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GRANDEURS ET AVANIES D'UN PROFESSEUR DECADENT - CHEF D'OEUVRE

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Grandeurs et avanies d'un professeur décadent

BERNARD COLLIGNON

Qu'il soit beaucoup pardonné aux bouffons, pitres, fous de cour.

 

- Qu'est-ce qui t'est arrivé ? - La vie...

...ce qui qui m'est donc tombĂ© dessus...? toute une vie. La mienne. C'est bien moi. C'est toujours moi. “Peut-ĂȘtre que ce qui m'attend, ce sera simplement de devenir un bon prof - pouah » - rĂȘves de gloire. « Mon nom dans le Lagarde et Michard !» Pour cela il faut peiner, bosser, s'agiter sans repos ni trĂȘve. Je l'ignorais. Se fabriquer, se forger une volontĂ© d'acier, une foi Ă  toute Ă©preuve. Franchir la souffrance et l'angoisse – car la terre entiĂšre, Jean-Paul, grouille de crustacĂ©s aux pinces brisĂ©es, aux volontĂ©s mortes.

Je croyais, moi, qu'il suffirait d'apprendre, d'entasser les connaissances dans sa grange Ă  pensĂ©e, et puis d'Ă©crire. Pour cela, je suis devenu professeur, en ces temps-lĂ  oĂč nul n'aurait prophĂ©tisĂ© l'effondrement des savoirs. DĂ©sormais nous savons que tout bon professeur sera nĂ©cessairement le mauvais d'un d'autre. Tout enseignant, pour peu qu'on s'ingĂ©nie Ă  lui trouver des tics ou des manies Ă  rĂ©pertorier ses erreurs, ses sottises, qui sont le lot de tous les hommes, tombera sans difficultĂ©, quelle que soit son expĂ©rience et son charisme, du rang de l'excellence aux plus basses marches de la ganacherie.t oĂč il vous plaira si vous ne parvenez pas Ă  transformer le plus expĂ©rimentĂ©, le plus chaleureux des profs en salopard incompĂ©tent.

C'est bien ainsi que l'on extermina par milliers les enseignants de Chine dans les lao-gaï, camps de rééducation par le travail. Or il est proprement insensé, n'en déplaise aux petits plaisantins, de rétribuer les profs « au mérite ». Au moins autant que de mesurer le vin au kilomÚtre. Quant à cette fameuse «sécurité de l'emploi » dont les fielleux nous rebattent les oreilles, je leur demanderai simplement de tenir, allez, soyons bons, trois semaines derriÚre un bureau : nous les verrons supplier à deux genoux de retrouver le bon petit chÎmage à son pépÚre. « Vous ne saurez jamais », me jetait à la gueule Dieu sait quel dentiste, « ce que c'est qu'une journée de dix heures » - assurément, Docteur ; nous serions bien incapables, petites natures que nous sommes, de rester debout des dix heures d'affilée devant des mùchoires béantes.

Mais notre vaillant odontologue ne supportera pas davantage vingt Ă  trente misĂ©rables petits morveux dix-huit heures par semaine.  Nul ne peut s'imaginer, tant qu'il ne l'a pas vĂ©cu, Ă  longueur d'annĂ©es scolaires, ce que c'est que d'ĂȘtre Ă  tout instant remis en cause dans ses mĂ©thodes et jusque dans son ĂȘtre mĂȘme ; rabrouĂ©, insultĂ©, copieusement mĂ©prisĂ©s par tous ceux qui feraient tous tellement mieux que n'importe qui !

Je mets au défi tout dentiste ou plombier normalement constitué d'échanger ses fameuses dix heures debout voire tordu sous un évier contre quatre ou cinq heures de cours, susceptibles à tout moment de se déchaßner en lynchage. Non, je n'ai jamais su en effet, moi, ce que c'est qu'une journée de dix heures. Nous ne pourrions pas exercer vos professions, nous ne pourrions pas les exercer, en premier lieu par totale et complÚte incompétence - nous, du moins, le reconnaissons humblement. Par manque d'entraßnement aussi, manque de résistance purement physiques, nous en sommes parfaitement conscients - quel métier n'a pas son calvaire et son martyrologue !

Mais nos misĂ©rables quatre ou cinq heures par jour Ă  nous, seuls et (cela va sans dire) sans le moindre soutien de notre hiĂ©rarchie - bien au contraire ! - livrĂ©s Ă  deux ou trois dizaines d'apprentis salopards de 11 Ă  15 ans chauffĂ©s Ă  blanc, soutenus mordicus par leurs parents et toute la presse, qui les flingue depuis quarante ans (ces journalistes-lĂ  ne sautent pas sur les champs de mines) ; en danger permanent de se faire gueuler dessus par un petit con qui vous rappelle bien devant tous ses camarades que vous ĂȘtes nul Ă  chier et complĂštement infoutus de faire cours – ça non, quelle que soit votre profession, ces quatre ou cinq heures-lĂ , vous ne les supporteriez pas. Un chauffeur de bus stoppĂ© en catastrophe hurlait devant un de mes abrutis qui venait de balancer Ă  100km/h sur l'autoroute une canette de biĂšre Vous n'avez donc aucune autoritĂ© sur vos Ă©lĂšves ?  - Aucune, Ducon. Je le revois encore, ce grand pĂ©dagogue, ce grand stratĂšge, regagner son siĂšge les bras au ciel : je ne pourrais pas... je ne pourrais pas... - on fait moins le malin, chauffeur ? Un professeur : nĂ©cessairement triomphant, ridicule, ou chiant - point barre. Le lendemain mĂȘme de ma retraite, j'ai tout reniĂ©. Tout vomi. Tout. Je ne veux plus entendre parler d'avoir Ă©téça, jour aprĂšs jour, trente-neuf ans : prof.

Comme une insulte. C'est que, voyez-vous, ça ne sait rien, un prof. Ce sont les Ă©lĂšves Ă  prĂ©sent qui savent, et qui instruisent le professeur : le moindre sociologue vous le dĂ©montrera par a + b. Les profs ? Ils n'ont rien vu de la vie – la vraie, vous savez, celle oĂč il faut se battre, se foutre sur la gueule, gagner son bifteck, celle qu'on n'apprend pas dans les livres (c'est fou le nombre de choses « qu'on n'apprend pas dans les livres ») la Vraie Vie, quoi. Pas nos 39 ans de guĂ©rilla. Contre l'ignorance. Contre l'arrogance. Insurgeant vaillamment notre propre connerie contre celle des Autres. Enfin certains. Et j'aimais bien les Ă©lĂšves. Les filles – qu'est-ce que je n'ai pas dit lĂ  - castration, vite !

 

...Les collĂšgues ? Un pote par poste. Pas plus. DĂ©solĂ©. Peu de contacts. Certains s'Ă©panouissent comme des baĂȘtes dans le Collectif. C'est devenu leur Ă©lĂ©ment. Leur accomplissement, leur jouissance. Le Travail Collectif. C'est mĂȘme devenu obligatoire. Tous ensemble – tous ensemble - mĂȘme leçon, mĂȘme jour, sous la houlette pistonoĂŻde de Son AutoritĂ© le Professeur RĂ©fĂ©rent. L'Individu. Ecoeurante prĂ©tention n'est-ce pas d'exhiber - mea culpa - une fondamentale antinomie entre eux et MoĂą (« mes conlĂšgues », ça ne leur a pas plu, forcĂ©ment).

...Vous savez ce qu'ils leur disaient, eux, aux Ă©lĂšves ? faites des efforts, qu'ils disaient, encore des efforts, allez, le « bon coup de collier » - on me l'a fait aussi ce coup-lĂ , quand j'Ă©tais morveux - seulement voilĂ , quand on n'y arrive pas, on n'y arrive pas : vous avez essayĂ©, vous, franchement, de « faire des efforts », en maths ? je leur disais donc, moi, Ă  mes Ă©lĂšves ! - qu'il y avait dans la vie, cette fameuse vie voir plus haut, le facteur piston, le facteur coup de pot, et le facteur belle tronche. Le travail, bien sĂ»r, acharnĂ© mĂȘme si tu peux, mais Travail ne fera jamais le poids sans Bellegueule, Culot et saint Vernis. Des efforts ? J'en ai fait croyez-moi des efforts, par charretĂ©es - total pas de gloire, pas de pognon, pas de voyages, pas de femmes (« pas ici, pas maintenant, pas comme ça ») - chacun son expĂ©rience - mais enfin, je ne dois tout de mĂȘme pas ĂȘtre ici-bas le seul Ă  se voir rafler la mise par tout ce que le globe vomit de jean-foutre Ă  Ă©chines souples, grandes gueules et rectums adaptables tous formats : « Mon Kourage !», «Ma Volonté ! » - et je leur rĂ©pĂ©tais, moi, Ă  mes drĂŽles, que tout le monde Ă©tait con, moi compris, mais que les seules Grandes Choses, les seules qui valussent la peine, avaient pour nom LittĂ©rature et LibertĂ©.

Notre pauvre petite vie, aprĂšs cela, on peut se permettre de l'envoyer se faire foutre. Va chier la vie.

 

Les bordels, c'est moi qui les ai dĂ©clenchĂ©s, c'est moi qui les ai souvent domptĂ©s, j'Ă©tais le grand dĂ©conneur-chef, nul ne me surpassait : Puisque ces mystĂšres nous dĂ©passent, feignons d'en ĂȘtre les organisateurs (Cocteau). Le dernier mot, c'Ă©tait toujours moi qui le donnais. Pas par volontĂ©. Ni par courage. Mais par peur. Par uirgence. Juste pour avoir trĂšs vite compris qu'il ne faut jamais laisser le dernier mot Ă  l'Ă©lĂšve. Jamais. A personne. Le cours partait en tous sens. Prof-clown. Trente-neuf annĂ©es de poilade. Quand je me prĂ©senterai devant le Grand Juge tous mes enfants seront lĂ , deux trois mille : « J'ai fait rire les enfants » - car le rire est le propre de l'homme.

AssurĂ©ment nous avons passĂ© le flambeau tant que nous avons pu –mais ne jamais tomber du fil – oĂč donc aurions-nous trouvĂ© le temps du recul ? mes rares intrusion dans le sĂ©rieux se sont toutes soldĂ©es par des Ă©checs : on s'emmerde m'sieur - je regrimpais sur le fil, et je les y faisais pirouetter jusqu'Ă  la sonnerie - peut-on s'enliser sur un fil ? rĂ©ponse : oui. J'aurais voulu, sincĂšrement, me remettre en question.

MĂ»rir, par exemple ("qu'y a-t-il de plus navrant que ces vieux profs qui vont ressassant ans les mĂȘmes plaisanteries sur "le veau automate" et « le veau aux tomates", "soupçonner" et "sonner la soupe" ? ...je vais te le dire ce qu'il y a de navrant : c'est ton indĂ©crottable obession de vouloir Ă  tout prix des distribution des prix : "Bien" - "Pas bien" - or toutes les vies se valent, toutes...). Finalement tous ces parents nous auront tout de mĂȘme bien tolĂ©rĂ©s. Aux States, on se fait saquer Ă  la moindre blague douteuse. Ici mĂȘme, en douce France, Fabre, l'entomologiste (dont on a littĂ©ralement massacrĂ© le village natal...) - s'est fait proprement virer pour avoir appris Ă  des classes de jeunes filles que la reproduction provenait de la rencontre d'une cellule mĂąle et d'une cellule femelle. C'Ă©tait en 1867.

 

Lieux et fantĂŽmes

Quand je suis retournĂ© dans une classe, vide, ce qui m'asphyxia, ce fut cette bouffĂ©e de vieillerie, d'oxygĂšne viciĂ©. Du dĂ©labrĂ©. Du bout de ficelle. Sans espace. Sans issue. Comme l'enfer d' Huis-clos. Pour rien au monde je ne revivrais ce que j'ai endurĂ© dans ces endroits-lĂ . Toute une vie de poussiĂšre et de craie, dans cet incomparable bouillon de culture oĂč nous dĂ©battions sans fin, disciples ou collĂšgues, pĂ©tris d'intuition prise au vol et d'Ă©clats de rires compris par nous seuls. Car le vide produit l'Ă©tincelle et l'alambic distille l'esprit. C'est lĂ  une sociabilitĂ© minimale – Ă©touffante Ă  long terme sans doute, moins Ă  craindre cependant que la mise Ă  l'Ă©cart, terreau des calomnies.

Ces rapports professionnels, obligĂ©s, ne m'empĂȘchaient pas de me sentir unique, glorieuse exception dans l'exception, Saint des Saints dans le Temple... Ils le dĂ©couvraient vite, tous, que je les ignorais. A cette espĂšce de cache glissant soudain au fond de ma pupille - dont nulle prĂ©caution n'est jamais parvenue Ă  me dĂ©barrasser - et qui signifiait tu m'emmerdes. Tous ceux que j'ai croisĂ©s resteront Ă  prĂ©sent figĂ©s, encaustiquĂ©s, dans mon petit panthĂ©on personnel - sans qu'il soit jamais besoin, ni mĂȘme question, de les revoir. Ils croyaient encore, soyons fous ! - Ă  la vie, aux Ă©motions - Ă  l'action - quand Ă  la fin des fins tout un chacun devient le plus actif du cimetiĂšre... - mais en dĂ©finitive, mes seuls amis, mes seuls complices, par connivence de caste.

ApprĂ©ciĂ©s dans l'exercice et les coulisses du professorat, en situation - mais hors de ce cadre, dĂ©pourvus de toute pertinence vitale. Partenaires de brillance et de dĂ©lire. Au grand jamais je ne me suis enquis de leurs santĂ©s, deuils ou dentiers. S'enquĂ©rir de l'Ă©pouse ou de l'Ă©poux, des trois enfants dont le dernier en route ou du cousin de Perpignan, sans intĂ©rĂȘt ; si je parlais de ma femme Ă  moi, ce n'Ă©tait que sur le mode badin, pour tirer Ă  boulets rouges sur le sexe dit faible qu'on ferait bien mieux de nommer sexe chiant. Me fussĂš-je d'ailleurs aventurĂ© dans les fondriĂšres de la vĂ©ritable relation sociale avec ceux que la langue castillane, si lucide et si percutante, appelle los demĂĄs, “ceux qui sont de trop”, qu'ils en eussent Ă©tĂ© choquĂ©s bien plus encore. Du moins pouvais-je Ă  l'abri de cadre strict peaufiner mon Ă©tiquette de clown.

Ainsi telle matheuse havraise, s'Ă©tant un jour publiquement souciĂ©e de la dĂ©pression de telle autre collĂšgue, je m'Ă©tonnai qu'elles vĂ©cussent dĂ©sormais sur ce pied d'intimitĂ© - mais c'est qu'en deux ans me fut-il rĂ©torquĂ© d'un ton aigre, il s'en est passĂ©, des choses ! Deux ans ! moi qui depuis 20 de ces mĂȘmes annĂ©es restais au stade des salutations et des calembours bons ! ...J'aurais Ă  peine en ces vingt-quatre mois liĂ© connaissance, quand ces deux femmes-lĂ  Ă©voluaient dĂ©jĂ  sur le terrain sensible des confidences ! Notre Havraise cependant (pantalon gris collant, moule et minois fripĂ©s, avait Ă  mon Ă©gard usĂ© d'un tel ton d'arrogante alacritĂ© que je me sentis sĂšchement ravalĂ©, moi le pitre, Ă  mes infirmitĂ©s sociales - dont je me targuais Ă  vrai dire un peu trop... C'est ainsi, sans trop en souffrir, voyant Ă  quelles complaisances il m'eĂ»t fallu descendre afin de me frotter aux amitiĂ©s d'autrui, que ma vie s'est bornĂ©e aux propos de surface, avant les sonneries de cours qui nous renvoyaient chacun dans nos chapelles attitrĂ©es. Introduire dans ma vie quelque collĂšgue que ce fĂ»t ne m'effleura jamais ; mon Ă©pouse en souffrit, mais ceci est une autre histoire.

Et que se disaient-ils donc, mes collĂšgues ? ...les propos de salle des profs, lorsqu'il m'arrivait d'en surprendre, me dĂ©celaient de chaleureux conciliabules de mĂ©mĂšres de tout Ăąge, les lĂšvres et la prunelle tout imbibĂ©s de ces prĂ©noms en vogue (JĂ©rĂŽme, Christelle ou Carole) Ă  l'exclusion de tout patronyme, Taillebite ou Chattenbiais, trop militaires sans doute. Je confondais, ma foi, la Julie de 4eC avec celle de 5eB. Ce n'Ă©taient qu'enfants en difficultĂ©s, tous invariablement « mignons » ou “infects” pour les garçons, « chipies » ou “mignonnes” (dĂ©cidĂ©ment) pour les filles.

Echanges de ficelles pédagogiques, mérites comparés des manuels (interchangeables selon moi selon l'usage qu'on en fait), si bien que le travail se poursuivait jusqu'à la ménopause café, jusqu'au réfectoire, jusqu'aux chiottes par-dessus les cloisons.

Consciencieux, scrupuleux, boy-scouts, non, je ne les aimais pas. Trop de pĂ©dagogie, trop de mĂ©mĂšres balançant sur leurs ouailles leurs quintaux de couĂ«nne mammaire. Quant Ă  me pencher sur les circulaires, trĂšs peu pour moi. “Dans la peau d'un prof ? »... rien qu'Ă  les reluquer, pĂ©nĂ©trĂ©s de pudique importance, et bien qu'ils fussent je le confirme les seuls interlocuteurs valables, je m'appliquais Ă  ne pas leur ressembler - du moins de l'intĂ©rieur. Leurs barĂšmes de mutation, leur gravitĂ© d'adultes responsables et comptables pensaient-ils de tant de destinĂ©es me rebutaient. Je les rebutais souvent aussi, ce qui n'Ă©tais que justice : je fesais cours autrement ; sans mĂ©thode.

Sans J.O. de l'E.N. Au rire, au flair, au sentiment ; Ă  l'anxiĂ©tĂ©, au coup de gueule – au jugĂ© - tout comme eux, aprĂšs tout. SitĂŽt sortis de salle, il nous fallait tous rejeter ce tohu-bohu, ce bordel, ce pĂ©ril imminent permanent - ce don de nos personnes, ce gaspillage du bien le plus prĂ©cieux : le temps, notre temps, sans trĂȘve. Le dernier de nos soucis Ă©tait de recuire et de reruminer entre nous ces alternances d'inspiration et d'incompĂ©tence crasse constituant souvent les meilleurs cours - et cependant se blottissaient obstinĂ©ment dans les recoins, prĂšs des casiers, d'obscĂšnes conciliabules - obscurs et marmottants, confessionnels, compassionnels - polissages de clites et triturations de glands. Certes, nous savions apprĂ©cier les disputations sociopolitico-anthropolo-etc., et mĂȘme les lamentations (vite rabrouĂ©es : Nous aussi, qu'est-ce que tu crois ?) - mais souvent aussi les histoires de cul, autrement fĂ©dĂ©ratives. Pour ma part je creusais trĂšs profond les orniĂšres de la fĂ©tiditĂ©, au grand dam du clown concurrent : "C., je t'inviterai chez moi le jour oĂč j'aurai les chiottes au milieu du salon. - Eh bien, tu n'auras qu'Ă  y faire ton entrĂ©e - mais je n'ai pas dĂ©gainĂ© cette rĂ©plique foudroyante, hĂ©las ! ...je ne m'en suis avisĂ©, hĂ©las ! hĂ©las ! que dix bonnes annĂ©es plus tard. La rĂšgle des rĂšgles en milieu professionnel, consiste Ă  tenir le milieu entre soutien de principe (allez hop ! on reprend le collier !) et le grand numĂ©ro de guignol : "On n'est pas obligĂ©" m'avait un jour gueulĂ© telle collĂšgue unanimement dĂ©testĂ©e "de supporter ton avalanche perpĂ©tuelle de conneries". Et je lui eusse dit, moi, Ă  cette infecte teigne puante de la gueule aux aisselles, que ma foi si, tout le monde Ă©tait bel et bien obligĂ© de se supporter, tant bien que mal, entre couillons - on appelle ça "la vie en sociĂ©tĂ©" ma conne, lui eussĂš-je braillĂ© - "autrement, c'est tout simple : tu m'Ă©vites" - et j'aurais ajoutĂ© - vous pensez bien que je me suis maintes fois rejouĂ© comme tout le monde ma petite scĂšne compensatoire - "personne ne t'a jamais que je sache instaurĂ©e porte-parole du Tribunal du Peuple".

Dix ans plus tard bien entendu.

Je cabotinais. L'essentiel est de bien montrer qu'on le fait exprĂšs. De toujours maintenir le fil dĂ©licat qui sĂ©pare le comique du ridicule - "pas toujours, M'sieur » - le naturel, voyez-vous, ne vaut rien, Ă  ceux qui manquent de naturel. Ces derniers se soucient sans cesse, justement, de ce que peuvent penser les Autres – pour se faire aimer - « ...que vous voulez donc leur dire, Ă  tous ces parents ? m'interrogeait-on trĂšs finement – se faire aimer, voyez-vous, c'est trĂšs prĂ©cisĂ©ment la gaffe Ă  ne pas commettre. Mais ça, on ne l'apprend qu'au bord de la tombe. Notre rĂŽle, c'est Ă  nous de l'imposer.

Personne ne nous le demande. On ne t'a pas attendu, pour (ceci, cela) répétait mon connard d'oncle. "Sages cervelles" et autres pisse-vinaigre pourrons vous le marteler tant qu'ils veulent : nous ne pouvons jamais comprendre avant qu'il ne soit écrit que nous comprendrons. D'autre part, toutes ces autres-là ne se sont jamais avisés, du plus profond de leur épaisseur, de cette flagrante contradiction qui n'a jamais dû effleurer leur cortex : comment peut-on, à la fois, se prétendre « formé par le regard des autres » (« nous ne sommes que  ce que les autres vous considÚrent ») et bramer, flamberge sartrienne au vent, qu'il faut «tracer sa route » « sans regarder personne » ?

Reconnaissons tout de mĂȘme qu'il faut, dans ce grand Ă©cart pĂ©rinĂ©al, une balourdise, une impudence, hĂ©las partagĂ©e par une immense majoritĂ©... Si je l'ai fait tout le monde peut le faire ? Ă  d'autres ; les flambards, contorsionnistes et autres comportementalistes, je les emmerde. Je leur interdis de baver leurs blĂąmes, leurs mĂ©pris, leurs insultes sur celui qui ne saute pas dans le vide. Celui qui Ă©choue. Celui qui ne sait pas quoi faire. De s'Ă©riger en procureurs du peuple, selon son appartenance (ou non) Ă  tel ou tel type, Ă  tel numĂ©ro de catalogue inamovible, c'est-Ă -dire en dĂ©finitive en fonction, tout compte fait, du plus parfait et du plus intolĂ©rable racisme...

Racisme centrĂ© sur le moi. Mon existence, Mon expĂ©rience Ă  moi personnelle en tant qu'individu individuel, n'a jamais cessĂ© de me montrer les Autres, prĂ©cisĂ©ment, automĂ©daillĂ©s de tous les mĂ©rites de la clairvoyance, toujours se prĂ©cipitant d'eux-mĂȘmes en plein milieu de ma gueule sans que je leur aie rien demandĂ© pour me trompetter dans les narines ce qu'il faut penser de moi, de mes mots, de mes gestes, jusqu'Ă  la façon, parfaitement, dont je me permets de mettre un pied devant l'autre (t'as vu sa dĂ©marche ? ) - les autres, ces fameux autres ! ...pour qui nous devrions tous nous confire en abnĂ©gation militante ! ces autres qui ne se sont jamais gĂȘnĂ©s d'un poil

pour vous dire grossiÚrement (sincÚrement!) que non, vraiment "on n'était pas « comme ça » - et que l'urgence premiÚre était de vous rééduquer, de vous enfermer - ce serait donc par cette engeance, par cette race, qu'il faudrait à toute force se faire admettre, adouber, aimer ?

Tel petit blond rasĂ© de 13 ans et demie, comment je te l'ai soigneusement rempaquetĂ© la moitiĂ© de la France d'aprĂšs toi devrait donc se faire coffrer Ă  l'asile, et l'autre moitiĂ© au pied du mirador avec un flingue pour canarder les fugitifs ? comment qu'il a fermĂ© sa gueule, l'apprenti facho ! classe supĂ©rieure en fin d'annĂ©e, allez hop, pour ne plus voir sa tronche en brosse ! ...je me serais donc trĂšs exactement comportĂ© comme tous ceux sur qui je viens de cracher ? Mes collĂšgues, je le rĂ©pĂšte, sont bien restĂ©s les seuls trente-neuf annĂ©es durant avec qui j'aie pu partager les mĂȘmes codes - mandarins et brahmanes : mĂȘme bagage, mĂȘme structure ; il Ă©tait mĂȘme frĂ©quent (...avant la gĂ©nĂ©ration internet - faciĂšs de celluloĂŻd - les joues poupines et les yeux vides) - de dĂ©couvrir jusqu'Ă  des profs de maths, parfaitement ! hellĂ©nistes... bref, je nous compare, toutes proportions gardĂ©es, Ă  ces poilus de 14-18 infoutus de se souffrir entre eux, mais scellĂ©s du mĂȘme Ă©clat d'obus : totale interdiction, pour les civils, planquĂ©s et autres pĂ©kins (los pequeños) d'articuler le moindre son, d'esquisser la moindre mimique Ă  propos de la Guerre - ta gueule ! c'est Ă  nous d'en parler ! pas Ă  toi ! (chef-de-gare-mobilisĂ©-sur-poste ! cocu ! - j'ai laissĂ©, si je peux dire, mes collĂšgues au front.

