Savez-vous que je ne me souviendrai plus que de cela, murs lépreux et peuples crasseux ? Je ne sache pas que Balzac se soit préoccupé de nous transmettre les parfums de ses personnages ou de ses cercles urbano-dantesques. Ça devait puer tout plein, cette populace. Il est vrai que notre auteur puait des mains autant que Mme de Staël des pieds, je dois ces gentillesses aux Goncourt : le Balzac sentait l'encre, tant il trempait les mains dans la fabrication de ses livres, dont aucune étape ne lui échappait. Balzac avait la voix forte, et s'entretenait souvent des plaisirs solitaires et saphiques des jeunes pensionnaires chez les religieuses. Ah, Balzac, voilà du propre ! Quelle était votre hygiène ? Comme il se complait : C'est le peuple des fabriques, peuple intelligent dans les travaux manuels, mais dont l'intelligence s'y absorbe. Voilà bien mon avis. Le peuple n'a pas de conversation.
Je disais à la cantine que de parler 30 secondes avec un plombier, tu t'emmerdais déjà. Une collègue se leva indignée devant moi, clamant "Eh bien mon mari est plombier, je trouve cette phrase inadmissible !" Que pouvais-je dire ? Me rétracter ? C'eût été pire, et insincère : on s'emmerde avec un plombier. L'ennui, c'et que je m'emmerde avec qui que ce soit. Intellectuel aussi bien. Les gens, voyez-vous, ont la manie de vouloir qu'on s'intéresse à toutes leurs petites manies : rafistolages de carrelages, ou spéculations sur l'existence de Dieu (il est dans les joints, il est partout). Mais j'aime bien ce fascisme social de Balzac, Honoré, qui se sentait à la fois "d'un métier" (imprimeur imprégné jusqu'au carpe) et "d'un intellect".
Il avait la chance, comme Djian, comme B. (jadis) d'associer en lui le goût du tripotage de merde ou de matière, et celui de la création spirituelle. Quant au peuple, il n'a pas le temps de penser. Sitôt qu'il pense, il s'imagine des rideaux neufs ou (ce qui n'est pas si mal) une partie de pêche. C'est comme ça. Topinard demeurait dans cette cité florissante comme produit, à cause des bas prix des loyers. "Comme produit" fait problème : c'est tout de même bien lui, Topinard (comment choisissez-vous vos noms monsieur Balzac ? - Ainsi de hait, en composant ; je dois toujours galoper pour vivre. - Comme un ouvrier ? - Comme un forçat, oui...) - ...qui est venu loger ici !
Le quartier ne l'a pas "produit" que je sache ! Mais il sera toujours intéressant de voir la façon dont Balzac aura conçu ce petit étriqué, soit ventru, soit chauve, soit bougon, car il est exclus qu'il loge ses abattis dans une coque de Bernard-l'ermite. Nous aurons donc droit à l'évocation de son antre ; or, si je repense à mon enfance, aucune couleur de chaussettes ne me vient à l 'esprit, je manquais totalement de sensualité, incapable de retenir les impressions de mes sens, déjà tout tourné vers l'intérieur. Dans le relationnel et ses complications. Même sous la pluie battante, je dus être reconduit chez moi : madame More ne pouvait plus supporter mon babil incessant, dont je ne me rendais pas compte. Son fils Marcel dut sortir de l'abri pour me ramener, à deux kilomètres à pied, chez mes parents. J'étais un fou, sans autres sensations que ma pomme et mon ver. Narcisse ? Et ceux qui sont comme moi, ils n'ont donc pas le droit à la parole ? Je n'écris pas pour Madou, ni aucun de ceux qui luttent, contre leur cancer du genou, contre les emprisonnements abusifs. Chacun sa voie, sa voix. Vocem et viam. Et le prochain qui me parle de mes défauts, j'essaierai, comme j'aurais toujours dû le faire, non plus de jouir que l'on parle de moi, mais de le faire taire : "Vois ta poutre, au lieu d'apercevoir ma paille". Il habitait la seconde maison dans l'entrée, à gauche. Franchement je n'en ai rien à foutre.
Ce pourrait être aussi la troisième à droite. Il s'agissait d'une cour, avec des bouges qui y donnaient. Mais Balzac avait besoin de se figurer ce qu'il racontait. Ces indications, qui n'eussent pas déparé dans un carnet préparatoire, comme ceux qui nous sont conseillés par les guides de l'écrivain, prennent place chez Honoré (mettez un G, vous obtenez l'écoulement des gonades) au beau milieu de la narration, comme chez un peintre les traces non effacées du fusain, ou le bois écaillé du cadre. Et qui se souvient de Topinet ? Son appartement, situé au sixième étage – voilà qui parle mieux – avait vue sur cette zone de jardins qui subsistent encore et qui dépendent des trois ou quatre grands hôtels de la rue de Bondy 9. Ce "9" nous apprendra plus tard de quel roman, de quel monde est issu ce locataire.
Favorisé dans sa misère, pourvu de bonnes jambes, bouffant des choux, mais étaient-ce des jardins potagers ? Fleuris ? ...puisqu'il y a hôtel (luxe et misère, banal à dire). Je repense à ces jardins dits "ouvriers" au nord de Laon, où je photographiai une bicyclette accotée au crépuscule, sur fond de planches blanches. Un Noir me dit que je n'avais pas le droit de prendre ce cliché. La pluie tombait à verse. Il ressemblait bien aux habitants chiants de cette infame région. Tout Noir qu'il fût. En ce moment la nuit tombe, la pluie aussi. Patrick Dupont s'échauffe dans sa loge, évite de manger, de boire : il danse pour nous à 20h 30. Quant à la suite, elle est en italiques sur mon livre.
Balzac est en droit, les textes de transition en italique, en partie de lui sans doute, en partie d'un inconnu, qui se contente de bâtir, à larges mailles de filet, notre centon ; ici, l'italique sera droit, comme ceci - le roman est Le cousin Pons, lu avec délices, oublié à l'autre bout de ma vie. "On ne relit pas un Balzac, on en relit un autre" – ma foi je l'ai fait, mais il me reste encore plus d'un volume à lire depuis 1965... "Le gagiste Topinard, seul, eut pitié de l'Allemand Schmucke, l'ami de Pons" – "Schmucke se rapporte à la racine d' "ornement", auf deutsch. "Orner" en turc se dit "süslémek", cela ne s'invente pas, crevez, altruistes...