Cas de figure assez douloureux : devoir gloser une préface ultra-intellectuelle et passablement sentencieuse à un auteur que l'on n'apprécie guère, Marivaux. Nous l'avons lu dans un train bondé, cette « Vie de Marianne », en nous faisant chier comme un rat mort. Nous n'avions pas compris, voici 37 ans, que l'auteur n'avait pas voulu faire un roman bourré de péripéties, mais une suite de réflexion sur soi-même et sa propre existence, à peu près exempte de relief, volontairement banalisatrice afin de laisser à ses réflexions un caractère classique et universel ; que l'important n'était pas dans la cohérence ni dans la logique, la narratrice multipliant les bonds en avant et en arrière ; que l'autrice fictive se sentait elle-même fort consciente de son ingénuité en écriture, minaudant qu'elle manque de talent juste au moment où elle en montre par ses minauderies mêmes ; bref nous rejouant, avec un humour prétendu, l'exaspérant numéro de Sterne (Tristram Shandy and others) qui toujours va commentant luxurieusement ce qu'il est en train de dire.
Bref, « Arlequin ne serait pas séduisant s'il ne se rappelait pas sans cesse qu'il joue Arlequin », soit ; mais comparer La vie de Marianne à Jacques le Fataliste paraît pour le moins audacieux, tant ici la mièvrerie raisonnable et raisonnante nous rappelle un monument d'assommement, inachevé, que nous n'achevâmes pas nous-mêmes. Un « roman philosophique » donc. Un « Valville prenant le parti de la vertu devant Mlle de Fare », car il sera surabondamment question de vertu à sept branlettes par semaine entre ces nobles de particule ou d'esprit dont les noms semblent tirés d'un magasin de postiches, bien que « valvule » apparaisse dès Ambroise Paré dans un contexte anatomique.
Les préfaces nous déflorent vertueusement la suite : au moins pourrons-nous comprendre ? Avions-nous lu quelque avant-propos dans notre express en 2026 ? et qu'attendions-nous donc ? Du « rigolo » peut-être ? Je ne me souviens que d'un « vieillard » de 52 ans convoiteux de la vulve de l'une (Marianne) ou de l'autre (Tervure) ; même à 35 ans, j'estimais cette condamnation bien sévère ou stéréotypée. Il paraît en effet que ces deux femmes voient leurs vies mises en parallèles, par l'intermédiaires de deux narratrices distinctes. Que de femmes, sinon queues d'hommes ! Et quel goût chez nous de la galère… Voici à présent « l' honnête discrétion de qui veut l'oublier, comme l'officier qui s'offre à épouser l'orpheline » : le féminin nous étouffe sous la nuance, comme il nous gorge aujourd'hui de Tampax : en matière de délicatesse dite féminine, l'époque actuelle n'a rien à envier aux siècle précédents ; qu'est donc cette époque désireuse d'interdire la prostitution, et qui ne voit aucune contradiction avec l'horreur de la gestation pour autruiE ? Quoi ? L'introduction momentanée d'une simple bite soulève plus d'horreur que celle d'un enfant entier pendant neuf mois ? « La maladresse claironnante de la Dutour » est aussi évoquée. Notre préfacier, cédant lui aussi à la manie de l'Autre messianique (mon voisin, ma cousine, Dutrou, Landru, Mme Dupont, Himmler et mon patron), veut nous montrer qu'à force de mettre un pied devant l'autre on finit par marcher, et que ce sont les autres qui vous révèlent à vous-même : quel scoop !
Quelle impressionnante originalité ! Si l'on disait encore, à la rigueur, que le rapport à l'autre nous constitue dans notre fonction relationnelle (pompeuse lapalissade), mais l'autre, l'autre en soi, l'autre en tant que tel ? Étrange sauveur en vérité. Poursuivant son catalogue, le préfacier annonce une « parente maigre » (il cite) « qui mène son enquête », ou « de la part de Varthon, la morgue mal contenue de la rivale qui l'emporte ». Tout cela va constituer Marianne. Même les heurts. Les autres nous constituent. Soit. Admettons - de mauvaise grâce. Il est aussi de mauvais messies, des accoucheurs brutaux. « Marianne s'est imposé de redire cette même histoire sur tous les tons, de la subir de toutes les bouches pour qu'elle acquière enfin son sens, se vide de sa charge de malheur et de mépris, lui tienne lieu de brevet d'authenticité. » Ca fait beaucoup.
Pour une seule phrase. De quoi tirer quatre ou cinq sujets d'agrégation, au programme de laquelle figure La vie de Marianne. Si vraiment cette histoire est racontée de façon différente, il s'agit de bégaiement. Le roman serait alors en deçà de la construction, alors que la déstructuration contemporaine se situerait « au-delà ». Les inepties de l'art contemporain rejoindraient les maladresses dites primitives. Voilà un raccourci bien tentant. Où le préfacier tenterait de faire passer les balourdises pour des prémisses modernistes. Nous n'estimons pas que la répétition puisse atténuer le venin. « Les dernières épreuves de la jeune fille servent à l'abstraire de tout ce qui pouvait passer pour sa fatalité » : que veut-on dire ?
Que tout fut réfléchi, ressenti, passé « au spectre de l'analyse » ? Que nous reviendrions sur un plan réel que nous aurions quitté dans des prospectives mystiques à bon marché ? « Comparaissant devant le ministre, elle se libère de sa roture, ou plutôt de son inexistence civile, en l'acceptant publiquement, en se faisant même un titre de gloire de la reconnaissance infinie que lui dicte envers sa « mère » son défaut d'identité. » C'est à des phrases semblables que nous nous sommes aperçus qu'il y avait, de l'agrégation à nous, une différence non de quantité, mais de qualité : le plafond de verre qui s'élève au-dessus des femmes et des ploucs. On se libère d'une chose en l'avouant : pas du tout.
Chez certains, l'aveu, rajoute au poids, bien au contraire. D'autre part, la roture n'était pas le néant civique. Disons que Marianne était en droit de se réclamer de la noblesse, en même temps qu'elle revendiquait une inscription à ce qui ne s'appelait pas encore « Etat Civil ». La voici, n'ayant rien obtenu, réfugiée de son néant dans la reconnaissance. Au lieu de la hargne et de la dignité, l'amour poussif et la reconnaissance à la guimauve. Tout le négatif social sera converti en positif édifiant, par sa volonté souriante. Et, bien évidemment, cette condition d'apatride social, si l'on peut-dire, se convertira en exaltation de la vertu, sur un autre plan. Une fois par personne, une fois par miroir. « ...aux yeux de Valville, que « sa générosité terrasse, elle propose de satisfaire sans résister aux volontés de l'amant perdu ».
Serait-ce que ledit Valvule ne se sent plus digne de baiser, et que sans résistance il ne vaut plus la peine de s'acharner ? Mon Dieu, comme elle est plus belle et plus pure que cela ! « Terrassé » donc, il la refuse, ce qu'elle projetait sans doute. « ...En présence enfin de Mesdames de Miran... » - n'en jetons plus.