Au casse-pipe. Rien au monde ne m'y ferait revenir. Prime financiĂšre ? – macache - Ă  mon tour Ă  prĂ©sent d'ĂȘtre lĂąche. Quarante ans de tranchĂ©es, sans un poil d'Ă©volution : raide je fus, raide je reste. J'ai bien tentĂ©, deux ou trois fois, de modifier tant soit peu mon jeu avec mes disciples : sous des tombereaux d'ennui, bordel garanti en trois minutes d'horloge. Je ne me pardonnerai jamais cette Ballade des pendus que j'ai littĂ©ralement massacrĂ©e un jour selon les strictes directives inspectoriales paragraphes tant Ă  tant ; il s'est trĂšs vite dĂ©gagĂ© de la classe de telles vapeurs d' accablement que ce sont les Ă©lĂšves eux-mĂȘmes qui ont fini par me supplier en chƓur : « Du cul ! monsieur, une vanne de cul, par pitiĂ© ! » J'obtempĂ©rai dans un lĂąche soulagement ; François Villon ne m'en eĂ»t point blĂąmĂ©. Le vrai, pas celui de JĂ©rusalmy. Sans cesse catapultĂ© d'une classe Ă  l'autre au grand galop dans les couloirs, je n'ai pas eu le temps, mĂȘme chez moi, du moindre recul, de la moindre remise en question, du moindre progrĂšs, pĂ©dagogique, moral ou Ă©thique. Certains, moins pressĂ©s par l'essoufflement, plus athlĂ©tiques, plus couillus, « s'en donnent les moyens », comme le rĂ©pĂštent les « sages cervelles » - moi je n'ai pas pu. « Pas voulu », radoteront les mĂȘmes et les psychiatres, que je conchie, avec frĂ©nĂ©sie. Le cƓur du mĂ©tier ? C'est que je m'emmerde, trĂšs vite - comme dans la vie, comme en compagnie - comme partout. Et quiconque s'ennuie ennuie autour de soi.

Surtout devant des ados. De plus en plus tĂŽt dans l'annĂ©e, je n'ai plus eu que ce moyen de captiver mes Ă©lĂšves, de me stimuler moi-mĂȘme : plaisanteries d'abord plates, puis, progressivement, scabreuses - dose maximale presque immĂ©diate ; et ce, dĂšs avant la Toussaint, en fin de carriĂšre... Tous les manuels du Parfait Petit PĂ©dagogue IllustrĂ© vous le ressassent Ă  l'envi : « Soyez trĂšs strict dĂšs le dĂ©but, afin de pouvoir plus tard, peu Ă  peu, desserrer la vis » - or jusqu'en 2120, Ă  supposer que notre civilisation et ceux qui la bitent aient survĂ©cu, les descendants de mes disciples se souviendront encore de ceci : le jour mĂȘme d'une rentrĂ©e, je me suis pointĂ© en cinquiĂšme, bondissant tout le long du couloir, Ă  la façon d'un kangourou.

Quand je suis arrivĂ© prĂšs de mes futurs Ă©lĂšves, ils se tenaient tous tassĂ©s contre le mur, terrorisĂ©s. Ils sont entrĂ©s tout raides en classe, dans un silence mortel. Sautant alors sur l'estrade, dardant un Ɠil parfaitement inexpressif, je leur ai lancĂ©, glacial : Asseyez vous (c'est un petit Roumain qui me l'a Ă©crit dans une rĂ©daction ; il prĂ©cise aussi que j'Ă©tais « mal vu en ville » ; il m'apprit de belles et substantielles insultes dans sa langue : du coup, je me suis mis au roumain – ce qui est bien plus difficile qu'on ne l'imagine). Pis encore que l'ennui en classe : la vie conjugale chez soi. Lorsque mon Ă©pouse (ma mĂšre ! voilà ! il est content le monsieur !) me submerge Ă  domicile de rĂ©criminations et d'inerties boudeuses voire grabataires, moi j'emmerde en retour, en cours, mes disciples.

A fond. C'est involontaire. Il m'a fallu de longues annĂ©es Ă  m'en apercevoir, Ă  Ă©tablir le rapport de cause Ă  effet : tu manges, tu chies. Ceux qui prĂ©tendent rĂ©gler par la volontĂ© les mouvements boyautiques feraient mieux d'essayer d'arrĂȘter de fumer, eux-mĂȘmes, tiens - pour commencer. Ensuite, et ensuite seulement, ils s'arrĂȘteront, si Dieu veut, et pas avant, de dire des conneries, et surtout de les publier. Turlupinade sur calembredaine donc, sans pitiĂ©, sans rĂ©pit et Ă  jet continu, sans laisser subsister la moindre faille oĂč se glisserait le souk personnel de l'auditoire - mes rugissements recouvraient tout ; il est bien prĂ©cisĂ© cependant p. 26, §3 virgule 7 œ, que l'enseignant digne de Cenon (ou de Floirac) ne doit pas se laisser aller Ă  se servir de sa classe afin

de rĂ©gler ses comptes personnels. Comme exutoire Ă  ses diverses nĂ©vroses. A d'autres. Pas le temps. A moins de bĂ©nĂ©ficier, de naissance, de cette propension Ă  la schizophrĂ©nie, d'un cĂŽtĂ© l'homme d'affaires bien rapace, de l'autre le clown Woody Allen par exemple ; ou bien Jacques Brel privĂ©, Jacques Brel sur scĂšne : “Je fais travailler Jacques Brel” - formule atroce - trop avisĂ©, Jacques ; trop scindĂ©. Le trucage de scĂšne, tu le trouvais dans ton Ă©cartĂšlement. Peut-ĂȘtre as-tu dit adieu pour tout cela.

RĂ©ussir, c'est tricher. On s'arrĂȘte, ou on crĂšve : Piaf. FrĂ©hel. WeissmĂŒller. Lugosi. On n' « économise » pas pour s'acheter « un avion », fĂ»t-ce aux Marqußßßzzzes – mais chapeau, Jacques. Moi, moi qui suis encore le plus fier, jamais je ne suis parvenu (jamais je n'ai voulu, os mĂ©prisant jetĂ© aux trous du cul) Ă  remettre de l'ordre lĂ , voyez-vous : juste sous l'os frontal. MĂ©diocre. Nombriliste. NĂ© comme ça. Ennemi de toute mĂ©thode, de tout effort – dans le feu du boulot, si ; mais alors, tu brĂ»les tout, sans autre dessein ni destin que l'ImmĂ©diat. Dans Martin Eden, chef-d'oeuvre universel, Jack London dĂ©montre sans Ă©chappatoire qu'en sortant du boulot, on n'a plus envie de faire de la bicyclette, ni de lire ni de rien : juste se taper une bonne cloche, et au pieu.

Je voudrais bien que nos autoproclamĂ©s penseurs se mettent une bonne foi au turf, juste pour voir - il y en a qui y arrivent ! qui se transforment ! qui progressent ! - d'autres, en effet, oui. Beaucoup mĂȘme (des sauteurs Ă  la perche, des hargneux) - mais pas moi. Pas nous. Trop fiers, trop cons. Et nous ne sommes pas seuls comme vous nous le faites croire. Nous sommes des millions. Et pas des phĂ©nomĂšnes de foire. Tous Ă  glouglouter. À couler. Mon naufrage donc, mon sado-masochisme de sous-prĂ©fecture, eh bien si, en plein sur mes classes, par tombereaux - mais ! mais ! en le leur disant - et – ce qui est absolument indispensable. - en me foutant de ma propre gueule. Des types comme lui, il en faut un par Ă©tablissement, mais pas deux, non, ce serait trop  - je cite ) - le rire, donc, et mes Ă©lĂšves tous complices, bon grĂ© mal grĂ©, de cette fausse duplicitĂ© : faux, mais dans le vrai (ou le contraire ? ou le contraire ?) - dĂ©montant, dissĂ©quant - on ne peut rien t'acheter, tu dĂ©molis tout - je voulais savoir “comment c'Ă©tait fait Ă  l'intĂ©rieur » : libre Ă  certains de haĂŻr ce ricanement perpĂ©tuel ; ou cette invitation Ă  venir faire le guignol, Ă  son tour, un par un, sur scĂšne - c'est trĂšs prĂ©cisĂ©ment, tout arrive, ce que les instructions inspectoriales appellent ""veiller au dĂ©veloppement de la personnalitĂ© de chacun" ; instructions laissĂ©es Ă  l'interprĂ©tation de tout enseignant.

A l'Ăąge oĂč l'on se construit, balancer le doute, plein la gueule. Bien sĂ»r il existe d'autres maĂźtres. Plus croyants. J'ignore qui ment le plus, qui ne ment pas. Des comme lui, il en faut un seul par Ă©tablissement ; mais pas plus. En dĂ©pit de tous les « modes d'emploi », de toutes les « philosophies », de toutes les « logiques ». Ce fut une terrible Ă©poque. Ni plan ni pudeurs. Mes agressivitĂ©s furent d'absolues nĂ©cessitĂ©s. C'Ă©tait de l'amour. Ils le vivaient comme ça, mes disciples. Et non comme « une accoutumance ignoble des pauvres Ă©lĂšves au sadomasochisme relationnel, qui reproduit de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration les comportements destructeurs » - ignares ; curĂ©s ; boys-scouts - en vĂ©ritĂ©, je vous le dis, vos gueules.

X

On me demande parfois ce que m'ont apporté mes élÚves : sans eux en effet, sans leur appui, sans leurs souffrances, je me serais retrouvé en épave, bourré de neuroleptiques, dérivant de petit boulot en petit boulot... J'y reviendrai.

X

Mes deux premiĂšres nominations (non suivies d'effet) furent Draguignan, et FougĂšres. Heureuse Ă©poque, oĂč l'on recrutait au petit bonheur, pour deux si prestigieuses affectations ! Je vous parle ici du fin fond de la prĂ©histoire. AnnĂ©e 66. Du fin fond des toutes les profondeurs, oĂč se forment les larmes, les vraies, les intarissables, celles qu'on ne verse plus. Polnareff, Kilimandjaro (Pascal Danel), une grande aube sur tout l'univers, avec de longs filaments fuligineux de persistante sinistrose. Nous habitions Nice, en voyage de Noces. Deux courriers le mĂȘme jour ; en ce temps-lĂ , Ă  peine pourvu d'un certificat de licence - au moindre diplĂŽme - tout de suite le pied Ă  l'Ă©trier, la prĂ©histoire vous dis-je : FougĂšres, et Draguignan - pour cette derniĂšre un fouillis de villas pris dans les cistes, on y brĂ»la plus tard des pneus – il se pschitta surabondance de lacrymogĂšnes – depuis, le DracĂ©nois somnole au cƓur de l'arriĂšre-bronze-cul de la CĂŽte. Nous avons tant rĂȘvĂ©, pĂšre et mĂšre et moi, sur Le Muy, Brignoles, Trans-en-Provence - ils avaient envoyĂ© des lettres naĂŻves aux instits de lĂ -bas, pour se renseigner, sur le climat, les productions agricoles et la proximitĂ© des services publics. Le plus beau fut qu'on leur rĂ©pondit... Draguignan... Son accent (ou le nĂŽtre) – Draguignan, « la citĂ© du dragon » - des riches au kmÂČ, des riches, des riches, portes fermĂ©es, pas de centre-ville (quatre bĂątisses jaunĂątres, jamais remis les pieds depuis). Pour FougĂšres voir plus loin. Or, comme j'avais potassĂ©, je me suis payĂ© 14 au certif de grec (premiĂšre session, la cata : « Mais c'est du roman feuilleton ! » s'Ă©tranglait Aufuret - "quelle note voulez-vous que je vous attribue ? » J'ai donnĂ© la seule rĂ©ponse possible : « Ce n'est pas notable !  - Pas notable, en effet ! pas notable ! ») - le mĂȘme, en septembre : construction du radeau d'Ulysse.

Il me l'avait gratinée mon explication la vache. Traverses, vergue, bÎme et tout le toutim, syntaxe en foutoir de rigueur comme partout dans l'Odyssée. Je te lui ai tout décortiqué, recta. Aufuret s'effare : « Comment se fait-il  que vous ayez réussi à ce point ? » Et moi, cafard, carrément puant : « J'ai travaillé ». Mais ça valait 18. Pas 14, Professeur Aufuret.

FougĂšres Ă  prĂ©sent. Si ma femme (n’est-ce pas...) n'eĂ»t pas Ă©tĂ© Ă  ce point attachĂ©e Ă  sa mĂšre, nous aurions vĂ©cu dans la forteresse de Bretagne, « Vive FougĂšres et Clisson ». Finalement visitĂ©e en 2040, cette sous-prĂ©fecture n'Ă©tait alors pour moi que la ville de Marche, vendeur de chaussures (ça ne s'invente pas), n'imaginant rien d'autre de toute sa vie que de vendre des chaussures et vendre des chaussures. Il m'Ă©crivait de braves lettres bien appliquĂ©es. "Et moi, moi qui me croyais le plus fin", je lui ai rĂ©pondu un jour que je le mĂ©prisais (« tes lettres sont con ») et qu'il devait cesser de m'Ă©crire. Mon pĂšre m'en avait dissuadĂ© : “N'Ă©cris pas cela ; tu feras de la peine pour rien.” J'ai postĂ© ma lettre tout de mĂȘme, car je m'estimais, moi, intensĂ©ment rigolo, profondĂ©ment original. Comment pouvait-on dĂ©sirer une vie obscure ? ...j'envisageais alors, fort dĂ©mocratiquement, la cĂ©lĂ©britĂ© pour tous..

CollĂšgues, Ă©lĂšves, indiffĂ©remment, me servent de banc d'essai ; mon stock d' « histoires drĂŽles » stagne, depuis la pubertĂ©, oĂč je dĂ©vorais d'affligeantes publications humoristiques en vente libre. A ceux qui me flagornaient sur mon "esprit" je rĂ©pondais "mĂ©moire". A prĂ©sent j'imagine encore un tas de pitreries Ă  jamais virtuelles, et j'Ă©clate de rire tout seul, d'un rire bref et sourd, comme un vieux clown Ă  ressorts ; par exemple, Ă  mon ami Cremoux, je n'ai jamais eu l'esprit si l'on peut dire de brailler « Tu es mĂ©chant, Cremoux. » ; je le regrette de tout mon cƓur. Il est mort Ă  36 ans d'un cancer des couilles.

Foudroyant. Etrange chose en vĂ©ritĂ© que d'apprĂ©cier si cher ce qui ne fut que l'excrĂ©ment de mes cours, alors que leur substance mĂȘme encore aujourd'hui me rebute. Des terminales Ă  Beauvoisis m'ont demandĂ© si je pensais ce que je leur disais. J'ai rĂ©pondu que non, mais que je n'avais pas le droit de leur insuffler mon dĂ©sespoir - ils m'ont regardĂ© profondĂ©ment : ils m'auraient parfaitement compris ; c'est Ă  18 ans que l'on prend toute la mesure de son dĂ©sespoir. Ensuite j'ai stupidement Ă©mis des doutes, en conseil de classe, sur la sincĂ©ritĂ© de l'intĂ©rĂȘt que tous me portaient, me demandant si ce n'Ă©taient pas des lĂšche-cul, ce qui Ă©tait faux.

D'une semaine sur l'autre ils ont cessĂ© de participer - je n'ai jamais pu rattraper le coup. C'est un vice atroce de se mĂ©fier de ceux qui vous aiment, et de sĂ©lectionner toujours avec un instinct sĂ»r ceux qui veulent vous rabaisser. Je voudrais bien que tous ces grands savants que j'ai cĂŽtoyĂ©s, que j'ai crus, me guĂ©rissent Ă  prĂ©sent ; mais ceci est une autre histoire - bref : les abĂźmes de Pascal ou d'HomĂšre me semblaient sans doute bien communs, Ă  la disposition de tous, tandis que mes blagues de cul, ah ! comme elles engageaient bien plus mon ressenti intime, n'est-ce pùùùs... Je revois levĂ©s vers moi tous ces jolis groins hilares et juvĂ©niles dont certains dĂ©jĂ  – lesquels ?- appartiennent Ă  des morts. J'ai tant vu de ces corps tordus de rigolade - corps interdits – faces blanches des vierges aux fossettes rieuses - tant de bouches rigolardes et dĂ©vorantes, moi bisexuĂ© multipliĂ© sans fin. DĂ©vorant tout vif le dompteur, comme beuglaient aussi la gueule ouverte tous ces Ă©piciers, reprĂ©sentants de commerce et autres parents d'Ă©lĂšves en congrĂšs, acclamant Ă  tout rompre leur porte-parole qui dĂ©tenaient avec eux tous, n'est-ce pas, la «vĂ©ritĂ© vraie de la vraie vie », alors que les profs, n'est-ce pas, ne connaissent rien Ă  la vie – figurez-vous, tenez, l'assemblĂ©e du Bal des Vampires, de l'immense Polanski...

 

Quelques bien bonnes

Je me souviens d'avoir dit : « Je ne suis pas si con que VOUS en avez l'air". Au premier rang un petit garçon, fils de collÚgue et pur comme un gosse de pub, reprenait l'expression en sautant de rire sur sa chaise - cette volte-face pronominale, il voulait me montrer, démontrer à tous qu'il avait mieux compris que tous les autres. Depuis je l'ai resservie souvent. Je me souviens aussi, par association, du fils Troïlus, (le Troyen, le Traßtre), spontané, aussi blond, vivant seul avec sa mÚre inf irmiÚre ; il avait été exclus pour avoir composé un texte pornographique de la plus haulte graisse. « Mais tu t'es fait aider ?

- Non non, rĂ©pliquait-il modestement. Adorable. 56 balais aujourd'hui au bas mot. Peut-ĂȘtre mon voisin d'en face, qui n'a toujours pas mis son nom sur sa boĂźte aux lettres. Autre facĂ©tie : avoir rĂ©pĂ©tĂ© toute une annĂ©e scolaire, en me frottant les mains d'un air sardonique : « Alors les enfants, vous avez bien appris votre petit veau aĂ©rophagique ? » L'annĂ©e suivante l'un d'eux est venu me trouver : il s'agissait d'une leçon de veau qu'a bu l'air. Sur celle-lĂ , j'avais tenu bon. En revanche, je n'avais pu me tenir, au dernier jour, de rĂ©vĂ©ler que mon fameux dialecte judĂ©o-morave enseignĂ© par ma mĂšre (60 000 locuteurs dans le monde au plus) Ă©tait du français : il suffisait de remplacer chaque voyelle par la voyelle qui suivait, de mĂȘme pour les consonnes. Fi nĂŽni rwazmit duttuppit. « M'sieur, vous nous avez eus... » A qui se fier ? ...Le fils Ducinge disait de moi, dĂ©daigneusement : « Il n'a rien inventé ». Quand je sautais Ă  pieds joints en couinant «kwika ! kwika ! », il faisait observer que j'avais trouvĂ© cela chez Mandryka, dans « Fluide Glacial ». Le mĂȘme Ducinge cependant me dĂ©fendit : je n'avais jamais claquĂ© le cul des filles, mais, par bouffonnerie, leur sac Ă  dos - merci, scrupuleux Ducinge ; plus tard j'appris, du mĂȘme, qu'il Ă©tait bon de dĂ©clarer, Ă  l'oral du bac : « J'ai fait du latin avec M. C. » pour obtenir l'indulgence de l'examinateur, car avec moi, comme de bien entendu, on ne faisait rien ».

De lui, ou de sa sƓur : enfants Ducinge, enfants prodiges, je vous emmerde. Mais une Justine trĂšs brune m'avait fĂ©licitĂ© de ne pas avoir Ă©tĂ© prise au dĂ©pourvu lorsqu'il lui fallut faire un petit commentaire de texte latin : «TrĂšs bien Mademoiselle ; les autres, quand je leur demande cela, ont toujours l'air de tomber de la lune. » Ce que ne faisait pas le pĂšre de

Gamaliel, juif, PDG, cancéreux, laissant seul son fils à quinze ans ; lequel me confia que son pÚre possédait une vaste culture. Il me montra un jour son vrai prénom de juif : « Haïm », « La vie », en hébreu, sur un fin collier d'or. Il me dit aussi, seul à seul, dans ma classe, que tel texte obscur, tiré de la sagesse médiévale, l'avait beaucoup aidé à surmonter son deuil. Comme tout est bizarre.

Cassé...

Voyez-vous, ce qu'il faut, c'est “casser” les Ă©lĂšves, de façon qu'ils en retirent une jouissance : l'un des plus puissants ressorts humains. D'aucuns interprĂštent cela dans le sens dĂ©favorable : celui de dominer, de faire adorer la domination - pas du tout; il faut en vĂ©ritĂ© se trouver atteint d'une perversion bien terre-Ă -terre pour imaginer que la domination du maĂźtre soit un Ă©crasement. Les latinistes survivants distinguent nettement le magister, ou maĂźtre d'Ă©cole, du dominus, maĂźtre d'esclaves. Le grand Nicolas Bouvier, immense voyageur, s'Ă©tait fait huer Ă  MontrĂ©al dans un congrĂšs lesbien, en affirmant haut et fort que l'apprenti demande quelque chose au maĂźtre et n'a qu'une envie, celle d'apprendre et de s'instruire...

De mĂȘme une diarrhĂ©e de connards, parmi lesquels Jean-Charles et, trois fois hĂ©las ! Jacques Brel, ont dĂ©crĂ©tĂ© que le latin « ne servait Ă  rien » (prononcer bien « SassĂš'ha'hien », d'une seule Ă©mission de voix, en grasseyant bien les « r » et la tĂȘte en arriĂšre, « à moi on ne la fait pas », si fier de casser de l'intello.) - le peuple, parce que peuple, emboĂźta le pas : le sarcasme se fit serviteur de l'ignorance ; et le latin, fasciste, fut enfin Ă©liminĂ©.

X

Quand mes disciples se plaignent du trop de devoirs, je leur dis : "Fallait pas naĂźtre - On n'a rien demandĂ©". Je me trouve en profonde adĂ©quation avec le ressenti adolescent. Ne pas leur dĂ©biter de boniments genre « travaillez, faites des efforts, vous aurez de meilleures notes, et une bonne situation (qui rapporte...) » - rien de tout cela. Certains conlĂšgues sont furax : “A quoi sert tout ce qu'on leur dit, si tu leur apprends exactement le contraire » - bien vu. Je vais vous expliquer comment VĂ©ra, Ă©ducatrice et virago, traite ses prĂ©dĂ©linquants ; elle les engueule, et c'est elle qu'ils prĂ©fĂšrent. Les autres instructeurs et -trices en effet les apostrophent : “Vous en avez de la veine, qu'on s'occupe de vous comme ça !” VĂ©ra : “Non, vous n'avez pas de veine. Pas du tout mĂȘme. Vous savez qu'Ă  la premiĂšre gaffe, vous retournez devant le juge, qui vous renvoie croupir en taule. Alors vous arrĂȘtez de faire les cons, n'essayez mĂȘme pas, parce que vous ĂȘtes sur le fil.” Les mecs rĂ©pondent : “C'est vrai madame. Vous au moins, vous racontez pas de bobards".

Il faut donc dire aux Ă©lĂšves : “Vous ĂȘtes ici pour en baver. Vous ne travaillerez plus jamais autant que ce que vous faites maintenant, avec juste le temps de bouffer, de vous faire engueuler et de vous remettre au pieu.” Ajouter que les trois annĂ©es que personne ne voudrait revivre pour rien au monde, c'est la seconde, la premiĂšre et la terminale. S'ils ont vraiment trop de travail, accepter les accommodements. Mais discuter. ConcĂ©der ce que l'on peut, sans hargne, un compromis reste toujours possible -- discuter, afin d'expliquer pourquoi, la plupart du temps, on ne peut rien changer.

Non, rien de rien... - ça ne se décrÚte pas - moi, je regrette tout.

Le jour du bac : “Si vous avez un renseignement Ă  demander, venez me voir, et je vous expliquerai pourquoi je ne peux pas le donner”. Ils aiment ça la brutalitĂ© les Ă©lĂšves. C'est ça le respect. Leur dire tout. Les tenants, les aboutissants. Comme aux grands. MalgrĂ© ma "grossiĂšretĂ©", Monsieur l'Inspecteur, j'Ă©tais respectĂ© - avoir raison ? Tout le monde peut avoir raison. Il suffit de possĂ©der Ă  fond sa sophistique : Montaigne Ă©crit que nulle cause n'est assez mauvaise pour ne pas avoir malgrĂ© tout ses dĂ©fenseurs de bonne foi, munis de toute une panoplie d'arguments valables - voix de Chirac: « Ta gueu-ll-e... » - toujours avoir le dernier mot ; j'enseignais aussi cela.

Je leur dis ça, aux Ă©lĂšves. Ça les fait rire. Parce que c'est complĂštement crĂ©tin. Mais tellement vrai. C'est mĂȘme Ă  cela qu'on reconnaĂźt le prof : il a toujours le dernier mot. Va te faire enculer. - Ça tombe bien, j'ai la diarrhĂ©e. Souvenez-vous de Camus : “Il faut bien frapper, quand on ne peut avoir raison” - je prĂ©fĂšre “Quand on ne peut avoir raison, il faut bien frapper”. Elmer Hubbard, mort en 1915, a dit : “Vous ne pouvez pas rĂ©pondre Ă  un argument de votre adversaire ? rien n'est perdu ! Vous pouvez encore l'injurier.” Il est illusoire, bas et profondĂ©ment mercantile, d'enseigner aux enfants qu'ils peuvent convaincre (ou persuader) au moyen de procĂ©dĂ©s logiques : l'utilitarisme, le rase-motte a encore frappĂ© : le français doit “servir” Ă  quelque chose, n'est-ce pas.

