Ce sera toujours un mystère : cette façon de disparaître qui s'empare du contenu des livres une fois qu'il sont lus, tels ces flocons de fumée par-dessus la cheminée des locomotives, d'après Jules Renard : cette Invitation au crime, de Sheridan Le Fanu, Editions Phébus, ne fait pas exception à la règle. J''avais confondu avec un autre livre, où l'auteur, irlandais issu du même collège des Maturins que Jonathan Swift et plus tard Oscar Wilde, racontait l'histoire d'un jeune homme extrêmement doué, qui périt dans un duel. En lisant l'avant-propos, j'ai appris qu'il était aussi l'auteur d'une histoire saphique, Carmilla, dont je n'ai nulle connaissance. Ici, la maîtresse et sa servante, gouvernante et répétitrice française à l'accent délicieux, me semblent bien s'aimer plus que de raison eu égard aux classes sociales.
Mais du diable si je me souviens de quelque dénouement que ce soit. Il y aurait plutôt de la ruse et de l'intrigue, de la part de la Française, qui parle parfaitement l'anglais. Peut-être est-elle la maîtresse du maître des lieux, Marston, mais rien n'est moins sûr. Toujours est-il que ce maître noble et désargenté, qui refuse toutes les invitations par crainte de ne pouvoir les rendre, décide, l'auteur ne sait pourquoi, d'accepter l'auto-invitation d'un cousin sans-gêne, mais qu'il connaît depuis l'enfance : ce dernier est aussi expansif que Marston se montre distant (au point même de délaisser sa femme, le mufle). Puis-je me permettre d'ajouter que ce cousin, diamétralement opposé psychologiquement parlant, sera assassiné, Dieu sait par qui. La gouvernante française, qui s'occupe de l'éducation de la jeune fille de la maison, a reçu par courrier une lettre, dont rien ne nous est révélé.
Il est dit que l'intrigue est savamment distillée, d'épisode en épisode, où les révélations décisives s'interrompent toujours fort habilement à la fin d'un chapitre, toujours, comme dirait Zidane. Il paraît que c'est haletant – je n'en ai nul souvenir. Et si je n'avais procédé à une exploration préalable voici quelques mois, je serais déjà au bout de ma science. Voici donc, par un autre moi-même antérieur, quelques remarques parfois recoupantes. Avant que je n'oublie à nouveau, l'avant-proposiste loue Le Fanu, d'origine hugnenote bretonne, d'être un écrivain de transition, toujours en demi-teinte, mais ayant suscité l'admiration de Henry James (écrivain parfaitement insupportable si je puis me permettre) et d'Oscar Wilde, personnage, cette fois, insupportable.
On se lance, comme disait Free : Le Fanu, Invitation au crime. Action située en 1841. Ambiance de manoir anglais. « Les Hêtres Gris ». Carrément Wuthering Heights. Avec tous ces "h" inspirant l'aspiration d'air. Une sombre ambiance, des soupçons, une atmosphère sordide où traînent les indices, aucun probant. Hélas, un interrogatoire, qui fera tomber la tension je le crains. Mais on ne disait pas alors "un roman policier". La devinette, très peu pour moi. Cependant, avec Le Fanu, jusqu'à présent, le ton reste éminemment soutenu : it's Oxfordian. De lourdes ambiances, oui. De la déduction, non : c'est là une intrusion des mathématiques dans le domaine littéraire spéculatif pur. La littérature est descriptive, ou narrative, mais non dialectique. De plus, il m'est encore une fois mortifiant d'apercevoir, en un endroit très précis, une ou deux imprécisions qui me font douter d'une chose : le fils du protagoniste entre-t-il chez lui, ou fait-il un détour par l'intérieur du parc de son voisin ?
Ce voisin possède-t-il un fils ? (ma foi, je ne me souviens plus de cela, du tout...) De quel droit ce voisin pose-t-il des questions à la domesticité du protagoniste ? Car les anglo-saxons raffolent de l'interrogatoire ; combien de séances de tribunal dans les séries américaines... Il s'agit d'un meurtre. Les ressorts d'une intrigue sont passés de "qui couche avec qui" à "découvrez le coupable". Chez Balzac et Dostoïevski (la vieille école), il s'agissait même presque uniquement de stratégie matrimoniale : qui épouse qui ? "L'idiot", à ce sujet, m'avait fort désappointé. Peut-on réduire de la sorte une destinée ? - après tout, pourquoi pas... Marié, que reste-t-il à vivre... Coincé dans un amour, de même.
Les vies se nouent et se dénouent là. Pour le policier, il s'agit d'un assassinat, qui clôt la destinée, soubresaut des ciseaux d'Atropos... Mais rien ne vaut la description et la suspension... Le temps en suspens... Toujours est-il que Wynston, hôte désagréable, vient d'être tué dans des circonstances comme il se doit mystérieuses et atroces. "Si vous ne trouvez pas cela bizarre, je ne sais comment vous convaincre". Grand style et passion couvant sous la glace, assurément ; et je préfère ces afféteries aux grossièretés et trivialités dont on se croit à présent obligé de joncher le texte policier. Tout reste vif. "Tout cela est, selon votre propre expression, bizarre, dit Marston d'un air menaçant, mais je ne vois d'autre raison à votre acharnement que de provoquer un scandale chez moi en faisant planer un vague et hideux soupçon sur les membres de ma maisonnée." Où l'on voit que la langue la plus châtiée suffit amplement à exprimer la plus forte hostilité.