les doigts du gnome sont secs et gourds, sa bouche sinueuse et sa langue pointue, sauf du bout qui reste arrondi, signe d'une excellente prédisposition pour les langues étrangères. Mais Briand possède un cheveu sur la langue : l'allemand, l'anglais, le français, deviennent tous méconnaissables. Ses yeux rouges, petits, enfoncés, phosphorescents, n'empêchent pas sa vue d'être détestable.

L'animal est nyctalope : cependant, acariâtre, il préfère dormir. Mais il capture les mulots ; quand il les envisage, le gnome en frémit : son front se ride. La barbe rase du gnome couvre sur le menton un champ de dartres douloureuses. Les fesses enfin, le sexe du petit homme tiennent du domaine conjectural : supposons-lui le postérieur taché d'escarres, et quelque sexe vil et secondaire. Pour se coucher, Brian le gnome ôte son bonnet. Ses cheveux rouges se déroulent. Il se peigne et fait sa prière : "Seigneur, pardonnez les péchés que je vais commettre." Et le chat bave en secouant la tête ; mais le petit cornac tient bon, serre les jambes et s'agrippe ; il faut un certain équilibre, de l'aplomb, pour prier un Dieu plus petit que le nôtre, partant bien moins puissant. Le nain range ses bottillons dans l'oreille du chat, tant qu'il ne secoue pas la tête.

Ce fauve patient se nomme l'Hextrine. "Hextrine !" dit le gnome, "Tourne à droite ! A gauche !" - tout en tirant la bride en diamants du côté opposé (le chat, comme le renne, quand on tire à gauche, tourne à droite). Les diamants de la bride ont été vendus. Pour faire sa toilette du soir, le gnome dit : "Lèche-moi !" et c'est ce que la bête fait. Les culottes du gnome sont trop grandes, ses bas rouges collent ; il se retient aux poils à toute force. De ses bras petits, musclés, il confectionna naguère une jugulaire perdue sous les poils, resurgissant aux commissures labiales : tout gnome monté sur un beau chat ferait de ce bourg une ville enchantée. Quand le nain s'éveillera, le monde tremblera.

En 1786, le pays du nain, c'est la France. S'il n'y avait pas le chat, il voyagerait beaucoup. Sans lui pourtant, il ne vivrait pas plus qu'une puce tombée. Il est le parasite de ce chat. N'en saute à bas que pour s'y raccrocher sitôt esquissé par la bête le moindre mouvement de fuite. L'Hextrine s'ébat dans un espace de dix mètres (des nôtres) sur cinq. La pièce où va de long en large l'actionnaire négrier, châtelain de Combourg et ruiné par l'abolition de la traite, correspond à l'ampleur d'un château à quatre tours : Nord, Sud, Est, Ouest. Le château des Chateaubriand est carré ; d'autres présentent la forme d'une aile perpendiculaire au milieu exact de la seconde : c'est alors un « château en T ».

Ce soir l'Hextrine et Briand n'abandonnent pas la protection des murailles : il fait froid, les girouettes crient. Nous serons plus intéressés par le père de l'artiste, taciturne, tirant les choucas sur le haut perron, terrorisant femme et fils - que par l'écrivain même, fameux pleurard. Le gnome sur le chat prend ses quartiers de nuit. C'est à la tour Nord, où se trouve la chambre du jeune homme. Si les nuits de grand vent l'adolescent montre quelque inquiétude, son père lui dit : "Monsieur le Chevalier aurait-il peur ?" Etrange ville que Combourg. Du vivant de François-René, un ramassis de bicoques puant le fumier, de péquenots sans joie baignés de purin, manches tombant jusqu'aux chausses. A deux siècles de distance, un descendant fait connaissance d'une belle rousse, mouvance charismatique des "Lions de Judas" ; cette femme soudain ressent la présence du Christ : « Ne sentez-vous rien ? - A vrai dire non. » Elle halète, soupire des sons incompréhensibles, tenant sa main. Le descendant se croit entrepris - grossière erreur ! il pousse dans la bouche de la Lionne en question une fourchette à dessert garnie de gâteau, et lorsqu'il reprend le train, la croyante sur le quai tourne la tête, glaciale, indifférente à ses signes d'adieu.

Dans les toilettes de Combourg, un long discours sur la paroi exhale le dépit d'un jeune homme : les filles seraient des chiennes, qui jouent les mijaurées, les chichiteuses, et toujours se refusent. « Un qui vous aime ». Nous aurions tous pensé qu'elles se paluchaient, de préférence entre elles. Ce jeune homme était un niais. Combourg contemporaine est une longue avenue 1910 de la gare au château, à l'entrée duquel on vend des cartes postales. Les rêves du gnomeà cheval sur le chat sont de quatre sortes : Souterrains, Vastes Greniers, Toilettes ; dans les Cimetières enfin. Le rêveur franchit le temps : ce sont les couloirs combles d'inexplicables métropolitains - Briand débouche alors sur un quai de pénombre, bondé sous les néons maussades et tressautants ; passe la première rame éteinte, cahotante et comble - il pressent que passée la première courbe, l'inondation en embuscade sera froide et mortelle - parfois Briand monte, dans d'autres rêves, les étages sans fin d'un hôtel aux lits défaits, pourchassé par le gérant.

Au grenier règnent des salles vides où se donnaient jadis des cours d'art plastique, fenêtres béant sur les cours en contrebas, salles jonchées d'équerres et de mètres abandonnés, gravats, croquis mal gommés : par dessous fonctionne l'Ecole, sereine, administrée, tandis qu'il demeure là-haut, lui, bloqué dans le rêve, marchant sur les craies crissantes. Les rêves les plus riches cependant se font dans les toilettes, immenses, labyrinthiques. Leurs cloisons, immenses, dégagent par-dessus les portes de vastes fentes indiscrètes tandis qu' en bas vingt centimètres indiscrets s'ouvrent sur les talons ou pointes de souliers selon le cas, de part et d'autre des cuvettes. Tout y fuit de surcroît, et la vaste cabine gargouille de liqueurs douteuses – comment pisser sans dégoût ? toilettes pour femmes au demeurant, qui, invisibles et furieuses, poursuivent l'homme et fouillent à grand bruit, secouant portes et cloisons.

Quant au cimetière, il donne sur un carrefour oblong, pavé, bruyant, où se croisent en biais deux ou trois lignes de tramways aux rails incrustés. Les pylônes d'entrée de la nécropole se terminent en boules de cornets glacés, dont les demi-cylindres par-dessous laissent voir les cannelures, vergetées de vert. Le tombeau du Rêveur est au fond à gauche, à même le sable : quatre planches bordées de fleurs jaunes, d'où s' écoule, par-dessous, le sable. Parlons à présent d'une femme, vivante et minuscule, galopant sous les pattes de l'Hextrine, 1786, cherchant à s'accrocher aux poils très longs pour rejoindre le gnome, considérablement réduit, dans son creux de toison ; d'un prompt rétablissement sportif elle se hisse jusqu'à la loge de Briand, le cornac. Voyons à présent comment une liaison purement érotique, relevant de l'Aphrodite populaire, peut se tranformer en liaison dite platonique : la Nouvelle-Femme donc salue bien bas le gnome, semble sympathique, mais celui-ci (côté appréciable) se méfie des femmes sympa ; il redoute en effet, par-dessus tout, les épisodes (ils sont légion) où les deux sexes se contemplent enamourés dès le premier instant, ce qui est, proprement, pornographique.

Viendront ensuite le bonheur, la précipitation - « mais plutôt se castrer que de perdre la face ». Une brune menue, les yeux en amande, nez retroussé, l'air du vice à deux frictions par jour, où l'on s'enfournerait jusqu'à s'y perdre - pourquoi les femmes rient-elles dès qu'on les fixe - seule façon pourtant de les aimer : fixer la beauté jusqu'aux larmes. Dialogue : "Comment allez-vous ? - Je m'endors. - Comment ? - Ce sont les poils qui m'engourdissent. - Nous nous connaissons à peine. - Est-ce indispensable ? - Je suis venue exprès. - Vous seriez belle sans cela. - Cela n'engage à rien. - Voulez-vous manger ? dit le gnome - Oui, vraiment ! que mange-t-on sur un chat ? - Un peu de tout." Il sort des poils quelques radis, du beurre et de la confiture. « C'est puéril !

- Vous avez accepté de manger ; ne vous souciez donc plus de l'extérieur. - Mais je viens du monde extérieur ! » Le dos du félin toujours en mouvement oblige à s'agripper aux poils. Quand les radis sont achevés la femme se laisse enseigner les assiettes, qui sont les façons de s'assoir les plus stables : « Evitez les épaules, si rapprochées sur l'animal, sans cesse ondulant sous le pelage. - Si je m'assieds là, aucun risque ? - Non. - Il ne se lèche jamais ? - Si. Alors nous descendrons à terre. - Vous voyez bien qu'on a besoin de descendre. - Pourquoi êtes-vous montée ? » Elle hausse les épaules. « Et quand le chat dort ? - Je dors. - Je veux dire, s'il se met en boule ? » A mon tour je ne sais que répondre pense le gnome.

La bête s'est lassée de marcher, les deux convives regardent au rythme palpitant du dos cardiaque tout le paysage de C., puis la bête se met en boule. Deuxième dialogue : « Si le chat bondit ? demande la femme. - Bon sang, dit Briand, vous pourriez vous intéresser à moi, par exemple. - Vous ne vous intéressez pas beaucoup à ma vie dit la femme. - Pardon : je vous ai donné à manger. - Pardon encore : je suis venue vous sauver. - Bien, dites-moi votre nom. - Je m'appelle Vicki. - Je préfère Catia. Je suis un capitaine de vaisseau, disparu au droit de Grouin. Dans Capitaine, il y a Catia, avec un C. Ou Catai, l'ancien nom de la Chine. Choisissez. » Quel imbécile pense-t-elle : ôté "Catia" reste "pine". Il va me demander de coucher, le salaud, je le sens, je le sens. Son vagin frémit d'horreur sur toute sa longueur. « Etes-vous une femme bien née ? - Bien sûr! - Je ne voudrais pas baiser à la légère. » Il me ressemble pense-t-elle.

Il n'est pas si parfaitement imbécile. « Mais qui parle de baiser ? - Moi, moi. - Je ne veux pas baiser du tout. » Ah le brave homme, etc. Vicki (c'est elle) revoit ses positions : cet homme ne bande pas spontanément ; il est vrai qu'il faut le sauver (nous ne pouvons exposer la totalité des complications psychologiques suscitées par un coup de foudre). S'ensuit un long moment de silence. Briand s'efforce d'ignorer le sexe, car il en est privé. La femme ignore si les poils de chat isolent de la pluie - or le ciel se couvre ; dès la première goutte, l'Hextrine s'est levée, puis ébrouée. La femme qui rêvait tomba, le gnome se laissa glisser, retrouva sa compagne engourdie par la chute, siffla la bête agenouillée qui vint récupérer sauveteur et sauvée, puis s'engouffra par un soupirail. Un saut, un tas de charbon, une chattière un escalier montant, puis porte entrouverte et tapis.

Repos. Briand évente le visage de Vicki, réveillée, qui pense encore : il n'est pas si stupide. Peut-être qu'il m'aime ; il n'a pas demandé la suprême chiennerie, qui est de coucher. Bien au contraire, il est descendu précipitamment de sa couverture quadrupède et mouvante pour me relever, moi qui ne lui suis de rien. Je lui dois donc une reconnaissance éternelle, etc - cette certitude d'abstinence la plonge dans cette euphorie précédant de peu généralement le paluchage bienfaiteur. Aussi poussa-t-elle un soupir qui fit que le gnome la lâcha ; à peine eut-il détourné les yeux qu'elle s'enroula dans une touffe indécelable de poils de chat et commença une série de trois solitaires grand train comme toute femme qui se respecte, de celles que vous croisez dans la rue, tombant de ce fait en un puissant sommeil réparateur, trouvant la force d'espérer dans un dernier éclair assez de force au réveil pour le refaire deux ou trois fois encore.

Sitôt réveillée Vicki demande à jouer aux cartes,alors que Briand ne jure que par les échecs. « Qu'à cela ne tienne, dit Catia, nous jouerons aux échecs avec des cartes. » Et le chat se remet à marcher. Le jeu quel qu'il soit démontre que tous ne naissent pas égaux : certains annoncent deux tierces, et d'autres un cinquante, d'autres enfin quatre sept, valant zéro. Les échecs en revanche ne peuvent être nés qu'au sein de l'aristocratie et de la République des Egaux. Tout homme est responsable. Mais quel est l'enjeu ? la possession du chat. Le droit de le mener à gauche ou à droite, dans le salon parfois garni de visiteurs, ou dans les combles ; aussi l'occasion de vérifier si le félin peut hanter les toits pointus et fortement glissants – l'Hextrine fait ce qu'elle veut. Intervient alors la partie de jambes en l'air entre les gnomes : jeu et silence, excitations comme il s'en voit dans les bibliothèques, où l'on bande en lisant, électrité statique des poils mêmes, obsessions de débauches - par ouï-dire, à moins d'être castré.

Ces deux-là, dit l'Hextrine, m'emmêlent le poil ; je vais redevenir puritaine. J'aime pourtant ces fous copulant sur mon dos ; cela me passe l'entendement - bienheureux ceux qui jouent ; nous autres chats cessons de jouer passé un an. » Brian ne peut envisager l'abandon de son animal : il sait qu'à terre, il aura peu de chance de survie, du moins de celle qui ne soit pas exclusivement consacrée à survivre (se battre, etc.) Sur la chatte on ne manque de rien ; l'atmosphère est toujours pleine, voire constituée d'une vapeur nourricière, la manne du désert. Va-t-il devoir désormais lutter pour la préservation de son épouse-gnome, elle est de même taille, aurait-elle oublié ? Faudra-t-il écarter les ronces de son chemin, pourfendre les insectes, trembler après chaque averse ?

Il se répond : "Je ne puis. Quitter L'Hextrine, c'est abandonner le Sol où je m'appuie, le garde-manger où je puise, l'inestimable sécurité qui permet la culture." La femme revient à la charge : "Il faut que nous vivions ensemble." Le gnome triple l'expression : "Ensemble. Ensemble. Ensemble. Repas ensemble. Distractions ensemble. Prières, promenades ensemble, sur ce domaine si restreint, mouvant d'un dos de chat - que dis-je ? les déjections ensemble, dans les poils arrière - « surtout, dit-il, je suis pris d'effroi - songe à ces nuits, interminables, successives, devant couronner, ternir, couvrir de cendres les plus beaux jours, les plus échevelés, tous engloutis dans ces milliers de nuits où nos corps étendus parallèles inconscients navigueront sans fin dans les infinis répétés du sommeil - auprès de toi reprendre ce voyage des morts où je l'aurai laissé, dérivons pour toujours.

"Prenons le cas que nous ferions l'amour : nos sommeils suivraient leur orbite irrésolue sans conviction ni fin. Dormants ou éveillés, nous deviendrions mi-l'un mi-l'autre, sans autre forme d'être, mutilations bien plus que doubles » et la femme restait silencieuse, mais plus tard tous deux partagèrent le territoire, sans qu'il fût plus question de spectacles, car ils sont rares, ni d'amis, pour la même raison.  « Je propose, conclut-elle, que nous divisions l'Hextrine en quart , en vue de permuter nos établissements. » Briand proposa d'abord de partager le temps : tantôt seuls, tantôt joints. Les négociations portèrent sur les répartitions temporelles, Briand réclamant ses 2/3 de solitude, ce qui les fâcha tous deux; puis établirent des tours de garde élaborés, agrémentés de présences mutuelles. La solitude prit place autour des oreilles, bon poste d'observation, mais exposé aux coups de pattes, et près de la queue, pratique, mais retiré ; il est à noter cependant que sitôt affublé d'une épouse, le gnome, désormais considérablement amoindri, fut tourmenté par d'anciennes pensées depuis longtemps éliminées, en un assaut sournois : il était affligé de traits grotesques.

Pourquoi les femmes de sa race échappaient-elles à cette malédiction : pourquoi ? Ou alors : pourquoi Vicki restait-elle minuscule ? quel était son châtiment ? Quel homme avait-elle tourmenté ? Ils prirent le soir même leur premier quart. Déjà l'homme voulait s'isoler, alors que la femme désirait réitérer un emboitage peu concluant - mais Briand repartit que "de toute façon les femmes n'étaient jamais satisfaites » ; c'est pourquoi il ne se fatiguait plus. Déjà il développait ses éternelles théories sur le pouvoir libérateur de l'onanisme, mais la femme le coupa : il était vraiment le seul de cet avis ; il n'y avait que les hommes pour se livrer à des spéculations aussi sottes, expressément destinées à les dégager de toute responsabilité.

Sur cette peau féline et mouvante, il existait des soirs et des matins. Cette naturelle alternance devint aussi l'objet de dissensions. Déjà les nuits s'étaient âprement négociées : devait-on se rejoindre, ou se séparer ? En effet Vicki adhérait pleinement aux préjugés de son sexe : le désir de l'homme devait être le plus possible brimé, car, disent-elles, « nous ne sommes pas des objets ». En revanche, le désir de la femme, sitôt sous-entendu, doit être assouvi, car il provient de leurs profondeurs sacrées, et c'était faire preuve du plus extrême manque d'égards que de décliner les offres d'une femme. C'est ainsi que l'acte sexuel passait sans crier gare du domaine de l'Interdit à celui de l'Obligatoire comme religion en Pologne.

Ce couple parvint cependant, grâce à la fraîcheur de ses connaissances, à un compromis : ne jamais dire ce que l'on pense. Tout s'arrange. Mais contrairement à une légende tenace, les difficultés d'un couple tiennent moins à l'entente sexuelle, sur laquelle les femmes, adonnées depuis leur enfance à l'onanisme le plus frénétique, font volontiers l'impasse, chose qui les conforte dans leurs imaginations de créatures angéliques et sans besoins bestiaux, à savoir, elles-mêmes. Non. Les réels obstacles naissent des choses les plus minuscules. En effet Brian avait coutume le matin, s'éveillant parmi la rosée des poils de sa bête, ou dans le doux parfum de foin qu'exhalait sa fourrure après une nuit dans le château, de s'étirer, de se livrer à toute une gymnastique joyeuse, flexions de bras, de jambes, torsions du torse, avant de procéder à ses ablutions (rosée, ou coups de langue dont il fallait tirer acrobatiquement parti, car le chat n'obéissait plus : dangereux, râpeux, mais efficace). Est-il besoin de préciser que Vicki ne l'entendait pas ainsi, désirant s'éveiller lentement, tendrement, les bras de son ami passés sur son cou, avec de doux baisers et des paroles de bienvenue. Elle bâillait alors, prenant le plus de temps possible, sa seule gymnastique consistant à se parfumer ou à s'oindre soigneusement le visage.