A se dĂ©fendre dans un procĂšs. A “convaincre” - je dĂ©fie quiconque de distinguer l'argument valable de l'argument fallacieux : c'est le cƓur qui entraĂźne l'intime conviction. Pas le cerveau. « Mais alors, mais alors - la porte est grande ouverte Ă  tous les excĂšs fanatiques !" - c'est le risque. Descartes parlerait de « raison », Jean-Jacques de « vertu » ; l'une comme l'autre, vicieusement appliquĂ©es, justifiĂšrent souvent l'inqualifiable. Question pour toujours en suspens. Mais le but, le propos de l'enseignement du français, ce n'est pas la "technique de conviction" ni l'esprit de chicane - non. C'est le plaisir de lire. Et d'Ă©crire. Ensuite seulement, et loin, loin derriĂšre, l'« utilité », de l'engagement pour les "bonnes causes" - lesquelles ? les vĂŽtres ?

L'utilitarisme en vĂ©ritĂ© a vĂ©rolĂ© l'enseignement jusqu'Ă  la moĂ«lle, voire toute la littĂ©rature. Certes, Ă©crire implique, obligatoirement, une dimension d'engagement. Mais Ă  l'insu de l'Ă©crivain. Par pĂźtiĂ©. Que ce soit Ă  son corps dĂ©fendant. A sa plume dĂ©fendante. S'il le fait exprĂšs, il risque de laisser choir, par le fait mĂȘme, la littĂ©rature : il distribue des tracts paroissiaux. Vous pouvez sans doute les dĂ©duire de son Ɠuvre, voire trĂšs facilement. Mais il ne l'a pas fait intentionnellement. Il ne s'est pas dit, sciemment : “VoilĂ  ; j'ai raison, j'ai trouvĂ© la balance Ă  peser les balances, je vais vous dĂ©montrer ça et ça, et ceux qui penseront autrement seront des chiens qu'il faut abattre.” Jamais.

On ne peut pas raisonner. Bien sĂ»r que je prends les autres pour des cons. Tout paranoĂŻaque qui se respecte, chacun de nous s'il s'examine, prend les autres pour des cons. “Par rapport Ă  moi-mĂȘme, je ne vaux pas grand-chose ; mais par rapport aux autres...” - signĂ© Monsieur Tout-le-Monde"– la signature fait partie de la citation, qui est de Villiers de l'Isle-Adam si j'ai bonne mĂ©moire. Certes, dĂ©clarer cela tout Ă  trac vous expose immanquablement Ă  passer vous-mĂȘme pour un fieffĂ© imbĂ©cile. Eh bien, battez votre coulpe, qu'est-ce que cela coĂ»te ? affirmez haut et fort que oui, vous ĂȘtes encore plus con que les autres - cela leur fera tant plaisir ! et quand tout un chacun se sera finement esclaffĂ©, reprenez votre connerie, et lisez ce qui suit : j'avais cru pouvoir un jour dĂ©montrer par a+b Ă  tel contradicteur qu'il n'Ă©tait pas raciste, mais simplement dĂ©testateur de la fraude, quelle qu'en fĂ»t l'origine; il acquiesça avec chaleur. Puis sur-le-champ, j'ai bien dit sur-le-champ, trĂšs exactement comme si j'avais pissĂ© dans un violon, il se remit Ă  me dĂ©vider, tels quels, au mot prĂšs, comme un perroquet mĂ©canique, l'intĂ©gralitĂ© de ses propos racistes: les gens ne se convainquent pas. Ni par la logique, ni par la cuistrerie rhĂ©torique dont les pĂ©dagogistes tiennent Ă  nous submerger (j'ai acquiescĂ©, Ă  ma grande honte, dans ma propre classe, au fichage administratif de mes Ă©lĂšves Ă©trangers... heureusement d'autres collĂšgues, plus courageux que moi, refusĂšrent de collaborer Ă  cette "simple dĂ©marche statistique" ; elle fut sur-le-champ interrompue...)

Apprenez bien cela, théoriciens cravatés : les convictions humaines se fondent sur des critÚres affectifs, émotionnels, névrotiques, burlesquement drapés d'oripeaux rationnels. Et ne modifient aucun comportement. Un lùche reste un lùche, une brute trouvera toujours une batterie d' "arguments" infaillibles pour justifier ses brutalités et vous fermer la gueule.Anche tu hai le tue buone ragioni déclare Corto Maltese avant de flinguer le salaud de service. Telle est la nature humaine. Comme les bras ou les jambes. Vice de fabrication. Péché originel si vous y tenez. Simplement cachez-le. Ne nuisez jamais sciemment aux autres cons vos frÚres (au passage une bonne formule : « Rigolez, rigolez de ma connerie ; ça vous évitera de pleurer sur la vÎtre ». Une seule s'est tournée vers les autres : « Vous vous rendez compte de ce qu'il vient de vous casser, là ? » Mais au milieu du brouhaha, personne n'avait entendu.

GrossiÚreté

 

Je n'ai jamais compris ce qu'on me reprochait exactement. J'ai

 

sursauté, reculé d'un coup, à sept ans, quand les enfants de Guignicourt,

 

que je ne connaissais pas, que je n'avais mĂȘme jamais vu, m'ont dĂ©clarĂ©

 

soudain, tout Ă  trac "On ne joue pas avec toi, t'es grossier". Je n'avais pas

 

encore ouvert la bouche. Ce n'est que tout récemment, à plus de cinquante

 

ans, que je me suis ressouvenu, Ă  l'improviste, de ma mĂšre susurrant Ă  ma

 

grand-mĂšre, du coin des lĂšvres : "Et puis, je ne veux pas qu'il joue avec les

 

gamins de par ici ; dis-leur n'importe quoi, qu'il est grossier, par exemple".

 

Mission accomplie. La mĂȘme annĂ©e, au Thillot prĂšs de

 

Remiremont, je me fais pourchasser par une horde de gosses : je leur avais

 

dit "J'ai un secret ! j'ai un secret !" - ils ont fini par me coincer, hors d'haleine, sous un abri

 

de tĂŽles disjointes. "Celui qui paraissait ĂȘtre le chef" m'a fixĂ© droit dans les

 

yeux : "Alors, c'est quoi, ce secret?" Et moi, tout minaudant : "...Je suis

 

grossier. - C'est tout ? ben nous aussi on est grossiers, c'était pas la peine d'en

 

faire toute une histoire" Il s'est retourné vers les autres : "Allez, on laisse

 

tomber". Je n'ai plus joué avec qui que ce soit.

 

"Je suis grossier. - C'est tout ce ue tu trouves Ă  lui dire ?" me

 

lançaient mes parents ; je me souvenais à peine d'avoir joué avec cette fille

 

dix ans plus tÎt, à trois ans et demie. Ses parents à présent ébouillantaient des

 

poulets vivants, la tĂȘt en bas par paquets de six, pour un groupe industriel.

 

Et nos quatre parents nous couvaient des yeux : "Eh bien, allez-y ! Dites-vous

 

quelque chose ! ...mais enfin, dis-lui quelque chose !"

 

 

En classe, c'est de plus en plus tĂŽt dans l'annĂ©e que MaĂźtre Moil'NƓud se livre Ă  des flirts avec le caca-prout. Il pĂšte par la bouche. Sans arrĂȘt. Surtout quand il se baisse pour ramasser quelque chose. "Heureusement qu'on sait qu'il est intelligent, sans ça quelle vulgaritĂ©..."

Evoquer Chardon que je suis arrivĂ© Ă  faire passer en seconde par son sens du français ; avait sorti la blague ignoble : « Papa, caca... » - j'ai dĂ» me farcir l'intervention indignĂ©e d'une espĂšce de conne, scandalisĂ©e que la classe ait pu rire : « C'est ce que vous faites tous les soirs Ă  votre fils ? » Je me fis ensuite un devoir d'emmerder la fifille Ă  maman tout le reste de l'annĂ©e. À chaque plaisanterie scabreuse je prĂ©cisais : « Et pour les dĂ©biles, je ne fais pas de propagande ». La fille regardait autour d'elle, morte de honte, mais personne jamais n'a rien soupçonnĂ©. Il y a vraiment des parents qui ont du temps Ă  perdre. J'ai parfois pris des airs entendus pour proclamer que mes ddisciples abordaient tous dĂ©sormais cet Ăąge oĂč « les garçons commencent Ă  s'intĂ©resser aux filles ; et les filles aussi. » Un temps. «...aux filles. » j'ajoutais que lĂ , oui, je faisais de la propagande – devant les filles, soudain plus indĂ©chiffrables les unes que les autres...

Garbi Effendi, outrĂ© de tant de plaisanteries de cul, m'offrit pour finir son sermon, d'homme Ă  homme et non sans condescendance, un Ă©norme cigare ; et son fils, Ă  la fin de l'annĂ©e, un 33 tours de Fernand Reynaud, sitĂŽt subtilisĂ© par mon honorable Ă©pouse, qui haĂŻssait le rire - j'Ă©tais marié ! – pourquoi ne pas s'assoir pourtant sur un fauteuil en dĂ©crĂ©tant : « nous allons rire ? » « Un fusil, c'est fait pour fusiller ! Une mitraillette, c'est fait pour (toute la classe) mitrailler ! Un canon, c'est fait pour (toute la classe) canonner ! Et un tank... » Enfants de s'esclaffer - «...pourquoi riez-vous ? Ă  quoi pensez-vous, bande de petits vicieux ? » Les hurlements redoublent... (« c'est vous, M'sieur ! c'est vous! ») Concours de faux pets.

On se lasse avant lui ; mais un beau jour un vieux gaz lui descend le rectum, au Moil'nƓud : il entrouvre la fenĂȘtre, il se lĂąche sournois - et hop, le petit coup de vent coulis bien traĂźtre qui rabat tout vers l'intĂ©rieur – et d'un seul coup d'un seul tous les gars du premier rang comme un seul homme qui se remontent leur col roulĂ© sur le nez - ah la vache... ah l'enculĂ© - tous Ă©touffĂ©s sous le tricot - admiratifs, tout de mĂȘme. Et moi je ne les dĂ©testais pas trop les garçons du premier rang. Moins beaux, mais plus francx. « Vous ĂȘtes tous lĂ  Ă  me regarder avec vos yeux en anus de mouche". La fille Braillard, bien forte en gueule : « Je vous emmerde ! - Torchez-vous mon amie, torchez-vous." Tout le monde s'est foutu de sa tronche, elle l'a fermĂ©e ; le Principal – pas de majuscule ; « principal » suffit - appelait ça « les cours Ă  la C. » - ce principal portait plus ou moins sur le dos sa dĂ©prime - peut-ĂȘtre une pĂ©dophilie larvĂ©e – allez savoir : il ne m'a jamais inquiĂ©tĂ© (la fille Braillard, pour en revenir Ă  elle, s'imaginait que le but d'une femme, c'Ă©tait de rendre un homme heureux : « DĂ©trompez-vous ! » lui disais-je (fĂ©minisme oblige...) « on n'y arrive pas ! » - en dĂ©finitive, elle avait raison).

 

Ne fais pas aux truies...

Je raconte (inventée par moi, mais chacun prétendra le contraire) la blague immonde du grand con de puceau de paysan qui n'y est jamais arrivé avec les filles (je mime). Alors comme il garde les truies dans la prairie, il se dit : « Tiens, si je me faisais une truie ». Il baisse le falzar, et hop (je mime). A ce moment-là le fermier patron, dans sa ferme, regarde sa montre : « Mais qu'est-ce qu'il fout? » Il va voir, il trouve le puceau en train de (je mime). Il s'enlÚve la pipe de sa bouche : « Ah le salaud ! » Il baisse à son tour le pantalon (je mime) et s'encule d'un coup le commis qui gueule « Aaaaah !... » et le patron le lime bien à fond en décrétant (je mime) « C'est bien fait ! T'as qu'à pas faire aux truies c'que tu n'veux pas qu'on t'fasse ! » Alors on a ri.

AprĂšs ça on Ă©voquait l' « Évangile selon saint C. » (je m'appelle C.) ; c'Ă©tait, je le prĂ©cise, au rĂ©fectoire des profs : le grand moment du collĂšge, le seul truc vraiment marrant, c'est la cantine. J'en rĂȘve encore, la nuit, des cantines ; des cours, jamais. Ou en cauchemar. Lorsque je me suis hasardĂ© Ă  ressortir la truie aux Ă©lĂšves, curieusement, ils ont moins ri que les adultes. Manque de rĂ©fĂ©rences bibliques, probablement. « M'sieu, j'ai fini ! - Tirez la chasse. » DĂšs la sixiĂšme, systĂ©matique... Ça passait pour une audace folle... A l'Ă©poque... Ça le redevient. On rebrĂ»lera les anormaux. Il y a des journĂ©es sans alcool, sans tabac, sans autos. J'ai entendu qu'il y avait aussi une « journĂ©e sans humour ». “Vous avez Ă©tĂ© lĂ©gendĂ©, Monsieur, lĂ©gendĂ© ! » - c'Ă©tait au salon du livre de Nantes - remplacĂ© par celui du gode - pas un Ă©lĂšve pour se faire dĂ©dicacer mon premier ouvrage... Que sont mes enfants devenus... « et tant aimĂ©s » ? Tous ces gens de 44, 46 ans, sombrĂ©s corps et biens dans l'immense melting-pot de l'Ille-et-Vilaine...? C'est grand, l'Ille-et-Vilaine... Est-ce que ça serait une si bonne idĂ©e de les rechercher sur internet ? si j'ai servi Ă  quelque chose ? ...si ça a vraiment existĂ© ? Certains me recontactent en effet. Que j'ai oubliĂ©s. J'aurais aimĂ© assister Ă  l'un de mes cours – mais que de procĂšs en perspective, si cette pochade que j'Ă©cris par extraordinaire atteignait les rayons de librairies...

Immunité

L'hiver on Ă©touffe prĂšs du radiateur. À prĂ©sent les classes sont bien chauffĂ©es, il y en a partout des radiateurs... Toujours au premier rang un enrhumĂ© me fait ouvrir, fermer, rouvrir la fenĂȘtre. Il me graillonne dessus, il me tousse dans la gueule. Je n'ai jamais Ă©tĂ© malade : vaccinĂ©.

 

Vannes sévérement réprimées par la loi.

Moil'nƓud tient absolument Ă  passer pour homo, du moins pour expĂ©rimentĂ©. A Dolmessac, il passe tout un trimestre Ă  minauder du cul avec une voix de tapette, sans dĂ©bander. Et cela, dans une seule classe sur quatre. A la rentrĂ©e de janvier, d'un seul coup, voix normale. Les Ă©lĂšves : “Vous savez, M'sieur, on vous dĂ©testait, au premier trimestre.”

Il faut trouver le mot "gĂ©nie" : "Pensez Ă  moi et Ă  une marque de lessive – ("GĂ©nie") – trois filles au fond qui hurlent : "OMO, Monsieur !"

Une fille, hargneuse, les dents serrĂ©es, me traite de pĂ©dĂ© : "Mademoiselle, c'est oĂč vous voulez, quand vous voulez..." La fille d'un seul coup Ă©carlate.

La bande dessinĂ©e oĂč un touriste se fait enculer par un nĂšgre (ce sont des filles qui me l'ont offerte) : "Il y a une inexactitude ; ça ne fait pas mal." Les deux filles font exprĂšs de ne pas se regarder ; il sait laquelle des deux pourrait dire Ă  l'autre : “Tu vois, ça ne coĂ»te rien d'essayer.” Ah les filles, ah les filles... « Poil Ă  la crĂȘte » ; la fille Braillard Ă  sa voisine, avec geste Ă  l'appui : « Tiens, c'est vrai, ça me fait comme une crĂȘte, lĂ ... » Adoration des filles de quatriĂšme. Pour leur spontanĂ©itĂ©. Leur franchise. Leurs branlettes portĂ©es Ă  mĂȘme la gueule. Mais Ă  dix-sept ans, pas un jour de plus, elles se mettent leur masque de Femme. C'est fini. En avant pour la langue de bois : « Oh mais pour faire l'amour il faut que je sois trĂšs, trĂšs amoureuse ! » - pour te branler, Madame,

t'es amoureuse de qui ? - Oh mais c'est pas la mĂȘme chooooose ! » me dit un jour une maĂźtresse de 28 ans - pas une ancienne Ă©lĂšve - je ne l'aurais pas supportĂ© ; elle se branlait bien, d'ailleurs. En gros plan. Super.

Saint Absurde.

Sur un texte de Bosco (“Les sangliers”, du Mas ThĂ©otime), une heure de pur dĂ©lire, de gigantesque bordel non-stop... Facile : appliquer aux sangliers tout ce que l'on peut dire sur des automobiles. Les sangliers Ă  clignotants, avec gestes Ă  l'appui, bruitages motorisĂ©s... « Des exercices de bruit », qu'ils disent, Ă  l'institut de formation – eh, c'est ce que j'ai toujours fait ; bien avant vous. Et d'autres avant moi. Vous savez, Ă  Ă©couter bien calmement, sans rire, les sketches des professionnels, l'on s'aperçoit qu'ils ne contiennent presque rien de vĂ©ritablement drĂŽle ni profond. Trois grimaces, trois bĂ©gaiements, quatre jeux de mots approximatifs - et c'est dans la poche. Le tout est de crĂ©er une atmosphĂšre, une complicitĂ©.

(chercher aussi "vos agissements...")

 

 

Catalogue , suite

Mazzini, au fond de la classe, derriĂšre deux filles plantureuses “Je vous vois lĂ  comme un mĂ©daillon entre deux seins” ; c'est lui qui parle de “la” brosse Ă  dents familiale. Toute la classe se rĂ©crie d'horreur - le drame, plus tard, Ă  la maison ! C'est ainsi que j'ai rĂ©ussi Ă  persuader de ne pas laisser un garçon dormir dans le lit de sa mĂšre, car il n'y avait rien de tel pour le rendre pĂ©dĂ© ; tout le monde avait protestĂ©, mais j'espĂšre qu'on en a tenu compte. En compagnie de mon collĂšgue DuboncƓur nous ramenons ledit Mazzini chez lui avec des vannes du genre : “T'habites Bourg-la-Reine ou t'habites Choisy-le-Roi ? t'habites Ă  combien de Tours ? t'habites au Cirage ?”- et lui, outrĂ©, ravi : “Oh ! Monsieur ! oh ! Monsieur !” Un peu plus tard, je trottine derriĂšre DuboncƓur, 2m 10, en dĂ©blatĂ©rant des vannes de cul : "Ça ne m'intĂ©resse pas" dit-il en accĂ©lĂ©rant - je suis tout dĂ©sappointĂ© : il a cru que je le draguais. X

Arriver par-derriĂšre, saisir l'Ă©lĂšve par le coude et lui sortir, d'un ton pĂ©nĂ©trĂ©, dĂ©signant les cuisines : "Piccolini ! - Oui M'sieur ? - Ça sent la pomme de terre... " Je l'engueule parce qu'il brĂ»le des rats dans des cages de fer en les arrosant d'essence, mais il est absent ce jour-lĂ . Je l'ai redit, cette fois-ci devant lui : “On les voit se tortiller, hurler - mais » - avec le plus grand mĂ©pris - ce ne sont que des rats ! - Ils souffrent ! je hurle, hors de moi. Il cesse de le faire. Il est Ă  prĂ©sent pĂ©trochimiste. Ça brĂ»le bien, le pĂ©trole. Il m'a Ă©crit derniĂšrement. Pour me relater un excellent souvenir. Avec Paladier. Un brave rougeaud, que tout le monde surnommait Gigot. Son pĂšre est venu me voir : je m'associais aux moqueries de ses camarades. À ma plus grande honte, je ne m'en Ă©tais mĂȘme pas rendu compte...

Un jour, Piccolini lui souffle  : « Vautours !... vautours ! ». Il rĂ©pĂšte : « Vautours... ». Moi, glacial : « OĂč voyez-vous des vautours ? Paladier, zĂ©ro. » Alors il se retourne vers Piccolini, mĂ©lodramatique : « Salaud ! » Son pĂšre mourut l'annĂ©e suivante. Les pleurs de Mme Paladier quand j'Ă©voque son mari amputĂ© des deux jambes par une locomotrice ; le cƓur n'a pas tenu ; il et mort alors qu'il y avait un "espoir"...Elle sanglote : « Excusez-moi », je lui tiens les mains : « C'est normal, c'est normal »... ...C'est le fils qui avait reçu le coup de fil de l'hĂŽpital annonçant le dĂ©cĂšs de son pĂšre... Ce serait lui, le fils, GLOMOD dans Omma, Ăźle maudite. DerniĂšrement rue Le Bastard je croise un beau brun jovial. «CĂ©la».

Je ne me souviens pas de lui. Prudemment, j'esquisse mes grimaces. « CĂ©la, poilade ! » Il me le rappelle. Et de me rappeler telle gueulante que je faisais pousser Ă  la classe, Ă  propos du prof de gym – dont ma foi je ne me souviens plus : M. Bordage. Je braillais, emphatique : « Allah... » et la classe s'exclamait « Bordage !!! » J'appelais ça « les pirates ottomans ». Il se marrait, mon ancien potache, en prĂ©cisant tout de mĂȘme que mes cours Ă©taient « formidables ». Alors, devant l'anonyme bien-aimĂ©e qui l'accompagnait, j'ai inclinĂ© ma rondelle occipitale : « Avec ma plus profonde modestie... » Mais je ne me souvenais plus de rien ni de personne. Je devrais rĂ©clamer, si je suis reconnu, le rappel d'une connerie, d'un incident - j'imitais aussi M. Combrac, aussi minuscule que sa voix Ă©tait forte, un vĂ©ritable stentor – les incisives en Ă©ventail, les bras comme greffĂ©s directement sur la tĂȘte – et l'accent de Toulouse-Blagnac : « Monsieur, encore M. Combrac ! » et je remontais les Ă©paules directement greffĂ©es sur le crĂąne, j'Ă©cartais mes petits bras courts et je me mettais Ă  crachouiller en toulousain de cuisine...

Une fois, j'appelle une jeune fille du charmant surnom « ma loutre en sucre » ; toutes les autres d'exploser de rire : c'était la derniÚre de la classe que je n'aie pas encore appelée ainsi...

Refoulements

Salle des profs. Un collÚgue, sur le panneau d'affichage, vend un fauteuil ; j'écris au crayon «transformable en vrai teuil » ; certains apprécient, d'autres pas du tout. Cela me rappelle une

 

 

 

boutique de jeunes vietnamiennes parlant d'enfiler je ne sais quelle pincĂ©e de papier dans je ne sais quelle rĂ©glette en plastique ; et moi de susurrer :“L'enfilage, vous savez, ce n'est pas mon truc.” Dans mon dos, deux clients : “Je trouve ça trĂšs fort. - Non, moi je n'aime pas les gens “comme ça” - « comme ça » nuls ? ou « comme ça » pĂ©dĂ©s ? Placer ici l'inconvenance du sieur P., dĂ©, fourrurĂ© de frais, qui m'arrache un collĂšgue des bras  en pleine conversation :  Excuse-moi, c'est urgent » - excusez-moi, Monsieur P., c'est vous qui ĂȘtes vulgaire dans cet Ă©tablissement, pas moi. » Je ne l'ai pas dit.

Je n'y ai pas pensé ; toujours Jean Rochefort dans Ridicule. Et puisque nous en sommes aux enfilades : un collĂšgue de Prahecq, puceau nasillard, se stupĂ©fie Ă  grand bruit je connaisse Prahecq, son village, au fond des Deux-SĂšvres... Il me dessine je ne sais quel un itinĂ©raire sur une feuille de papier, je lui rĂ©pĂšte, enthousiaste : « Vas-y, mets-moi tout, mets-moi tout ». A ce moment j'aperçois du coin de l'oeil un certain sieur Boulaouane, pĂ©dĂ© de service, tout tortillĂ© de haut en bas comme un lombric sur un hameçon : «Monsieur Boulaouane, vous ĂȘtes obscĂšne ! » et lui de s'esclaffer : «C'est vous, cher Monsieur, qui ĂȘtes obscĂšne ! » Le mĂȘme, dans un bistrot, faisant allusion aux mƓurs supposĂ©es du lycĂ©e : « Il rĂšgne Ă  Ankara, mon cher ami, une atmosphĂšre orientale ! Orientale... » Le mĂȘme aussi disant : « Je sais le hongrois, le turc, l'arabe », mais refusant l'anglais, trop vulgaire.

Son arabe Ă  mi-voix semble d'ailleurs ne pas avoir dĂ©passĂ© la phrase « Je sais l'arabe ». Le mĂȘme Boulaouane enfin, entrevu au dernier repas de fin d'annĂ©e, nous tourne le dos d'un coup et pour toute la vie, parce que j'ai fait reprendre en choeur Ă  toute la table : « Boulaouane, gentil Boulaouane, Boulaouane je t'emplumerai » - Ă  cela tiennent donc les sĂ©parations dĂ©finitives, et l'omniprĂ©sence de la mort - Ă  grand renfort d'emphase...

