Eschine, comme celui qui la courbe. Pour les générations ignares, précisons qu'il s'agit du plus abject faux jeton (et pourtant il n'en manquait pas) qui ait jamais infecté la vie politique athénienne, capable de s'en tenir uniquement aux textes, la patrie fût-elle en danger, comme les juges d'à présent qui vont relâchant sans trêve les multirécidivistes, trouvant toujours dans le code le plus obscur article permettant de laisser les pires petits cons dans l'impunité. Le ton est donné, vous lisez une page d'extrême droite, aigre et vipérine. Démosthène, lui, névrosé, bègue à n'en plus pouvoir, défendait le sol attique face aux ambitions territoriales de Philippe, le père d'Alexandre ("C'est qui, Alexandre ? - Laisse tomber...").
Alors, dans sa mission d'ambassade, il perd pied devant le grand Philippe, il se tait, il bafouille, puis reste coi. Lorqu'il revient avec ses petits copains d'ambassade, dont Eschine, il les complimente tous, les flatte. Puis, lors du compte rendu devant les instances grecques, le voilà qui retourne sa veste, l'épileptique : il se demande ce qu'ils ont fait, tous ces compagnons bien graves, pour sauver le pays. Lui aussi est de mauvaise foi. Mais je préfère quelqu'un qui ment pour la bonne cause, savoir la Liberté, à celui qui ratiocine et pointillise pour s'en tenir sourcilleusement aux textes et aux règlements, et je préfère crever dans la révolte illégale plutôt que de vivre dans l'eclavage en ayant bien respecté toutes les règles.
Ce qui ne m'empêche pas de n'avoir jamais conservé d'œuvre du grand Démosthène parmi mes livres, car les balancements et les antithèses attendues des discours grecs m'emmerdent à l'avance ("Il en vint, juges, à un tel degré d'audace que d'une part, ... d'autre part..." - merde. Et pour ne pas perdre de temps à transcrire des caractères hellènes aussi inconnus désormais des lecteurs que les hiéroglyphes arméniens ou laotiens, je suivrai l'alphabet latin : "hoï mèn tonn tou bouleussastaï, hoï de tonn sumbouleueïn, apodiatribôssi tèn hupérorionn laliann agapôntéss enn toïs oïkeïoïs pragmassinn." D'une part, quelle barbarie qu'une telle transcription. D'autre part, celui qui raille l'ignorance de ses contemporains ferait mieux de balayer devant sa porte : il ne sait pas trauire, ou très approximativement.
Il me semble que Démosthène se met à blâmer aussi bien ceux qui rendent compte de cette ambassade que les auditeurs du compte-rendu, qui bavardent sur la beauté de l'ennemi au lieu de s'occuper du danger que celui-ci leur fait courir. Vérifions : c'est juste, à part ma confusion entre "envoyer une ambassade" et "délibérer" ("pot de chambre" et "paire de jumelles") ; les uns donc "négligent de délibérer", les autres de "donner leur avis". Mais nous n'en sommes pas encore là, mon cher Démosthène ! Nous en sommes au compte rendu ! Oui, mais ce dernier devrait au moins orienter les débats à venir, au lieu de s'appesantir sur la bonne grâce de la réception par Philippe de Macédoine. Et c'est l'émotion qui lui a fait perdre la tête, là-bas, en pays ennemi. Mais c'est la ruse qui lui a fait promettre par Eschine de faire des compliments à l'assemblée athénienne sur les bonnes manières du souverain gourmand. Ah, les salauds. Paragraphe 50 : "Boulomaï d'huminn, éphè, "kaï épideïxaï hôs deï to pragma gighnestaï" – je vais vous montrer, moi, comment il faut s'y prendre, en gros.
Et cela je le rappelle alors que c'est lui qui a bafouillé puis perdu le silence, tandis que les autres ronronnaient leurs discours bien diplomatiques. Hama d'ékéleueï anaghnôsthènaï io psèphisma tou dêmou : il appelle le peuple à voter, eh bien non, "il fait lire le décret du peuple". Et il va, le fin juriste, démontrer que les ambassadeurs ne se sont pas conformés à ce décret. Qu'ils ont trahi. "Ana gnôsthéntos dé eïpen hoti "kata touto exépemmphthèmenn, kaï tauta éprattomenn ha énntautoï guégraptaï". Bon, "nous avons fait ce qui est écrit là". J'ai traduit juste, c'est la moindre des choses. Que va-t-il faire ? Démontrer que d'autres choses, bien plus importantes, et découlant logiquement des premières, ont été négligée ?
Le suspens est insoutenable. "Labé dê moï kaï tèn épistolèn hèn hêkomenn para Philippou phérontéss". Les effets sont respectés : un huissier va lire le texte de la mission devant tous. Comme notre Démosthène retrouve tous ses moyens devant son auditoire favori ! Bien plus taillé pour faire le tribun que pour les rôles d'ambassadeurs formalistes ! "Epeïdê dé anégnôsthê, "apékhété", éphê, "tèn apokrisinn, kaï loïponn huminn esti bouleussastaï" – serait-ce que les collègues d'ambassade auraient caché la réponse du souverain étranger afin d'en délibérer entre eux, crainte de la communiquer au peuple, émotif et bête ? Il s'agit non pas des instructions données par le peuple au départ, mais de la réponse !
Ce que c'est que d'être toujours demeuré inférieur en traduction grecque ! Me tromper sur la teneur du document ! Etre aussi con que Grégoire de Tours n'est pas une excuse... Le paragraphe 51 fait état d'un certain trouble de l'assemblée : "Thorubêssanntôn d'ép'auto tôn menn hôs deïnonn tis eïê kaï sunntomoss, tôn dé pleïonôn, hôs ponéross kaï phtonéross, "sképsasthé dê", éphè, "hôs sunntomôs kaï talla pannta apannguélô." Langue grecque, à nous deux. Les uns s'agitent parce que la réponse est brève et coupante, la plupart, parce qu'elle est nuisible et menaçante. Reste à savoir, car pour moi, ignare, nulle chose ne l'indique, si l'assemblée réagit aux procédés cavaliers de Démosthène ou à certaines menaces contenues dans la lettre de réponse. Re-suspens toujours insoutenable. Il s'agit du comportement de Démosthène : "deïnos" veut dire non pas seulement "nuisible" ou "terrible", mais aussi "habile" – Démosthène est habile. D'autre part, nous remplacerons "nuisible et menaçante" par "méchant et jaloux". Ainsi, l'assemblée sera partagée entre deux sentiments vaiment contraire, alors qu'avec ma faiblesse, l'opposition entre les deux partis n'auraient été qu'entre la forme et le fond d'une lettre royale. Non : les uns admirent Démothène, les autres le blâment.
C'était notre démonstration d'une incapacité de notre part d'entrer dans la logique interne d'Eschine ou d'un récit. Nous arrêterons là : les Attiques seront un jour envahis...