La seconde occupation du Capitaine Briand était la musique. Du naufrage au large de St-Malo, il avait conservé une flûte à bec d'où il tirait des mélodies aiguës propres à faire mouvoir en tout sens les oreilles du chat. L'exercice était drôlatique, bien que la bête parfois secouât la tête ; mais qui se fût fié aux mouvements précis et contradictoires de ces oreilles se fût perdu sans retour. « Tu es capitaine de vaisseau, dit Vicki ; pourquoi ne prends-tu pas les choses en mains ? c'est à toi de diriger cette bête, qui se couche ou se lève à son gré, à la toison duquel nous devons nous agripper quand il chasse, qui sort et entre lorsqu'il lui convient. » Le pirate ne l'entendait pas de cette oreille.

La grande occupation sur un dos d'animal pensait-il est précisément la musique, ou l'écoute des signes extérieurs. Briand plaçait sa propre oreille au ras des poils, se tenant ainsi au centre des activités organiques : les ronronnements de l'animal le mettant dans un état extatique, il en arrivait même à se caresser, ce que la femme trouvait absolument dégoûtant – logique féminine. Peu importait à la jeune Vicki la manière de se nourrir du chat. Il chassait, car sous Chateaubriand nul n'avait inventé ces petites boîtes remplies de pâtées. La compagne du pirate se confectionna une lyre et fit courir des puces le long de ses cordes : cela produisait des sons aquatiques, tels qu'on en ouïrait sur les guitares sandwichiennes, découvertes par Cook en 1778.

Le chat bondissait sur ses proies, les lançait en l'air. Ses passagers voyaient parfois voltiger au-dessus d'eux les tripes sanglantes de souris habilement projetées. Il fallait se faire à ces sanglants météorites, bien pires que les exécutions de matelots mutinés sous le commandement du pirate. C'était encore une musique - les cris des rongeurs suppliciés - dont le capitaine se délectait, mais que la femme tentait de couvrir en chantant - alors le chat s'ébrouait en couchant les oreilles. C'est ainsi que dégénèrent tous humains privés de société, travail et souffrance. Un amour ne peut s'épanouir longtemps en de telles circonstances. Notons surtout la perpétuelle divagation du chat. Hors les instants où il repose, qui forment tout de même, chat qu'un le sait, les deux tiers de sa vie, le chat marche toujours. Il n'est pas une pièce, jusqu'aux combles - pas une prairie des environs, jusqu'aux abords des douves ; ni même un sous-bois ignoré - qui ne soit l'objet des pas souples du chat. Cela rappelle le rythme souple et obsédant du fox-trot, ou "pas du renard" ; une chose obstinée, force simple et tranquille du petit carnassier certain d'échapper aux grand trot des coursiers anglais ; au dernier moment, le renard noble glisse dans un trou de haie, où les gails ne pourront le forcer.

Des circonstances extérieures viennent alors perturber leur vie fragile : la transformation du chat en paysage ; son pelage se fait plus gris, creusé parfois de profonds sillons. Des touffes se distinguent, croissant plus haut que tout le reste, formant des halliers, bientôt de véritables arbres. Le tout ondoyant sans jamais crevasser, telle une écorce terrestre en firmament inversé ! Ils se fabriquent des râteaux de poils plus rêches et plus longs que les autres. Ils commencent une fenaison, car la bête perd son pelage. Tout le sol tremble de ronronnements. Il suffit de s'approcher des deux oreilles qu'on voit encore poindre à l'extrémité du paysage, en criant d'un coup : "Gratte-gratte !" pour que tout le grand corps terrestre se mette à frémir, et le gosier, loin dessous, commence son doux et effrayant ronflement.

Tout à présent rappelait une campagne. Les différentes végétations formaient des moutonnements de couleurs différentes. Les sentiers se laissaient tracer, mais disparaissaient aux premiers coups de pattes du matin, semblables à des tornades. A vrai dire, même pour des créatures minuscules, les proportions du chat devenaient gigantesques. Le jour où Vicki s'avisa que, mathématiquement, les puces d'un tel chat devaient avoir la proportion d'un chat, elle s'effraya, et jeta sa guitare par-dessus bord. Il valait cependant la peine d'explorer le tout. L'idée vint du Pirate, qui trouvait regrettable l'absence d'océans et de cours d'eau - on buvait peu ; on se lavait de même. Le ménage formé faisait peu à peu naufrage en raison du rapprochement de ce chat avec le plus commun des mondes. « Tout devient si banal, dit l'homme. Nous en viendrons peut-être à chercher un emploi. » Ils cueillirent des fleurs d'espèces inconnues, aux parfums lacrymogènes car établissant un rapport entre un "avant" et un "après", notions éphémères qui font pleurer les humains : construire une maison, vivre sur un banc, qu'on achèterait tous deux à la propriétaire animale de ces ombres mouvantes, là-bas, au-delà des épaules ? ainsi le sol ne serait-il plus, entre les quatre pattes, qu'une lointaine surface aussi méconnue désormais qu'un firmament céleste, mais inversé ! Et la pluie se mit à tomber. Le chat possédait-il son micro-climat ? Le Capitaine posa la question, Catia (Vicki) la trouva très plate.

Ils firent ce qu'il avait décidé ce jour même au réveil : une exploration. "Mesurons l'étendue des dégâts. Nous verrons ensuite s'il est temps de rationaliser... Ou bien si nous pourrons vivre d'eau claire et d'imagination, comme avant.

Ils grattèrent longtemps la peau pour en tirer subsistance : pellicules de renouvellement épithélien - il est très difficile de trouver ici-chat quelque chose à manger, manne céleste ou pas, tant l'animal se lèche avec application - et se dirigèrent vers la tête. Ils y parvinrent plus rapidement qu'ils avaient craint, le chat n'ayant point tant grandi - or des ronflements s'élevaient de ce crâne lourdement bosselé.

« De quoi ronronne-t-il ?

- Elle rêve. Mais nous la chatouillons. Laisse-moi m'agripper à ces poils en buissons : tout bascule autour de nous... Voici les yeux. Ils lancent des éclairs ! La gueule s'ouvre à l'infini !

- Ce n'est qu'un bâillement, Vicki !

A ce moment s'élèvent de trois points à la fois d'immenses panaches de scories, des éblouissements de lave. Le plus gros jaillissement provient de la bouche, et se dirige de côté. Le deuxième sort des naseaux, et se perd loin devant comme une galaxie très allongée. Enfin, une belle giclée de lave verte venue de l'oreille droite.

« La gauche est-elle obstruée ?

- N'y va pas ! je crains pour toi ! Vicki, reviens !

Se repliant vers l'arrière du vaste dos, ils pensèrent au dragon chinois, fécond, dangereux : la vie même. Et tout fut calme soudain. La température du sol velu n'avait pas augmenté. La terre sous leurs pieds, puisqu'on peut s'exprimer ainsi, retrouva son mouvement ondulatoire : le chat reprenait sa déambulation. Ils mangèrent et burent, puis se dirigèrent vers l'arrière-train. Ils reconnaissaient leur emprisonnement lorsque l'espace, curieusement, s'élargissait ; rien de plus commun chez les humains, dont les prisonniers s'évadent, patthétiquement, à trois semaines de leur levée d'écrou : ils éprouvaient donc le besoin de sentir leurs limites. Ils remontèrent la médiane, de vertèbre en vertèbre, succession de petites collines raides, couvertes de bruyères. ...La queue fouettait le paysage.

Nul ne sait au juste ce que signifient les mouvements de la queue d'un chat. Les spécialistes se laissent aller à l'embarras : est-il mécontent ? Satisfait ? Excitation sans doute avant la capture d'une souris, d'un oiseau ? - queue longue et fournie, passant et repassant au-delà des herbes rases de l'arrière-train comme une pale d'éolienne, et la pluie se remet à tomber – le chat possédait-il son microclimat ? Pour compléter leur exploration, ils se sont dirigés vers les limites latérales de leur domaine ; c'était de loin le plus dangereux de tout : les Anciens prétendent qu'au bout de l'Océan, les eaux tombent nécessairement dans le vide en toute éternité. Ils se sont accrochés sans céder au vertige, la rotondité du ventre s'incurvant sous eux, et l'on entrevoyait sous l'abdomen une forêt de poils dont le sommet pointait, contre toute logique, vers le bas...

Ils rejoignirent leur campement de base, à peu de distance du double jeu des bielles d'épaule. La bête s'était assise et il ne pleuvait plus ; la pente du dos se fit raide, mais ses habitants s'étaient tressé des abris : par les fenêtres ménagées l'on voyait par-dessous, très bas, la queue de l'animal qui se perdait au loin comme un grand fleuve sur un carrelage. Rien n'empêchait à vrai dire de suivre l'échine, et de s'évader, côté pattes ou cul. « Que dirait-on de moi » dit le Pirate, «moi qui suis le fantôme du château. - Voilà pourquoi le chat se trouve toujours en ambulation ! s'écria-t-elle. - Pars si tu veux. - Point ne suffit de partager tourments et joies pour former un couple - Quelles joies ? quelles vicissitudes ? Nous sommes les hôtes bienheureux de la Grande Fourrure Universelle, qui nous chauffe et nourrit nos corps par la couche d'impuretés qu'elle produit."

Car la manne avait cessé de tomber.

Catia dite Vicki reprend : « Nous menons une vie trop proche de la nature. Au point que nous savons à peine qui nous sommes, peu différenciés d'un de ces innombrables poils qui nous cernent.

- Veux-tu supprimer le chat ? dit le Pirate. - Ce n'est plus un chat, mais le monde : paysage et prison ; je voudrais vivre enfin parmi les hommes. » Un temps. Brian devint grave : « Sais-tu que nous sommes morts ? » Vicki se tut. Les morts en effet trouvent autant de difficulté à se représenter la vie réelle que nous autres la mort. Puis la jeune femme s'étonne de ne point voir d'autres morts, "ses frères". « Te rends-tu compte » dit le gnome « à quel point nous gagnons à ne pas nous encombrer de frères, qui nous imposeroent des règles sociales ? Ce félin nous protège. Nous ne désirons pas en descendre, quand bien même nous en fournirait-il toutes les occasions. » Alors intervint l'extraordinaire évènement : dans les lointains brumeux, aigres et désolés, bien au-delà du Rebord des Toisons, ils aperçurent une autre forme, comme la leur immense et imprécise, un animal - un Chat, un autre Chat. « Couvrons-nous, murmura le gnome, qui s'enroula parmi les poils : deux chats qui se rencontrent se battent ou copulent, souvent les deux ; dans tous les cas, danger mortel pour nous. » La jeune femme au sommet d'un branchage fit de vastes signes : "Ohé ! du chat !" Le leur fit une embardée. Brian se cramponna. Les passagers de l'autre bête, cramponnés d'une main à leurs poils de monture, envoyaient de l'autres de vastes signes ; les deux bêtes se trouvèrent alors face à face, dos arc-bouté : deux Femelles.

Vicki lança de ferventes actions de grâces à Bashtet. Ceux d'en face n'occupaient visiblement leur bête, noire et blanche, que depuis fort peu, car leurs efforts consistaient autant à se retenir qu'à formuler des paroles articulées. Il apparut qu'ils crevaient tous de faim et d'ennui, bien quecelui qui paraissait le chef affirma qu'il avait lancé toute sa troupe dans les jeux de société : leur bête présentant différentes couleur dans le pelage, qui permettaient d'inventer les règles d'un jeu de positionnement tout à fait analogue au jeu social des castes et des salaires dans la vie précédente. Vicki se tut, les échines retrouvèrent l'horizontale, et les deux félins infernaux reprirentséparément leurs courses régulières vers l'outre-tombe ; le Félin du Pirate allongeant le trot, jamais plus les passagers ne se revirent.

Vicki plongea dans une méditation sans fond, le Pirate sortit de ses broussailles en rajustant ses braies du XVIIe - en vérité, à quoi bon mourir, se voir attribuer la chance inouïe d'un sort romanesque, si c'était pour reconstituer la hiérarchie des vivants. Elle en fit part à son compagnon : à qui d'autre se confier ? Brian repartit qu'elle-même, Vicki, n'était pas loin de reconstituer à son tour ce qu'il était convenu d'appeler dans le Premier Monde une "scène de ménage"... « Attends, Pirate, j'ai plus banal encore : j'attends un enfant. - Tu es plus sotte encore, lui dit-il, que je n'imaginais : comment peux-tu concevoir, que des morts donnent naissance ? » Vicki manifesta quelque désappointement, puis s'aménagea une chambre des plus confortables, en tressant de plus longs poils.

En dépit du mâle, sa grossesse se poursuivit. Il y eut de longs jours. Le chat bâillait, se grattait, les deux insulaires avaient repéré très exactement où tomberaient la langue ou la griffe. La désoccupation régnait, rongeait. La femme seule, sachant qu'elle accoucherait, demeurait calme. L'homme errait dans son maquis, sombre, fermé, ou résolvant des grilles d'échecs. Il se trouva un autre jeu : coupant des poils de différentes tailles, tressant des voiliers, il en garnit les haubans d'équipages fictifs, les fit combattre à sec / sur le dos de la bête, se livrant aux sottises des fils uniques livrés à eux-mêmes, que leurs parents malavisés privent de tout contact (puis l'enfant cessant d'être seul, il en éprouve à tout jamais un désarroi farouche ; accompagne la femme dans son infirmité, où le ventre quadruple de taille, sans possibilité  d'interrompre jamais la mécanique infernale). D'aucuns prétendent que si l'on aime, la vie n'est pas perdue ; Brian pense que c'est duperie : la vie se composant de toutes les incohérences, ne vaudrait-il pas mieux pour se concilier Dieu vivre à toute force le plus d'incohérences possibles, afin de Le distraire ?

« Tu te trompes, dit Dieu.

    • Fais chier, dit le gnome.

Dieu illico lui chia sur la tête une énorme averse, et le chat se secoua, vexé jusqu'à l'os : un félin sent venir de tels phénomènes. Il ne se laisse pas prendre en défaut. Ce secouement d'oreilles à lui seul était un miracle, la preuve de Dieu. Brian se mit à l'abri sous une touffe et joua de sa flûte, bénissant Dieu de lui avoir fourni un chat à poils longs – qu'aurait-il fait du dos dégoulinant d'un gouttière ? Comme il avait aussi sur lui ses barques, il disposa sur une flaque (admirant les proportions infinies de L'Hextrine) ses bateaux de poils tressés, assez semblables aux esquifs du Grand Lac Andin, qui se heurtèrent en formations, plus ou moins, de combat. « Je veux, dit-il, une autre femme ». Aussitôt le désir bondit sous son crâne. En ces temps-là les femmes pensaient peu : accouchant, babillant, ne raccouchant que pour mourir.

La toison, malgré son épaisseur, ne recélait aucun parasite comestible – qu'on écartât à l'infini les touffes qui formaient sur la peau rose autant de halliers alignés, nulle créature, pas même une puce (et c'eût été horrible) n'apparaissait - il n'y avait de Seconde Femme qu'à l'extérieur. Sur un autre chat. Brian préférait-il une autre morte, sur un autre félin des brumes, ou une vivante, dans ce monde où règne un Dieu ? Existait-il autre chose que des chats ? On ne voyait que des étoiles. « Examinons, dit-il, les procédés auxquels je suis réduit. Dévaler sur le poil des flancs, jusqu'au sol où je me fracasse pour peu que L'Hextrine bondisse.

« Mon Dieu que tu es puéril » fit Dieu.

- Depuis que je l'insulte Dieu me parle. Je suis le seul qui reçoit Sa parole. »

Il devenait plus insolent que Moïse.

« Je refuse ma femme et l'enfant »

Brian se laisse glisser. Là-dessous les poils agglomérés ballent au gré des enjambées du félin. Brian se cramponne, observe d'en haut cailloux et parquets, structurant ainsi ses pensées, mieux que par des semblants de combats navals dont on ne possède plus la tactique ni le vocabulaire. « La mort certes interrompt le temps. Mais si le temps brise la mort, je m'ennuierai autant.

    • Assez ! dit Dieu - la mort - ne t'as donné aucune maturité...

Le gnome poursuit sa progression latérale sous le ventre, suspendu dextrement d'une mèche à l'autre, pour ne pas se fracasser : rien ne garantissant qu'il fût immortel au carré. Les blasphèmes de Dieu le tourmentent : sur quel pied danser avec l'Esprit ? De loin en loin pointait le téton rosâtre des femelles. « Que ma chatte jamais ne soit couverte". Il ne chatouille pas son animal porteur : ventre et dos, pour le chat, c'est tout un. L'Hextrine se met au repos, bâille, puis s'enroule ; et le pli supérieur fermé sur l'inférieur, Brian suffoque un temps sous le pelage, puis poursuit en sécurité : confort plus grand, mais progression plus difficile. « Je ne me fais pas à l'idée que nous sommes les deux seuls habitants de ce parallépipède à pattes ; me voici justement sous les couteaux de la patte avant droite.

De véritables faux, qui ne sortent de leurs fourreaux que pour d'apocalyptiques grattages. » Brian remonte par le ras du poil. Eprouve l'élasticité du coussinet supérieur - mieux vaut ne pas déclencher le dégainage de l'immense patte. Quand le chat se fut remis brusquement debout, le Pirate tomba au sol : de pas bien haut, de l'extrémité d'une griffe ! animal déambulatoire, chat sans esprit ! « Je percerai le crâne du suivant, s'il existe. Extrairai de là ses méditations... » - un grand coup de cœur mort bondit dans sa poitrine : à hauteur vertigineuse le dominait un gentilhomme de ce temps, méchants souliers, guêtres crottées. Le Vicomte, car c'est lui, le contemple sans y croire ni s'incliner : pour lui le gnome n'est qu'une ombre, dont il convient de se garder en murmurant quelques conjurations en anglais.