Un jour mes Ă©lĂšves m'ont emmurĂ© : ouvrant la porte en fin de cours, je suis tombĂ© nez Ă  nez sur un mur de moellons ; de l'extĂ©rieur, dans le couloir, devant ma porte close, toute une fine Ă©quipe, dans le silence le plus total, avait transportĂ©, puis mĂ©ticuleusement disposĂ©, empilĂ© jusqu'en haut sur papier journal amortisseur les parpaings d'un chantier tout proche Du grand art. Une pionne est venue me glisser, par une fenĂȘtre entrouverte : « Monsieur C., faites bien attention en ressortant ». Toute la classe est repartie par la porte du fond. C'est vĂ©ritablement le meilleur, le plus exceptionnel et le plus Ă©laborĂ© des canulars qu'on m'ait jamais montĂ© - avec un autre, de filles cette fois : au dĂ©but donc du cours, baratineur, dragueur, je tire machinalement vers moi la chaise de sous le bureau.

J'aperçois alors, bien en Ă©vidence, un Ɠuf au plat, bien Ă©tendu, bien dodu, sur le bois de mon siĂšge. Je repousse le tout, feins de n'avoir rien aperçu, dĂ©cidĂ© Ă  finir l'heure en position debout. Mon cours se poursuit ; jamais je n'ai observĂ© d'Ă©lĂšves aussi attentives. Puis, fatiguĂ©, machinalement, je me suis assis de tout mon poids sur l'Ɠuf. Vous dĂ©crire l'Ă©normitĂ© de l'Ă©clat de rire qui secoua la salle jusqu'aux trĂ©fonds du rez-de-chaussĂ©e relĂšve de l'Ă©pique. Je me suis torchĂ© le cul avec une Ă©ponge : du dĂ©lire.

 

X

 

J'aimais Ă  rĂ©pĂ©ter : « C'est tout de mĂȘme bien grĂące Ă  moi, une fois par jour, que vous pouvez vous sentirs supĂ©rieurs"– d'oĂč ma surprise de recevoir d'un ancien Ă©lĂšve, jointe Ă  l'envoi de sa premiĂšre piĂšce reprĂ©sentĂ©e, une lettre spirituelle, oĂč il me dĂ©clare que je lui ai rĂ©vĂ©lĂ© ce qu'Ă©tait le français et la littĂ©rature – assurĂ©ment pas avec les « nouvelles mĂ©thodes » (une jeune comĂ©dienne (AlcmĂšne de Giraudoux !) dĂ©plorant devant moi que le français n'avait plus rien, mais alors plus rien Ă  voir, dĂšs l'annĂ©e 42, avec le français. Bande d'assassins.

X

Je défends les petits

Un grand dans un coin de classe tabasse un petit. J'ai justement Ă  mĂȘme la poche un fromage dĂ©gueulasse, bien serrĂ©, puantissime, relief incongru d'un repas solitaire. Je frappe sur l'Ă©paule du grand qui le temps de se retourner se prend le calendos en plein crĂąne :"Camembert disciplinaire !"... Six mois plus tard, dans le train : “Tout de mĂȘme, il y a des profs qui ont un grain, c'est pas possible. L'autre jour un Ă©lĂšve s'est pris un camembert en pleine tĂȘte.” Assis juste Ă  cĂŽtĂ©, je me pisse dessus en serrant les lĂšvres Ă  me pĂ©ter les mĂąchoires... L'Ă©lĂšve portait le nom magnifique de Weininger, et se faisait prononcer Ă  la française comme souvent les Alsaciens : OuenninjĂ©, ça faisait d'un con...

Je dĂ©fends les filles aussi. Dans une classe de seconde il est un garçon, appelons-le Robert, d'une rare impudence. Il arbore Ă  l'Ă©gard des grognasses le mĂ©pris qu'on rĂ©serve visiblement aux tas de viande avec un trou au centre. Les filles le dĂ©testent de toutes leurs forces. Je fais l'appel : « Mlle Lehrmann ! » - j'entends alors bien distinctement notre Robert, suffisant, poissard, qui me la dĂ©signe du pouce par-dessus l'Ă©paule : « C'est la grosse, derriĂšre ». Pure calomnie, mais lĂ  n'est pas la question. J'hĂ©site un quart de seconde – en dĂ©but d'annĂ©e, tout de mĂȘme – et je lĂąche : « Tu parles de la grosse que t'as dans le derriĂšre? » - toutes les filles, debout, hurlant, dansant, me font une gigantesque ovation.

FusillĂ©, le Robert. Je ne l'ai plus entendu, le Robert. Juste, de loin en loin, le rictus antisĂ©mite de rigueur. A rapprocher d'une certaine collĂšgue d'arts plastiques, mouchant dans les grandes largeurs un grand escogriffe qui dĂ©connait en classe pour Ă©pater les gonzesses. Ma collĂšgue s'interrompt : "Vous ĂȘtes comme les dinosaures, savez-vous ?  - Ah oui M'dame, et pourquoi ? - Une toute petite tĂȘte, avec une grosse queue. »

 

Mes hontes

Le dĂ©nommĂ© Montier m'exaspĂšre, multiplie les rĂ©flexions aigres, puis insolentes, puis mĂ©prisantes. Il cherche l'affrontement : je le tabasse. Montier frappĂ© danse et pleure. J'apprends plus tard que son pĂšre le bat violemment chaque jour Ă  coups de ceinturon. Qu'est-ce que j'ai fait, mon Dieu qu'est-ce que j'ai fait. Ongadeau a comptĂ© 26 coups – pas une plainte extĂ©rieure, pas un Ă©cho. Il ferait beau voir cela Ă  prĂ©sent. ...Pour avoir Ă©tĂ© reconnu Ă  l'extĂ©rieur et quelque peu chinĂ© dans une cabine tĂ©lĂ©phonique transparente, je hisse dĂšs le lendemain Jean Dubert sur une estrade, le dĂ©signe avec vĂ©hĂ©mence Ă  la vindicte publique, pointant sur lui au sein de Dieu sait quel bordel ambiant un doigt vengeur : « Regardez bien cet Ă©lĂšve ! Il a fait la chose la plus ignoble qui soit, », etc.

Plus tard, accompagnĂ© d'un camarade, il vient me trouver Ă  la fin d'un cours : “M'sieur, pourquoi vous m'avez fait monter sur l'estrade?” Je bredouille « l'incident est clos ». Il s'est retirĂ© en grommelant. Je l'ai traitĂ© ensuite comme n'importe quel autre, mais cela n'aura pas suffi. Moi aussi j'ai esquintĂ©. Nguyen-ti-Thang, toute seule en fin de classe : « Monsieur, vous m'avez fiancĂ©e Ă  tous les garçons de la classe, successivement. - Vraiment ? - Oui Monsieur. - Je ne m'en suis pas rendu compte. Je vous demande pardon. Je ne le ferai plus. » Elle a tournĂ© le dos, grave et dĂ©cidĂ©e : justice Ă©tait faite. La mĂ©tisse Schliff, ignoblement donnĂ©e par moi en exemple d'un teint olivĂątre (chacun s'Ă©tant retournĂ© pour la dĂ©visager), m'Ă©pingle plus tard devant tous pour qualifier, longuement, ma couleur de cheveux : « Filasse... » Bien fait pour ma gueule.

X

Pour la fille Puttemans («Puisatier »), je me suis abstenu toute l'annĂ©e de la moindre plaisanterie. Je l'aimais passionnĂ©ment, je l'ai presque demandĂ©e en mariage : “Monsieur," m'a ré pondu sa mĂšre qui prononçait avec apllication « P't'manns » Ă  la nĂ©erlandaise, "je suis juste venue vous parler de ses rĂ©sultats scolaires” - sa fille Ă©tait l'une de ces incarnations mĂȘme de la GrĂące que les grandes brunes Ă  peau nacrĂ©e incarnent si souvent ; se prosterner, l'effleurer peut-ĂȘtre, savourer les premiĂšres caresses, puis, impassible, de dos, dĂ©charger si profond que les cris s'y Ă©touffent - car si transpercĂ©e qu'elle soit, nul jamis ne saurait la possĂ©der. Ce sont prĂ©cisĂ©ment de telles incarnations, subies de plein fouet, qui pourtant prennent des notes Ă  mĂȘme leurs classeurs. Qui s'expriment Ă  haute voix dans vos cours, ce que l'on appelle sur les bulletins "participation », sans que jamais votre adoration puisse concevoir la moindre reconnaissance ; mais bienheureux soit celui qu'elle baisera. J'ai lu que la beautĂ© n'apporte bien souvent Ă  ses bĂ©nĂ©ficiaires qu'une intense mĂ©lancolie. "Mademoiselle" murmurais-je Ă  l'une d'elles qui par dĂ©soeuvrement contorsionnait devant moi son visage, "vous pouvez faire toutes les grimaces que vous voulez, vous ne parviendrez jamais Ă  vous enlaidir" - "Te rends-tu compte"s'exclama sa camarade "du compliment qu'il vient de te faire ?" - non. Puis un jour un tonneau est venu me voir : masse goĂźtreuse taillĂ©e dans le saindoux - n'avais-je pas traitĂ© par exaspĂ©ration de conne une autre encore de ces filles "descendues du ciel" - et tandis qu'Ă  mon tour face Ă  la baleiniĂšre gĂ©nitrice j'usais de tous mes charmes afin de l'Ă©garer sur l'objet mĂȘme de sa visite, je m'interrogeais sans fin sur les gouffres insondables de l'hĂ©rĂ©ditĂ©.

Demoiselle Ă  qui je murmurai le jour suivant renversĂ© sur mon siĂšge qu'elle contournait pour gagner sa place vous ĂȘtes l'incarnation mĂȘme de la fĂ©minitĂ©. Trois semaines plus tard elle fit son entrĂ©e griffĂ©e au front de cette double entaille verticale ou "griffe du lion" qui autrefois passait pour la marque du mal. Jai pensĂ© ce n'est rien ou bien j'ai mal vu. Puis le front s'Ă©paissit, ses yeux se bridĂšrent. A la fin de l'annĂ©e ces traits si diaphanes s'Ă©taient inexorablement fondus sous une peau peau d'orange qui fit d'elle Ă  jamais la reproduction de sa mĂšre... Etait-elle avertie (Ă  ton Ăąge j'Ă©tais comme toi). Dans quelles affres fatidiques vit-elle s'abĂźmer jour aprĂšs jour la porcelaine de son teint sous la plus terne et granuleuse faĂŻence, sans rien qui pĂ»t jamis faire soupçonner sa beautĂ© engloutie...

Je n'ai jamais pu, su, voulu, modifier ma façon d'enseigner, d'ĂȘtre, ni de vivre. PrĂ©parer des cours, donner des cours, acheter la bouffe, poster mes griffonnages Ă  des Ă©diteurs arrogants, tirer ma vie de famille. Cours, promenades, fuites - copies, cours, vexations, exercices de calme ; chahuts, corde raide, corde raide, tĂ©lĂ© du soir - comment pouvais-je – mettons - rĂ©ussir l'agrĂ©gation, changer de profession, rassembler toutes mes forces ? ...quelles forces ? oĂč cela, des forces ? « Mais je ne sais pas, moi, quand on veut que ça change, on s'en donne les moyens ! » - quels moyens ? « y'a qu'à » ! « le taureau par les cornes » ! ...et allez donc... - mais je bossais mon vieux, je me dĂ©battais, je vivais, vous pouvez marner, vous, 5h de rab aprĂšs les cours en prenant sur votre sommeil ? ...vous le feriez...? sans blùùùùgue...

...Sans vous soucier de votre femme, sans regarder la tĂ©lĂ©, au bureau toute la soirĂ©e jusqu'Ă  23h sans visite ni promenade ni vie sociale ? « ...et je l'ai dĂ©crochĂ©e, mon agrĂ©g ! » - et tes Ă©lĂšves, ils ne t'ont jamais semĂ© le bordel pendant toute la journĂ©e, et tu Ă©tais copain avec le Principal et les parents d'Ă©lĂšves ? Et en rentrant complĂštement claquĂ© tu ne retrouvais pas de femme dĂ©pressive Ă  crever - « change donc de partenaire ! » - ah oui ? comme ça, comme d'une paire de chaussetttes ? ...vous vous sentiez aimĂ©s au moins ? confiance en vous peut-ĂȘtre ? - moi non. DĂ©solĂ©. Ça vous la coupe mais c'est pareil. Et je viens me plaindre (« Ne viens pas te plaindre ! ») - mais si. Et je vous emmerde.

Je me plains de n'avoir pas eu la force, de ne pas avoir rĂ©solu vos Ă©quations de fachos style « quand on veut on peut » - et comment on fait nous autres, alors ? Mais vous faites ce que vous voulez, chacun sa merde, je m'en bats lek ! Tenez, essayez d'arrĂȘter de fumer un peu, juste comme ça, pour voir, et aprĂšs vous pourrez parler. Quant Ă  moi, oui moi, moi moi moi, le looser, je sentais les mois, les annĂ©es me cavaler sur le dos, 42, 43, 44 ans, dĂšs septembre je guettais la Toussaint, NoĂ«l dĂšs la Toussaint (vite, vite, retour Ă  Rennes), Mardi-Gras dĂšs la rentrĂ©e de NoĂ«l (vite, vite Ă  Rennes), PĂąques Ă  partir du Mardi-Gras (vite Ă  Rerennes) - et ne pas oublier ses parents d'OrlĂ©ans - « On ne te voit jamais, on est bien malheureux, et ta fille, elle est de qui, hein, elle est de qui, ta fille ? ») - la vie filait comme l'eau sale par le trou de l'Ă©vier. Et c'est ainsi pour tout le monde et je vous emmerde. C'est de l'humour. Si peu que je modifiasse ma formule, mon approche - les enfants se rebellaient. Nous n'Ă©tions pas encore au temps oĂč les parents, le verbe haut, venaient vous expliquer votre façon d'enseigner, de vous comporter, d'ĂȘtre, en somme. Ils vont participer aux cours. Nous verrons ce qu'ils en pensent. Quant Ă  moi, en ces temps-lĂ , ne pouvant changer quoi que ce soit, en dĂ©pit des gĂąteux de la vieile Ă©cole, je me contentais de prendre un mois de congĂ© par an, pour fragilitĂ© nerveuse ; ça me faisait un bien... fou, et l'Etat n'en est pas mort.

 

X

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Adieu LycĂ©e Palladino d'Evreux, l'horreur. « Voici la clĂ© de votre classe ». et c'est tout. Ma haine immĂ©diate, viscĂ©rale, de ce lycĂ©e de garçons. Je dĂ©teste les garçons, cons et vulgaires. Mme Jardy me demande si son fils ne pourrait pas travailler, tout seul, au fond de ma classe ; il paraĂźt que je ne fais que rigoler. Je ne m'en souviens pas. Ça doit me couler de la gueule comme du fiel. Elle dĂ©pense des fortunes, la pauvre mĂšre  : tous ses enfants “rĂ©ussissent leurs Ă©tudes” ; elle envisage mĂȘme un cycle court pour le petit dernier. Mais prĂ©fĂšre qu'il travaille en classe au lieu de m'Ă©couter. Il faudrait savoir. J'essaye de la dissuader. Il a dĂ©sormais 55 ans, le fiston. Ma rage Ă  sillonner les environs sur mon 40 cm cubes, dĂšs que j'ai trois quarts d'heure devant moi. « Tu nous les casses, Trey ».

C'est vrai qu'elles Ă©taient nulles, mes vannes. Je vais un jour Ă  la piscine, sur l'insistance de ma femme. Des jeunes en maillot s'approchent du rebord : « Hein M'sieur, qu'vous nous aimez pas ? » Nous Ă©courtons la baignade. J'apprends plus tard qu'un juge, un prĂ©fet, un flic, ne doivent se baigner qu'Ă  la ville voisine, pour Ă©viter toute avanie. Voir un Ă©lĂšve hors contexte me rend infiniment gauche et vulnĂ©rable. VoĂ»tĂ©. J'avais dit, en classe : « DĂ©va, lisez » - pas fait exprĂšs. Ça arrive. Rigolade. Je le retrouve sur un quai : « DĂ©va, c'est vous qui avez pĂ©tĂ© ?  - Ecoutez, vous n'aimez pas qu'on vous parle en dehors des cours, alors, foutez-moi la paix » - quoi ? ce quatriĂšme, qui me parle sur ce ton, Ă©prouve donc des sentiments ? se vexe ? de quoi se mĂȘle-t-il ? ce morveux ? Bien fait pour ma gueule –« T'Ă©tais moins fier, l'autre jour, Ă  pousser ton Caddy ! »

A Beulac une fois, remontant par jeu le long couloir des caves sous toute la longueur de la barre (des perrons souterrains marquent, Ă  intervalles rĂ©guliers, les remontĂ©es aux rez-de-chaussĂ©e) j'avise Ă  l'autre bout, immobiles, cĂŽte Ă  cĂŽte, deux de mes escogriffes les plus infects. Chacun de mes pas les rend plus clairement reconnaissables. Si je rebrousse chemin, ils vont se foutre de ma gueule. Alors j'avance, de plus en plus rabougri, quasi cassĂ© en deux, sous leurs rictus ; paniquĂ©, vaillant, ratatinĂ©. Le lendemain matin l'un des d'eux, Gastro, me demande ce que signifie en portugaisĂ  mañãe de mañãe - “...demain matin ?” - il se retire, satisfait.

Plus tard, ailleurs, à la sortie d'un tabac, je me fais agonir de sarcasmes par le patron - dans le dos : « Ah, on fait moins l'important, maintenant ! » - j'ai senti sur-le-champ que si j'avais eu le malheur de me retourner, je n'aurais pas su maßtriser mes traits. Revenir sur mes pas, noblement, reposer mes achats sur le zinc, glacial : « Je n'en veux plus. Gardez votre argent » - je suis reparti sans le moindre commentaire - pour ne pas me faire cracher à la gueule.

C'est ça, le peuple.

 

Prodigue

Je lance Ă  la volĂ©e dans la cour une bonne poignĂ©es de "piĂšces jaunes". Certains sixiĂšmes me les rapportent avec respect, je dis cadeau ! ils me remercient. Plus tard, l'un d'eux, passĂ© surveillant, ceinture noire, me rappelle qu'une bousculade avait failli le jeter sous un bus. Il me rappelle aussi ce dialogue : « Un fusil, c'est fait pour... - Fusiller ! - Une mitraillette," - la classe, en choeur : "Pour mitrailler!" - Un canon ? - Pour canonner ! - Et un tank ?"– gigantesque Ă©clat de rire "Pourquoi rigolez vous bande de petits vicieux?  Ă  quoi pensez-vous donc ?  - C'est vous M'sieur ! c'est vous !" - hurlements, hilaritĂ© gĂ©nĂ©rale - le genre de truc qui me vaudrait aujourd'hui mise Ă  la porte et trois mois fermes les fers aux pieds. ImbĂ©ciles. Comme disaient des correspondants allemands : "Un prof comme ça, chez nous, c'est la prison, ou l'asile" - jawohl !

 

X

Mon collĂšgue Treter raconte ce qu'il a vĂ©cu : « Votre nom me dit quelque chose ; je n'aurais pas eu votre frĂšre par hasard, autrefois, dans ma classe ? - Non Monsieur ; c'Ă©tait mon pĂšre. » A frĂ©mir. Il aimait chiner, le pĂšre Treter, refourguant ses trouvailles sur la place, derriĂšre les remblais du chemin de fer. « A l'Ă©cole coranique, si vous disiez le dixiĂšme de ce que vous me dites, c'est Ă  coups de bĂąton qu'on vous corrigerait. » En ce temps-lĂ , les plaintes pour racisme ne se dĂ©clenchaient pas pour gagner de l'argent ; tĂ©moin ma prof d'histoire de 3e, sĂšche comme un coup de trique : «Je m'appelle Mickelson, mais je tiens Ă  prĂ©ciser que je ne suis pas israĂ©lite ». Je l'aimais beaucoup ; mes camarades, non : le lycĂ©e Garibaldi de Bucarest comportait un tiers d'Occidentaux, un tiers de Roumains, un tiers de SĂ©fardim. L'annĂ©e prĂ©cĂ©dente, engueulant un juif et un musulman, elle avait sifflĂ© : « Vous n'ĂȘtes pas de la mĂȘme religion, mais vous ĂȘtes bien de la mĂȘme race ! » - Davidonn s'est dressĂ© comme un ressort : «  Suivez-moi chez le Proviseur, pour rĂ©pĂ©ter ce que vous avez dit !" Elle s'en garda bien. C'Ă©tait un excellent professeur.

 

X

 

Je m'aperçois que dĂ©sormais mes souvenirs de lycĂ©es s'emmĂȘlent Ă  ceux du vieux prof. Comme si en effet je n'avais jamais quittĂ© l'Ă©cole. Mais j'ai vĂ©cu ma vraie vie - n'en dĂ©plaise aux obscĂšnes revendications des parents qui firent un beau jour une ovation (style "Bal des Vampires") Ă  leur tribun : « Les profs ne prĂ©parent pas Ă  la Vraie Vie !" (on va leur montrer, nous autres!) (...Ă  remplir un chĂšque ? Ă  cocufier sa femme ?...) - mais c'est quoi, la Vraie Vie? ...celle d'un Ă©picier ? d'un gendarme ? d'une infirmiĂšre ? soyons fous : d'un prof ? J'ai lu derniĂšrement, sous la plume de ce dandy qui traĂźne dans la merde ceux qui l'ont formĂ© : « Les professeurs du secondaire, qui n'ont pas connu la vie mais s'imaginent l'avoir connue... » - pauvre con. Si la « vraie vie » en effet c'est ce bac Ă  sable, oĂč tout le monde s'assomme Ă  grands coups de rĂąteaux en se comparant la quĂ©quette, je me flatte, je me targue en effet, je me glorifie de n'avoir jamais voulu la connaĂźtre - il a l'air complĂštement Ă  cĂŽtĂ© de ses pompes - la Vraie Vie oĂč tout le monde « se bat pour son bifteck » comme aux plus beaux jours de l'Ăąge de pierre...

J'ai mĂȘme ouĂŻ parler d'une association dite caritative refusant systĂ©matiquement les profs, « parce qu'ils croient tout savoir et ne savent rien faire ». AssurĂ©ment, je n'estime pas nĂ©cessairement cette corporation et je m'en suis toujours senti marginal. Encore m'a-t-on assĂ©nĂ© que j'en prĂ©sentais toutes les caractĂ©ristiques : intonations, expressions, sujets de conversation – mais je ne suis pas "un prof"...

 

X

Un fou

Je descends dans la cour en serrant contre moi le porte-manteaux chromé à patÚres de la salle des profs ; je fais semblant de poursuivre les élÚves avec cet engin : « Gourou gourou! » - tous se tassent peureusement aux quatre coins de la cour en détournant les yeux - « gourou gourou ! » Quand je suis remonté, Zakoski, prof de maths, me dit : "Tu as des troubles cons portementaux". Je suis mortifié d'avoir manqué ce calembour éclatant. Aujourd'hui je n'y couperais pas de l'asile, direct... Zakoski est un grand homme ; c'est lui qui m'initie au maniement d'une machine à écrire électronique. J'admire ses deux enfants, métis polono-bambara de grand-mÚre vietnamienne : ils sont couleur vieux bronze - magnifiques. Il me répÚte : « Tu baisses ». Les collÚgues me demandent pourquoi je traverse la cour dans un ample manteau, rogue et solennel : « Je m'exerce à marcher avec distinction. - En effet ! c'était trÚs réussi ! » Et nous finissons par nous foutre de ma gueule. Theillol, directeur adjoint, se vautre sur la table devant moi ; puis il se redresse pour aller aux toilettes en beuglant : « Tiens ! Je vais aller me vider la bite ». Je me rends compte le lendemain qu'il a trÚs exactement repris mes gestes et mon propos fleuri, sans avoir voulu m'engueuler autrement que par cette sanglante imitation.

Theillol fut l'un des seuls administratifs Ă  bien gĂ©rer les fous. Il me proposa de confisquer Ă  mon profit tous les cours de latin, Ă  faible effectif. J'ai refusé : question de solidaritĂ© - il me dispensait dĂ©jĂ  des classes de "transition" ou "prĂ©-professionnelles de niveau" (CPPN) oĂč les "Ă©lĂšves" entrent en classe en se cassant la gueule. Theillol Ă©tait un chasseur. Mort peut-ĂȘtre. M'avait conseillĂ© un oto-rhino, Salem. Je lui dis : « Il ne serait pas un peu juif, par hasard, ce Salem ? » Et lui, ouvrant les bras, l'accent pied-noir au couteau : « Que voulez-vous, Monsieur C., il n'y a qu'eux ! il n'y a qu'eux ! » Dont acte... Theillol fut l'un des rares membres du personnel administratif qui m'ont permis, par leur hauteur de vue, par leur connaissance de l'humain, de connaĂźtre quelques adoucissements. Qui m'ont permis de tenir. Je le remercie de tout cƓur.

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Un fou, suite

Je lance mon pied au cul d'un sac Ă  dos en imitant Johnny : “Ah que cou-cououou...” - deux quatriĂšmes regagnent leurs salles en hoquetant de rire, titubants, Ă©croulĂ©s l'un sur l'autre. Je reproduis dans un couloir, rien que pour moi, la dĂ©marche cahoteuse du Gnome Ă  la hache dans Le Bal des Vampires : dĂ©marche de gorille, grognements baveux, dĂ©calage latĂ©ral du bassin, trottinement terrible de La Belle et la BĂȘte ; deux collĂ©giennes que je croise en perdent le souffle au point de s'Ă©tayer l'une Ă  l'autre pour ne pas s'effondrer de rire.

RĂ©union parents-profs ; deux mamans me repĂšrent : “On va suivre celui-lĂ , il nous mĂšnera dans la bonne salle” - je suis juste en train de me prĂ©cipiter aux chiottes. Je leur jette par-dessus l'Ă©paule : “LĂ  oĂč je vais, ne me suivez pas !” DrĂŽle d'effet d'entrevoir deux femmes Ă©touffant de rigolade au point de se tenir aux Ă©paules en titubant.

Je dĂ©clare en rĂ©union : «  Etudier le latin sans faire de grec me semble aussi absurde que de faire du vĂ©lo Ă  une seule pĂ©dale ; pour l'autre pĂ©dale, j'ai pensĂ© aux Grecs” - silence de banquise - une seule trouve ça tordant, se retourne et s'arrĂȘte d'un coup devant les tronches glaciales de l'assistance ; plus tard j'Ă©voque Alcofribas Nasier, alias Rabelais, « que nous aborderons en trois parties : les rats, les bƓufs, le lait » - gueules imbranlables des parents – mais il est revenu, le temps du bĂ»cher...

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Une chanson ! Une chanson !

Gibt's einen Stuhl da, Stuhl da, Stuhl da

FĂŒr meine Hulda, Hulda, Hulda ? -

“Y a pas une chaise là, chaise là, chaise là

Pour ma SĂ©lĂ©na, LĂ©na, LĂ©na » –

ou à peu prÚs ; mes germanophones d'Ankara trouvent ça plat : so platt Monsieur.

 Parademarsch, Parademarsch, der Kaiser hat ein Loch im Arsch ! -

« Marche de parade, l'Empereur a un trou au cul » -  Pourquoi le Kaiser, Monsieur ? ...tout le monde ! »  - je précise : « von Preuszen ! » - les voici atterrés : on ne dit pas « von » mais « zu », « zu Preuszen », « pour la Prusse », en charge, par Dieu, d'une fonction subalterne, provisoire et révocable - « ...comme vous, monsieur ! »

TroisiÚme chanson : MoralÚs-seu, MoralÚs-seu ! - il s'agit du sketch de haute volée de Bénureau, Didier. Les filles me répÚtent « C'est pas ça du tout, monsieur ! mon frÚre le fait mieux que vous ! » - je m'obstine à barrir

"toi qui aimais voyager /

te v'là tout éparpillé" - sale mine -

toi qui aimais batt' des r'cords / à vingt ans déjà t'es mort - tout le monde tape sur sa table - je n'ai connu le texte intégral que bien plus tard, quand je n'avais plus personne à faire rire...

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LE PEUPLE, PUTAING CONG...

J''Ă©prouve une une rĂ©pulsion irrĂ©pressible envers tout ce qui est peuple. “Culture prolo” me semble toujours particuliĂšrement vide de sens : belote et pastis / Mozart et Haydn – quel rapport ? pure dĂ©magogie.

...Le degrĂ© zĂ©ro du slogan syndical me semble atteint par “Tous ensemble – tous ensemble – ouais ! ouais !” - avec ce hideux accent languedocien qui n'arrive pas Ă  Ă©mettre le son « an » : tous angsangble tous angsangble - alors que j'avais pleurĂ©, autrefois, Ă  simplement ouĂŻr au transistor la foule ouvriĂšre de Toulouse interminablement psalmodier sur la place du Capitole UnitĂ© ! UnitĂ© ! UnitĂ© ! – j'en ai encore le frisson – jusqu'Ă  ce que les chefs syndicaux se tombent dans les bras en sanglotant Ă  la tribune - mais tous angsangmble, tous angsangble – Ă  gerber - gnouf ! gnouf ! - suffit-il donc de beugler tous angsangble pour avoir raison ?

...Deux lycĂ©ennes hilares entrent donc en cours au pas cadencĂ© en hurlant « Tous angsamgble tous angsangble - gnouf ! gnouf ! » J'adorais l'une d'elles, riche, mĂ©tisse, Ă  qui j'ai laissĂ© entendre que vivre avec elle eĂ»t Ă©tĂ© mon bonheur pour peu que nos Ăąges eussent concordĂ© - tu ne te figures pas que j'Ă©pouserais ce vieux con ?  J'ai oubliĂ© son nom -dites-moi - mademoiselle - est-ce que vous ne parleriez pas l'allemand couramment, par hasard ? Ses yeux ronds : "Comment savez-vous ça ? - Parce que j'ai souvent eu l'impression d'ĂȘtre particuliĂšrement bien compris. » Le latin et l'allemand prĂ©sentent en effet des similitudes. Elle reconnaĂźt que ses origines comportent Ă©galement une tante autrichienne, qui l'a initiĂ©e Ă  la langue de Goethe l'nnĂ©e de ses huit ans.

Je me souviens de Roberte Hulafont ; jamais je n'ai dit ni entendu dire : « Il manque Hulafont ». Elle pensait que je ne l'aimais pas. En toute innocence. Hulafont était immense, osseuse, féminine comme une paire d'échasses. Mais une classe, mon Dieu - une classe...

 

Les deux BrĂšgue

Je mĂȘle souvenirs d'Ă©lĂšve et de prof. Le premier BrĂšgue Ă©tait un grand dĂ©gingandĂ©, rouquin, fils du commissaire, virĂ© d'un lycĂ©e Ă  l'autre, Laon ou St-Quentin, alternativement. Il jouait du saxo. Toujours la mĂȘme phrase de jazz. Je l'ai poussĂ© de tout son long dans une flaque bien boueuse. Les autres, Ă  l'abri sous le prĂ©au, m'encourageaient, m'acclamaient ! HĂ©las, chevaleresque, je lui ai tendu la main pour se relever. Il m'a reflanquĂ© la rouste, outragĂ© de sa premiĂšre dĂ©faite. L'autre BrĂšgue, c'Ă©tait la fille d'un patron de supermarchĂ©, gĂȘnĂ©e par tout son fric. « Je me suis fait voler mon scooter » ; mon pĂšre : « Ça ne fait rien, tu n'as qu'Ă  aller t'en acheter un autre ». Ce genre de gĂȘne dure peu.

 

« Je regarde le disc-jockey »

C'est une chanson trĂšs naze. Je l'ai fait chanter Ă  toute ma classe. “Les garçons Ă  voix grave  Ă  ma droite, les garçons Ă  voix claire (je n'ai pas dit « aiguë », diplomatie) Ă  gauche, les autres au milieu. Ceux Ă  voix grave, scandez “boum, boum” ; Ă  voix claire : “tchac, tchac” ; on essaye : boum-tchac, boum-tchac. « Ceux du centre : imitez la cornemuse, en frappant le pharynx du tranchant de la main : ouin-ouin-ouin, ouin-ouin-ouin-ouin, ouin-ouin-ouin-ouin, t'houououou , on se dĂ©gonfle ! ouin-ouin-ouin... On essaye – OK ! Ensemble Ă  prĂ©sent : boum-tchac-ouin-ouin – c'est bon ! » Les filles devaient chanter lĂ -dessus, de l'air le plus con possible “Je regarde le disc-jockey... Allez les filles, encore plus con ! Tout feu tout flaaaaamme ! Et pour finir, l'hystĂ©rie ! Allez les filles, l'utĂ©rus entre les dents !” - Ă©pique.

Je ne m'en suis aperçu que trop tard : il fallait les faire nasiller, les filles, Ă  fond, comme des canes - auraient-elles acceptĂ© ? - nez en moins, quel triomphe ! du grand art, en vĂ©ritĂ©. Le fils Enten « ennteunn » (« Descanards ») se souviendra toujours de cette Grande DĂ©connation : “ArrĂȘtez de vous fatiguer ! À vouloir nous dĂ©montrer - que vous nous aimez... ! » Son pĂšre vient me voir. « Souviens-toi de tes origines ! Pense Ă  ton nom  ! » Alsacien, et juif, Enten. Je l'ai suivi dans le couloir, emboĂźtant mes jambes dans les siennes, vieille couillonnade de caserne, et susurrant : « Alors, on joue au docteur ? » Enten dĂ©testait les futures mĂ©mĂšres, il les singeait, minaudant, impitoyable. Avec KĂŒchenmeister : « Descanards » et « MaĂźtrequeux» - insĂ©parables ; ce dernier rejeton ultime du fameux mĂ©decin lĂ©giste aujourd'hui bien oubliĂ© (1821-1890) ; qui s'Ă©tait prĂ©parĂ© pour une scĂšne de Marivaux, l'un des rares garçons volontaires, puis dĂ©sistĂ© in extremis, se donnant de surcroĂźt le toupet d'assister, au premier rang, Ă  la reprĂ©sentation. Le metteur en scĂšne l'aurait bouffĂ©.

« MaĂźtrequeux » se faisait prononcer « KukinmestĂšre ». Mais il reconnut que parfois, les autres membres de la mĂȘme famille, les Schmahlhans, les Röcklingen, en toute tendresse et complicitĂ©, murmuraient : KĂŒchenmaĂŻster, Ă  l'allemande. Il y aurait tant Ă  dire sur cette aventure théùtrale du LycĂ©e de GrĂ©nolas ! L'immense Goldenstein, jouant le personnage de Don Juan, se vit contraint par Bareski, notre metteur en scĂšne, de se rouler sur une fille sur les planches ; refusant avec vĂ©hĂ©mence, il trouva le touchant subterfuge d'effectuer sa roulade hissĂ© sur ses avant-bras pour Ă©pargner les deux pudeurs adolescentes... “QuĂ© gratteux !” s'Ă©criait-il au bistrot lorsque je comptais ma petite monnaie pour ne payer que ma part... Apostrophant le petit MoĂŻse : « Eh dis donc, MoĂŻse, tu ne serais pas un peu... juif, par hasard? » - un petit pĂąlot, tout racorni... je l'Ă©touffais, ce MoĂŻse ; les derniers temps, mes cours tenaient de la parade de cirque. J'incarnais si l'on peut dire ce genre de prof qui asphyxie ses disciples sans leur en laisser placer une. Le petit MoĂŻse Ă©crivait minuscule, ses dissertations tenaient en dix lignes. Comme s'il s'interdisait de penser. D'exister. Sa propre mĂšre avait eu la douleur de perdre sa fille, suicidĂ©e Ă  seize ans. J'ai voulu la rattraper par l'Ă©paule, elle s'est dĂ©robĂ©e d'un coup.

Je devrais dans ces évocations chaotiques intercaler de profondes réflexions entre chaque anecdote ou série d'anecdotes (j'écris « sur les planches », guettant les réactions supposées du lecteur - ce qu'il ne faut pas faire n'est-ce pas) mais je ne vois pas du tout, moi, quelles réflexions faire : je ne connais que l'ennui, la peur ; la corde raide, le salto arriÚre, pile poil sur le fil - jamais la moindre promotion (« petit choix », « grand choix ») - toujours mal avec l'administration. Pour ne jamais trahir l'adolescence, rester de plain-pied total avec elle, cette si terrible adolescence, seule véritable dimension du monde ; c'est l'homme qui meurt, nom de Dieu, juste aprÚs l'adolescence...

A 15 ans - puis tout compte fait 18 - je me suis solennellement jurĂ© de rester tel quel. A genoux bien plus tard sur le rebord coupant du tombeau d'OrĂ©lie, Roi de Patagonie, j'ai fait Ă  haute voix le serment de rester fou Ă  tout jamais. « Vous savez, vous l'auriez connu, l'Antoine, vous vous seriez rendu compte qu'il Ă©tait complĂštement zinzin » - bien sĂ»r, braves jeunes ploucs, aussi cons que vos pĂšres - hors sujet mais pas tant. J'ai menĂ© jusqu'au bout ce misĂ©rable projet de rester coĂ»te que coĂ»te fidĂšle Ă  mes conflits ĂŽ psychiatres-z-Ă  deux balles. J'ai toujours su que la rĂ©volte et l'inaccompli seraient le meilleur de moi,maman-ma femme e tutti quanti. M'Ă©tant trouvĂ© chez ma correspondante Ă  Reinosa (Espagne), je tĂąchai de convaincre cette grassouillette et Pepita sa sƓur Ă  quel point leur vie si docile pouvait comporter d'aliĂ©nation - l'aĂźnĂ©e me rĂ©pondit ÂĄ Tu eres siempre a decir profundidades !"toujours Ă  dire des profonditĂ©s !” Peut-ĂȘtre des parents, pesant de tout leur poids, sont-ils indispensables Ă  sa propre construction.

Peut-ĂȘtre pas. Certains rompent, s'arrachent ; je n'en eus jamais le courage. A prĂ©sent je sais Ă  prĂ©sent que mes vieux crevaient de trouilles. Au pluriel. Depuis la guerre. Ils ignoraient ce qu'on peut bien faire d'un enfant, d'un garçon. Ils braillaient. Je rĂ©pliquais. « Tu Ă©tais dur, tu sais. - C'est vous qui m'avez rendu dur. »

X

Si on ne peut plus ĂȘtre xĂ©nophobe...

Une Ă©lĂšve italienne porte le nom magnifique de Critacci ; elle me dit : "Ce n'est pas bien beau, Cri-ta-ksi" - ElĂšve donc la voix sur l'avant-derniĂšre : CritĂĄtchi » - je l'aurais consolidĂ©e, cette jeune fille, ...si seulement je m'en Ă©tais avisĂ© plus tĂŽt... Mais Les Ă©trangers sont nuls, Desproges, 1981 ! ...Le respect, voyez-vous, ça Ă©touffe. Un jour, un petit Syrien tout brun faisant mine (peut-ĂȘtre) d'ignorer qu'il y eĂ»t un Ă©tat nommĂ© “IsraĂ«l”, j'ai rĂ©pliquĂ©, de l'air le plus plaisamment outrĂ© : “Comment ! ...vous ne savez pas ce que c'est qu'IsraĂ«l?” Un bon tiers de la classe Ă©clata de rire en applaudissant - “ce que c'est qu'IsraĂ«l” ! Extraordinaire complicitĂ© tout Ă  fait improvisĂ©e – j'ai toujours Ă©tĂ©, inconditionnellement, pro-isrĂ©alien.

Le cochon slovĂšne

La Turquie comprend une petite minoritĂ© de SlovĂšnes, essentiellement urbains ; dans certains quartiers d'Ankara, les panneaux de signalisation figurent en deux langues – turc, slovĂšne. L'un de mes garçons porte un nom germanique, Schneider, “Tailleur”, mais il tient mordicus Ă  son orthographe slave : Ć najder. Un jour oĂč je le fais lire, son effroyable accent transforme la langue de MoliĂšre en une atroce cacophonie de hache-paille ; je grommelle : “Eh ben mon cochon... ben mon cochon” - (“ben mon vieux... ben mon con...”) - mon Ć najder (peut-on le lui reprocher) ignore ces finesses argotiques : rĂ©signation sans fond, constat d'impuissance devant ce massacre phonĂ©tique. Soudain mon Turco-germano-slovĂšne, jusqu'ici placide et Ăąnonnant, laisse Ă©clater son indignation : “Monzieur ! Che ne zuis bas fotre cochon !” HilaritĂ© gĂ©nĂ©rale.

Je la raconte encore en famille, celle-lĂ . Personne ne s'en lasse. Enfin moi.

Boulou-boulou

Je me sens obligĂ© d'intervenir, tout de mĂȘme, lorsque le Portugais de service en 6e traite la petite Noire de “sac Ă  charbon”. A vrai dire je m'en fous totalement. Les vocifĂ©rations des antiracistes me semblent trĂšs exactement contreproductives... Mais une autre fois, salle 117, un petit sixiĂšme, noir, bouclĂ©, minuscule, le vrai nĂ©grillon Tintin au Congo avec l'accent appropriĂ©, vient demander je ne sais quoi de la part d'un collĂšgue, s'emphrouille dans ses brases. Mon Meilleur ElĂšve (l'Emmureur aux Parpaings) l'interrompt brutalement “boulou-boulou !” - sans doute s'imagine-t-il imiter je ne sais quel langage simiesque - « euh... (comme cherchant ses mots) - boulou-boulou !” - renvoyant le sous-homme dans sa catĂ©gorie protoarticulĂ©e.

Le petit sixiĂšme Dieu merci ne s'aperçoit de rien, recompose ses phrases en me fixant droit dans les yeux - puis se retire, poli, digne : la vexation n'a pas pris. C'est l'autre, le raciste, qui passe pour un con. Moi-mĂȘme un soir, extĂ©nuĂ©, cherchant en vain une chambre Ă  Bayonne, je m'attire la sentence tombĂ©e d'un tabouret de bar : "Le patron... euh... (ex abrupto) - il est pas lĂ  - pour bien signifier que de toute façon, le patron, pour un con de mon espĂšce – il ne sera jamais lĂ . Ce premier de ma classe se montre particuliĂšrement puant quand il s'y met : “Franchement, comment peut-on s'intĂ©resser Ă  ça... ta mĂšre, « professeur de travail manuel...” Il en dĂ©gueulait de mĂ©pris. Son pĂšre d'ailleurs eĂ»t volontiers dĂ©crĂ©tĂ© «Faites des maths et foutez-vous du reste » - il en reste des comme ça.

Pourtougaou, Pourtougaou

“Comment appelle-t-on un cochon qui rigole tout le temps ?” RĂ©ponse : “Un porc tout gai”. Ça ne manque jamais son effet, surtout quand il y en a un, de Portugais, dans la salle. Il y a toujours un Portugais dans la salle. La mission consiste ensuite Ă  se faire le meilleur ami du Portugais en question. Ce qui passe Ă©videmment par le feu vert tacite de laisser traiter les Français de tout ce qu'on veut, et soi-mĂȘme de con. Avec quelle conviction jouissive une jeune Lusitanienne ne m'a-t-elle pas rĂ©pĂ©tĂ©, sur ma demannde « Va te faire foutre » : Vai te fudĂ©r ! - FermĂ© au maximum, le « é » ? - Oui c'est ça Monsieur, Vai te fudééér. Parole, elle en jouissait.

 

Uruspur çocuk

C'est aussi Ă  la suite d'un magnifique ourouspur tchodjouk (« fils de pute ») lancĂ© bien en face par un Ottoman que je me suis enfin mis Ă  potasser le turc. Une langue splendide. Je me souviens aussi de ce dĂ©sopilant face-Ă -face avec DjaĂŻoun, qui me faisait rĂ©pĂ©ter« T'tahhoui zzech », « encule ton Ăąne » (« va te faire enculer ») : « Non M'sieur, c'est pas encore tout Ă  fait ça », et je rĂ©pĂ©tais, rĂ©pĂ©tais, jusqu'Ă  ce que je me rende compte qu'il se foutait ouvertement de ma gueule d'abruti. Mais celui que je n'ai pas apprĂ©ciĂ©, pas du tout du tout, c'est ce grand mollasson de Slovaque passĂ© bien subitement de 6 Ă  16 (devoir fait Ă  la maison) avec une telle proportion d'aide extĂ©rieure que je n'ai pu m'empĂȘcher de le saquer comme un malade : zĂ©ro.

Il est venu s'expliquer en fin de cours mais je l'ai repoussĂ© : « Vous n'avez pas la culture nĂ©cessaire pour obtenir cette note » - « On ne laisse pas Ă  l'Ă©lĂšve d'autre choix que l'ignorance ou la fraude » braille par Ă©crit l'affligeant pĂ©dagogue particulier, rĂ©dacteur Ă  la virgule prĂšs du texte en question - qui poste illico, sous couvert courageux de l'anonymat sa dĂ©nonciation venimeuse et dĂ©mocratique au Recteur - la « lettre au Chef » a toujours soulevĂ© en moi un dĂ©goĂ»t dĂ©gueulatif – non sans m'en avoir fait remettre une photocopie :« xĂ©nophobie », « nĂ©gation de la culture slovaque » - or qui sait mieux que moi mon degrĂ© d'insondable ignorance en littĂ©rature slovenskĂĄ ? n'existe-t-il pas cent fois plus de RuthĂšnes ou de Cosaques fins lettrĂ©s que de pĂ©teux immensĂ©ment fiers d'ignorer jusqu'aux noms de Yanko Kral' ou de Hana Zelinova ? - encore et toujours notez bien, dans ce papier-cul Ă©pistolaire, l'indĂ©crottable confusion de “culture” et de “coutumes” : quand j'achĂšte ma baguette en effet, j'observe la coutume française ; mais en aucun casje ne prĂ©tends incarner ma “culture”... Le fond du drame, voyez-vous, c'est qu'un tel Ă©lĂšve ait pu se retrouver en premiĂšre avec un tel niveau, pas si diffĂ©rent d'ailleurs de celui d'un Français dit « de souche » ; et d'ajouter pour finir, cet enculĂ© du cul, qu'on aurait dĂ» sans dĂ©lai me radier des cadres de l'Education nationale. « Ne vous en faites pas », m'a dit le proviseur ; des lettres comme ça, le Rectorat en reçoit 20 par mois, et comme ils ont autre chose Ă  faire en pleine pĂ©riode de bac, laissez tomber. » Il eut raison.

Pour ma part, je ne me suis jamais gĂȘnĂ© pour rĂ©pĂ©ter l'annĂ©e suivante, et sans aucune espĂšce de remords, que l'on m'avait reprochĂ© de saquer un Ă©lĂšve en raison de son origine Ă©trangĂšre... Mais je n'ai jamais voulu rĂ©vĂ©ler laquelle : tout le monde aurait devinĂ©, et nous y serions encore.

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Wazza

What's up ? « comment va ? » publicitĂ© pour une biĂšre amĂ©ricaine, en tirant la langue jusqu'au menton comme un malade. Au dixiĂšme de seconde pile poil suivant la sonnerie d'entrĂ©e , je me casse en deux d'un coup en gueulant wazzaaaah– sec et raide vers la moitiĂ© garçons – qui me rĂ©plique du tac au tac wazzzaaaaah - une fille, Ă©cƓurĂ©e : “Fallait bien qu'il la retienne encore celle-lĂ , tiens...”

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Racisme ?

Pour des raisons Ă©videntes, celui que l'on repĂšre toujours en premier dans une classe, c'est le Noir. La « minoritĂ© visible » comme on dit (je serais noir, je prĂ©fĂšrerais « nĂšgre »). De mĂȘme aux Antilles, pour le bĂ©kĂ©. Mon Africain du jour s'appelle Bongo. MĂ©diocre, effacĂ©. Je n'ai pas pu rĂ©sister : peu avant NoĂ«l, je chante avec l' « accent noir » : “Bongo sapin, roi des forĂȘts, que j'aimeu ta – verrrdûûreuh...". C'est parfaitement crĂ©tin. Il me rĂ©pond “vous ĂȘtes rrraciste ; si si m'sieur, vous ĂȘtes rrraciste.” Choubert, le prof d'allemand, trouve ça « excellent ». Rien d'Ă©tonnant.  TiyarĂ©, Samoan, vient anxieusement me demander, en fin de cours si je suis raciste : les autres, pour se payer sa tĂȘte, le lui ont fait croire. Je l'ai formellement dĂ©trompĂ© ; il est reparti tout triomphant.

Un autre collĂšgue, Lelorrain, prof d'art plastique, ne pouvait jamais s'empĂȘcher d'Ă©prouver les pires difficultĂ©s avec tout ce qui Ă©tait tant soit peu bronzĂ©, noirs ou arabes  : « D'une insolence !... » protestait-il invariablement. Il traitait, aussi, Satie d'"imposteur indigent". Ce prof Ă©tait un personnage ; toutes les collĂšgues ont sautĂ© sur sa queue. Il trompait ouvertement Urbain, capitaine au long cours, jusqu'Ă  se laisser surprendre avec sa femme au petit-dĂ©jeuner, dans le mĂȘme lit. Lorsque l'Ă©pouse mit au monde une fille, chacun scruta sur le visage du bĂ©bĂ© la ressemblance avec Lelorrain : peine perdue ; le couple ne copulait pas.

Mais tout ce qui pouvait se faire, il le faisait. C'est d'ailleurs la mĂȘme qui, aprĂšs avoir bien regardĂ© autout d'elle, un coup Ă  droite, un coup Ă  gauche, me susurra d'un air interloqué : « Mais... tu penses vraiment ce que tu dis ? » A quoi je rĂ©pondis, tout uniment, « oui ». Elle s'Ă©carta vivement et ne m'adressa plus la parole pendant les deux annĂ©es qui suivirent. Et qu'avais-je dit, me croyant seul ? «Les femmes, c'est un sexe complĂštement ravagĂ© par la masturbation » - l'explosion dĂ©lirante de la vente des sex-toys de tout acabit consacre dĂ©sormais cette banale Ă©vidence. Notre premier contact avait Ă©tĂ© d'ailleurs mouvementé : l'Ă©pouse Urbain s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©e Il y a un fou dans l'Ă©tablissement ! - Comment çà, un fou ? - Oui ! il a ouvert d'un coup la porte de ma classe et m'a tirĂ© desssus ratatatatatatatata !  - Mais non, c'est Bernard - il est complĂštement dingue.» Autre Ă©vidence ; et celle-lĂ , indiscutable.