Brian comprit qu'il était reconnu, malgré sa petitesse : l'ombre même de ce pirate qui jadis descendait, du temps de sa grandeur, l'escalier de la tour nord, à grands fracas de jambe de bois ; mais du pilon de cuisse, le Vicomte de Chateaubriand ne trouve plus trace : le membre amputé aurait-il repoussé ? ce chat du Diable pour sa part n'a-t-il pas pris du poids, de la taille ? Je raconterai son histoire se dit-il : devant moi il s'est dilatésoudain,disparaissant sous la voûte, appétant aux charpentes. Le gnome haussa les épaules autant que l'autre ses sourcils et s'éloigna en boitillant (tout de même) sur les lattes du parquet, sans être poursuivi. Quand le jeune vicomte revint pourtant avec une épée, fourrageant dans le trou de la plinthe, le gnome, qui s'y était finalement propulsé puis blotti, en fut quitte pour la peur. Il laissa passer du temps, puis repartit à la quête de sa monture, suivant les rainures du parquet – ce monde intermédiaire existait donc, des anges, des géants se mouvaient bel et bien sous les plafonds et dans les cieux - «Monseigneur ! s'écrie-t-il ; Monseigneur ! » Il s'était éloigné, tout songeant à travers les immenses guérets de parquet ciré : « Que veux-tu ? » - le Vicomte se tourne. « Donnez-moi du papier ! » Le poète à venir s'étonne, mais promet, « à condition que ce soient des questions, et non pas des réponses, que tu rédiges. » Le nain promit. François-René, soulagé, répondit : « Attends-moi près de ce nœud de chêne».

Lorsque le pirate eut pris livraison des feuillets à sa taille, il les entrepose dans son trou de rat, fit de son antre son bureau, fabriqua comme il put sa plume et l'encre : il traça un nombre impressionnant de callligrames, formes vaguement lettriques disposées sous forme d'accouplements, avec des pleins et déliés correspondant plus ou moins à autant de seins ou de mentules. Mentula est ainsi nommée parce qu'il semblait aux Latins que ses modifications désordonnées impliquaient, sous sa peau fripée ou tendue, la présence d'un petit esprit malicieux, « petite mens » ou mentula. Ce qui n'entrave point l'impuissance du gnome incapable d'écrire deux lignes tant soit peu sensées.

Au point que le jeune Vicomte parcourt les minuscules feuillets ainsi couverts sans y rien entendre. Il les retend au ras du sol à leur auteur et repart battre bois et halliers. Brian retrouve sa monture féline et son monde, chassé de son propre seuil à coups de balai ou de grosses chaussures, le chat lui-même reniflant parfois son odeur de souris dans son trou, à le rendre insomniaque. Sa connaissance approfondie des lieux de siestes de l'Hextrine lui permit d'escalader de nouveau, à la force des bras, la bienfaisante fourrure, dans laquelle il se mit à somnoler tout son soûl parmi ces poils longs et secs, régulièrement lissés : il n'avait quitté sa montagne mouvante que trois petites journées.

La morte enceinte qu'il rejoignit ne faisait que croître et embellir. L'homme en effet souvent oublie que leurs femmes sont grosses, mais ces dernières ne l 'oublient pas. « Explique-toi » disait-elle, alors que selon lui, c'était bien plutôt à la femme de s'expliquer, pour les avoir tous deux réduits à l'attente d'un enfant, qui est bien l'être le plus déprimant qui soit. La femme en revanche, estimant légitime - « la sotte ! » - la propagation de l'espèce, trouve que c'est au mâle de veiller sur

elle. Que si nous avions mis ici un homme et une femme ivres, croisant et décroisant les jambes ; accumulant nous-même les obstacles, pour que se produisît la fixation amoureuse, envie de voir et de toucher - ces partenaires n'eussent fait que multiplier les empêchements : incestes ou impuissance, caresses et pénétrations - nous aurions sombré dans le convenu, alors que le premier de nos explorateurs voit bien que nous fuyons le plat pour l'insipide. Mais sitôt revus et touchés, même (à supposer) entre frère et sœur, ou frigides tous deux (ce ne sont pas les plus mauvais couples), que faire d'un couple déprimé, promiscuitaire, sur un petit espace si mouvant toujours houleux, sismique et nauséeux, sans cesse jetés l'un sur l'autre à s'en rassasier le blanc des yeux ? L'enfant à naître ne se manifeste pour l'instant que par des borborygmes abdominaux disgracieux. Brian est revenu couvert de remords, et ne peut plus, sous peine d'inconstance, refaire ses maigres bagages. La femme, si convaincue qu'elle soit de son bon droit de petite chose fragile, n'est pas sans ressentir, par accès, toute la barbarie d'une situation sans issue. L'accouchement fut malaisé faute de sage-femme, le père ayant dû procéder à mains nues à la version in vivo de l'enfant vers les voies naturelles. La nouveau-née fut nommée Malvina. Elle naquit les yeux cousus, mais qui se décillèrent vite. Elle eut aussi, comme les veaux ou les chatons, plein exercice immédiat de ses membres, et se déplaça vite en roulant sur elle-même, s'accrochantn d'instinct à la toison féline plus abondamment humectée de salive en ces temps d'enfantement.

Brian tout d'abord se sentit investi de toutes sortes de sentiments où jamais un pirate n'aurait songé, s'attendrissant sur sa fille au point de lui donner des surnoms d'amour, de lui jouer de la flûte, et se couvrit de ridicule. Jusqu'à la mère qui en ronronna, ce qui stupéfia son support poilu. L'homme mort à compter de ce six avril 1785 abandonna toute velléité d'indépendance ; il discuta à sens unique avec son Infante, ne pouvant pour elle imaginer d'autre avenir qu'un bon mari, de bons enfants, mais hors d'ici, et du meilleur cœur qu'il put. Pourtant l'enfant s'échappe, erre et se perd parmi les poils en tourbillons, rencontre émerveillée les grosses puces lustrées du félin, se place à la verticale du cœur pour chantonner au rythme de ses battements, au risque des syncopes.

Le pirate alors mène sa famille à dos de chat du haut en bas du grand escalier à vis de la tour nord, cornaquant sa monture féline : il s'est mis en tête, pour acquérir un peu de plomb, de reprendre son jeu de fantôme. C'est donc lui, à minuit, tandis que frémit l'horloge du rez-de-chaussée, qui conduit le chat docile, et retrouve d'ataviques itinéraires. Sa femme le lui fait orgueilleusement remarquer : « Dieu t'a mis sur cet animal pour exercer tes droits de père et transmettre nos gènes en péril ; ainsi, conduis ta monture, imprime-lui tes volontés. Ne considère ni finalité, ni utilité, mais le mouvement même. C'est ainsi que les géants de ce château vivent dans le respect du surnaturel. Tu en imposes jusqu'à ce petit vicomte de François-René, qui t'as traité, m'as-tu dit, bien légèrement. - Comment cela ? il m'a fourni d'encre et de papier. Les trois jours où je fus loin de toi, je vivais, j'étais moi." Vicki ne releva pas cette extravagance ; le chat quant à lui ce soir-là effectua trois rondes, à minuit, trois heures, six heures. Le vent hulula. Le vagabond des mers en éprouva de la nostalgie. "Je partirai", déclara-t-il. "Tu ne verras plus la mer, lui répliqua-t-elle ; jamais nos courtes jambes ne nous porteront plus loin que ces prairies qui cernent Combourg. Nous n'avons plus nos dimensions d'antan." Le pirate hésita : fidélité sans aventure, ou aventure ?

La question se pose depuis qu'il existe des femmes qui viennent d'accoucher, et qui pensent ; et des homme soucieux de se conduire en cerfs, c'est-à-dire non pas portant bois, mais abandonnant toute conduite des affaires familiales, jugées efféminantes. La femme prit ici l'initiative, comme il est de règle. Produisant non des lamentations, mais la réfutation des arguments fondés sur la condition animale, le mâle dans bien des espèces se défilait selon les lois dites naturelles : « Je le lui concède, dit-elle, comme à bête brute et puérile. Je pousserai cependant la conscience bien plus loin que baleines ou oiseaux, car je prendrai soin du fruit de nos entrailles au-delà du terme nécessaire à l'espèce. » (ma fille sera toujours ma fille).

La femelle du gnome est petite, vive, le nez retroussé, la voix fraîche sans fond de vinaigre. Qui relève de couches se sent plus forte - certaines au contraire se sentant dépossédées, rongées de tristesse. Le pirate alors se mit à hurler : ces vociférations de l'homme, quand elles ne s'accompagnent pas de coups, sont ridicules au lieu d'être odieuses. Ces ondes de choc n'ébranlèrent pas le Félin outre mesure, car les voix des deux gnomes avaient suivi le même chemin que leurs jambes : minuscules. Cependant l'Hextrine finit par hocher les oreilles, les deux infra-humains (je parle des adultes) se raccrochèrent au pelage, et celui qui criait le plus fort fut vaincu - les cris, aveux de défaite, produisent des effets contraires à ceux escomptés : imaginons en effet la déconfiture du vociférateur qui se verrait obéi - quelle confusion ! les hurlements de l'homme n'auraient alors qu'une fonction purement esthétique.

Brian n'avait pas toujours connu de chat ; celui-ci fonctionnait aux dimensions réelles, in situ. La femme allaita sa petite Malvina, songeant avec bonheur que Don Juan était mort. Casanova aussi. M. de Chateaubriand n'avait pas encore pris son envol. L'enfant tétait. Mais la mère sentit croître en elle une aversion incoercible de celui qui remplissait l'air, entre les poils du chat, de temps en temps, de tels tonitruements. L'homme reprit ses méditations échiquières. La femme demeurait pensive. Du moins le semblait-elle. Ce fut un silence apaisant. Passons à la séparation. Désespérée de son abandon, la femme se dit : "J'ai parlé par bravade. Nulle femme ne saurait résister aux outrages verbaux de son mari. C'est l'enfant qui est cause de tout. L'homme en effet, contraint à procréer par ruse, voit plus haut, sombre plus que nous. Il ne considère que le sein de Dieu, à rejoindre au plus vite, quand nous ne songeons qu'au nôtre - Notre Dieu, c'est-à-dire notre ventre. Tuons l'enfant." Elle considéra le nourrisson dans son sommeil : "Hélas ! comment ne pas être attendrie ?" Elle se raidit alors, et passa en revue les différents endroits de la bête, d'où l'on pourrait précipiter ce petit être.

Les flancs offraient une pente,un arrondi sous-ventral bien décisif. Le voisinage du museau permettrait aussi de forts chatouillis, qu'écraserait définitivement une griffe agacée. L'on pouvait faire enfin que le chat bondît, en projetant quelque amusant rongeur à l'agonie au-devant de sa tête. Mais on risquait d'être à son tour entraîné par ces cabrages : à quoi bon tuer son enfant si c'était pour ne pas lui survivre. Effrayant en vérité. Elle pouvait aussi étrangler sa progéniture avec un lacet en poil de chat. Ou ne pas la nourrir. Ou l'attacher soi-même au niveau des mamelles, puisque ce chat, tout compte fait, était femelle. Mais serait-elle en lactation ? Ne faudrait-il pas qu'elle fût couverte, autre source de tracas ?

Comment se faisait-il que cette bête n'eût jamais ressenti de chaleurs ? Vicki se prenait la tête à deux mains. Le pirate en son for se livrait à de semblables réflexions. Tuer l'enfant lui paraissait, à lui aussi, le moyen le plus assuré de retrouver toutes ces interrogations fécondes d'un jeune couple, avant qu'il ne sombrât dans les soins d'une éducation. Il fallait transpercer ce petit être malfaisant. Se sentant assoiffé, Brian prit une descente connue de lui seul, et s'accrochant aux poils très emmêlés dans ces régions-là, se faufila jusqu'à la mamelle la plus proche pour tirer quelques gorgées de lait. Il était seul à connaître ce recours .

Un léger sillon dans les poils attestait qu'aux jours de grande force, le pirate s'agrippait, par-dessous, de tétine en tétine, suivant la technique appelée "varappe". Il se rehissa dans ses domaines, envisageant toutes les brutalités envers la petite Malvina. Il pouvait aussi renoncer, se poster entre les oreilles du félin, lui murmurer dans les cornets de mystérieux ordres qui rempliraient de fierté sa petite famille : seul un père tel que lui pouvait commander au manteau garni de pattes filant ainsi à travers les espaces ! Il pouvait également, ayant bien menacé, se rendre avec son maigre baluchon dans les Poils de poitrail, au-delà du cou donc, en ces lieux périlleux où jamais femelle, jeune ou vieille, ne se hasarderait à le venir quereller ; insoupçonné, toujours présent, il dormirait à flanc de poumons, ficelé dans d'ingénieux hamacs. « Il faut pourtant que ma colère éclate ! » s'exclama-t-il. De l'autre côté de l'enfant retentissait aussi semblable malédiction, d'une voix de femme. S'apercevant, alors, qu'ils étaient parvenus à semblable conclusion sans s'être concertés, ils s'entre-regardèrent et fondirent en larmes.

Qu'il était donc difficile d'élever un enfant, ainsi démunis de tout ! Le dénuement qu'ils avaient supporté leur semblait à présent indigne de leur propre fille. Ainsi leurs âmes ballottaient-elles entre des résolutions contradictoires, où le courage ordinaire de l'épicier le disputait aux férocités du mercenaire ; ce fut la barbarie qui l'emporta, quoique sous forme atténuée : "Je vais de ce pas, dit l'homme, prendre à l'abordage un autre vaisseau pour ma misère humaine. Je rechercherai un autre chat, j'y lancerai un grappin, ou je sauterai. - Mon ami, suggéra l'épouse, ne suffirait-il pas de mettre notre chatte en chaleurs, afin qu'elle fût couverte par un matou ? de la sorte, poil contre poil, votre migration s'en trouverait facilitée.

- Cher ange, repartit le pirate, les accouplements de cette espèce sont très brefs et fort répétés. Ils sont précédés de batailles épiques, et de roulades griffues dans la poussière. » Mais il y consentit ; sans aucun doute pensait-il que ces circonstances mouvementées feraient périr le nourrisson, et qu'il ne serait pas besoin de s'exiler. Ils trouvèrent le moyen de chatouiller la chatte. Cette dernière s'excita et chercha partenaire. Ces bêtes, habituellement respectueuses de leurs territoires, croisaient à présent à faible distance les uns des autres. Les sollicitations retentissaient de loin, comme autant de cornes de brumes. Puis les vaisseaux se rapprochaient, énormes, virevoltant avec aisance.

Il y avait des rauquements terribles, des crachements. Les petits humains rassuraient leur progéniture, lui promettaient en un avenir meilleur : il fallait ces convulsions d'astres griffus, d'atomes crochus, pour que l'Homme atteignît ses sommets. En premier lieu donc, les fourrures mouvantes s'avoisinaient. Les étreintes de chats sont microscopiques dans le temps : le pirate s'agrippait aux touffes inférieures, et rejoignait le paradis du chat supérieur ou «  incube ». Le coït fut gigantesque. De grands combats se déroulèrent sous la lune. Jamais le félin ne se mit à couvert. Les coups de griffes partirent en tous sens. Les cris souvent tirèrent l'enfant du sommeil. Jamais gnomes n'avaient vu tant de chats d'aussi près. Les adieux furent quelque peu brusqués, mais combien de fois ne les avaient-ils pas répétés. La mère contemplait ces cataclysmes d'un œil détaché. La séparation elle-même n'était pas plus douloureuse qu'un choc accidentel. "Nous aviserons à souffrir une autre fois", dit-elle à sa petite fille. Le mari, ou l'indigne individu, rampa vivement vers l'oreille de l'Autre Félin, lui demandant de croiser dans les parages du premier quelques temps encore, afin que le trio dont un enfant s'accoutumât à la désunion. « C'est idiot », dit le Nouveau Chat, de couleur noire. « Plus tôt vous serez séparés, mieux cela vaudra. » Le Pirate néanmoins s'installa près des oreilles et pilota seul. "Tu te trompes, pirate, dit le Nouveau Félin. Jette un œil derrière toi." Des hourras retentirent dans son dos, sur un ton clair que le capitaine ne reconnaissait pas.

Or ce matou noir mâle était infesté de femmes, guère plus grosses que des sauteurs aphaniptères ou « puces » ; l'acclamation parvint au flanc de Premier Chat, la Femelle ; la jeune mère se mit aux fenêtres de sa chambre en poils, et poussa d'ardents éclats de rire : "Mon homme, s'exclama-t-elle, voulait trouver la paix, la chasteté. La solitude ! Harcelez-le toutes, poursuivit-elle, faites-lui d'innombrables enfants !" Le bébé se mit à pleurer, les deux bâtiments félins s'éloignèrent définitivement. La monture de l'Homme se mit à rêver, comme il advient dans les deux tiers de toute vie de chat ; c'était un mâle, qui rêvait plaies et bosses. La peau de l'animal frémissait en permanence, ses babines se retroussaient.

Ainsi rêvait le Chat de l'Homme. Etrange animal ! c'est du félin que je parle. Notre Pirate reporta au lendemain l'exploration d'un terrain si mouvant. Il apprécia le dessein du Créateur de permettre que la nuit interrompît si souvent la suite des choses afin que l'homme, ce faible mammifère, pût digérer les vicissitudes des jours.