 

Les noms d'élÚves ou les calembours impardonnables

Deveyrac : “Jamais personne n'a fait de jeu de mots sur mon nom – Si : "de VĂ©ra Cruz". Gastro, surnommĂ© Gastro-EntĂ©ro (suggestion d'un prĂ©tendu copain de classe). Grand fusilleur de cours. Rappels Ă  l'ordre incessants. Plus tard : « On pouvait tout se permettre, avec celui-lĂ ... » - mille excuses - monsieur Gastro - il se trouve que j'ai aussi, tout simplement, un cours Ă  faire... Alanic : « ...ta mĂšre ! » – elle est sortie en trombe - j'en ai marre de vos conneries - mort d'inquiĂ©tude. On la retrouve dans les chiottes. Ce calembour dĂ©bile faisait rire aux larmes mon comportementaliste de psy. Glissedent, surnommĂ©e “Tuteuleu”, parce que “Tuteuleu – Glissedent » - grassouillette, en couple dĂ©sormais avec une femme - les hommes n'aiment pas les grosses.

Le petit LĂ©glisey, prononcĂ© « LĂ©glisĂȘĂȘĂȘ, LĂ©glisĂȘĂȘĂȘ”, en rĂ©fĂ©rence au dessin du Canard oĂč broutaient les moutons de ColombĂȘĂȘĂȘ-les-deux-Eglises... Il me rĂ©pondait, Ă  juste raison : “Colombin-in-in-in, Colombin-in”. Et surtout, ne pas oublier au fond de la classe la fille Cureton flirtant avec le fils MassƓur, toujours l'un sur l'autre au dernier rang, cibles incessantes de plaisanteries fines. Je ralentissais la voix, avant de les sĂ©parer, non que je vous trouve antipathiques, mais il y a des endroits pour ça  - lesquels, bon Dieu, lesquels... Toujours bien sĂ©parer aussi les filles Lamouche et DufossĂ©, toutes deux vautrĂ©es des quatre seins sur la table Ă  se dĂ©vorer des yeux en s'effleurant les mĂšches du bout des doigts.

J'ai appris par la suite que les plus tendres et les plus vifs Ă©mois naissent dans l'adoration contemplative, et non des pistonnages de queue. Je dois aussi longuement me repentir pour FĂ©ranque - « Ulé » bien sĂ»r - il l'est d'ailleurs peut-ĂȘtre devenu, enculĂ©. C'est la vie. Pour le fils Pourchier, (le porcher) je me suis vaillamment retenu... toute l'annĂ©e. J'ai fait admettre Ă  tous sans difficultĂ© que je ne lui compterais qu'une seule faute par groupes de mots, afin que, de temps en temps, il puisse obtenir sa moyenne Ă  lui... La mĂȘme annĂ©e, dans une autre section, je faisais cours Ă  Solange Porcher (jamais je ne me fusse abaissĂ© au moindre calembour).

Je ne me souvenais que de son nom. Je l'ai retrouvĂ©e sur Fesse-Bouc, tourmentĂ©e d'amours ratĂ©es, si pathĂ©tique et si grandiose dans sa lutte, si passionnĂ©e pour le Peuple. Ses photographies montrent une quinquagĂ©naire alerte, meurtrie, Ă©panouie. Elle ironise sur tous ceux qui prĂ©tendent qu'il suffit d'avoir « sa conscience pour soi » - « pauvres cons...». Elle dit que mes cours accentuaient le permanent dĂ©sĂ©quilibre oĂč elle vivait. Que c'Ă©tait un vĂ©ritable bordel oĂč je poussais chacun Ă  « faire son numĂ©ro » (dĂ©velopper la personnalitĂ© de chacun ! ne laisser personne Ă  l'Ă©cart !) mais qu'elle-mĂȘme, Solange, n'Ă©prouvait nulle envie de faire son numĂ©ro ; que mes blagues ne la faisaient pas rire, et qu'elle dĂ©testait ce ricanement permanent - « mais tu semblais si triomphant... »  Je me souviens aussi de la fille Duthil, qui crevait de ne pas baiser, Ă  qui je conseillais de le faire, et qui me rĂ©pĂ©tait : « Mais comment ? comment ? » - surtout se garder de laisser voir qu'elle aurait pu dĂ©crocher... le prof lui-mĂȘme... (Si j'Ă©tais amoureux de vous, je risquerais la prison sans problĂšme, or je ne le suis pas » (mon petit laĂŻus Ă©tait fin prĂȘt) :  « demandez donc au premier venu, il ne refusera jamais ») - qu'est-ce que je peux bien y comprendre, moi, aux tourments des vierges...

Que puis-je encore Ă©crire en notre Ă©poque oĂč telle conservatrice de musĂ©e - bac + 5, 1ĂšreĂ  l'INP ! - se permet, du haut de sa cuistre, de reprocher Ă  Gauguin – Ă  Gauguin ! - sa pĂ©dophilie, parce qu'il « dĂ©voyait » ses petites modĂšles tropicales de quatorze ans ! Ô connerie, ĂŽ connerie ! Je me souviens encore des sƓurs Phellip, dont la plus blonde, la plus effacĂ©e, obtint ma petite amphore d'Agde sur son trĂ©pied de fer, dont je voulais me dĂ©barrasser : arrivĂ© en bout de liste alphabĂ©tique, je reprenais du dĂ©but jusqu'au nombre 47, Ăąge de ma mort – il n'en fut rien – je l'avais dĂ©jĂ  interrogĂ©e la premiĂšre en dĂ©but d'annĂ©e, selon le mĂȘme procĂ©dĂ©.

J'aurais dĂ» compter 47 de plus. Toute la classe lui a susurrĂ© « bravo Phellip ! » d'un ton gentiment protecteur, mais tous dĂ©daignaient sa timiditĂ©. J'ai subi plus tard la mĂȘme expression forcĂ©e (« Bravo Bernard ! »), pour ce petit lot de tasses Ă  cafĂ© pastel que toutes ces dames guignaient, et dont je me sers encore (du service). On ne m'aimait guĂšre, Ă  GrĂ©nolas – GrĂ©nolas et sa tour mĂ©diĂ©vale, et ce magnifique paysage, pour aller au travail comme on va en vacances... « Je me souviens » de Vladimir, grosse gueule de moujik, affublĂ© par sa mĂšre d'une chemise russe, l'air ahuri, la bouche ouverte et cinq de moyenne. Il m'a confiĂ© hors sujet, par Ă©crit, sa lassitude : son exotisme le dĂ©signait comme le couillon de la classe, et si par malheur il s'avisait de rĂ©pondre juste, mes collĂšgues le complimentaient bruyamment, comme un chiot qui arrive enfin Ă  chier dans l'axe : bravo, Vladimir ! (« pour un abruti, c'est pas mal ! ») J'ai rĂ©pondu en marge que moi aussi, en classe, j'Ă©tais tĂȘte de Turc, et qu'il fallait tenir le coup. Certains pardonnent, moi pas. 

 

Choubert

C'est ce prof d'allemand qui, en plein week-end (ils ont tous un grain) fit venir tout exprĂšs un ouvrier pour visser Ă  prix fort sur les portes des chiottes les panneaux AGRÉGÉS - CERTIFIÉS - AUXILIAIRES - SURVEILLANTS. Pour les agrĂ©gĂ©s, papier parfumĂ©, triple Ă©paisseur, moquette au sol. CertifiĂ©s : double Ă©paisseur, tapis de sol en jute. Auxiliaires, papier SNCF, pas de moquette, et pour les pions, papier journal et trou Ă  la turque. Les dĂ©lĂ©guĂ©s syndicaux, tous angsangble, se sont ruĂ©s chez le principal, congestionnĂ©s, braillards, noyĂ©s dans la diarrhĂ©e de leur ridicule. Choubert portait toujours sur lui un tube de Lexomil. Il jouait l'homme du monde, trĂšs pincĂ©, d'une petite voix nasillarde. C'est lui aussi qui plaqua au sol au lasso la Jolipiou, un jour qu'elle avait soĂ»lĂ© toute l'assistance d'un interminable chapitre sur sa progĂ©niture ; profitant alors de ce qu'elle reprenait son souffle, Choubert lança d'un ton dĂ©sinvolte : « A propos, et tes enfants ?" Jolipiou, pincĂ©e : TrĂšs bien, merci." Dans la cruelle rigolade.

C'est Choubert, aussi, qui fit goûter à toute sa classe, en langue allemande, différentes pùtées pour chien, afin d'affiner le maniement des comparatifs... « Et ils l'ont fait, ces cons ! » Il méprisait ses élÚves. C'est lui enfin qui donna une claque salutaire au Sieur Duponteau, qui tous les matins, bien à l'affût contre la cafetiÚre, se tapait coup sur coup deux cafés bien brûlant, laissant les autres s'en disputer le fond jusqu'au marc. Choubert lui scotcha sa tasse au plafond. Tous collÚgues laissÚrent Duponteau s'affoler à la recherche de sa tasse en jurant ses bordels de Dieu, pour la découvrir enfin, trop tard, et grimper sur sa table.

 

La presse contre les profs

Je me souviens de Volterra, courant chez le principal tĂ©moigner des coups infligĂ©s par Moil'nƓud Ă  son camarade. Lequel camarade Ă©tait un grand con qui n'avait cessĂ© de bavarder, 62mn par heure, affichant le plus profond mĂ©pris. Et qui accusait le prof de « ne pas faire [son] boulot » ; il te lui a foutu une putain de tarte ! mon arrogant fonce aussi sec chez le Principal, Volterra sur ses talons : « J'suis tĂ©moin ! J'suis tĂ©moin ! » Braillements hallucinants. Les pĂšre et mĂšre dudit Volterra se fendent d'un dĂ©placement : « Un gosse est en train de couler, et vous, les profs, vous ne faites rien ! » Pauvres cons pourris par la presse, ne vous est-il donc jamais venu au cervelas que sortis de leurs classes, les fainĂ©ants de profs sont tellement claquĂ©s qu'ils n'ont aucune envie de rempiler pour expliquer le cours qu'ils viennent de faire ? et qui ne sera pas plus compris la deuxiĂšme fois que la premiĂšre ? L'aide scolaire fonctionne en Finlande ? Mais, en Finlande, bande d'intoxiquĂ©s du gland, oĂč trouvez-vous cette meute d'ignaresqui depuis 40 ans traĂźnent rĂ©guliĂšrement les enseignants dans la merde et dans la presse ? on respecte les profs, en Finlande.

Ce qui n'empĂȘche pas deux Ă©tudiants de tirĂ© sur tout ce qui bouge, en 2007 neuf morts, dix en 2008, « peut mieux faire» - fin du modĂšle finlandais.

 

X

 

Un jour Barran, magnifique jeune fille de 14 ans, entre en classe en me gratifiant d'une paire de bises bien claquantes sur les deux joues : « J'en avais envie ».

Ai-je donc Ă©tĂ© si lĂąche de me confronter, trente annĂ©es durant, avec une bande de jeunes? « Mais c'est pas des vrais ! » protestais-je, « pas des vrais! » - je m'aperçus trop tard que le fils, alors ĂągĂ© de 18 ans, de mon interlocuteur, m'Ă©coutait, Ă©cƓurĂ©.

En vérité les anecdotes se multiplient, et je ne parviens plus à reconstituer ce que j'ai pu leur enseigner.

De la religion

Samstag est un Ă©lĂšve bigot. Je psalmodie Ă  son intention, Ă  tout propos et hors de propos : “CĂ©lĂ©brons le mystĂšre de la fo-o-o-ñññ” (d'aprĂšs un prĂȘtre belge et chauve) - Monsieur ? vous rĂ©pĂ©tez cette phrase hors de tout contexte.  - Dites-moi un peu, Samstag : le Christ a bien pris sur lui tous les pĂ©chĂ©s du monde n'est-ce pas ? - Oh oui M'sieur, oui M'sieur. - Donc il Ă©tait surchargĂ© de pĂ©chĂ©s comme le plus grand pĂ©cheur du monde ? - Oui M'sieur, parfaitement. - Mais qui est le plus grand pĂ©cheur du monde ? n'est-ce pas Satan ? - Bien sĂ»r M'sieur, Satan, exactement. - Mais alors - c'est Satan que l'on a crucifiĂ©...” Il se met Ă  hurler : "HĂ©rĂ©tique ! hĂ©rĂ©tique !" La salle Ă©tait pli-Ă©e, lui plus que les autres : "Mais c'est qu'il m'enverrait au bĂ»cher ce con-lĂ  !

- De grand cƓur monsieur, de grand cƓur!" - Monsieur C., chaque fois que je dis le nom de mon Ă©tablissement, on me demande de vos nouvelles - vous n'ĂȘtes tout de mĂȘme pas le seul enseignant de mon Ă©tablissement ! » Mais si, Monsieur le Principal, mais si... C'Ă©tait un petit ArdĂ©chois brun du bouc et bien sec. Il s'est fait Ă©pouser par la secrĂ©taire, qui avait tĂątĂ© de tous les principaux avant lui ; ensuite, Madame la Principale hanta les couloirs de « son » Ă©tablissement, intervenant Ă  tout propos. Un adulte de plus sur place. Tant mieux. Au cul les mauvaises langues.

 

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De nos jours je serais Ă  l'asile. Ou en taule. "Monsieur Colombin, votre comportement..." - mais Ă  prĂ©sent, c'est de tous les profs que tout un chacun vient exiger de renier son comportement, sa façon d'ĂȘtre. Nous avons vĂ©cu, nous autres, nos derniers jours de libertĂ©. Il est grand temps de ne plus dispenser nos cours que sur internet : plus aucun problĂšme de discipline ou de Dieu sais quelle insertion sociale. Nous vivrons enfin dans un monde virtuel, le vrai, celui que

dĂ©plorent tous nos pleurnichards de sociologues, et le monde soi-disant rĂ©el repartira chialer sur la loi du plus fort, comme depuis la nuit des temps, et jusqu'Ă  la nuit des temps ; car le plus intelligent, le plus beau, le plus habile, tout ce que l'on voudra, sont bel et bien aussi, dans leur catĂ©gorie, les plus forts. Et lorsque la rue sera enfin rendue Ă  la loi de la jungle, je me barricaderai chez moi pour jouir sur l'Ă©cran d'une femme virtuelle. Plus de naissances, plus de morts. Et nous nous clonerons entre femelles Ă  l'infini, dĂ©barrassĂ©es enfin de cette infĂąme paire de couilles, et de la vie. Savez-vous seulement ce que c'est que l'enfer quotidien d'un frustrĂ© ? pouvez-vous imaginer de quoi vous vous moquez, vous autres les Zob-timistes, les PĂ©tants de Santé ? y a qu'Ă , y a qu'Ă  – NAGASAKI DANS TES CHIOTTES.

 

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...Ouvrez vos livres Allah page (tant) - deux ans plus tard, je ne les reconnais plus ; futures Ă©pouses et mĂšres ? combien prĂ©fĂ©rables les filles en pleine pubertĂ©, bourrĂ©es de de tics et de perversions ! ...mon dernier Ă©clat se situa au mois de mai 2051. Une de ces fascinantes moches, toute rabougrie, vieillotte, jaunĂątre et branlĂ©e jusqu'au trognon (Moil'nƓud me faisait observer Ă  quel point les filles de cet Ăąge portent Ă  mĂȘme la graisse malsaine de leurs pommettes les stigmates de leurs inextinguibles branlettes) - refusait de m'Ă©couter. PĂ©rorant avec indiffĂ©rence, en plein cours, le dos tournĂ©, bien exprĂšs. Dos et chaises tournĂ©s, discutant entre eux en m'ignorant - nous tenons Ă  prĂ©ciser une fois de plus que ce sont des enfants de pauvres qui se comportent ainsi, refusant systĂ©matiquement, et par principe, toute espĂšce d'Ă©ducation.

Il n'y a pas d' « éducation bourgeoise » et d' « éducation populaire ». Il n'y a que de l'Ă©ducation Ă©duquĂ©e. Nous aurons mis des gĂ©nĂ©rations Ă  redĂ©couvrir l'Ă©vidence : non, en aucun cas, l'instruction n'est faite pour le peuple : mĂȘme, il la refuse. Elle n'est pas, n'a jamais Ă©tĂ© faite pour lui. Ce qu'il veut, c'est gagner de l'argent, ĂȘtre indĂ©pendant, consommer... Ce 21 mai donc j'ai surgi comme un dĂ©ment de ma salle - 39 ans de mĂ©tier, et se voir confirmer par trois torses de connes que je n'avais jamais rien su faire - que l'Ă©ducation, que la conscience ne se transmettait pas automatiquement d'Ăąge en Ăąge – atroce. J'ai dĂ©boulĂ© sur le parking hurlant et zigzaguant, poursuivi par la ConseillĂšre d'Education : « Monsieur C. ! Monsieur C.! Vous n'allez pas reprendre le volant

dans cet Ă©tat ! » - je me suis calmĂ© illico sur le siĂšge : on ne plaisante pas, sur la route. Plus, un mois de congĂ©, huit grands jours tout seul Ă  La Chaise-Dieu. Ces petites coupures-lĂ , je n'ai jamais manquĂ© une occasion de me les octroyer. À mon retour, j'ai offert Ă  ma rĂ©calcitrante, Ă  cette toute petite face ratatinĂ©e, un cactus en pot. J'apprends qu'elle l'a gardĂ© longtemps, et que ses deux commĂšres se sont toujours aussi, plus tard, souvenues de moi.

 

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« Le Commis-Voyageur de la culture » : bon titre..

Toujours se souvenir que dans une classe, trois ou quatre adorent le prof ; six ou sept ne peuvent pas le saquer – le reste, tout le reste, sans exception, n'attend qu'une chose : la sonnerie. Je revois les frĂšres Pexter, Place de l'Horloge en terrasse : ils se parlaient en anglais, sans soupçonner que leur accent Ă  la Maurice Chevalier les rendait parfaitement comprĂ©hensibles. L'un d'eux jurait ses grands dieux que mon pĂšre l'instite possĂ©dait “le gĂ©nie de l'enseignement”. L'autre faisait la fine bouche, estimant que ce n'Ă©tait pas du tout cela, et que mon pĂšre n'Ă©tait qu'un mĂ©diocre. Mon pĂšre me confirma qu'il s'Ă©tait bien entendu avec le premier, pas du tout avec le second, “mauvais esprit”.

Depuis, je ricane sitĂŽt que j'entends parler de professeurs “compĂ©tents” ou “incompĂ©tents”. Lhoste me disait (j'Ă©tais passĂ© de 29 Ă©lĂšves Ă  2, d'une annĂ©e sur l'autre, en latin) : “Tu Ă©tais un mauvais professeur.” Cette annĂ©e-lĂ , oui ; avec cette classe-lĂ , oui... « Monsieur », me dit-on, « pourquoi est-ce que vous ne savez pas vous faire respecter ? » Je rĂ©pondais que je n'en avais pas besoin, que ce n'Ă©tait pas la chose que je recherchais... mon Ɠil ! Mais lorsque je voyais des imbĂ©ciles comme le pĂšre Dehaisne : « Je me prĂ©jente : Monchieur Dehaisne, AgrĂ©gĂ© de Lettres Clachiques, LichenchiĂ© en Lettres modernes », me tendant un bras qui main comprise n'excĂ©dait pas la sphĂšre de son bide, je me fĂ©licitais in petto de ma propre bouffonnerie.

"Je suis le meilleur professeur du collĂšge”. Mouvement de satisfaction chez les sixiĂšmes. “Sans doute aussi de l'AcadĂ©mie”. Satisfaction plus vive. “Je dirais mĂȘme l'un des meilleurs de France”. Malaise, flottement. Une voix de fillette : “Tout de mĂȘme, il exagĂšre...” ! Certains collĂšgues, Ă  qui ceci fut rapportĂ©, estimĂšrent sans doute que je parlais au premier degrĂ©. Je les trouvais trĂšs cons, mes collĂšgues de Gambriac. TrĂšs ploucs. TrĂšs « puting cong ». Jamais je ne fus aussi dĂ©testĂ© que lĂ -bas (je ne parle qu'Ă  ceux de mon clan : Kampfort, Esdras, Kovalik. Je chambre Nicoban (« Quand Nicoban, tout le monde bande ! ») . Je me souviens de les avoir revus sept ans plus tard, ces pauvres cons, Forchonneau, Bedzet le prof de maths qui ne tirait jamais la chasse aprĂšs avoir pissĂ© ; ils serraient tous Ă  toute force leurs bras croisĂ©s sur leurs poitrines, et moi je feignais de vouloir les arracher, prenant cela Ă  la plaisanterie, mais je sonnais faux.

Ils me toisaient en ricanant : « Ah mais non, aprĂšs nous avoir mĂ©prisĂ©s toute l'annĂ©e... » C'Ă©tait vrai, hĂ©las. Nous avions donc formĂ©, Ă  part, un groupe, Robert et son long nez rouge, Kampfort Juliette la pulpeuse que je me suis envoyĂ©e mais chut, en mĂȘme temps que PictĂšs, l'autre Juliette, en alternance - nous chantions des niaiseries des annĂ©es 50 dans la 4L de Robert : « Un petit cordonnier » (« ...qui voulait aller danser... ») La route longeait la Vilenne jusqu'au CES de Gambriac ; Ă  prĂ©sent, elle est en sens interdit.

 

Ah les filles, ah les filles...

Comme disait le vieux Moil'nƓud, Ă  qui l'on aurait bien dĂ» les couper : « Vous ĂȘtes toutes lĂ  Ă  rigoler Ă  vagin dĂ©ployé » « Ah non non » s'Ă©touffaient les filles, « ah non... » C'est en quatriĂšme qu'elles savent prendre les choses les filles. TrĂšs vite, elles tournent prudes. Des femmes, quoi. “Les filles ? Des petits tas de poussiĂšre avec une vipĂšre Ă  l'intĂ©rieur.” Indignation de Roberte, fausse gouine (adore la sodomie) (je vais la visiter : son mec, un gros rugbyman, lui a tracĂ© des cernes sous les yeux en la niquant toute la nuit). Il disait, le pĂšre Moil'nƓud : « C'est qu'elles porteraient plainte ces connes. » Surtout maintenant. Rien que ces pages vous mettent Ă  la merci de la premiĂšre dĂ©traquĂ©e susceptible de s'inventer Dieu sait quelle histoire d'attouchements.

J'en aurai pourtant croisĂ©, des filles... Mais si j'en avais touchĂ© ne fĂ»t-ce qu'une seule, je m'en serais souvenu. Allez expliquer ça Ă  un juge. Jean Rochefort, dans je ne sais quel film, dĂ©clarait au malfrat GĂ©rard Depardieu : «Trente-neuf ans d'enseignement... et pas un seul attouchement ! » Et Depardieu, au sommet de l'admiration : « Ça alors ! Ça alors ! » - il allait trop loin, le pĂšre Moil'nƓud : « Elles m'en savent grĂ©, les filles, parfaitement, « de les dĂ©livrer de leur chape de plomb : puretĂ© mon cul ! je les traite comme elles sont, en branlomanes effrĂ©nĂ©es... ça les dĂ©charge... » Elles auraient tout le temps, disait-il, de jouer les sans sexe, de rĂ©pĂ©ter Ă  longueur de vie « avec un e » : « Ça n'est pas important... On peut s'en passer... C'est vous, les hommes, qui ĂȘtes des obsĂ©dĂ©s... » Un sale enfoirĂ©, ce Moil'nƓud : cinquante balais, venu sur le tard au professorat, une vraie bonbonne, qui ne devait pas pouvoir bander plus loin que son bide, ex-vigneron, encore un. D'ailleurs je ne m'entends pas tant que ça avec lui. Trop vulgaire. Moi je pĂšte par la bouche, lui, par le cul. Et pas seulement pĂ©ter ; il a dĂ» rentrer prĂ©cipitamment chez lui. A la fille Condrom, qui s'agite en classe : “EnlĂšve ton doigt ! ». En face de la petite Gonneau du premier rang, il se passe un doigt Ă  la jointure de l'index et du majeur, le tournant, le recourbant, le retrempant dans le creux, lui faisant effectuer toutes les circonvolutions d'une branlette savamment prolongĂ©e. La petite Gonneau, exorbitĂ©e, suivait toutes les manƓuvres, accĂ©lĂ©rations interrompues, lentes reprises, virages et torsions, jusqu'aus ultimes halĂštements. Le soir mĂȘme elle a dĂ» se dĂ©chaĂźner. Ô mes petites amoureuses Ă  cinq fois par jour


On a fini par le virer, le pĂšre Moil'nƓud ; j''ai hĂ©ritĂ© de ses classes. Elles Ă©taient dans un bel Ă©tat, ses classes ! pour passer la porte, les filles se tournent de cĂŽtĂ© en pouffant, obsĂ©dĂ©es par la main au cul. Pourtant Moil'nƓud n'a jamais tĂątĂ© de ça - pas fou. La fille de l'entraĂźneur de foot, seule avec ce vieux porc un jour de grĂšve, a dissimulĂ© dans son sac une bombe de spray, avant d'ĂȘtre expĂ©diĂ©e en permanence. Toutes ses amies se sont bien foutues de sa gueule (lorsque la mode est aux sacs Ă  dos, j'envoie Ă  toute volĂ©e deux ou trois paluches - mais, au sac
) - ces retraits de fesses me vexent au plus haut point. Je leur fais lĂ -dessus tout un cours : je ne suis pas un homme de ce genre, les profs qui se permettent de balancer la louche sont des malades Ă  virer d'urgence - j'ai terminĂ© par “je vous aime, mais pas Ă  ce niveau” - extase dans la classe.

 

La fille Verlaisne.

Je lui claironne Ă  tout va “Je vous aime” en plein cours, ce qui est vrai, mais passe pour faux. Une de ces grandes brunes aux cheveux en bataille, aux ongles sales rongĂ©s court et gluants. A ma cinquiĂšme et bruyante dĂ©claration, elle me sort : « Si vous m'aimez vraiment, sortons d'ici, allons dehors, Ă  ce moment-lĂ  je serai une jeune fille de 17 ans, vous un homme de 42, et nous verrons » - ce n'est pas un refus, elle ne m'Ă©limine pas - mais je n'ai pas relevĂ© le dĂ©fi - elle aurait dit  je vais rĂ©flĂ©chir. M'aurait demandĂ© plusieurs semaines afin de bien peser le pour et le contre - puis immanquablement, tout bien considĂ©rĂ©, m'aurait prĂ©sentĂ© un beau mec de vingt ans, sympa, les yeux droits, qui ne m'aurait pas laissĂ© d'autre choix que de leur souhaiter Ă  tous deux le plus sincĂšrement du monde le plus bel amour qui se puisse trouver.

Ce jour-là, salle 110, j'ai reçu la plus bouleversante leçon de dignité de ma vie.

X

 

Le contrepet fĂ©tiches du pĂšre Moil'NƓud : « Quel plaisir pour la princesse que la Dotation du Roi. » Martino se moque de la fille CorrĂšse. Qui lui allonge des tartes, tandis que Moil'NƓud s'Ă©vertue Ă  rĂ©pĂ©ter : « Vous avez tort, Martino, rien Ă  voir avec ce que vous imaginez. - Tu vois ? glapissait la branleuse en frappant - pure dĂ©licatesse de Moil'NƓud : lequel se doutait bien que jamais le jeune Martino n'avait surpris la moindre jeune fille en pleine action ; ce puceau s'imaginait sans doute que la branlette s'effectuait en cercle Ă  l'orĂ©e du vagin, premiĂšres phalanges Ă  peine introduites. Or, il s'agit bien sĂ»r des mouvements circulaires en surface, autour du clito, de plus en rapides et haletants, juste avant la suspension finale, au moment de ce fabuleux dĂ©clenchement interne dont nous autres, les hommes, ne pouvons hĂ©las concevoir la moindre approche, mĂȘme analogique... Il se donne ainsi les gants, le pĂšre Moil'nƓud (Monsieur FrĂšre de Louis XIV, comme son Ă©pouse lui demandait une petite branlette, rĂ©clama des gants : la classe...) - de dĂ©fendre une pauvre innocente qui n'eĂ»t jamais imaginĂ©, n'est-ce pas, Chozpareille.

La cause prĂ©cise de la rĂ©vocation du pĂšre Moil'nƓud, occasion si ardemment guettĂ©e, ce fut le manĂšge qu'il avait cru pouvoir adopter Ă  l'Ă©gard d'une section de quatorze latinistes, dont douze filles - les garçons furent Ă©pargnĂ©s : vicieux, le pĂšre Moil'nƓud, - irrĂ©prochablement hĂ©tĂ©rosexuel ; cuisinĂ© lĂ -dessus, il ne cessa de rĂ©pĂ©ter : «Je suis normal. Jamais de garçons Monsieur le PrĂ©sident ; ça me rĂ©pugne,». Dix ans fermes, tout de mĂȘme (les juges de notre bon tsar Alexandre IV, que Son Nom soit bĂ©ni, punissent fermement toutes ces incartades Ă  l'Ă©gard de nos magistrats, en dĂ©fenseurs incorruptibles de notre Sainte MĂšre Russie. Nous espĂ©rons fermement que ces propos scandaleux subiront la plus ferme rĂ©pression de la main mĂȘme de notre jeune souverain) - le pĂšre Moil'nƓud n'Ă©tait-il pas parvenu Ă  leur faire admettre, en toute humilitĂ©, qu'elles Ă©taient toutes, sans exception, addictes Ă  la branlette ? (il n'employait pas ce mot-lĂ , mais ce genre d'allusions se comprend toujours - au quart de tour).

Elles en avaient toutes convenu. Les deux garçons (“Neil » et “Med”) tendaient le cou, fascinĂ©s. Les filles l'annĂ©e suivante m'ont confiĂ© en pouffant les mines Ă©cƓurĂ©es de la Clitarel, prude et revĂȘche, qui renaudait ferme - “Tu prends tes airs, », lui serinait la Fonseca, mais tu fais comme nous, on est toutes comme ça.” Le jeune Med un jour dit Ă  Moil'NƓud que son propre pĂšre ne souhaitait le rencontrer, parce que « sinon [il] lui casserai[t] la gueule ». Le naĂŻf et corpulent collĂšgue afficha sa plus totale incomprĂ©hension  : «  Mais pourquoi casser la gueule ? » Ce pauvre Med ne sut fournir aucune explication, soit qu'il eĂ»t reçu consigne de ne rien dĂ©velopper, soit qu'il n'eĂ»t (bien plutĂŽt) rien compris lui-mĂȘme - ce ne sont pas les adultes, vous pensez bien, qui vont ternir l'aurĂ©ole de leurs petites fĂ©es pour informer leurs gros branleurs de mecs. Or si nos jeunes mĂąles pĂ©trifiĂ©s de culpabilitĂ© se figuraient le moins du monde l'intensitĂ© rĂ©pĂ©titive avec laquelle les filles aussi s'astiquent Ă  s'en pĂ©ter les poumons, ils les descendraient illico de leur piĂ©destal, et la confiance entre sexes pourrait enfin s'instaurer. « Le respect des jeunes filles, gueulait Moil'nƓud, ah ! j't'en foutrais ! j't'en foutrais ! » - et le vieux porc (on ne pouvait plus l'arrĂȘter) ajoutait qu'une fois mĂȘme, en dĂ©but d'annĂ©e, juste aprĂšs la classe, trois gourdasses qui «  sentaient la crevette Ă  pleins naseaux jusqu'Ă  mi-bras» (c'Ă©taient son expression, que le Tsar le foudroie) Ă©taient venues le sommer, « au nom de toutes les filles » (qui ne leur avaient rien demandĂ©) d'arrĂȘter de les chambrer systĂ©matiquement.

Or le pĂšre Moil'nƓud l'a pris de trĂšs haut, car (voyez la malice) il s'Ă©tait scrupuleusement abstenu, ce jour-lĂ , trĂšs prĂ©cisĂ©ment, pour une fois, de toute Ă©quivoque. Sans vouloir prendre la dĂ©fense d'une telle ordure, vous aurez vous-mĂȘmes observĂ© que c'est toujours en effet trĂšs exactement le jour oĂč vous vous ĂȘtes soigneusement repassĂ© la chemise qu'on vient vous reprocher de ne jamais la repasser ; oĂč vous faites un cours de grammaire, que les Ă©lĂšves vous engueulent parce qu' « on ne fait jamais de cours de grammaire » ; et surtout (celle-lĂ  est est infaillible) : le jour prĂ©cis oĂč vous avez foutu en l'air toute la sainte aprĂšs-midi Ă  tout bien briquer du sol au plafond qu'un ami de passage qui vous veut du bien vient vous bramer en pleine tĂȘte : « Je n'avais jamais osĂ© t'en faire la remarque jusqu'ici mon vieux, mais lĂ , vraiment, excuse-moi, tu aurais pu nettoyer un peu ».

Bref le pĂšre Moil'nƓud, qui par-dessus le marchĂ© se trouvait Ă  jeun, te les a renvoyĂ©es toutes les trois se faire foutre, en gueulant que justement s'il existait sur terre en gĂ©nĂ©ral et dans cette classe en particulier une seule catĂ©gorie de personnes Ă  remettre Ă  sa place, c'Ă©taient bien les filles, femmes, gonzesses, et toute engeance de cet acabit : qu'elles Ă©taient autrement obsĂ©dĂ©es que

les garçons, traitĂ©s pourtant partout de rĂ©pugnants satyres, et qu'elles feraient aussi bien, toutes autant qu'elles Ă©taient, d'aller se rincer abondamment le majeur Ă  l'eau froide Ă  cĂŽtĂ© des chiottes. « Elles sont reparties, disait-il, la queue basse» - le pĂšre Moil'nƓud a disparu loin au-delĂ  du Cercle polaire, grĂąces en soient rendues Ă  Notre Tsar. Je ne pouvais me lasser pour ma part de couler vers toutes les filles mes yeux envoĂ»tĂ©s. J'imagine Ă  chacune sa technique d'onanisme, puisqu'il en existerait pour elles une infinitĂ©, Ă  la mesure d'un appareil gĂ©nital adaptable Ă  toutes les variantes. N'en ai-je pas connu telle ou telle qui se frottait, se triturait, transversalement, longitudinalement, ou en cercle, tel ou tel cmÂČ de la peau de son sexe, afin d'expĂ©rimenter sans cesse de nouvelles façons de jouir ? inutile de souligner le peu que pĂšse un homme dans un tel contexte ; et ce qu'ils faut penser de leur insondable fatuitĂ© lorsqu'ils se targuent de « faire jouir » leurs partenaires... J'imagine les visages des filles sous les jouissances solitaires - les yeux clos ou Ă©carquillĂ©s, les tressaillements imperceptibles – mais jamais, au grand jamais, je ne me serais permis d'effleurer qui que ce soit. J'ai toujours sincĂšrement, profondĂ©ment respectĂ© toutes mes filles, si frĂȘles, si exposĂ©es Ă  se faire dĂ©foncer par Dieu sait quel porc.

Qui les Ă©clate et qui les jette - un jour, dans les couloirs branlants d'un prĂ©fabriquĂ©, Moil'nƓud course une fillette Ă  queue de cheval d'une Ă©paule Ă  l'autre, haletant lui-mĂȘme et bavant comme un satyre... houle de rigolade dans les rangs – inconcevable de nos jours) - le premier qui aurait osĂ© toucher Ă  une fille, je l'aurais enculĂ© au manche de pioche. Je m'attribuais la facultĂ© de reconnaĂźtre, Ă  la rentrĂ©e, celles qui avaient perdu leur virginité : le regard morne et fĂȘlĂ© d'une sorte de brisure : Ça ne s'est pas trĂšs bien passĂ©...? - Comment le savez-vous ? - Ne perdez pas espoir. L'amour et le plaisir viendront une autre fois. Ce sont donc ces fantasmes secrets qui m'ont crucifiĂ© Ă  ce « plus beau mĂ©tier du monde », l'un des plus vulnĂ©rables.

...Les garçons ? ils m'intĂ©ressaient pas du tout : ils en Ă©taient encore, et souvent pour la vie, au niveau corps de garde. DĂ©jĂ  convaincus qu'il suffisait d'ouvrir sa braguette pour faire tomber les femmes comme des mouches. « Les mouches, je n'en doute pas ; les femmes, c'est autre chose. » Quant aux rĂ©servĂ©s, aux timides, ils me demeuraient parfaitement insignifiants – disons que pour eux, les filles n'existaient pas encore. Tout ce que je dis Ă©tant parfaitement inepte, je n'en disconviens pas.

Ce que j'ai appris de mes Ă©lĂšves se situe aux alentours d'un pour cent. Un article de TĂ©lĂ©rama (ce prestige de “TĂ©lĂ©rama” semblera bien Ă©trange Ă  nos descendants, qui vivront sans culture et n'y entendront pas malice) stipulait qu'en vertu du catĂ©chisme couramment admis, les disciples en savent autant que les maĂźtres, et que ces derniers ne se trouvent jamais aussi bien heureux qu'Ă  l'Ă©coute de leurs classes. Non. Fondamentalement, je le rĂ©pĂšte encore, la classe rĂ©vĂšle avant tout la Connerie du Groupe. Un bloc de rusticitĂ©. De vulgaritĂ© (vulgus, le peuple). FĂ©rocitĂ©, sadisme, vice et petitesse. Et qu'on ne vienne pas me baver, la bouche en cƓur, que c'est pour l'avoir voulu moi-mĂȘme : nous connaissons ces sous-ontologismes en culottes courtes.

Bien sĂ»r, j'appris aussi la façon de me comporter Ă  l'Ă©gard dudit groupe, autrement dit mon mĂ©tier. Je viens juste de m'en rendre compte, in extremis, et de bien mauvais grĂ©. Mais pour la mesquinerie, l'hostilitĂ© la plus lĂąche (toujours dans le dos les attaques, et en groupe) – les Ă©lĂšves m'auront tout appris. Ils m'ont appris aussi ma supĂ©rioritĂ© d'Ăąge, d'expĂ©rience, de quantitĂ© de savoir. Car si vous laissez l'initiative aux Ă©lĂšves, ĂŽ belles Ăąmes, votre cours n'existe plus, la seule inextinguible envie du Groupe Ă©tant de taper dans un ballon ou de se gouiner entre filles. Vous ne tirerez rien, jamais rien, d'Ă©lĂšves livrĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, comme le recommande bĂ©atement l'Inspection...

X

 

Avant son simulacre d'exĂ©cution, le pĂšre Moiln'Ɠud proclama (voyez l'ignominie !) : “Je crois qu'Ă  de rares exceptions prĂšs les filles m'Ă©taient reconnaissantes de me faire le complice de leurs plaisirs les plus secrets, les plus accomplis (« quatre-vingt quinze fois sur cent / la femme s'emmerde en baisant). Ce monstre dĂ©sespĂ©rait que pĂ»t exister un sexe si Ă©trange. Et s'il ne pouvait d'aucune maniĂšre fusionner avec cet organe, du moins qu'il lui fĂ»t possible de le bouffer, de s'y vautrer, de s'y engloutir, pour que le monde enfin vous foute la paix. Dans ma mĂšre Ă  quatre mois de sa grossesse, le 18 avril sous les bombes Ă  Noisy, j''Ă©prouve mes premiĂšres terreurs.

La peine de mort (bĂ©ni soit Notre Tsar) fut commuĂ©e en vingt ans fermes incompressibles. Il existait Ă  Vorkhouta depuis 32 un camp surnommĂ© « Guillotine glacĂ©e », oĂč bon nombre de ces immondes porcs judicieusement dĂ©noncĂ©s par les Anciennes ElĂšves HumiliĂ©es, l'« A.E.H. », bĂ©nĂ©ficiaient de Stages de RĂ©insertion, convenablement modĂ©rĂ©s, avant de disparaĂźtre

sous le knout et le verglas, et nous chercherions en vain là-bas leurs sépultures sous le lichen arctique. Certains ont suggéré, dans les milieux libéraux, qu'une longue rééducation pouvait donner des résultats, qu'une réintroduction sociale eût pu s'envisager. « La chose, murmurent-ils, était possible » - certains se sont permis d'en douter. Ils furent expédiés sur place, pour vérifier..

 

Crime et chĂątiment

Sa substitution de peine inexplicablement promulguĂ©e, Moil'nƓud fut pourtant, par les femmes, pour son plus grand bien ; compissĂ© jusqu'en pleine gueule bouche ouverte, et conchiĂ©. Puis castrĂ©. Les filles, si copieusement, si orduriĂšrement souillĂ©es, lui avaient infligĂ© le traitement dont il rĂȘvait. Elles n'avaient pas toutes apprĂ©ciĂ© chez lui « tant de connaissances” disaient-elles. Je me souviens trĂšs bien qu'en ces temps reculĂ©s, toute allusion si lĂ©gĂšre fĂ»t-elle au plaisir solitaire des femmes ne rĂ©coltait qu'un regard soudain inexpressif, opaque  : « Je ne comprends pas ce que vous dites”, rĂ©pĂ©taient-elle, avec la plus exaspĂ©rante mauvaise foi, Ă  donner des envies de meurtre - il va sans dire que le supplice et l'exĂ©cution du pĂšre Moil'nƓud fut plus qu'amplement mĂ©ritĂ© ! Dolghii srok slouojbi nachihh souverennihh ! Dieu me garde d'ajouter lĂ  le moindre commentaire. Ne craignons donc pas d'affirmer une fois de plus la parfaite conformitĂ© du traitement infligĂ© plus haut avec la fine fleur des fantasmes de ce vieux salaud : on ne parle pas d'onanisme Ă  de futures femmes et mĂšres, honneur de la nation , sel sacrĂ© de l'humanitĂ©.

Moil'nƓud pouvait terroriser, fasciner : il n'en restait pas moins la plus criminelle, la plus ignoble des pourritures...

 

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Une rencontre.

La premiĂšre eut lieu sur le trottoir. Je revenais d'une consultation, suivi d'un jeune homme au pas rĂ©solu. Il m'aborda dans le dos, par mon nom. Je me retournai, il me dĂ©passait de vingt bons centimĂštres, car le temps me rapetisse, hĂ©las. Il me dit ses nom et prĂ©nom, - depuis, cela m'est revenu : Victor Tristur. Il tint Ă  me serrer la mains, les yeux dans les yeux, et Ă  me dire combien il me remerciait, pour tout ce que mes cours « extraordinaires » lui avaient apportĂ©, « et [lui] apportaient encore ». Je rĂ©pondis : « Ça en fera toujours un ». J'ai en effet la forfanterie modeste. Nous nous sommes donnĂ© de nos nouvelles ; il avait repris l'entreprise familiale, sans me rĂ©vĂ©ler laquelle ; je lui rĂ©pĂ©tai quant Ă  moi mes « coordonnĂ©es » - il n'y donna pas suite. Juste avant de nous sĂ©parer, il m'a demandĂ©, comme une faveur suprĂȘme - la permission de m'embrasser. Il m'Ă©treignit avec Ă©motion.

 

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La sagesse

Je serais tirĂ© d'un fossĂ© dĂ©trempĂ©, puis hospitalisé ; je me ferais appeler « Monsieur Cohen », de mon ancien nom. Puis je remonterais la pente, au milieu d'un inextricable foutoir de notes Ă©crites : ce sont les prĂ©misses qui me passionnent, et je hais l'effort, lui prĂ©fĂ©rant l'obstination. Je vois ces Bouddhas de vitrines en rangĂ©es invariables de bides et de tĂȘtes Ă  claques - ne-rien-voir-ne-rien-entendre-ne-rien-dire” - ou des Christs bave-morale Ă  deux balles - toute sagesse me rĂ©vulse: elle se liquĂ©fie comme une merde contre la moindre parcelle de vie quotidienne. Bouddha, va me ranger le beurre. Et que ça saute. Et toi JĂ©sus, sors-moi la poubelle. La sagesse est la loi du plus fort.

Que le plus fort gagne. Point barre. Le plus friquĂ©, le plus optimiste, le plus futĂ©. Et mĂȘme, c'est lui, le plus fort, qui devient aussi le plus sage. Les autres ? ils torchent les culs et se font mettre. Toujours. Deux et deux quatre. Amen. Et je refuse, de plus en plus consciemment, de mĂ»rir et de mourir dans l'adulte. « Prendre ses responsabilitĂ©s », devenir « efficace » - un jour tu seras, pauvre couille, l'homme le plus efficace du cimetiĂšre. Que d'Ă©vidences, tas de cadavres ! en dĂ©pit de toutes vos condescendances, de tout votre baveux mĂ©pris sur « le sentiment de toute-puissance puĂ©rile », qui DOIT absolument disparaĂźtre pour devenir ACTION dans le domaine du CONCRET ! Jamais. Jamais. PlutĂŽt me rechier dans les couches.

La terreur du sexe

Répandre son sperme, quelle horreur. Ces macrofilms d'aspirations glougloutantes en tourbillons d'évier, les spermato engouffrés là-dedans comme des merdes dans une chasse d'eau

avec des trĂ©moussements de friture, ce rĂ©pugnant gargouillis prĂ©cipitĂ© dans un vagin de cuvette Ă  chiottes, sous les rĂ©cris d'admiration de toutes les cruches ; les gamĂštes mĂąles engloutis comme autant de tĂȘtards pousse-toi dans le virage que je m'y mette cette bestialitĂ© digne des pires vertiges de la sĂ©lection naturelle me dĂ©becte, je gerbe, tout le monde rit, moi c'est de terreur.

 

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J'ai dĂ©versĂ© sur chacun de mes potaches, mĂąles et femelles, tout le tombereau de mes nĂ©vroses et nĂ©croses. « Tu vas voir ! Il va te faire payer pour ci, pour ça, qu'il a souffert ; qui ne te concerne en rien ! » - « tu vas voir ! pour marcher, il va mettre un pied devant l'autre ! » Quel scoop, ĂŽ Lazarus, MaĂźtre Philosophus !!!
 « Faire payer » : mais tout le monde fait ça ! oui, je leur ai tout fait payer ! Et rĂ©ciproquement, Lazarus, et rĂ©ciproquement. Comme le monde entier. Toi y compris.

Parfois j'Ă©prouve envers l'ensemble de mon passĂ© un profond sentiment de dĂ©goĂ»t – c'est donc lĂ  tout ce que j'ai su faire ? En vĂ©ritĂ© nous ne mĂ©ritons plus que de vieillir.

 

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Au tour des garçons

C'est au LycĂ©e-ChĂąteau Charlemagne de Laon que j'ai compris la vie, Ă  grands coups de persĂ©cutions - « provoquĂ©es par moi-mĂȘme » , air connu - que je me suis accouchĂ© de moi-mĂȘme. Je raccompagnais Wojrzekowski chez lui, avec sa face plate de Podolien. Dans les Ă©tablissements sans filles, on aime les garçons. Maquignon (celui qui m'avait murĂ© dans ma classe) est venu plus tard me trouver Ă  la fin de l'heure : « Savez-vous la diffĂ©rence qu'il y a entre un pĂ©dĂ© et vous ? » je lui ai rĂ©pliquĂ© « Tourne-toi que je t'explique. » Il est reparti en rĂ©pĂ©tant “elle est pas mal, celle-lĂ , pas mal...” - Maquignon, si difficile ensuite Ă  virer de la Chorale « Celestia » - c'Ă©tait lui ou moi – tout Ă  fait autre chose en vĂ©ritĂ© - mais je n'ai jamais su ce qu'il pouvait bien vouloir me dire avec cette histoire de « diffĂ©rence entre un pĂ©dé » et moi


...Il avait commencĂ© Ă  me charrier, le Maquignon - Ă  croire que la chorale tout entiĂšre devenait son annexe personnelle ; il dĂ©bauchait tout le lycĂ©e d'En Bas. J'ai fini par le virer. A un emmerdeur de GrĂ©nolas, Moil'nƓud jadis avait dĂ©clarĂ© : “Ta gueule, ou tu ressors de lĂ  les jambes Ă©cartĂ©es”. Et mĂȘme, « je te sodo...” - «je ne vous explique pas » disait-il « comment ils m'ont orthographiĂ© “Cosette et le seau d'eau”. À un Ă©lĂšve qui le traite de “gros pĂ©dĂ©â€ : “Je ne suis pas gros.” Quand Moil'nƓud fait semblant de pĂ©ter : "Ça fait jouir, mais ça dĂ©chire." Ou : "Ça dĂ©chire, mais ça fait jouir"– « diffĂ©rence entre « pessimiste » et « optimiste ». Mais ça, c'Ă©tait de mon temps. C'est hĂ©las Ă  de semblables pĂ©dophiles que nous devons l'effondrement de notre Ă©cole en ces annĂ©es funestes, heureusement relĂ©guĂ©es aux tĂ©nĂšbres depuis l'avĂšnement de notre Noble et Tout-Puissant Alexandre IV, que le Ciel tienne en sa Gloire.

Le jeune GurĂ©nine un jour s'Ă©cria "Va te faire encu... » - Moil'nƓud alors, suave : « Vous voulez dire sans doute "Va te faire encuVer" ? ...te faire mettre dans une cuve ?” L'Ă©lĂšve, tout suffocant et blĂȘme et dĂ©goulinant de diarrhĂ©e : « Oui M'sieur... ». Le jeune Cridor un jour, sortant de classe, dessine en vitesse au tableau une espĂšce de lampe de bureau coiffĂ©e d'un abat-jour : « Ça, Ă  l'envers, c'est ma cerise dans un pot de colle" ; Moil'nƓud lui donne le choix : la colle «  avec mention exacte du motif », ou la gifle – Cridor choisit la gifle mais au dernier moment se dĂ©file : simple calotte. Moil'nƓud retrouve ce mĂȘme Cridor Ă  l'oral du brevet. Il tente en vain de se faire remplacer. Le candidat s'en tire avec 13, en toute loyautĂ© rĂ©ciproque.

Nous sommes Ă  mille lieues de Moil'nƓud sexe-clamant Ă  la fin d'un cours : «Miss Norme, je t'encule » - et la fille, du tac au tac : « Ça m'Ă©tonnerait » (la mĂȘme, la veille, Ă  son voisin de table : « j'ai la chougne qui me gratte », mais distinguons soigneusement l'exquise pudeur des vierges d'avec les atrocitĂ©s pĂ©dophiles des monstres qui souillaient nos Ă©tablissements, Ă  prĂ©sent Dieu merci exterminĂ©s jusqu'aux derniers au fin fond des tourbiĂšres subarctiques ou des asiles de fous – puisse Notre Sauveur tenir en sa Sainte Garde Notre Bien-AimĂ© Tsar).