 

X

Les femmes savent toutes à quel point l'élevage - ce mot convient seul - d'un bébé hache, pulvérise la perception et jusqu'à la la notion du temps ; il faut donc se tenir prête à dormir ou se réveiller à disposition - la veille se composant d'une infinité de choses : compter les poils qui vous entourent, examiner ceux qui se plient, les souples, et ceux qui rebiquent. Examiner son corps, le comparer à l'épaisseur des poils, penser à la déchéance du gnomicat, scruter aussi les rythmes de son corps, les taches de son bras, sa fourrure intime en rapport avec celle du chat, la rapidité des respirations, considérable sans être haletante ; la différence entre un animal porteur si puissant, sa propre faiblesse, et tout ce qui concerne en général les différences de mesures. L'enfant au prénom changeant - elle hésitait, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, reprenant à son insu la coutume de tels peuple illyriens qui nommaient indifféremment "Drago" tout enfant dans les huit premiers jours de son existence, crainte qu'il ne s'éteigne - ne lui fournissait pas en effet ces afflux de tendresse auquel on eût pu prétendre. Il fournissait surtout de la fatigue et l'occasion d'interminables rêves. Elle descendit cependant Malvina, son fardeau, le long des flancs bombés de l'animal. Le nourrisson manquait de lait ; c'était une malédiction d'être femelle, quelle que fût l'espèce. "Je pensais, dit-elle, que le surmenage éveillerait en moi le sentiment d'une nécessité d'être-sur-chat ; mais il peut aussi bien coexister avec le sentiment d'une inutilité encore accrue - pourquoi fallait-il que mon enfant fût une fille ? Pourquoi moi, gnomesse, ai-je engendré quelqu'un de plus petit que moi ? Quel mari trouvera cette jeune femelle ? Pourquoi la féline, même pleine (car les chattes s'emplissent à tout coup) ne parle-t-elle pas ? pourquoi "le chat" en français, "die Katze" (féminin) en allemand ? » et autres questions qui ne manquent pas de naître du si surestimé farniente. La solitude peuple les cerveaux d'images étranges.

La jeune mère seule prit l'habitude de se poster avec sa fille sur le dos, ou dans ses bras, au point culminant de son abri sursitaire. De là, elle scrutait le ciel, ou les plafond surélevés des chambres de Combourg ; c'étaient ces vastes pièces qui lui donnaient le sentiment d'être sous-dimensionnée. "Je ne vis pas dans un monde à ma mesure." Elle se sentit dans l'étrange situation d'un chat domestique, vivant en compagnie d'animaux immensément plus gros, qui le nourrissent, et dont il doit cependant se garder sitôt qu'ils se meuvent d'un pas. Elle savait simplement que son support la mettait à l'abri de la pluie sous des cieux de plâtre, ou de planches, et que parfois il bondissait - était-il donc si démontré qu'un univers privé de chats fût si invivable pour l'espèce des gnomes ?

Cependant sur l'autre monture le Pirate, pensant tromper l'ennui en guidant sa monture (que croyait-il là!) prit possession de son domaine. Il lui vint un accès de puérilité : lui qui n'avait jamais été très mûr commença de tirer les poils de la moustache du chat, exerçant sur leur base des pressions avec la plante du pied ; l'animal éternua, se frictionna de la patte, si bien que Brian pensa flirter avec la mort. Le spleen le taraudant toujours, il entreprit une exploration systématique, bien que les dos et les flancs se ressemblent tous chez les bâtards – les poils présentant beaucoup plus de

 

bourres et de touffes irrégulières. Il s'aperçut bien vite que ces touffes recelaient des créatures en nombre bien plus grand que sur le chat précédent. Plus petites aussi que des puces, et plus agitées, parfaitement humaines, et habillées avec soin, à la mode qui régnait en ce temps-là. Il passa ainsi de la plus extrême solitude, celle d'une île déserte, à la plus embarrassante concentration. Or sur cette monture, aux vallées mouvantes et imprévisibles, les femmes étaient battues par les hommes, au point que deux mâles venaient facilement à bout de dix femelles. C'était grande pitié de voir tant de facultés ainsi dilapidées, aux mains et aux poings de minuscules brutes mâles.

Les roulis impromptus des muscles félins haussaient et baissaient une houle de minuscules coiffures poudrées, piquetant de blanc le pelage noir, concentrées ou dispersées au hasard. Les hommes portaient perruques mais démodées depuis la fin du règne de Louis le Grand. Ils frappaient avec des cannes qui leur servaient à danser entre eux. Du bout ferré de ces cannes ils piquaient aussi violemment le cuir du félin, ce qui procurait à ce dernier une étrange volupté : aussi l'animal n'intervenait-il pas dans cette hiérarchie, les femmes n'ayant point de cannes. Aussi de grands concerts de hurlements s'élevaient périodiquement de tels ou tels secteurs du pelage : les hommes avec furibardise, les femmes en cadence.

Du moins le sembla-t-il au gnome. Puis il tendit l'oreille : ces cris demeuraient très harmonieux. Il s'aperçut que les cannes s'utilisaient aussi bien comme baguettes d'orchestres, et que les femmes avaient perfectionné un art de geindre tout à fait apparenté aux chœurs d'opéras, de motets ou d'oratorios. Ce chat faisait donc de la musique. Notre pirate, qui ne connaissait que les chants des matelots alignés sur les vergues, avait parfois ouï quelques bribes de clavecin, quelques cantiques émis d'une voix grêle par Mme de Chateaubriand et l'une de ses filles. Mais jamais d'aussi puissants ensembles n'avaient frappé son oreille ; il regretta son ancienne compagne, avec laquelle il eût volontiers partagé ces sensations nouvelles.

Il s'abaissa au niveau de ces chanteuses : plus petites, plus basses que la tête - plus basses aussi que son estime, car des femmes qui se laissent battre, chantent sous les coups et y prennent du plaisir affichent sans vergogne les preuves de leur infériorité ; pourtant le plaisir musical éprouvé l'incitait à rechercher des lieux de concerts. Ils étaient nombreux et gratuits. Quand un chœur féminin cessait de chanter, Brian se déplaçait vers un autre, dont elles devenaient à leur tour auditrices ; les hommes cessaient parfois de frapper, pour les écouter. C'était sur le pelage tout un va-et-vient, tout un remue-ménage musical. Le pirate fut rapidement repéré : sa taille relativement grande, son habit dépenaillé, tranchaient sur les tenues plus soignées de ses hôtes. Les lilliputiennes, saisissant un jour l'instant où il se retirait pour dormir entre les deux oreilles, le prirent à part, lui demandant de les sauver : les oratorios lassaient, les coups faisaient mal. Certaines exhibèrent leurs plaies : "Tu es un homme bon", dirent-elles. Nous sommes les plus nombreuses. Nous t'aiderons à démanteler cet empire. - Comment en êtes-vous venues à vous soumettre ? - Nos mères nous ont convaincues de cela. » Le pirate fronça ses petits sourcils ; n'était-il lui aussi qu'une créature sans autonomie ?

Où ces femmes voulaient-elles en venir ? Il ne se sentait plus le courage des affrontements physiques.

« Il ne s'agit pas de cela, dirent les femmes.

- Donnez-moi du vin, dit-il.

Se procurer du vin sur le dos d'un chat était impossible. Il fallut ruser. Elles demandèrent au Grand Conducteur Unilatéral du Félin, c'est-à-dire à Brian lui-même, de les conduire dans les cuisines du château de Combourg. Le pirate pilota l'animal, auquel ces lieux étaient familiers, et lui fit renverser une fiole de liqueur mordorée. Il s'en gaspilla une grande quantité le long de l'échine, menacée par ailleurs d'un gros balai de servante humaine. Mais il s'était formé sur la bête un petit nombre de belles flaques. Les femmes lui tendaient de leurs petites mains des calices où pouvait boire. Il fut rapidement gris. Les femmes applaudirent de leurs paumes libérées : c'était l'heure de la sieste des hommes, dans d'autres cantons du chat, et ces mâles interdisaient soigneusement tout dérangement sous peine de viol - odieux personnages !

Brian reprenait son souffle entre deux coupes de mains tendues : il ne pourrait s'arrêter avant ivresse complète. Il le savait. Il se voyait rendre services à toutes ces femmes, et se remémorait malgré lui son ancienne compagne affublée d'un enfant, dérivant désormais tous deux en d'autres mondes... Incapable de secourir une femme seule, il s'en ressentait fort peu de délivrer toute une communauté. C'était un bon vin de Chinon, qui descend rond dans le gosier, se carre en estomac comme un cylindre d'acier vertical, irradiant - le goût de la vie même. La robe en était sombre, et du creux des flaques, où les femmes s'étaient mises à boire elles aussi sur la peau mouvante, montait, enivrante, l'odeur du mammifère.

Elles commencent à se caresser entre elles, ayant acquis sous les raclées la haine de l'homme, et ne concevant pas qu'un pirate de si grande taille puisse les transpercer sans douleur. Brian regarde tout cela du haut de sa taille sans en éprouver d'abord la moindre gêne : ces corps enlacés lui semblaient animaux, sans plus. Bientôt montent à ses narines les parfums. Il ferme les yeux. Ce sont grâce au vin d'ineffables râpements de sinus et frémissements de muqueuses. A ses pieds pépient toutes les minuscules femelles. Aucun embrochage n'étant possible, nulle tension ne l'habite. Puis ses yeux se plissant, plus rien ne substiste dans ses lobes frontaux que l'impression d'une immense duperie, à coup sûr le plus puissant réseau de duperie au monde. Depuis le début - depuis que je suis mort – il est manipulé ; quelque chose de plus grave qu'un héros, dont l'auteur, d'un coup, sombre dans la confusion mentale.

Lâché dans les ténèbres « piloter le chat » restait son seul repère. Il se hissa dans les poils du cou. Le quadrupède en cet instant se tenait droit, attentif à la vermine humaine qui lui parcourait l'échine en pente raide, des oreilles à l'attache caudale. Des frissons parcourent son échine : jamais Brian ne se fût imaginé qu'un animal de cette espèce fût à ce point abandonné à la vermine, et il faisait partie  de cette vermine. "A moins", poursuivait-il, "à moins que le félin ne soit mort tout assis, et que je ne fasse partie de ces animaux qui grignotent les chats morts." Goûtant du doigt les sécrétions sébacées de l'animal, il ne décela rien de suspect virant au cadavre ou quoi que ce fût de cet ordre.

Il progressa courageusement, sentant parfois battre le cœur de la bête, et regrettant les fiers embruns des Caraïbes ; il parvint pour finir sur la toison plus rase du dessus de tête, à mi-distance exacte des oreilles. Le plus urgent fut de cuver : il referma les yeux, mouvement du corps de loin le plus voluptueux. Se revit dans un bouge haïtien, passée une foutue tempête. La meilleure des cuites au rhum. Il se trouvait en ce temps-là entre deux femmes sans vertu et de taille normale. Il s'était affalé sur une banquette, le plafond se rapprochait, puis repassait sous lui comme un plongeur sous un navire, remontait dans son dos, roulis d'enfer. Il avait voulu éviter de vomir, car une de ces femmes qui le soutenaient lui inspirait encore du désir - le nouveau chat sans nom n'était plus qu'un navire au repos, un infernal château de pleine terre.

Il ouvrit, ferma les mains. Le sang revint dans ses phalanges. Il évita de tordre le cou. Ressentit puis énuméra les épaules, enfin les omoplates. Il se souvint d'un curé cubain qui répétait : "Sentez chaque partie de votre corps. Etirez-les en vous comme autant de petits corps indépendants. Puis rendez grâces : là est toute la prière." Le sang à présent remontait le long de ses deux carotides ; pour finir ses orteils s'épanouirent en bouquet sous le cuir des bottines. Il se récita le Notre Père en trois langues : espagnol, basque, anglais. Puis le plus de prières qu'il se rappelait, Ave Maria, Credo, Confiteor – quoiqu'il s'embrouillât pour ce dernier dans l'ordre des saints, et à vous, mon Père... Puis il se risqua aux prières personnelles, d'abord très simples, qui s'achevèrent sans qu'il y prît garde par le lamma sabbachtani du Christ en croix, « Eli, Eli, pourquoi m'as-tu abandonné"– et tandis qu'il pensait à voix haute « je suis ridicule", Brian reçut la Grâce, à ce qu'il lui semblait ; puis cela s'éloigna comme un effleurement d'oiseau - nom de Dieu pensa-t-il. Ce fut alors que le chat jugea bon de se remettre à l'horizontale et commença une longue randonnée sans but dans les atmosphères préromantiques malouines.

Les effets de l'alcool se diluèrent. Or, tout félin chemine au long des talus du même pas nonchalant et gracieux sous le ciel gris qu'un renard avant qu'on le pourchasse ; il passe dans ces langueurs souples toute la puissance et la pensée du monde : le goupil perçoit les premiers cors, les beuglements des lords aux larges tavelures écarlates, et de leurs chiens tavelés de même : "Aboyez, bell out, dear dogs, je vous en donnerai à retordre"-  ainsi dit le renard , et il va trottinant, la queue bouffant au ras du sol, à contretemps du trot babord tribord, balayement soyeux par dessus les graminées , il étudie, flairant le vent, les haies près desquelles les chasseurs souffleront pour boire.

Jamais il ne courra très vite, les chiens, les chevaux , encombrés de leur corps, se traçant un chemin parmi les cultures avec la balourdise d'un troupeau : ainsi passait le chat, trottant, décidé, huilé du tarse aux épaules se mouvant avec la régularité flexible des pistons à venir. Il semblait au pirate entendre l'une de ces musiques douces, drums voilés de loin dans les vapeurs du rhum de jadis. Le dernier grand homme dont il rêva ne fut pas un roi, mais un descendant ce ces banquiers Függer, de ceux qui ruinèrent Charles-Quint. "Brian", lui dit le financier d'Augsbourg, "tu dois enfin revenir dans le monde, car tu fus désigné pour ressusciter. Bien que nous ne soyons tous que poussière d'étoiles, tu ne peux cependant te résoudre en poudre interstellaire"– assurément non, il ne le voulait point. « Deviens chat, reprit l'homme de finances ; le monde qui te porte reviendra en toi, aussi bien que sous tes pas. Tu connaîtras les secrets, aussi sûrement que les morts, confondus à jamais avec les espaces. »" Puis le visage du banquier se gondola, ses boucles glissèrent au bas de son visage, formant une barbe, et lorsqu'il eut disparu, Brian s'éveilla Chat.

De même que les infirmes ressentent dit-on leur pied coupé, les décapités leur cou, il se mut d'abord avec peine et comme un humain, puis s'aperçut que certains mouvements lui demeuraient désormais interdits, tandis qu'il en accomplissait d'autres, bien aisément : ainsi se lécha-t-il le culsans aucun dégoût. Peu à peu langue rêche, pattes souples à coussinets, moustaches orientables (vibrilles) palliant une vision devenue floue, s'implantèrent-elles dans les mécanismes de sa conscience. Il fit pour commencer quelques gambades félines, mais il était demeuré minuscule, et se demanda, sur l'animal de dessous, s'il ne manquerait pas les flancs arrondis de la bête, pour retomber sur un sol ou parquet peu hospitaliers - « mais les griffes » pensa-t-il, me retiendront, « et de plus, ne m'est-il pas permis à présent de sauter ? » A cette pensée, il feula de joie : assurément, bien qu'il fût resté nain, ne pouvant malgré tout jouer à égalité, ni rivaliser avec cet être velu qui ne lui avait pas donné le jour, il était chat, bel et bien félin.

Le sommeil des chats occupant les deux tiers de leur vie, de dix-huit ans de long tout au plus, il se promit de s'abstenir de sommeiller - pourtant le peu de mois passés par les félins sur cette terre comporte bien plus de bonheur que la vie ordinaire d'un homme. Curieusement, il n'éprouva pas le manque de miroir : il était sûr de ressembler à n'importe quel individu de sa nouvelle espèce. Il passait comme en un tourbillon d'un sentiment à l'autre : c'était une telle inadéquation des idées de mouvements et de leur réalisation qui le faisait tantôt trébucher, tantôt s'élever plus haut que nécessaire ; il était acculé: loin qu'il se fût débarrassé du chat porteur, il avait doublé sa contrainte. Et puis, deviendrait-il un personnage de fables ? rien ne fut plus comme avant ; une prescience s'introduisit en lui : Brian le Chat eut l'intuition qu'un certain esprit s'adressait à ses oreilles internes, alors qu'il n'estimait pas devoir jouir de privilèges supérieurs à ceux de l'espèce humaine. Cette voix disait :"Lève-toi et marche, descends au pays des Reins et de la Queue, et prêche la Parole". Un feulement ignoble sortit de sa gorge contractée - Dieu, véritablement, se manifestait. Quand l'ex-pirate eut enfin posé ses quatre souples pattes sur le dos du chat souteneur, il sentit naître en lui une intelligence plus subtile. Et croître en particulier le besoin de sa précédente espèce, l'espèce humaine, la vraie, la grande ; un esprit de symbiose accompagne sa démarche de somnambule, vers les Pays indiquées, où grouillaient femelles et mâles minuscules.

Il se fit un masque de poils entrelacés, se confectionna une voix persuasive, sans trop d'inflexions typiques afin de ne pas effrayer, ni susciter la dérision. Il ne prêcha point, ne distribua pas de nourriture, dont les exsudations du chat se trouvaient abondamment pourvues pour tous, mais répandit les consolations dans ces oreilles de minuscules femmes battues, et même, dit-on, de certains hommes prêts à frapper, qu'il persuada du contraire. On l'accueillait partout avec mystère, mais ce fut un secret vite éventé : un chat parcourait la Grande Echine, et fortifiait tous les cœurs.

La charité est une étrange chose : on ne saurait imaginer à quelles tortures vous soumet une âme sensible ; la férocité, têtes coupées en chapelets, membres boucanés avant d'être jetés aux chiens, n'occupait plus qu'un coin de sa mémoire de pirate, comme une existence étrangère autrefois jetée là. A quoi rimait donc à présent ce sauvetage de femmes en détresse et si minuscules ? Pouvait-il simplement semer l'effroi dans le cœur de ces maris de forme humaine ? Car il les effrayait, il n'en pouvait douter, à voir tous ces spadassins microscopiques détaler à son approche, toutes ses griffes dehors : très petit pour le gros chat où tous vivaient, immense aux yeux de ces gnomes au carré.

De plus – il s'en avisa au retour d'une expédition punitive : non content de l'avoir privé des plaisirs humains, le sort ne lui avait pas même accordé la quiétude ordinaire aux félins. Certes, l'effrayant sommeil de l'espèce l'envahissait à toute heure de jour ou de nuit – mais du moins les chats éveillés n'ont-ils rien d'autre à faire que de chasser, s'ils sont sauvages, ou d'attendre leur pitance ; mais lui, Brian, sitôt éveillé, se sentait investi d'une mission : chaque cerveau d'homme porte en charge l'humanité. Un instant il pensa réclamer à la Grâce Divine les restrictions cérébrales d'un chat, moyennant toutes ses capacités instinctives, mais s'étant retenu d'extrême justesse, il reprit son train chaloupé, débusquant et serrant délicatement dans ses crocs les maris brutaux, ne les relâchant que lorsque sous l'effet de l'émotion ils avaient lâché ce signal de peur, la merde.

Il devrait s'attendre à des attentats ; dormir même n'était plus sans danger. Les femmes d'autre part, voyant qu'elles pouvaient se faire secourir sans trop payer de leurs charmes – puisqu'il ne s'agissait que d'un animal trop gros pour ce faire – au demeurant peu attiré par des femelles d'une autre espèce - les femmes humaines, donc, ne lui manifestaient plus leur reconnaissance, sinon sous forme de caresses distraites, puis, insensiblement, imperceptibles. Et comme toutes les pensées humaines s'obstinaient à le persécuter, il se demanda, au cours d'une de ces douloureuses somnolences, si les instincts amoureux ne l'assailliraient plus, hélas, que périodiquement, à la féline. Comme pour tous les chats. Ou s'il continuerait à ressentir de loin en loin, à la ressemblance des mâles humains, ces chatouillis de toute heure et de tout lieu. Aussi l'oreille au moindre bruit lui tressaillait, triangulaire. Des pouvoirs inconnus s'éveillaient en lui ; la félinité ne laissait pas de présenter certains avantages : il pouvait s'attarder à volonté dans ces espaces où le rêve ôtait tout pouvoir sur les choses. Pour commencer, Brian se contenta de fariboles : évoquer (c'était un apprentissage) son ancienne compagne perdue corps et bien – étrange chose en vérité. Puis il s'aperçut qu'il n'avait de souvenirs vraiment solides que ceux qui dépendaient de son ancienne humanité. Il en vint à souhaiter recouvrer son ancienne forme, celle qui suivait, du moins, sa mort, car quant à revenir hurler dans la tempête d'un voilier, il n'y fallait plus songer : « Je suis mort depuis cent ans, bel et bien mort ». Un financier, en rêve, lui objecta qu'il ne fallait pas ainsi prendre, puis révoquer ses décisions : la commutation d'espèce, de l'humaine à la féline, et vice-versa, ne se traitait jamais à la légère ; lui, Fugger, ultime rejeton d'une illustre race, ne pouvait prendre sur lui de ramener Brian à sa condition première. Mais il promit de consulter Dieu, ou toute instance suprême.

C'est ainsi que Brian-le-Chat, s'étant profondément repenti, redevint homme. Et homo zurück factus est. Mais si le passage d'homme à chat n'avait pas été plus douloureux que l'éveil d'un songe, la retransformation en humain pensant, et surtout agissant, s'avéra terrible : du moins au plus. Et toute la Nature se révolta. Le banquier disparut sans doute en quelque contrée de l'au-delà (de quoi sert de mourir, pensa Brian, s'il doit y avoir encore de ce côté-ci des « contrées »?) L'accession à une conscience nouvelle se fit à la façon d'une circulation rétablie dans un réseau sanguin fortement compressé. Brian retrouva la sensation de lucidité, d'une seconde mort ajoutée à la première, les actes et les pensées du félin qu'il fut se reculant alors avec une terrible netteté.

Brian porta les mains à son crâne, redevenu d'un homme ; à ses oreilles à nouveau bien ourlées : tant de vieux oripeaux ! « Comment, Seigneur, divulguer votre Parole parmi des gnomes égarés ? ne me soumets pas à ton humour ! » Et Dieu se tut, et Brian pensa qu'il exagérait, et se souvint d'une chatte errante avec pleins pouvoirs dans une bâtisse seigneuriale des marches de Bretagne, intitulée C. Se ressouvint d'un jeune Vicomte et d'une femme à lui, et d'un enfant. Marchant droit devant lui sur un sol enfin ferme, que n'agitait aucune houle ni roulis, parvenu d'autre part au sommet d'un tertre, il aperçut deux tours sans gigantisme, qui lui marquèrent ainsi, avec netteté, que, oui, le temps des disproportions était révolu. « Tu es puéril, Brian », gronda la voix des cieux. « Je suis le souverain des félins et des hommes. » Un grésillement lui emplit le crâne, dont il reconnut, incrédule, les vastes proportions : non, même simple gnome accroché à sa fourrure magnétique et porteuse, jamais son encéphale n'avait atteint une telle dimension.

C'était un éclair bleu entre les tempes, une coïncidence de soi à soi. Brian marcha vers Combourg. Il régnait là une lumière crépusculaire de fin septembre. Du temps du chat, jamais il n'avait dû se soucier des saisons : l'animal entrait au château, en sortait, quels que fussent les instants de la nuit ou du jour. Sur la vaste monture, jamais de pluie, ni de neige. Soleil, lever du jour, temps qu'il fait – tout était déréglé. Sur le haut et raide perron du château, il vit assis le vieux gentilhomme armé d'une escopette. À ses côtés, une femme, une jeune fille, et un jeune homme que Brian reconnut comme le Vicomte. Le père leva son arme, tira vers le haut, un choucas tomba. L'explosion ne provoqua ni sursaut, ni protestation. Le pirate monta la volée de marches sous les regards hostiles de tous, et déclara qu'il ne fallait pas tuer les oiseaux de Dieu. La mère répondit : « Dieu plaça tous les animaux sous la domination de l'homme afin qu'il les mangeât ».

Brian émit des doutes sur le caractère comestible d'un choucas. Pour toute réponse le gentilhomme tira un second volatile avec un hennissement de satisfaction. Quant au jeune vicomte, il descendit les marches à la rencontre de Brian : « Tu as des yeux de chat » dit-il. Un troisième tir retentit. « Passe ton chemin, cria le père ; trouve-toi d'autres ouailles à prêcher ; nos paysans éprouvent des besoins de redresseurs de torts. Toujours à contester les maigres contributions féoales dont nous devons ici nous contenter. » Brian repartit dans le crépuscule, désappointé d'avoir conservé si peu que ce fût de son éphémère nature féline. Il se réfugia pour la nuit sous un arbre, près des roseaux de l'étang.

De ses mâchoires humaines, il mâchonna quelques tiges rouies sous les eaux stagnantes : il se vit en songe renier sa religion, de profondes brûlures d'estomac marquèrent la fin de son mauvais rêve. « J'ai conservé, pensa-t-il, cette faculté des chats de songer plus que mon soûl. Mais pour les hommes, j'ai ouï dire que l'excès de sommeil nuisait à la longévité. » Il se tordit de douleur, les tiges du roseau lui corrodèrent la muqueuse stomacale, son ventre se souleva et s'abaissa dans de grands souffles de cheval à l'agonie. Il se prit à vomir parmi les racines fluviatiles et les bulbes à demi-submergés dans la vase. Ses fosses nasales s'emplissant de déjections, il cria des noms inconnus, se représenta sa prime enfance sur les navires, lorsqu'il se faisait sodomiser par un capitaine appelé Pluton, si doux après ses brutalités qu'on en venait à les souhaiter.

Il songea aussi qu'il avait survécu à nombre de tempêtes : lorsqu'on était si près du flot, à le toucher, fût-il violemment soulevé, il semblait bien plus familier ; les éléments s'apprivoisaient à des proportions plus humaines, et l'imagination, jusqu'à l'instant même de la noyade, se mettait en sommeil : on se laissait suffoquer par fractions de secondes très détendues. Venait ensuite un grand vacarme de voilure interne, une immense brûlure si les poumons se redéployaient en vous, et c'était,

en même temps que la conscience, le grand retour de la peur. Mais ici-même, entre les joncs et la boue, dans son agonie, les hoquets d'eau douce lui perçaient la gorge, et les houris offraient des nectars de loukoum. L'une d'elle, voilée de vert, prit des traits plus connus, qu'il voulut repousser, mais les yeux se précisèrent, puis le nez, enfin l'ancien gnome reconnut la femme délaissée sur l'autre chat, et le hidjab tomba. Elle avançait sur lui. « Comment es-tu venue ici ? » dit-il. « Où est l'enfant ? » Il entendait hurler sans trêve un nourrisson vorace et invisible – était-ce un si grand mal d'avoir confié femme et enfant à l'échine d'un chat pourvu de tout le nécessaire ?...

Quiconque trouvera le corps asphyxié de Brian découvrira une dépouille féline aux mâchoires écarquillées par la torture du mortier, lorsqu'il pénètre en se solidifiant parmi les voies respiratoires. Ce qui chagrina Brian, au point de le porter jusqu'aux extrémités du désespoir, ne fut pas tant de mourir une seconde fois (il existe donc bien, pour les spectres, plusieurs trépas), que d'imaginer l'ombre d'un reproche à lui adressé. Alors il distingua dans les roseaux, rampant, feulant, une foule d'autres femmes venues de tous les horizons du marais. Elles accouraient à l'appel de la femme bafouée, il les connaisait toutes, elles jouissaient d'une gigantesque rage. A présent comme les chats abandonnés, elles erraient sans trêve, telles les filles de Cadmos, qui tuèrent leurs 49 maris après leur nuit de noces.

En plein sommeil pesant. La plus effroyable révolution perpétrée par des femmes. La troupe paludienne parvint ensuite en terrain sec à proximité d'une souche où sommeillait le jeune Vicomte de Ch... Il portait des cheveux bouclés, ses bras posaient sur son abdomen où se prélassait, de biais, la tête vers le bas, un énorme chat noir. Le Vicomte, pensant ouïr son nom, s'éveilla. La bête, déséquilibrée, crispa ses griffes et bâilla. Le Vicomte, beau mais négligé, considéra ce parterre de femmes n'atteignant point trois pouces et demi. Le jeune aristocrate eût balayé la troupe d'un revers de botte, mais il n'avait plus la morgue de son ordre - s'étant maintes fois colleté avec les fils de paysan.

Il ne parvint pas à apaiser les femelles - mais ce fut alors que l'incroyable se produisit ; aucun biographe en effet ne se risquerait à mentionner qu'un certain jour de son adolescence, le Vicomte François-René de Ch..., avec l'aide d'une bande de femmes cupides, à leur tête un Spectre de Pirate, s'emparerait du château de Combourg ; saisissant par pincées les femmes entre ses phalanges, et les glissant dans ses poches, il se dirigea vers la chambre de son père et s'assit à sa place. Autour de lui se faufilèrent les émeutières, dépourvues d'armes et bientôt de voix. Le jeune homme resta paralysé. Il voyait autour de lui des parchemins, une longue-vue, deux pistolets. « Que faites-vous là ? s'exclama le père, qui rentrait à l'instant de la chasse ; est-ce bien là l'emplacement d'un fils avant la mort du père ?" Il ne distinguait rien du petit peuple. "Vous rêvez trop, mon fils. Aussi bien, voici assez longtemps que vous errez parmi nos bois et nos landes, effrayant les paysannes à la tombée du jour. Il est grand temps pour vous de trouver un emploi en rapport avec notre rang. Nous vous avons obtenu la recommandation du roi pour gagner dès que possible St-Malo, afin de servir la marine de Sa Majesté.

- Bordel de merde, pensa le fils.

Ici les biographes se révoltent : Chateaubriand voyait une sylphide dans les arbres, et non des assemblées de gnomes, fussent-ils femelles. Il ne les eût jamais non plus soulevées contre son propre père. Non plus qu'un chat n'aurait suffi à nourrir de son suc ou de ses sécrétions une telle quantité de vermine, de quelque minuscule dimension qu'elle pût être. Que la bête des légendes se renferme dans sa hauteur, peu importe. Qu'il aille et déambule où bon lui semble, libre à lui. Mais que le jour ou la nuit soient si peu marqués pour ses parasites n'est pas vraisemblable. Le souvenir me revient même de certains érudits cherchant à Plancoët, près Saint-Malo, la ferme exacte où l'Enchanteur fut placé en nourrice ; l'emplacement non moins exact du temple où il fut baptisé, puis, raccourci sublime, son tombeau à l'îlot du Grand-Bé.

Les philosophes à leur tour s'insurgèrent. Ils mirent en doute l'existence du félin ; notre terre assurément nous porte et nous transporte ; mais elle ne saurait s'animer comme un chat ou tout autre mammifère, voire une huître. Supposé même que certains illuminés cherchent amoureusement à déterre-miner les traits de la Terre ou de Mère Nature, ce ne sont qu'élucubrations de science-fictionnistes, tels ces demi-fols qui se complaisent à sentir sous leurs pieds un organisme vivant, fait de chair et de viande, exploitée par des chevaliers-bouchers. Ce sont là des imaginations délirantes, qui ne trouvent pas grâce aux yeux des frileux. Ainsi nos experts prennent-ils de grands airs, se réservant de pêcher en eau trouble.

Les connaisseurs les plus avertis s'accordent à penser que Ch. ne fit pas grand-chose à St-Malo, se contentant le plus souvent de rêver sur des mâts en réparation tenant de bonnes longueurs de quais. Mais les bons connaisseurs de l'Histoire anglaise saventde source sûre que les Britanniques manifestèrent un profond mécontentement de cette inaction : ils avaient pressenti la future gloire du jeune vicomte, et enrageaient. Ils débarquèrent un beau matin au droit du rocher de Cancale, et entreprirent de couper les Malouins du reste de la Bretagne. Le jeune Chateaubriand se battit avec un courage contraire à sa nonchalance habituelle. Il souleva un grand mât et tel Frère Jean des Entommeures se mit à embrocher maints sujets de la perfide Albion. Ce fut en vain. Les Anglais bombardèrent St-Malo à boulets rouges. Cet événement ne fut pas attesté, nos ennemis héréditaires s'étant bornés à quelques bravades de cavalerie – qui plus est, onze années avant la naissance de François-René.

Le 14 juillet 1789, il assiste à la prise de la Bastille en compagnie de ses sœurs Lucile et Julie.

 

Pour un second dénouement

...quant aux transfuges du second animal, rejointes et menées par l'épouse délaissée, elles découvrirent combien l'ennui dévorait le monde ; il régnait au château de C., et dans toute la campagne, une effroyable mélancolie bourbeuse. Elles contestèrent d'abord l'autorité de leur meneuse, puis vécurent ensemble, se frottant de compagnie, mais séparées au fond d'elles-mêmes, au sein d'une foule toujours amenuisée. Toute tribu présente ainsi des années d'apogée, puis de progressive extinction, comme une lente hémorragie : n'avoir derrière soi qu'un passé tronqué souillé d'un crime collectif originel, considérer la mort à venir par la mort donnée, s'apercevoir enfin que son groupe de survie ne saurait avoir d'équivalent dans ce monde immense où passent, de loin en loin, des silhouettes de géants tonnant au dessus des têtes – mène au désarroi le plus funeste. « Quels cieux décidément minuscules, pensèrent-elles, nous ont engendrées ? Ne serait-il pas possible de cesser une lutte sans témoins ? » Celles qui pouvaient encore penser convoquèrent les chats devant elles.

Les modulations des femmes furent si persuasives que les deux bêtes primitives, L'Hextrine et l'autre, se retrouvèrent devant elles, le mâle et la femelle. Ce beau couple de gouttières se trouvait débarrassé de ses innombrables parasites. Ils respiraient la santé, s'abaissant au sol pour flairer. Brian ressuscité, pirate protéiforme, et son épouse, immortels et enfin réunis, contemplaient ces puissantes masses musclées ; il avait donc fallu jadis vivre là-haut, subsister sur ces monstrueuses et si souples montagnes, sans y pouvoir imaginer rien d'autre qu'une irrémédiable exiguïté de destinée. Prison mouvante, enchanteresse ! Le pirate avait bien tenté de se soustraire à la prédestination, délaissant sa progéniture, passant d'un animal sur l'autre, cherchant même à cornaquer le second, mais découvrit le comble de l'absurdité : tant de gnomesses, charmantes et battues, dont il ne lui avait même pas été accordé d'en baiser une seule, pour disproportion d'organes – une naissance – quelle horreur... Les deux félins balançaient leurs lourdes têtes de fauves au-dessus de ces multitudes ; mais le découragement des nains rongeait les humeurs.

Les poils semblaient à présent rudes, ou bien soyeux, à la façon des plantes et des lichens, et non annonciateurs de voluptés. Les chats se sont éloignés, sautillant vers les lointains, puis disparurent côte à côte. « Ils ne resteront pas longtemps ensemble » prédit le Pirate. Cette disparition, passé le premier désenchantement, rendit une énergie nouvelle à Brian, Fantôme de C. Il se sentit pris d'un courage involontaire, donné par l'éternel ou de quelque nom qu'on voudra le nommer, de ces dispositions belliqueuses, qui vous saisissent au moment où nulle utilité ne s'en fait plus sentir, soit, trois heures avant de mourir. « Allons », dit-il à son petit peuple, « réfugions-nous à l'ombre de ces murs épais ; mettons à profit les moindres interstices. Concentrons nos esprits défaillants. Voyez : ces moëllons, disposés autrement, auraient aussi bien figuré des tombeaux que des remparts. Nous vivrons ainsi d'une vie diminuée, sans autre souci que de vivre et de méditer, car tel est le but. » Tout se passa dans la plus grande dignité.

Les minuscules créatures se faufilèrent selon leurs tailles au sein même de la pierre, voluptueusement coincées et immobiles, au sein d'un utérus de pierre qui jamais ne connaîtrait les contractions de la parturiente, et dans les parois mêmes enserrant la chambre du grand Chateaubriand, que les touristes visitent à présent. Le couple fondateur finit par mourir, comme tous les spectres : le pirate avait atteint le point de non-retour, le poison s'étant insinué trop avant ; la femme périt de contraction nerveuse – observons que dans la mort du couple, chacun meurt séparément. Il en est ainsi de l'orgasme, la simultanéité restant exceptionnelle. Quels que soient les jours passés ensemble.

La mort les yeux dans les yeux, comme victime et bourreau. Dans ce monde intermédiaire, trop vaste pour les gnomes et pour les humains, les dépouilles n'éprouvent point le désir d'être inhumées ; elles restent à disposition des éléments, désagrégées sans souillures, le temps de quelques souffles.

Les agonies

  1. Pour l'homme, disons la récapitulation traditionnelle de sa propre vie : boucanier des Caraïbes, vaisseaux de pleine toile, boulets rouges et Indiens poignardés ; plus de longueurs ni de douleurs, l'épisode félin se déroulant dans l'indécence (nous l'avons vu), et sur les Chats comme sur Terre, mêmes erreurs, même universétriqué – mais à treize ans, il se revit, à contre-courant – comblé d'un avenir qui resterait, à tout jamais, inaccompli.

  2. Pour la femme ce fut la très nette sensation d'être tirée en arrière de tout le poids de ses cheveux ; la main de la mort agrippa l'occiput et la toison qui le couvrait, les effets rongeurs parcoururent son corps à la vitesse de la foudre, et son être se dissolut, et son enveloppe, ayant quelque temps flotté au bout d'un roseau, se mêla au vent. Elle en fut fort déçue. L'enfant devint poète, se meurtrit le cœur, disparut vers la cinquantaine, ce qui était l'âge des morts en ce temps-là. Il avait engendré fils et filles et petits-enfants qu'il connut peu de temps, félins de noble race : Jocelyn du Pin de la Forêt-Vivonne fonda un glorieux pedigree ; je descends personnellement d'un de ses bâtards, et, par les femmes, de Vicki, épouse Dufour Aîné.

    Mon enfance fut privée d'animaux.

  3. Je décidai alors de visiter Combourg.

 

 

 

 

La femme,le prêtre et le psychiatre

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C O L L I G N O N

 

 

L A F E M M E , L E P R Ê T R E  E T  L E  P S Y C H I A T R E

 

Le jour de mes cinquante-six ans je me suis pris une grosse claque dans la gueule.

Je reviens du travail et qu'est-ce que je trouve chez moi, deux arnaqueurs du genre à m'emprunter sept briques remboursables au compte-gouttes en criant misère tous-les-mois-quand-j'y-pense, total c'est encore moi le blaireau qui râle, ma meuf me dit j'avais pensé tu penses ma conne ? que ça te ferait plaisir d'avoir des invités putain c'est tes amis pas les miens, ton idée pas la mienne, ce prêt à la con dans le dos pendant que je bosse et que t'as rien à foutre at homeà part glander, ni talon de chèque ni reconnaissance de dette merci bobonne t'es l'amour de ma vie, bon anniversaire et bonne soirée jusqu'à deux heures du mat' à 7h je repartais bosser ma femme toujours au lit et d'un seul coup d'un seul j'ai plus voulu voir personne plus parler ni boulot ni famille, ma carte bleue le train jusqu'à St-Flour et me v'là.

Ceux qui me disent que c'est pas le bout du monde Bordeaux-Clermont par St-Germain je les emmerde parce qu'ils ne sortent pas de leur trou franchement qu'est-ce que j'irais foutre à Sucre à Mexico à me chier la tourista sur les grolles Rapatriement Europe-Assistance vos gueules. Avant j'avais l'avenir derrière, pension des vieux et agagah parce qu'en ce temps-là y avait pas les progrès de la médecine la longévité tout ça c'était 65 70 et la mort porte en face au fond du couloir où qu'il est passé ce foutu couloir et j'encule tous les magazines et les campagnes de presse et les papy-mamies qui se traitent de jeune homme en se tapant sur l'épaule t'es bien conservé pour ton âge. Moi je me vois bien dans ma glace mon menton qui s'affaisse et le cuir sur les joues comme des plaques de rhinocéros, 24h sans rasage ta joue vire blanc-lichen, les blonds prennent du bide.

Tout ce que j‘ai pu faire ç’a été de stopper la clope,la boisson, je flaire la sèche tout le long du papier puis le vin qu’on remue au fond du verre le bouquet plus que le vocabulaire bientôt le fumet des femmes T’as jamais pu les sentir quel esprit

mon gendre. Le prof en retraite dégaine d’épagneul avec le pull tout mou sur braguette et les épaules en dedans, la tête dans les épaules comme un taureau cherchez l’erreur, les plis du falze niveau jarrets plus la godasse qui bâille ett la chaussette qui retombe. Aujourd’hui ça va mieux je me suis lavé au lavabo de l’hôtel après le déjeuner sur plateau, chambre à cent balles au rez-de-chaussée, patronne aimable et qui m’a vu au lit moitié à poil.

J’ai enfilé ma chemise et mon futal, coup de peigne et coup de rasoir, dans les toilettes toutes sortes de livres, Le Cid – Horace, Mickey-Parade (je chipe), plus un Carlos Fuentès, la chambre impec derrière moi - respect pour l’entretien.

Dehors sois fier dresse bien la tête et le corps, pas trop les pieds non plus, la chapka sur la tronche avec les oreillettes mais sans les nouer, un tour sur Chanturgue et back to my room, je voulais foutre le feu au monde entier on m’appelle Va-de-bon-cœur, grand, chauve et voûté plus près de 60 que de 50.

Il se retaille le poil dans les oreilles, méfiez-vous de l’eau qui dort et du héros qui râle. Si c’est la parano c’est incurable a dit la psy « j’ai beaucoup exigé de la vie je n’ai jamais pensé tomber si bas ». Si nous sommes le regard de l’autre comme dit l’autre, c’est pas grand-chose.

Je t’en foutrais du Sartre.

Dix minutes de gloire à 0h 30 avec PPD pour mon bouquin Le tas bourré au deuxième rang quand Bittbander t’a passé le micro, on n’entendait que lui t’as eu dix secondes il faut pas te plaindre tout le monde t’a vu remuer la bouche en gros plan. Plus à 8h du mat un samedi sur France-Q toute la France est au garde-à-vous onle samedi à 8h10 « c’est vachement facile à France-Cul suffit de demander » même que la zentatrice te faisait du genou sous la table à la verticale du micro tu ne peux pas oublier ça faut pas être ingrat envers la vie. Le guignol qui se poussait du col qui voulait diriger la revue à c’était moi on n’entendait que moi one more time avant l’émission putain comment que le dirlo t’avait remis à ta place derrière la vitre en débitant ses boniments d’une belle voix grasse et caverneuse Le but et les finalités la Déontologie parfaitement de Sa revue à Soi tout seul et tant mieux.

Parce que tu sais les petits castors qui prennent le train en marche dans un Com’ de Rédac faut les remettre au pas clac sur la gueule ou tu les retrouves vite fait en train de tirer la couverture et tu te fais niquer par un petit merdeux qui te choisis ses disques et qui te pousse son édito comme une merde en se foutant de ta gueule quand c’est toi putain toi qu’avait tout prévu construit lancé - la haine merde molle neuf mois pour le virer qu’on n’entendait que lui cétait Ton émission Ta revue Ta vie Tes risques phynanciersfaut comprendre aussi tu t’es retrouvé comme un con côté technique parce qu’on n’allait pas lui refaire le coup à lui l’autre…

Les guignols faut les scratcher tout de suite autrement c’est à eux qu’on s’adresse donc pas un article pas une ligne pas une photo dans la presse même à Sud Ouest même « Trouville-Plage » bien fait pour ma gueule, l’autre là bien pro bien modeste la conférence et la pleine page Médaille en Chocolat de la Bonne Ville des Eyres et du Club Clitoridien réunis – ah !…

...c’est qu’il en connaissait du monde c’est ça la gloire tu l’l ‘a connue qu’il répétait (lambdacisme) au fond de ton secrétariat premier guichet à ta vraie place 18m3 « trois par trois  par trois » disent les analphabètes au 19 quai Badegerce entre Clermont et Montferrand. Tu sors le soir tu ne vois personne ni chat ni chatte le couvre-feu, le froid la pluie la nuit la neige, fondue ; coups de pied du vent au pied des tours de St-Wandrille rue des Gras rue des Chaussetiers. Des restaurants des fenêtres au premier avec des rires entre gens qui se fréquentent à 50 ans fini la chasse aux femmes la tienne t’avait viré on se marie trop jeune on ne connaît rien de la vie 30 ans de vie commune c’est de l’amour qu’ils disent les autres qui vous décorent vite fait, trois gosses partis dans la nature informaticiens ct cons comme leurs pieds.

Tu revois ton ancienne maîtresse qui t’écrit « si j’avais su » et toi toujours fidèle à celle du Maire et du Curé putain 30 ans de vie commune à ne même plus avoir l’instinct de ce qui te branche ou non, même plus le réflexe de draguer la patronne à l’entresol d’ici et même plus de taches au drap, tu peux laisser le lit tout ouvert avant la balade du matin…

Et pas de voyage non plus, sa première émotion c’était Coconut Globe-Trotters, le Pélican le Chimpanzé copain-copain « autour du monde » papa Singe et Maman Singe avec la pipe et le tablier pour la maman qui pleure c’était ça qui l’avait séduit, les parents qui pleurent à leur tour : le voyage, seul moyen de revanche – sa rage d’apprendre que le Père Noël, les Cloches de Pâques et la petite souris c’étaient les parents : cerné, raplati, toute cette petite métaphysique à portée de gosse – l’enfance était sans issue.

Il vit un jour dans le ciel un aqueduc de nuages, parole, avec de vrais piliers très hauts très fins, des messagers de l’au-delà venus le délivrer, il dansa dans la cour, puis les nuées ou les fumées d’avion se dissipèrent. Il imagina que les hirondelles – heureux temps ! - se canardaient en formations serréesaux trajectoires zigzagantes, se mitraillant à bout portant de leurs postes exigus – partir – partir – partir et revenir toujours comme une balle au bout d’un élastique de Jokari après laquelle il s’essoufflait avec sa petite raquette, et sa cousine gagnait toujours. Ici le temps serrait toujours ailleurs, il se déroulerait toujours au-delà de sa vie – mais sans jamais rompre les ponts : juste les chemins creux du Limousin les départementales corréziennes sous l’orage ou le cagnard ou le brouillard et le petit hôtel du soir, pas cher et confortable, la bonne table et la bouteille à soi seul juste boire, voir et fuir.

Bien sûr c’était les femmes qui l’avaient fait souffrir, les femmes, lui rognant le fric, les ailes, le sexe, se refusant sans cesse, flairaient l’homme bizarre, le pas net, le névrotique et fuyaient, le repoussaient dès le premier pincement de cœur mais ne versons pas dans la vulgarité tu ne me sauteras pas pensaient-elles « on sait à quoi tu penses » «tu t’es regardé » « tes fringues et tes cheveux et la tête » alouette « et tes conneries, les conneries que t’arrêtes pas de dire « ah çui-là » « ce guignol » coucher ça va pas non ? Variantes pour plus tard : Je veux bien mais laisse tomber celle que tu as celle que j’ai, celle que j’ai fini par obtenir de haute lutte quinze mois de résistance – même folle même grosse (« Laisse-la tomber et je te donnerai tout « là-haut sur la colline » - jamais jamais je n’abandonnerai ma femme malade – la rancune avait tourné haine.

Tuer n’importe quelle femme surtout sans aucun rapport avec nulle de celles qu’il avait connues possédant toutes d’excellentes raisons de ne pas coucher de ne pas aimer – ou bien « en camarades » comme avait dit sa femme les premiers temps camarades : « qui partagent la même chambre » - non, une femme abstraite, une blanche, un écran – avaient-elles eu de la pitié, elles ? « Quelle homosexualité disait le psychiatre ? vous ne me parlez que de femmes, uniquement de femmes ! plus tard le ciel s’ouvrira » Manuel du Parfait Dragueur (MPD) envoi discret 320F votre conscience accrue vous ouvrira les culs tout ira bien votre comportement suivra, « l’action l’action vous dis-je, vous serez guéri vous aurez de l’argent des femmes et des voyages » plus de peur de la mort adieu bordels je suis venu j’ai vu j’ai vaincu niquée la reine » - les psy fond des promesses – j’ai cru.

Non tenues. « Sauver les autres. Aider les autres. Écouter les autres. » Six psy en 18 ans. Marie-Antoinette notait dans mon dos. Vous ne faites que des va-et-vient sur la feuille. Le bruit s’arrête net. .Puis une autre. Puis un autre. Une autre. Plus de femmes que d’hommes. Les mecs plus pontifiants. Plus solennels. Cons. Reste un personnage à tuer. J’hésite. Un Prêtre. Un quatorze cent soixante Villon pris de boisson c’était lui ou moi poignarde un prêtre – et si je me contentais d’un sacrilège ? Souvent dans les églises je prie le vent, j’écoute les sermons, exemple :

nous fêtons saint Hubert en ce jour de septembre parce qu’en novembre il fait moins beau, saint Hubert aimait la solitude ah c’est pas bien ça, la souffrance nous révolte et nous ne l’acceptons pas à moins que la Vierge Marie ne nous conduise par la main vers Dieu comme des enfants (Vayres Gironde29 septembre 1997, Limoges cathédrale 30 12 2000) ôte la souffrance imbécile et le christianisme n’a plus lieu d’être, je revois ce fameux petit garçon des « Hommes de bonne volonté » qui du haut de son impériale « a fait le tour de la condition humaine » et «considère de haut toutes ces touchantes petites misères de l’adulte » (impôts etc.) - « Dieu veut que nous soyons heureux » à d’autres, nous ne sommes pas sur terre pour être heureux mais avec le devoir d’être dignes « dans le christianisme il faut en prendre et en laisser Pharisien Pharisien « pardonnez-nous parce que nous sommes pécheurs » quand j’entends ça en début de messe j’ai la bouche pleine de gerbe je vous salue cuisine pleine de graisse le cuistot est avec vous / vous êtes vomie entre toutes les tables – ô dolorosisme ô culpabilisme ô flagestionnisme y a-t-il quelque part nom de Dieu d’être à la fois chrétien et digne ?

Bouddha : « Ne souffrez plus mes frères » « La vie c’est souffrance donc mourez » (« tous morts aux désirs ») les Autres la Compassion les Autres on te dit tu te laisses bouffer tu fermes les yeux au mendiant qui te tend la main ça fait le septième tu es bouddhiste qu’est-ce que tu fais «ah faut savoir se défendre ne pas se laisser marcher sur les pieds quand même et accomplir son destin dans le courage et dans Bouddha « en prendre et en laisser » chacun pour soi et Dieu pour tous pas la peine de nous les casser avec vos doctrines à la voisin de palier Bouddhiste va chier.

Tuer nous disons donc un prête un catholique pas un juif - hors sujet – s’avancer vers l’autel crâne ras crâne bas, claquer des talons saluer Sieg Heil ! résonance garantie, prêtre indigné surgi de la sacristie, dégainer le Mauser et Paf l

ae chien. Une femme, un psy, un prêtre. Dans l’ordre.

Femme, promesse d’amour : non tenue.

Psy, promesse de paix : non tenue.

Prêtre, promesse de Dieu, non tenue.

Aaaah ! je suis puéril…

Aaaah ! je suis morveux...

Je t’en foutrais du morveux.

PAN. PAN. PAN.

Une psy prêtresse ?

Trop facile. On va fignoler. Trois cibles bien distinctes, bien dé-tail-lées.

Pour les femmes, s’exercer. Ça ne se tue pas comme ça, une femme. « C’est comme les sangliers. Quand on veut les tuer, faut pas les rater ». Balzac. Partir des images. La femme est une image. Eïdolonn, l’idole. <la femme ça s’imagine, ça s’idolâtre. Balancer son foutre dans la gueule ou dans le con d’une photo ou foutre son poignard – nul, archinul. Jeu des phosphènes : tu fermes les yeux, et sous tes paupières avant de dormir, tu t’appuie sur les globes, tu vois des lueurs, des éclairs, et si tu modifies la pression, le doigt, l’intensité, la partie de l’œil – tu multiplies à volonté le kaléidoscope interne : formes, couleurs, dimensions.

C’est la masturbation des yeux.

Tout le jour comme une fille tu attends le moment d’écraser tes globes oculaires, pour entrer dans le monde inépuisable des fantasmes à l’état le plus brut, le plus pur. C’est tout de même moins voyant que de se gratter les berles ou le clito. Dangers pour les yeux : larmoiements, conjonctivite – ne pas frotter. Même phénomène que la persistance rétinienne.

La persistance rétinienne a permis d’inventer les comics, le cinématographe. Si dans la rue tu croises un homme, une femme ; aussi indifférents que tu leur paraisses, il t’est toujours possible, à la dérobée, de les enregistrer tous à l’intérieur de ta muqueuse et de fermer tout de suite les paupières – prends garde à ne pas heurter qui te précède ou te suit – tu conserves à son insu la personne sur l’écran velouté de ta conjonctive comme un vivant phosphène, jusqu’au grain de sa peau, jusqu’aux nuances de l’iris, aux crevasses les plus intimes de ses lèvres – tu domines et la décortiques – te l’incorpores.

Mieux qu’un viol.

Même ignoré, transpercé, insolenté – ce pli de mépris que les femmes ont toutes à la bouche – tu peux, quelques secondes, immobile en pleine rue, frôler ta vision peu à peu effacée, recouverte – la fixer, l’aimer toute une vie(tu veux ma photo pauvre type ?variante : je te fais bander, connard ?) tu peux te la faire, des yeux, la dévorer, tout ce qui te restera vieillard, t’abîmer dans la contemplation, jeux de puceau, jeux de vieux con.

Puis tu leur parles, tenue là de la vulve à la tête et de la vulve aux pieds sous ta muqueuse palpébrale. L’âge aidant toutes sont belles, de 12 à 82 ans, tu les tiens dans les yeux sous ton bras et ce n’est pas de cul que je parle à mes prisonnières mais du temps qui passe et de l’amour, de maints replis imaginés dans leurs âmes de phosphènes


 

 

 

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Le petit livre des grandes fêtes religieuses 2e version

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FETES RELIGIEUSES CHRETIENNES

 

 

GENERALITES

 

 

Les fêtes chrétiennes, de façon plus visible peut-être que les fêtes juives, s'inscrivent dans un cycle annuel indéfiniment renouvelé, mais qui retrace, cette fois, les évènements de la vie du Christ. Cela commence avec Noël, natalis dies ou jour de la Nativité de Jésus, pour s'achever à Pâques, où il est ressuscité.

 

 

  • Les chrétiens ont fait feu de tout bois comme dirait l'Inquisition pour assimiler tous les cultes qui les ont précédés, depuis les statues de la Vierge érigées au sommet des menhirs, et la tolérance de coutumes celtiques dans le voisinage immédiat des célébrations chrétiennes, telles le sapin de Noël (venu d'Allemagne) ou les œufs de Pâques – jusqu'au détournement des fêtes juives de Pessah, devenue Pâques, ou de Chavouoth, rebaptisée Penteôte. Ce génie du syncrétisme suscita même la désapprobation papale aux Indes et en Chine où les convertisseurs jésuites avaient trop habilement réinterprété les philosophies, rites et croyances asiatiques (une bulle papale de Benoît XIV intervint pour interdire définitivement ces tentatives en 1742, mais les Chinois avaient pour leur part expulsé les chrétiens dix ans plut tôt).

Le film Mission a retracé les tragiques rivalités des missionnaires du Paraguay vis-à-vis du Saint-Siège au XVIIe siècle. Mais de nos jours encore en Amérique latine, il est bien difficile de ne pas reconnaître, derrière les honneurs rendus au Christ-Roi, la persistance millénaire des cultes indiens du Soleil !

Or, c'est précisément ce génie de l'acculturation qui a permis une telle extension, à l'heure actuelle, de la religion chrétienne, catholique ou protestante. Les protestants ne célèbrent pas les fêtes qui ne figurent pas dans l'Evangile, à l'exception de l'Epiphanie, qui a trait à la personne du Christ. Mais depuis le XIX siècle, on commémore au temple, le dernier dimanche d'octobre, la fête de la Réformation, en honneur de Luther qui afficha ses 95 thèses à l'église de Wittenberg en 1517.

 

NOËL

 

Généralités et dates

“Noël” vient du latin “natalis dies”, jour de la naissance du Sauveur, Jésus-Christ. Ce mot n'apparaît pas en français avant le XIIIe siècle. Noël se fête, en Occident, le 25 décembre. Certains affirment que cette date aurait été choisie en fonction de la position des étoiles dans le ciel : entre les constellations de l'Âne et du Bœuf se situerait précisément un vide que l'on appelle, depuis les Assyriens, la Crèche... (consulter les textes de Franz Cumont).

Auparavant, cette célébration variait entre le 19 avril et le 26 mai, les Evangiles ne parlant d'aucune date précise. Certains exégètes pencheraient pour le mois d'éthanim (septembre/octobre). Mais à Rome, dans l'Antiquité, les fêtes de Saturne ou Saturnales (fêtes des semailles) se célébraient du 19 ou 26 décembre. César instaura, lors de sa réforme du calendrier (“calendrier julien”) une Fête du Soleil invaincu (c'était lui...) ; or ses astrologies fixèrent par erreur la date du solstice au 25 décembre. Et c'est à cette date que se célébrait également le dieu Mithra, particulièrement en honneur chez les militaires. En 274, l'empereur Aurélien décréta le culte du Soleil Invaincu “religion d'Etat”. La date du 25 décembre fut maintenue. Constantin (306-334) fit du christianisme la religion officielle, quoique minoritaire : Jésus, “”Soleil de Justice”, acquit ainsi sa date de naissance officielle, confirmée par le pape Libère en 354. dont la première célébration officielle date de l'an 330.

Et certains d'estimer que si l'Evangile ne mentionne pas la date exacte de la naissance de Jésus, c'est parce qu'il coexiste avec Dieu le Père, « dans les siècles des siècles » ! Il n'a donc ni commencement ni fin : « Je suis l'Alpha et l'Oméga... »

Observons d'ailleurs que la date de naissance du Prophète, chez les musulmans, historiquement connue et indiscutable, ne fait l'objet d'aucune célébration particulière.

D'autre part, le moine Denys le Petit (ou le Scythe) s'est trompé sur l'année dans ses calculs, effectués en 532 : le Christ est né, en réalité, en 6 avant Jésus-Christ ; mais pourrait-on parler de la guerre 20-24 ? Quant aux juifs, ils interprètent l'abréviation historique “è.c” (“ère chrétienne”) comme “ère commune”...

Saint Augustin, au Ve siècle encore, ne considérait pas Noël comme une fête importante. Ce n'est qu'un siècle après lui que cette date s'est confirmée, pour concurrencer les fêtes païennes, toujours populaires, du renouveau du soleil. Vers l'an Mil, l'Église imposera autour de Noël une Trêve de Dieu, pour empêcher les seigneurs de se battre ! Ensuite, de telles « trêves » se multiplieront... Ce n'est cependant que dans la première moitié du XIXe siècle que s'est véritablement popularisée, avec toute l'imagerie que nous lui connaissons aujourd'hui, la fête de Noël.

 

 

LES EGLISES ORTHODOXES ET NOËL

Notons que l'Eglise orthodoxe grecque utilise le calendrier julien pour Pâques mais le calendrier grégorien pour Noël (c'est donc le 25 décembre) alors qu'en Russie le calendrier julien est observé : la Noël russe tombe donc le 7 janvier.

 

RECITS EVANGELIQUES

Selon Luc et Mathieu, Marie et Joseph se rendirent à Bethléem afin d'y être recensés. Or, les auberges étant complètes, Marie, sur le point d'accoucher, mit au monde son fils Yéhoshoua (Jésus) dans une étable à Bethléem (“la maison du pain” en hébreu). Marie était toujours vierge, comme l'a proclamé le concile de Latran (649). Après cette naissance, le roi Hérode, gouverneur de Judée au nom du peuple romain, fit massacrer tous les nouveaux-nés, afin que Jésus, fils de Dieu, fît partie du nombre (c'est le “massacre des Innocents”, le 28 décembre). Mais la Sainte Famille (Jésus, son père terrestre Joseph et sa mère Marie) s'était enfuie à dos d'âne en Egypte. Ces récits évangéliques n'ont pas de certitude historique : les fouilles à Bethléhem n'ont pas trouvé trace d'habitat à l'époque de Jésus. L'archéologue Aviram Oshri a pourtant découvert, en 2005, un village homonyme en Galilée, qui était, quant à lui, habité – le débat reste ouvert...

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LITURGIE

Les ornements liturgiques sont blancs, signe de joie. Lecture est faite de l'Evangile selon saint Luc : “En ce temps-là, on publia un édit de César Auguste qui ordonnait de faire le recensement des habitants de toute la terre... » Une messe de minuit est traditionnellement célébrée la veille au soir, le 24 décembre. A la messe dite « de l'aurore », l'officiant lit le chapitre 2, verset 14 : « En ce temps-là, les bergers se dirent les uns aux autres : Allons jusqu'à Bethléem, et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur vient de nous faire annoncer »...

Noël marque le début chronologique de la vie terrestre de Jésus, mais aussi, comme nous l'avons vu, celui de l'année liturgique, s'étendant de Noël à Pâques : naissance, mort (le Vendredi saint), résurrection (le jour de Pâques).

...Certains pays réformés, dans leur désir de se démarquer d'un catholicisme jugé trop profane, ont vu d'un assez mauvais œil les célébrations exagérément festives de Noël. L'Angleterre les a même interdites de 1647 à 1660, et les premiers immigrés américains , à Boston, maintinrent l'interdiction de fêter Noël jusqu'en 1681.

De nos jours, les Églises protestantes célèbrent Noël la nuit, à l'aube et le matin. On peut inclure dans la liturgie la célébration de la Cène. Voici l'introït de la célébration de l'office de nuit : Un enfant nous est né, un fils nous est donné, et la domination reposera sur son épaule. On l'appellera Admirable, Conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la Paix. Chantez à la gloire de l'Eternel un cantique nouveau, car il a fait des choses merveilleuses!

Pour Noël : Psaume 98

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres voit une grande lumière; et la lumière resplendit sur ceux qui habitaient dans le pays de l'ombre de la mort. Vous, toute la terre, faites monter vos cris de louange jusqu'à l'Eternel ! Servez l'Eternel avec joie, venez devant lui avec des cris d'allégresse ! » Le protestantisme n'est pas une religion différente du catholicisme ; plutôt une façon différente de vivre la même religion.

 

 

 

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COUTUMES

 

L'Avent (adventus, l'arrivée), depuis Grégoire le Grand (590-604), commence le quatrième dimanche qui précède Noël. Jadis on allumait une bougie par semaine autour d'une grande couronne, ce qui n'est pas sans rappeler la menorah de Hanoukka.. Mais l'on trouve de plus en plus en magasin une espèce de calendrier (c'est un père de famille allemand qui l'a inventé, pour calmer l'impatience de ses enfants !) où sont découpées de petites fenêtres, dissimulant une formule évangélique ou une image pieuse – le plus souvent, une friandise...

 

Les coutumes de Noël sont innombrables. La principale est celle des cadeaux, se référent aux dons offerts à l'enfant Jésus par les bergers ou les rois mages (voir « Epiphanie ») : les enfants les ouvrent la veille au soir, ou le lendemain matin. C'est la grande période pour les marchands de jouets ! Mais l'échange de cadeaux possède une grande valeur de lien social même dans un contexte laïque.

 

 

UNE BREVE HISTOIRE DU PERE Noël

De nos jours on ne sépare pas Noël du Père Noël, qui n'a pourtant rien à voir avec la tradition chrétienne. C'est un personnage fort sympathique, à grande barbe blanche, enveloppé d'une houppelande rouge bordée de fourrure désormais synthétique... Il s'introduit ainsi dans les cheminées pour déposer des cadeaux dans les souliers des enfants sages, comme le chante encore Tino Rossi (toujours abondamment vendu !). Le Père Noël porte une hotte remplie de jouets, et vient à travers ciel dans un grand traîneau tiré par huit ou neuf rennes.

Les origines du Père Noël sont à rechercher auprès des anciennes religions, connaissant toutes certaines divinités chargées de distribuer des cadeaux à tous les enfants. Dans tout le nord de l'Europe, il existait un roi légendaire qui offrait des jouets et des friandises aux enfants sages. Il devient soit le Père Noël, soit saint Nicolas ; la tradition la plus repérable se situe toutefois dans les contextes mythiques germano-scandinaves.

Le premier aspect du Père Noël est le Bonhomme Hiver ou toute autre représentation divinisée de l'hiver ou du gel ( (et même, en Finlande, un bouc généreux...). En Suède, c'est le lutin BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 50

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Julenisse qui apporte les cadeaux, à la fête du milieu de l'hiver, la « Mindvintersblot ». Les Celtes avaient le dieu Gargan (qui inspira le Gargantua de Rabelais), et les Vikings le dieu Odin en personne – mais c'est le lutin suédois qui a fourni à la représentation la fameuse barbe blanche, le bonnet et la fourrure. Les mythologies mentionnent une fête du solstice d'hiver, soit le 21 décembre, à partir de laquelle les jours recommencent à augmenter, apportant la promesse d'un renouveau des saisons et des récoltes futures.

Les mythes nordiques affirment également que la divinité envoie du haut des cieux son énergie au cœur de l'hiver pour que la vie ne s'éteigne pas même au sein des circonstances les plus défavorables. Des liens supplémentaires se tissent alors, aussi bien entre les hommes qu'avec les autres créatures. Les portes des maisons restent ouvertes, des tables garnies de mets et de cadeaux sont mises à la disposition des hôtes de passage. Tout est décoré de rameaux et de guirlandes. Vision probablement idyllique.. Des cérémonies de reconnaissance envers les dieux prenaient également place parmi les réjouissances. Enfin, le soir, tous recevaient les créatures surnaturelles, gnomes et elfes, partageant les bons plats et les histoires.

Les gnomes sautaient sur les tables et s'amusaient à faire rouler des œufs. Les esprits de l'air sifflaient joyeusement autour des maisons pour annoncer leur arrivée. Les faunes jouaient de la flûte dans les jardins et les étables. Seuls une femme, une jeune fille ou un enfant pouvaient distinguer nettement les visiteurs ; ils racontaient donc aux autres, à voix basse, tout ce qui se passait. Chaque visiteur invisible apportait une offrande qu'il plaçait sur les tables richement parées: plantes, fleurs rares, herbes aromatiques, des fruits, de jolies pierres... A minuit, les visiteurs invisibles terminaient leur ronde et les habitants des maisons allaient se coucher, sauf les responsables des feux.

Mais plus tard, dit-on, les créatures humaines attendirent en vain les visiteurs de l'autre monde : la haine, l'envie et la méchanceté les faisaient désormais tous s'enfuir. Les hommes ne crurent plus qu'en leurs facultés rationnelles; ce qui les livra aux ténèbres ; ils étaient devenus « civilisés ». Les êtres de l'autre monde se sont alors transformés – c'est pourquoi voir entrer le père Noël dans les maisons doit rester un moment magique pour les jeunes enfants.

En Europe, les rituels liés à l'approche de l'hiver sont ancestraux. Une tradition païenne voulait que pour exorciser la peur de l'obscurité les jeunes hommes se grimaient, allant de maison BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 51

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en maison pour quémander les offrandes ; le vieil homme qui présidait ce cortège fut appelé Noël dès le XIIe siècle en France. Ce pouvait être aussi une compagnie de « bonnes gens » guidée par dame Abonde, ou Perchta, ou Holle (Diane ? Hérodiade ?) qui bénit les maisons honorables. Les morts de l'année sont là aussi, avec la « mesnie hellequin » (des diables, quelques démons...) - bref, l'Eglise catholique s'est hâtée de remplacer toute cette ménagerie païenne par des saints dûment estampillés.

SAINT NICOLAS

Les bons chrétiens en effet se réfèrent à saint Nicolas, évêque de Myra, qui aurait vécu au IIIe siècle au sud de la Turquie actuelle, près d'Antalya (à Demre). Selon la légende, il aurait sauvé de la mort trois enfants, destinés à être mangés après qu'un boucher les eut découpés et mis au saloir. Au XIe siècle les reliques de saint Nicolas (étymologiquement « le sauveur des peuples ») furent volés, à l'exception d'un morceau de crâne et de mâchoire.

Saint Nicolas est représenté comme le saint protecteur des enfants. Le 6 décembre de chaque année, un personnage, à la ressemblance supposée de Nicolas (grande barbe, crosse et mitre d'évêque, grand vêtement à capuche), passe de maison en maison pour offrir des cadeaux à tous les enfants. Sa fête est célébrée en France de l'est, Allemagne, Suisse, Luxembourg, Belgique, Pologne, Autriche, et en particulier aux Pays-Bas, même après la conversion de ce dernier pays au protestantisme. Or, ce sont les Hollandais qui ont fondé New York, sous son premier nom de Nouvelle Amsterdam !

LE PERE NOËL ET SAINT NICOLAS

En quelques décennies, cette coutume néerlandaise de fêter la Saint Nicolas se répandit ; pour les Américains, Sinter Klaas devint rapidement Santa Claus. La communauté chrétienne alors trouva plus approprié que cette « fête des enfants » soit rapprochée de celle de l'enfant Jésus. Ainsi, le patron des gamins fit désormais sa tournée avec son âne la nuit du 24 décembre. Dès le XVIe siècle était apparu le Père Fouettardpour donner des coups de fouets aux garnements ; les Autrichiens l'appellent Krampus – il est tout barbouillée de suie, il hurle en agitant ses chaînes et sa grosse cloche !

...C'est donc saint Nicolas qui a inspiré le Père Noël... Ce dernier porte aussi la longue barbe blanche, le bonnet de fourrure inspiré par la mitre sacerdotale, et la houppelande. Dans l'Est de la BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 52

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France, les enfants déposent sous le sapin de Noël un verre de vin pour le Père Noël et une carotte pour son âne ! Mais le plus souvent l'âne est remplacé par un traîneau, tiré par des rennes. Chaque région de France donna au Père Noël un nom différent : « Chalande » en Savoie, « Père Janvier » en Bourgogne et dans le Nivernais, « Olentzaro » dans le Pays basque et « Barbassionné » en Normandie.

 

Le personnage du Père Noël connut une destinée hors du commun : en 1809, l'écrivain Washington Irving évoqua pour la première fois les déplacements aériens de saint Nicolas pour la traditionnelle distribution de cadeaux. En 1821, c'est un pasteur américain, Clement Clarke Moore, qui inventa, dans un conte destiné à ses enfants, le Père Noël, dans son traîneau tiré par huit rennes. La crosse se transforma en sucre d'orge, et, pour le coup, le Père Fouettard (incarnation du Mal !) disparut. En 1860, Thomas Nast, illustrateur et caricaturiste à l' Illustrated Weekly, revêtit Santa Claus d'un costume rouge, garni de fourrure blanche et rehaussé d'un large ceinturon de cuir. Il poursuivit son œuvre graphique durant près de 30 années !

L'image actuelle du Père Noël, que nous pensions ancestrale, remonte donc en réalité au XIXe siècle, par l'action de la presse américaine ! Il s'agir là d'un mythe sinon païen, du moins entièrement profane. Le reste appartient à l'enfance, avec ce mélange de féerie et de naïveté.

  • LES RESIDENCES DU PERE NOËL

En 1885, Thomas Nast fixa la résidence officielle du Père Noël au pôle Nord au moyen d'un dessin représentant deux enfants qui regardaient, sur une carte du monde, le tracé de son parcours depuis le pôle Nord jusqu'aux Etats-Unis. Selon les Norvégiens, le Père Noël habite à Droeback, à 50 km au dus d'Oslo. Pour les Suédois, c'est à Gesunda, au nord-ouest de Stockholm. Les Danois sont persuadés qu'il ...crèche au Groënland alors que les Américains le logent en Alaska. En 1927, les Finlandais ont décrété que le Père Noël (« Joulupukki ») ne pouvait pas vivre au pôle Nord, car il devait nourrir ses rennes ; sa résidence était donc en Laponie, sur la colline du Korvantunturi. Malheureusement cette région est un peu isolée. Ils l'ont donc fait déménager près de la ville de Rovaniemi. Les enfants sont vivement encouragés à lui écrire à cette adresse, en Laponie finnoise, et tous les services postaux du monde se font les complices de cette enfantine supercherie. BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 53

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La Sibérie a revendiqué aussi le domicile du père Noël, mais il y a sans doute confusion avec Ded Moroz, le cousin russe du Père Noël qui est fêté le 7 janvier dans sa ville de Snegoroutcha («fille des neiges »). Dans le Pacifique sud, l'île de Christmas se revendique également comme une résidence secondaire du Père Noël. Et la Turquie n'est pas en reste, ayant conservé comme nous l'avons vu certaines reliques de saint Nicolas dans une région touristique... En France, le courrier envoyé au Père Noël est regroupé à Libourne ; Françoise Dolto, sœur de Jacques Marette, ministre des Postes et Communications de 1962 à 1967, fut la première secrétaire du Père Noël par l'entremise des PTT.

 

LE PERE NOËL ET COCA-COLA

C'est en 1931 que le Père Noël prit son aspect définitif dans une image de Coca-Cola due à Haddon Sundblom : il buvait du Coca pour reprendre des forces pendant sa distribution, et les enfants pouvaient en boire. De plus, il avait désormais une stature humaine, plus accessible, avec un ventre rebondi et l'air jovial. Il porte un pantalon et une tunique, mais en France il a conservé la longue robe rouge – le rouge et le blanc sont les couleurs traditionnelles de Coca-Cola, qui souhaitait inciter les enfants et les adultes à boire du Coca même en hiver... Ainsi, pendant près de 35 ans, Coca-Cola diffusa ce portrait du Père Noël dans la presse écrite, puis à la télévision partout dans le monde. L'idée que les enfants se font aujourd'hui du Père Noël est fortement imprégnée de cette image.

Le Père Noël actuel, joufflu, barbu, nous est donc venu directement des Etats-Unis après guerre, avec le plan Marshall ! Nous sommes donc on ne peut plus éloignés de quelque religion que ce soit. L'Eglise n'ose plus guère à présent afficher son hostilité latente au Père Noël. On connut bien quelques mouvements de protestation de la part des catholiques, certains allant même en 1951, à Dijon, brûler une effigie du Père Noël en place publique ! Rappelons tout de même pour conclure que bien avant Coca-Cola il exista, dans toutes les civilisations occidentales, un personnage offrant des cadeaux, tels le Père Chemineau, dans une robe de bure, avec une hotte. Il existait en outre une multitude de personnages plus ou moins christianisés, qui distribuent leurs offrandes à Noël : en Italie, les enfants reçoivent parfois des cadeaux de la Befana, dont le nom provient vraisemblablement du mot « épiphanie ».

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LE SAPIN DE NOËL

Le sapin n'a rien à voir lui non plus avec le christianisme. C'est tout simplement un message d'espoir et d'éternité, puisqu'il perd ses aiguilles tout au long de l'année, et non pas à l'automne, symbolisant ainsi la permanence de la vie au beau milieu des feuilles mortes. Mais les protestants l'ont rattaché, dès le XVIe siècle, à la croyance de l'arbre du paradis... En 1738, Marie Leszczynska, épouse de Louis XV, fit dresser un sapin de Noël à Versailles. En 1765, Goethe se montra fort surpris devant son premier arbre de Noël, à Leipzig. Comme elles sont parfois récentes, ces coutumes que nous croyions millénaires !

La bûche, elle, n'était pas en bois de sapin. Sa flamme représentait le soleil toujours espéré, c'était chez les Germains la fête de Licht, la lumière (...d'où la Sainte Luce, le 12 décembre...) ou le Yule Log druidique. . Autant que possible, on l'allumait avec les tisons de la bûche de l'année précédente ! On ne pouvait la manipuler qu'avec les mains. Cependant, parfois, une vieille grand-mère la frappait d'une pelle à feu pour en tirer des étincelles et disait : « Bonne année, bonnes récoltes, autant de gerbes et de gerbillons ! » ...A moins qu'on ne prédise le nombre des mariages à faire ou de poulets à naître...

 

Il fallait rappeler, disait l'Eglise, que l'Enfant Jésus était né dans une étable glaciale... où le seul chauffage était le souffle de l'âne et du boeuf... Cette bûche porte un nom différent suivant les pays (en Italie c'est le ceppo) et les provinces :

  • en Bretagne : kef Nedeleg
    - en Bourgogne : suche
    - en Franche-Comté : tronche
    - en Loir-et-Cher : tréfoir, tréfou
    - en Provence : calignaou (en bois d'olivier).
  • Les cendres de la bûchepréserveraient ensuite de la foudre, des pucerons, des renards, etc... A présent, il n'y a plus de grands âtres... c'est une délicieuse pâtisserie, dont le sens symbolique – peut-être fécondant ? - s'est éteint.
  • LA CRECHE
  • du germain « krippia », « mangeoire ». Mais on disait en France presepe, (latin praesepe qui BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 55

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désignait à l'origine un parc à bestiaux, l'étable, puis la mangeoire de l'étable) (presepio en italien et en portugais, presebbio en napolitain, pesebre en espagnol. Depuis saint François d'Assise, qui l'a réalisée le premier en 1223, à Greccio, avec des figurants en chair et en os, des crèches reconstituent la scène de la Nativité, et l'adoration des bergers, attestée dans l'Evangile. Noël est donc la fête de l'imagination , car l'existence de la crèche, entre le bœuf et l'âne, semble plus relever de l'astrologie que de la vérité historique ! Chaque région chrétienne conserve ses traditions, les plus connues restant bien entendu depuis le XVIIIe siècle celles des santons de Provence ; à la Révolution, toutes cérémonies chrétiennes étant interdites, on se replia sur son domaine privé. Chaque métier se fit représenter par un santon (« santoun », petit saint) en terre locale : ni plomb, ni plâtre, ni plastique, Les rois mages y sont aussi, mais on ne ne les célèbre que le 6 janvier.

La ville de Naples réalisa de magnifiques crèches, sur plusieurs étages, et les vendit dans toute l'Europe.

  • CHANTS ET DICTONS
  • Dès le XIIe siècle, on célébra des mystères mettant en scène l'adoration des bergers, d'abord à l'intérieur, puis devant les porches des églises.
  • Quant aux chants de Noël, ils rappellent toujours les hivers de l'Europe. Le chant allemand O stille Nacht (« Ô douce nuit ») fut créé en 1818 par l'instituteur en chef du village, Franz Xaver Gruber, et le prêtre Joseph Mohr, à la guitare, faute d'orgue. Quant au refrain bien connu « Il est né le divin enfant / Jouez hautbois résonnez musettes / Il est né le divin enfant / Chantons tous son avènement elle fut imprimée en 1874 en Lorraine, mais remonterait à un air de chasse du XVIIe siècle

Un volume ne suffirait pas pour recueillir les chants populaires de Noël ; nous avons retenu ce couplet poitevin

« Lavou qu'tu cours donc si vite, Pierrot sans chapeau

BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 56

LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

Courre, courre itou Nanette, quitte ton troupeau

Quitte ton troupeau, Nanette, quitte ton troupeau

Laisse ici dormir tes ouailles au milieu des prés

Et viens voir une merveille que j'te vas conter

  • Le sauveur que Dieu nous baille est né cette nuit... »)
  • Nous pourrions écrire un livre entier sur les chants et dictons de Noël :
  • Noël au balcon, Pâques aux tisons !

Lune de Noël gouverne le temps jusqu'à la Saint Jean

  • Claire nuit de Noël, claire javelle
  • Vent qui souffle à la sortie
  • De la messe de minuit
  • Dominera l'an qui suit
  • Noël humide, Greniers et tonneaux vides.

COMMENT SOUHAITER NOEL

 

Alsacien : Fréliche winorde

Basque : Eguberri On

Breton : Nedeleg laouen

Catalan : Bon Nadal

Corse : Bon Natale

Créole : Jwaïeu Nouel (Guadeloupe), jénwèl (Martinique), zwayé Noèl (Île de la Réunion)

Niçois : Bouòni Calèna

Normand : Bouon Noué

Poitevin : Boune Nàu

Provençal : Bon Nouvé, Nadau ou encore Calèndo (en hommage aux Calendes de janvier romaines, qui désignaient le Jour de l'an

Anglais : Merry Christmas

Allemand : Fröhliche Weihnachten

Chinois : shèng dàn kuài lè

Cornique : Nedelek lowen

Espagnol : Feliz Navidad

Espéranto : Gojan Kristnaskon

Finnois : Hyvää Joulua

Hawaien : Mele Kalikimaka

Hongrois : Boldog karàcsonyt

Italien : Buon Natale

Japonais merī kurisumāsu (importé de l'anglais merry christmas)

Liban : Milad majid wa aam said !(Noël Béni et joyeuse année)

Luxembourg : Schéi Chrëstdeeg

Māori : Meri Kirihimete

Monégasque : Festusu Natale

Portugais : Feliz Natal

Islandais : Gledileg Jol

BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 58

LES FETES CHRETIENNES

 

 

 

Norvégien : Gledelig Jul

Danois : Glædelig Jul

Suédois : God Jul

Néerlandais : Vrolijk Kerstfeest

Roumain : Crăciun Fericit

Gaélique : Nollaig Shona Dhuit

Bulgare : Tchestito Rojdestvo Hristovo

Slovaque : Veselé Vianoce

Slovène : Srecen Bozi

Tahitien : Ia ora'na no te noere

Tchèque : Veselé vánoce (mais sur les cartes de vœux, on utilise une formule de politesse française sans doute en usage en France au XVIIIe siècle « Pour féliciter »)

Polonais : Wesolych Świąt

Russe : Рождеством (rojd yèsst vom)- et on s'arrête là.

Fleurs, couronnes, etc.

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X

Les Vieux. Les plus vieux que lui, Georges. Déclinent leur âge et lieu de naissance. Claire, debout, prend des notes. Johanna, en retrait, l’œil noir, les toise. Dans la pièce qu’on entrevoit derrière eux, les armoires en effet s’entassent, acquises, garnies et abandonnées au fil d’une vie. Le soleil passe entre les battants capricieusement ouverts ou pendants. Marie Thérèse Mazeyrolles demande :

« Il faut que je trouve un nouveau logement ?

Jean-Paul Mazeyrolles son mari dit à son tour :

« On nous promet un rez-de-chaussée : dans la même rue ? »

Au retour, hors de leur présence :

« Les déplanter, ce sera les tuer » commente Johanna.

 

X

- Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! »

Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas.

 

X

 

Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. «  Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici, disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain.

Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon.

«  Leur déménagement n’a servi de rien. Ils sont redevenus tout comme avant. Ils ont transporté leur taudis sur leurs dos.

- Vous êtes jeune, répond-il, et pourtant, vous aimez l’ordre.

- Les deux ne sont pas incompatibles. » Johannz poursuit :

« Leur jardin sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain, d’autres armoires, en plein air, pourries sous la pluie.

- Ce sont des cousins de Myriam. » Il n’en dit pas plus. Myriam, ces gens-là et ses deux gardiennes sont apparentées. La Marquise de Lafayette en eût pondu vingt pages, qui rendent inaccessibles les abords de La Princesse de Clèves. Gloire au taciturne Georges, supérieur à Mme de Lafayette. « Nous sommes tous cousins » reprenait Johanne.

- L’âge les a bien amochés, disait Vieux-Georges : « jean-Paul et Marie-Thérèse ». La mode était aux prénoms doubles. La vieille ici redoublait de laideur. Johanne ajoutait que Vieux-Georges, à titre personnel, s’en était « bien tiré » : très peu de rides. À quoi Georges répondit : « J’ai une vraie tête de porc ». Le jeune femme se mit à rire, sans plus exposer sa pensée. Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Mais ils sont vraiment trop laids ! - Ils ne payent pas non plus leur loyer.

- Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné, dit-elle. Jetez juste un œil derrière la haie : ils habitent juste en bordure de notre propriété. Nous aimerions les annexer, avec de l’agent. Racheter le terrain.

- Qui mettrez-vous à la place ? - Vous, Georges. »

Il ne dit ni oui ni non.

Johanne recommence à se taire, et sa sœur aînée ne vient pas. On agite une cloche en cuisine : l’oncle René appelle à table : qui dit cousins, dit oncle. Georges se lève pour le réfectoire, il parle volontiers à tout le monde, avec insignifiance. Claire n’est arrivée que pour les pâtes, le casque sur la tête : elle écoute Good bye stranger, aux paroles si poignantes. Elle réclame du gruyère, pour les pâtes.

 

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...Vieux-Georges respire. Il ne s’en tire pas si mal. Cette maison est belle et vaste. Il n’en connaît pas d’autre, il n’en sort pas. Myriam lui fait un doux souvenir : elle est morte au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Johanne lui donnent toute liberté, laissant leurs chambres bien fermées à clef.

Georges erre pied-nu dans le couloir bien frais. Il s’assoit dans le salon désert, face aux cendres froides d’un âtre. Sa raison lui revient peu à peu. Ses oreilles se débouchent lentement. Il passerait des heures à écouter se défriper sa tête et ses tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, risque quelques pas dans le jardin jusqu’au prunier. Au fond, derrière la haie, près de leur masure, passent les ombres des vieux Mazeyrolles : l’homme voûté, silencieux – madame édentée, volubile.

« Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fait un café.

- Inutile, songe-t-il. Tout haut.

Claire, Johanne, le regardent intensément, amusées.

« Pourquoi passe-vous vos journées à voir, dit-il, des personnes de mon âge ? »

 

Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu fille étrangère ; il s’agit de jeunes femmes étrangères, good bye Mary, good by Jane, lancinantes mélopées dont la plupart de nous ne comprenons pas les paroles ? paroles qui si nous les savions nous rempliraient de larmes…

 

Pendant le repas familial règne la télévision. Georges dont la chambre désormais se trouve à l’intérieur même du logis des sœurs, Georges cache mal sa déception. Au moins peut-il se purifier des anciens miasmes pensionnaires, et le soir, contempler à loisir les profils de Johanne, de Claire nimbés de marbrures lactées.

Un soir après la bière aucun doute n’est plus permis :

« Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.

- Les vieux, précise Johanna.

- Vous les tuez, dit Georges.

Il les a vus, tout près, ce matin même, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Il ajoute qu’ils ont vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement.

L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. La grand-mère (il y a une grand-mère) non plus, exceptionnellement présente, dont on laisse la chambre ouverte en temps ordinaire. «Ne vous apitoyez pas, Georges, dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine.

Le feu de la St-Alphonse consume toutes les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons se sont regroupés. Certains veulent avertir les pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanne. Elle aussi apprécie les chœurs de faussets. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanne. Les vieux, rêveurs ou baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Georges revient dans son logis indépendant. On n’a brûlé que les meubles hors d’usage.

 

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Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé.

Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge.

 

Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres.

Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur.

Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités.

Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout.

 

*

 

Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celui-ci en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils.

Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille Marie-Thérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier

 

...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ?

Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez  soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite.

 

*

 

Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ».

Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu

plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ».

 

*

 

Vieux-Georges déambule dans les rues nocturnes. Il a retrouvé son chez-soi. Le plafond est bas. Il s’incurve jusqu’au ras du crâne – non : c’est la queue de lustre. Un jour ce niveau s’effondrera. Au-dessus de sa tête se pressent en longueur des lattes de pont de navire, trtès étroites, très vernies. La navigation sans roulis. « Je suis content. Je me contente de... »

À propos de plénitude : 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Ce meuble, très lourd, pourrait aussi bien provenir de la maison de son père mort. Vieux meubles, vieux ossements. Tout pourrait lui appartenir. Tout lui appartient. Désormais. Jusqu’à la mort, la sienne. Soixante dix années de terreur. C’est enfin arrivé. La vie derrière soi. Sa vie enfin vaincue.

Pleins et vides. Pleins et déliés. Mélanges et successions, j’y pensais depuis toujours. Il aime, brusquement, sa vie :

« C’est bête... »

 

*

 

...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… Gagne-t-elle à être regrettée…

Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait dû s’y mettre plus tôt… elle part la première. À compter d’un certain âge, les époux se guettent en coin : qui partira le premier ? ...se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? il a tant vécu dans ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Misère humaine et indifférence. La tête de Georges oscille. Ces décrochages du cerveau. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Aurait mieux fait de vivre de son vivant. Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? dit Georges. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Georges.

Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs…

Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriam ça alors il déchire la lettre il a des absences dit Claire comme les vieux dit Johanne il pense à sa femme

- Penses-tu !

- Il ne pense plus.

- Tu exagères, Johanna.

*

 

Les deux sœurs et Georges regardent un téléfilm. Le Prussien.

C’est l’histoire d’un vieil homme apparemment crétin, qui survit, apparemment indifférent, à la mort de sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme un tas de bûches qui s’effondre, le traitent comme un morceau de bois. Lui se tait, méprisant, sous ses rides. Le jour de l’enterrement, comme il marche lentement, tous les autres le dépassent. Il arrive bon dernier sur la tombe.

« Qui sait ce qu’il pense ? dit Claire.

- Voulez-vous devenir ma femme ? dit Georges.

- C’est une de trop, répond Claire.

- Pour moi c’est autre chose aussi, reprend-il ; des élans du cœur, très subtils et très forts comme à quinze ans. Comme un whisky.

Il ajoute :

« Si on ne devient pas fou dès le début, dès le premier choc – on se guérit. Dans l’instant.

- Voyons Georges, reprend Claire – vous étiez amoureux de votre femme ?

- Non.

- Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ?

Il dit :

- Je me moque d’être apprécié.

- ...je rêve ! » Johanne bat dans sens mains.

- Parlez-nous de Myriam, dit Claire.

Georges s’en contrefout. Johanne dit «  C’est dommage ». Il aurait pu en pondre deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous.

- Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces

 

PAGE 27 DU MANUSCRIT MANQUE, CHERCHER DANS D’AUTRES DOCUMENTS (POUPI?)

….la disparition de la page 27 prive le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouveront affectés.

EN PARTICULIER,

...Vieux-Georges Svarov découvre ce que chacun de lui savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs, ce dernier d’emblée très antipathique ; en effet, la tête du vieux Georges retombe quand il marche, et d’autres têtes vont tomber. Les deux amants sont jeunes et s’affrontent, mais rien n’est si grave. Johanne, belle-sœur de la main gauche, regarde Stabbs plus souvent qu’il ne faut. Brune, fine, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Johanne). « Nous excluons Vieux-Georges, dit-elle, par manque d’intérêt ».

Johanne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement.

Arrive un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Vieux-Georges et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête baissée, dépassant du complet-veston. Sa voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien. Il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Voici le dialogue :

« Nous ne le jugeons pas sur ses actes...

- Il ne veut rien faire.

- ...ni sur ses intentions.

- Il regrette insuffisamment sa femme.

- Noël est inconsolable.

- Qu’en sais-tu ? dit Noël.

- Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ?

- Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse.

(Une femme ôte son deux-pièces. Rouge. Noël vit sur deux sphères).

- C’est sa maladie.

- Quelle maladie ?

Les arguments se disent face à face et Noël se lève : « Ne chassez pas Georges ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ».

- Qui parle de me chasser ? dit Stabbs.

Noël poursuit sans répondre : « Ils n’ont fait que leur devoir ; d’avoir vécu. Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu.

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