 

Les élÚves nous ramassent à la pelle

A Ankara, Moil'nƓud lance Ă  ses sixiĂšmes : "Qu'est-ce qui est con, qui remue, et qui pue ?" (« une classe de sixiĂšme ») les enfants : "C'est vous M'sieur !...""Il est tout petit ton monde, Moil'nƓud : tout petit !" (Ă©lĂšve SĂ©villan) – le prof : "Oui, mais vachement profond." Il Ă©tait en colĂšre, SĂ©villan. Il avait raison. Mais le prof n'avait pas tort. GrigadzĂ© : “Oh M'sieur, vous avez dĂ» rester puceau jusqu'Ă  vos 40 ans. - Oui, c'est alors que j'ai rencontrĂ© ta mĂšre.” Hurlements de rire ; bulletin trimestriel dudit : «  GrigadzĂ© a tout vu, a tout lu... » - ayant assistĂ© Ă  l'intĂ©gralitĂ© du « Soulier de satin » par Vitez dans le grande cour du Palais des Papes, il ressentait depuis l'empreinte d'une extase dont nul ni lui-mĂȘme ne l'eĂ»t estimĂ© capable ; il considĂ©rait les autres, depuis, avec commisĂ©ration. Ne jamais, jamais prĂ©juger d'un enfant. Un jour cependant, je lui demande un commentaire sur telle scĂšne du « Christ s'est arrĂȘtĂ© Ă  Eboli », Ă  propos d'une plage fluviale infestĂ©e de moustiques. Le mĂȘme GrigadzĂ© de rĂ©pondre “Ben y a des stiquemous”, je lui rĂ©plique “c'est votre stick Ă  vous qui est mou.”

 

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À onze ans je me suis roulĂ© sous la table en criant : « Les autres ! les autres ! » - jeune mariĂ© Noubrozi levait dĂ©jĂ  les bras : « Mais comment font les autres ! comment font les autres ! » Ne croyez jamais, Ă  aucun prix, tous autant que vous soyez, que ce soit chez les Autres que se rĂ©sout le problĂšme de votre moi ; il est pour le moins plaisant, voire Ă©bouriffant, de lire ce grand prĂȘchi-prĂȘcheur de St-Ex : « La vraie vie ne commence qu'Ă  partir du moment oĂč l'on vit pour les autres », lui qui fut une si parfaite illustration de l'Ă©gocentrisme le plus exacerbé : n'oubliez jamais l'Ă©ternelle leçon : « Ce que je dis, pas ce que je fais ». Puis, Ă  votre tour, fermez-la. Tant nos esprits, nos langages, souffrent en permanence de notre irrĂ©parable atrophie. "Je me parle toujours tout seul, confiais-je Ă  mon public. Ainsi, je suis certain de ne pas perdre mon temps avec un con." Une petite voix au fond de la classe : "C'est pas sĂ»r..." - Petterss, un grand doux rasĂ©, terriblement puissant et tendu, toujours au bord de l'explosion. J'Ă©vitais de le croiser. Il disait de moi : L'homme qui rit. » - « quoi qu'il arrive, il rit » - de tout (c'Ă©tait un article, signĂ© par lui, mais caviardĂ© dans « La Poule Oppo », le journal du lycĂ©e : « Vous comprenez, monsieur C., si vous acceptez cela sur vous, « ils » vont tous rĂ©gler leurs comptes avec tous vos collĂšgues » - Proviseur, vous avez raison.

En fond de classe, le mĂȘme Petters se balançait rituellement, le regard en biais - je rĂ©pands le bruit que je suis juif : c'est absolument odieux.

J'ai travesti Le Cid en parade de foire : "Un pied dans la tombe et l'autre qui glisse" (Don DiĂšgue), "Monsieur le Comte a eu son compte" (Don GomĂšs) (Meurisse, Le Monocle rit jaune). Au premier rang Poxi, que je n'aimais pas, qui le sentait, qui me le disait, Ă  qui je n'adressais jamais la parole : trop timide («...ce que je dis, pas ce que je fais ») ; sournois, terne, effarĂ©, je le prenais pour un con. Mes yeux lui passaient dessus. Neveu du dentiste, qui me posta fin juin sa facture, salĂ©e et comminatoire ; j'avais pensĂ© qu'il oublierait. Moi aussi je suis ignoble. Faut pas croire. Je portais une bague « tĂȘte de chouette », genre distributeur de chewing-gums. Un Ɠil en faux brillant s'est dĂ©tachĂ©.

Le sous-dirlo : « Mais... vous ĂȘtes mariĂ©, ou – quoi ? » PĂ©dĂ©. Je mettais tout mon honneur Ă  le paraĂźtre. Pour la bague en chouette borgne, je fus couvert de calomnies ; le dĂ©lĂ©guĂ© syndical s'exclama qu'il avait entendu sur moi les pires atrocitĂ©s.

 

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Grande lassitude. Retraite, enfin ! (et bon repos Ă©ternel - oh pardon - j'Ă©tais pliĂ© – sacrĂ© collĂšgue, qui pensait bien dire) mais fusiller, voyez-vous, toute ma relation aux adolescents eux les jeunes, moi le vieux - « non, merci ». L'Ăąge adulte m'a toujours semblĂ© une perte, un gĂąchis, une irrĂ©parable duperie. La vie de monsieur Pleutre en vĂ©ritĂ©, ma vie, n'est-elle pas suffisamment terne pour ne pas y rajouter ces efforts, ce reniements de soi - et puis j'ai peur, j'ai peur.

 

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Des visages, des figures - je pourrais tous vous les classifier, par familles et par embranchements, genres et sous-catĂ©gories. Avec ce qu'ils recĂšlent, ce qu'ils dissimulent, surtout les filles, dont j'ai obtenu bien plus que le sexe. Enseigner ? Se trouver. ? Je ne refuse pas, en fait, que les autres m'enseignent, mais seulement si je veux. « Monsieur, pourquoi vous criez ? vous devenez tout rouge, vous ĂȘtes ridicule. » « A quoi bon vous faire des rĂ©ponses, puisqu'on voit bien que vous vous en foutez ? » J'ai beaucoup appris de mes Ă©lĂšves. Mais c'est Ă  moi de le dire. Pas Ă  vous. D'autres assurĂ©ment les auront mieux instruits. En respectant mieux le contrat.

Plus profitablement. Le grand Larbi surgit un jour en plein Cours de SixiĂšme. Il claque la porte Ă  la volĂ©e sur le mur - 18 ans, LycĂ©e HĂŽtelier de MesniĂšres -  Écoutez bien les petits, Ă©coutez bien tout ce que dit ce mec-là » - une petite voix timide «c'est un bon prof ?  - ..pas important – mais retenez bien tout ce qu'il dit - sur tous les sujets » - vers moi - « vous vous ĂȘtes fait traiter de con en cours – j'Ă©tais outrĂ© - vous me rĂ©pondez vous voyez de quel niveau ça vient ? et je devrais gueuler pour ça ?  ...on est toujours le con de quelqu'un– et ça monsieur, c'est grĂące Ă  vous, je l'ai toujours appliqué » - il repart en coup de vent – je minimise c'est moi qui l'ai payĂ© - certains furent assez cons pour le croire – tant pis

Une autre, 50 ans, alpaguĂ©e sur Facebook : « Tu es le prof qui m'a le plus marquĂ©e. Je vivais des moments atroces en famille. Tu m'as dĂ©stabilisĂ©e. Ta classe Ă©tait un vaste bordel oĂč chacun se voyait forcĂ© Ă  faire son numĂ©ro Ă  son tour. Moi je ne voulais pas faire mon numĂ©ro. Tout le monde trouvait tes vannes tordantes. Pas moi. Je dĂ©testais cette ambiance de ricanement perpĂ©tuel ». Je remercie Mme Sylvie Vacher, seule ici Ă  conserver son nom, pour son honnĂȘtetĂ© - « on ne pouvait rien te dire, tu avais l'air si rayonnant... »

 

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Filles (et garçons) dont je fus amoureux ; pour les garçons : le plaisir d'ĂȘtre humilié : Godet, avec sa rĂ©futation des impressionnistes, qu'il accusait de « ne pas reproduite la rĂ©alité » prĂ©fĂ©rant Vernet (Horace) « on dirait une photo » - applaudissant Smetana «écoutez, on entend bien couler la Moldau» - impossible de lui fourrer le nez dans sa contradiction ; Davidoff, qui m'enroule (j'Ă©touffais de rire) dans une courroie de store : la seule prĂ©sence de Davidoff empĂȘche, Ă  la lettre, le cours d'avoir lieu - “comment voulez-vous que j'admette votre fils dans mon Ă©tablissement avec une apprĂ©ciation pareille ?” - rassurez-vous, il a trouvĂ© mieux depuis.

A Ankara, ce fut Charrier : de celui-lĂ , je devais d'urgence me faire un alliĂ©, sous peine de bousillage – on repĂšre ça tout de suite - Charrier honni de l'administration (« le petit nain »,Zogandin, surgĂ©, 1,30m, macrocĂ©phale.) Charrier me visite (on jase) mais avec sa copine. Je le visite Ă  Paris : “Laissez mon copain tranquille” dit-il Ă  ses parents - « vous ne l'avez pas fait venir pour me faire la morale. » C'est Ă  lui que j'ai prĂȘtĂ© ce fameux Rabelais de Garnier – je ne l'ai jamais

revu. Charrier fut virĂ© pour deal dans la boĂźte, sans consommer lui-mĂȘme, pas fou. Voulait fuir au Paraguay, grand producteur de came ; « en guarani (s'Ă©merveillant), « dix » se dit « deux mains » . Aux derniĂšres rumeurs, se serait converti dans la mode italienne. J'ai tremblĂ© en vĂ©ritĂ© devant de bien maigres dĂ©mons. ÉprouvĂ© cet abject besoin de servir- un malade  - une urgence.

 

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Je me rappelle Portucelli, frappant comme un sourd du plat de la main la chaise vide d'Ă  cĂŽtĂ© - « parachute, char Ă  putes ! GĂ©nial ! » « faire l'amour, si c'est de la gym, c'est pas marrant ! » - c'est lui qui plus tard plongea dans l'eau glacĂ©e - arrĂȘte ! gueulait le prof, pour un ballon ! tu vas prendre la crĂšve ! » Je revois Villeneau le Pruneau qui ramĂšne mieux que moi le calme dans la classe ; Giordanescu, modĂšle des « Enfants de Montserrat, mis au piquet dans l'entre-deux-portes sĂ©parant deux classes ; quand je l'ai rĂ©cupĂ©rĂ©, les filles se « payaient ma tĂȘte : « Il est tout rouge ! il est tout rouge ! » - mais le toucher m'eĂ»t profondĂ©ment rĂ©pugné ; « les filles, ça sent mauvais ! » rĂ©plique immĂ©diate de Sandrine Lunet : « t'avais qu'Ă  pas y mettre le nez. » Je n'ai rien rectifiĂ©.

On y serait encore. Il a grandi. L'Ă©lĂšve. Je me rappelle Cacchimerda, qui souffrit toute l'annĂ©e d'ĂȘtre appelĂ© par son nom :  Chielamerde  en italien. C'est l'annĂ©e oĂč toute la classe (lui plus fort que les autres) avait gueulé : j'avais osĂ© saquer les rĂ©dactions des parents. Je commis l'irrĂ©parable sottise de reprendre tout le paquet ; me battant les flancs pour inflĂ©chir mes observations venimeuses, en hissant toutes les notes Ă  la hausse. Je me revois galoper d'autocar en autocar, distribuant ces copies mutilĂ©es - comment la classe a-t-elle bien pu me concĂ©der ensuite la moindre bribe d'autoritĂ©. Je ne faisais qu'anticiper...

A Bronville : le petit Nappaud (« LĂ©on »), dont le pĂšre, un collĂšgue, m'avait dit de prĂ©ciser ce que l'on devait apporter la fois suivante - j'Ă©tais Ă  ce point d'ignorance - Crapaudin : qui se souvient de Crapaudin ? Est-ce qu'il n'avait pas des taches de rousseur ? ...Bronville  encore : la fille Picasse, avec laquelle je suis toujours Ă  parler dans la cour – des jambes en poteaux mais de si beaux yeux noisette – 17 ans, moi 21. « Monsieur C. » (convocation chez la directrice), vous ĂȘtes passĂ© de l'autre cĂŽtĂ© Ă  prĂ©sent. Vous devez respecter une certaine distance avec vos Ă©lĂšves. » MutĂ© d'office pour avoir signĂ© la feuille d'absence d'une croix gammĂ©e. Mlle Damble, la mĂȘme, estimant

à juste titre que mieux valait d'abord se frotter à quelques années de pionicat, se réjouit que mon premier réflexe - et mes élÚves ? - eût été pour elle un signe de Vocation - ne vous en souciez pas ; nous leur trouverons quelqu 'un. Je fus muté à St-Léard, décembre 12 - juillet 13 : une année de pion, pour bien me rendre adulte, sans flirt, sans croix gammée (« c'était une blague ! ») sur la feuilles d'absence («dans la région de Chùteaubriant, Monsieur, ça n'a pas été particuliÚrement apprécié ») - mais je me fais reprendre au pas de l'oie dans le couloir en gueulant Sieg Heil - si on ne peut plus rigoler - cette avoinée devant des parents d'élÚves !

Je crois que c'est pour ça d'abord qu'on devient chef : la joie d'humilier. J'ai retrouvé Picasse à St-Léard. Elle baisait avec Bac-Ninh, au bord de l'Ille : « J'ai apporté une couverture. - Tu ne penses qu'à ça. »

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Mes petites amoureuses

La petite FantĂŽme recopiait sagement son livre sous ma dictĂ©e sans s'en apercevoir : je n'avais jamais fait de cours d''histoire de ma vie ; au moins, ils auraient lu le manuel
 dĂ©sormais sa vie se souvient Ă  peine de moi.

RĂ©by, dont je corrigeais en Ă©tĂ© les versions latines par correspondance. Si malicieuse, captant au vol mes moindres allusions. Devenue d'un coup Ă  quinze ans colossale, costaude, paysanne. Elle est revenue me voir en cours. Mais quelqu'un l'attendait. Franche, pleine de vitalitĂ©, pour moi qui n'apprĂ©cie que les sournoises, s'essuyant comme un fard la cyprine sur tout le visage. Remonte aussi Francine, si fine, si pĂąle et dĂ©licate, Je l'avais insultĂ©e lorsqu'elle Ă©tait belle. Sa mĂšre accourut, pĂąteuse, informe, Ă©norme ; j'ai manipulĂ©, traĂźnĂ© cette grosse personne d'une divagation Ă  l'autre, et mon pouvoir me bouleversa. Le lendemain mĂȘme, alors que sa fille glissait dans mon dos vers sa place, je murmurai “Vous ĂȘtes la fĂ©minitĂ© incarnĂ©e”.

En l'espace d'un an, le visage de porcelaine de l'ange aux loups se dĂ©forma, imperceptiblement d'abord, puis se chargea de haut en bas d'un masque inexorable de cagote : cela lui descendit peu Ă  peu, comme un linceul - capuchon d'abord qui lui prit le front, la commissure des paupiĂšres, le nez – enfin la face entiĂšre - trois annĂ©es de pure lumiĂšre et la vie sous l'Ă©paississement d'une barrique. Je me souviens de Bataillon ThĂ©rĂšse, Ă  qui Moil'NƓud l'annĂ©e d'avant claquait les fesses – formez vos baths haillons – devenue Ă  prĂ©sent collĂšgue d'arts plastiques : « A quoi sert le dessin ? - Pourquoi ne demandes-tu pas ça Ă  ton prof de maths ? » Si liĂ©e Ă  Ferencza, revues toutes deux au cafĂ© - j'ai renversĂ© mon verre sur les genoux de Ferencza : c'Ă©tait l'hĂ©roĂŻne de mon roman Omma, retirĂ© du catalogue de l'Ă©diteur. Toutes deux s'indignaient des propos tenus sur les femmes par les hommes de leur Ăąge : « Pourtant s'ils savaient Ă  quel point on les aime ; ils font tout pour qu'on devienne lesbiennes – le nombre de pĂ©dĂ©s qu'il y a parmi eux ! Nous avons bien envie d'en faire autant... » - eh oui, mesdames, les petites minauderies, c'est fini tout ça ; tant que vous voudrez "jouer Ă  la femme", ne vous Ă©tonnez pas.

Les hommes en ont leur claque d'ĂȘtre pris pour des porcs : "Tu veux ou tu veux pas ? eh ben c'est non dĂ©gage, ksss, ksss, ouh qu'il est pas content le monsieur" - c'est fini ce genre de truc. Bath-Haillons et Ferencza ne se voient plus, ne s'Ă©crivent plus. F. vit en recluse, sous des verres teintĂ©s, sa porte anonyme ne s'ouvre plus. Elle a perdu son frĂšre, devenu sous ma plume l'Homme- Cheval, « MarĂšk » : dans mes pages elle jouit de sa main sous mes yeux extasiĂ©s. Je ne pouvais saquer ce frĂšre ; aprĂšs son dĂ©cĂšs j'ai reçu sa main au cul Ă  la volĂ©e dans le couloir. Elle fit courir le bruit que j'Ă©tais mort. Je suis allĂ© dĂźner, plus tard, chez Fontanet - la mĂšre tous seins en bataille, bagouses et brillants ; un fils aĂźnĂ© rĂ©ellement mort, lui, en mission, Ă  32 ans.

Le cadet Fontanet prit un jour ma défense, alors que je me vantais (une fois dans ma vie) d'avoir corrigé des copies jusqu'à onze heures du soir. Alors, tourné vers eux : vous voyez bien ! 

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Plus tard Laparade, rouquine, fille de flic (« la rousse »...) ; ne peut frĂ©quenter l'Ă©cole des justiciables. Je lui rĂ©vĂšle que son ancĂȘtre est citĂ© dans Saint-Simon : le Roi lui reproche publiquement de nĂ©gliger ses devoirs envers son rĂ©giment, prĂ©fĂ©rant traĂźner Ă  Versailles. Elle n'en Ă©tait pas peu fiĂšre. J'apprends voici peu qu'il Ă©tait homosexuel, ce que Louis XIV abominait par-dessus tout : peut-ĂȘtre l'a-t-elle su. Je la trouvais laide et la flattais de toutes mes forces, ne voulant rien laisser paraĂźtre. Elle s'est transformĂ©e sans doute en grande rousse Ă©blouissante. Jovanic, prononcĂ©e par moi Yovanitch, Ă  la serbe, pour faire mon malin), son rire dĂ©sagrĂ©able exprĂšs ; se fait prononcer “Jovanik ». Internats de filles.

Je les voyais se consoler, se passer les mains sur les Ă©paules. J'imaginais des tas de choses sales et vraies. J'ai mĂȘme rĂ©vĂ©lĂ© Ă  deux d'entre elles qu'il existait des produits de propretĂ© appelĂ©s « savonnettes ». Toutes filles dont je fus rĂ©ellement amoureux. À Saint-LĂ©on, les sƓurs Lampin, trĂšs vite confondues (d'abord la cadette, puis l'aĂźnĂ©e) - l'une d'elles retrouvĂ©e Ă  l'oral du bac : frisĂ©e, avenante, sĂ»re d'elle. Quelconque. J'aime les filles tourmentĂ©es, les femmes chancelantes, devant qui baisser la tĂȘte et demander pardon. La beautĂ© pour seul rempart. Nul n'oserait en vĂ©ritĂ© leur adresser la parole. À quoi pourrais-je bien leur servir, Ă©clatantes ? qu'elles aillent se branler.

Ce qu'elles font. LlĂ©gas, brunette insolente au teint bilieux, dont la mĂšre se paye ma tĂȘte dans le train en me qualifiant d' “excellent professeur” ; du coup, parmi les cahots d'aiguillages, je gagne les chiottes en tortillant du cul. Un fou. J'Ă©tais, vraiment, un fou. Je le suis toujours. La conscience ne m'en est venue que vingt ans plus tard. Il fait toujours soleil en ce temps-lĂ , un inĂ©puisable avenir. Souviens-toi de Daniela Badajoz, modĂšle de Nadine ( Les enfants de Montserrat), « trĂšs nerveuse » disait-elle, ravagĂ©e par l'onanisme. SignalĂ©e d'un petit cƓur sur ma liste, vu par les Ă©lĂšves pressĂ©s autour de mon bureau. Apprenait Ă  sa copine Monferrand l'art divin de la branlette.

La mĂšre de cette derniĂšre vient me voir, mais n'ose pas m'en parler, parce que j'avais l'air si “bĂ©bé » - selon Bussy, les doigts tachĂ©s d'encre : « Elle a dit un mot de quatre lettres qui commence par "bĂ©" (les filles s'imaginent que je pense "beau", je rougis, je sens que ce n'est pas cela, ce n'est que plusieurs annĂ©es plus tard que j'ai dĂ©couvert : bĂ©bĂ©). A Gambriac, fille Bourdon, amie de Champin. La blonde et la brune, si heureuses de me retrouver en dĂ©but de cinquiĂšme (ça leur est vite passĂ©, car je m'en suis rendu compte). Leur meilleure amie, Benzikrane : “Je ne suis pas crĂąneuse”. J'Ă©coute avec elles en classe un 45 tours tunisien, plusieurs fois de suite ; elles me le demandent une derniĂšre fois.

Elles sont Ă  l'affĂ»t de mon tic : dĂ©clencher mon bras d'un coup sec, sur le premier accent du refrain - in extremis, je me suis retenu ; une fois de plus, et je leur balançais un doigt d'honneur, dans le rythme. Destins si dĂ©sespĂ©rĂ©ment semblables. Basculant tous inexorablement sitĂŽt que l'on a soi-mĂȘme enfantĂ©. Je me souviens aussi de la la fille Debouxe, si propre et brillantinĂ©e, enflant sa minuscule voix pour lire Le combat de Roland et Olivier. Je l'entendais Ă  peine, au comble de l'Ă©merveillement ; ces intenses coulĂ©es de pure tendresse, prodiguĂ©es Ă  toutes, avec passion. Son pĂšre, amoureux d'une immense Noire, me confiait, Ă©perdu : « Je l'initie Ă©galement Ă  sa vie sexuelle » - que lui apprenait-il ? Chose que les barbares d'Ă  prĂ©sent ne sauraient concevoir. Ils nous foutraient tous en prison, et l'enfant chez le psy, pour « guĂ©rir ». RhĂ©da, fille de pharmacien, portait de petites lunettes rondes trĂšs sages ; elle m'a cru juif, ce qui est de ma part un snobisme du plus mauvais goĂ»t ; mais Ă  l'apprendre, il lui Ă©chappa un vif sursaut de satisfaction. Melle Environ, « villa Norivné », seule que j'aie signalĂ©e pour ses rĂ©sultats insuffisants devant ce gros porc de Gepetto, infect principal ; en revanche, Dumarais, le sous-dirlo, me traite bien, j'ai sa fille en cours, grande endive nasale, qui explose un jour contre la classe : « Mais enfin je ne suis pas responsable des conneries de mon pĂšre » !

Cet homme-là sut me traiter avec déférence - mes yeux de fou devaient l'épouvanter. Sa fille m'a rejeté sur Fesse-Bouc : « Vous ne me dites rien... Je ne crois pas... ».

X

 

Je me souviens de ces deux annĂ©es de premiĂšres oĂč les garçons, en surnombre, m'avaient rendu les classes insupportables. Que des gueules d'abrutis – des gueules de garçons. D'informaticiens. « Est-ce que vous nous prenez pour des cons ? » J'ai rĂ©pondu non, mais comme dit Nietzsche : « On ment, mais avec la gueule qu'on fait en mĂȘme temps, on dit la vĂ©ritĂ© quand mĂȘme ». Les cours se tenaient dans une salle de travaux pratiques, toute en Ă©chos, oĂč le moindre mot se rĂ©percutait sans fin dans le brouhaha. L'un de ces venimeux du bulbe me jeta en vitesse Ă  la gueule dans le couloir que la classe avait Ă©chouĂ© Ă  l'oral, Ă  cause de moi : se figurant sans doute, scientifiquement, pouvoir passer Ă  coups de formules...

Parmi eux Sofiane, Arabe honteux qui se faisait appeler “Yann”, et qui prĂ©tendit que je lui avais mis 10 de moyenne parce que je ne pouvais pas faire autrement – dĂ©solĂ© : 3, 10 et 15 Ă©galent 28, divisĂ© par 3 donne 9,33... Mais le 3 sur vingt, ton torchon de papier, tu l'avais oubliĂ©, morveux. X

 

« Vous voilĂ  en 5eĂ  prĂ©sent. Vous avez dĂ©couvert pendant les vacances certains amusements solitaires » – la fille Piternal, Ă  mi-voix : “Tiens, c'est vrai...” Je l'ai accompagnĂ©e avec sa classe, en Allemagne, lui offrant une glace ainsi qu'Ă  sa correspondante. Cette derniĂšre lui passe un papier pliĂ© en quatre : « un doigtĂ© ? », « ein Fuch » ; je n'ai plus retrouvĂ© ce mot dans aucun dictionnaire ? Toute la classe dĂ©filait en dĂ©route montagnarde devant des tartarins attablĂ©s en terrasses et qui nous exhortĂšrent, en bons Germains, Ă  entonner un vigoureux chant de marche ! Wir sind Franzosen, ai-je rĂ©pondu, und kennen nur obszöne SĂ€nge ! Les tartarins ont Ă©clatĂ© de rire - « nous sommes français, et ne connaissons que des chansons obscĂšnes ».

Son correspondant le lendemain, fou d'amour, piquait un ultime galop forcenĂ© sur le quai au risque de sa vie pour la revoir – il savait bien, lui, que les sĂ©parations Ă  14 ans restent dĂ©finitives - tandis qu'elle sanglotait devant moi – comme cet enfant de 7 ans tout en larmes, son premier prix de piano entre les bras, pour avoir si fort senti que l'instant ne revient jamais ; que jamais plus il ne reverrait son maĂźtre. Je me souviens de MaĂŻ, amoureuse des chevaux en dĂ©pit de pĂšre et mĂšre, dont je pris maladroitement la dĂ©fense sans la nommer mais reconnue de tous ; mon ancienne suicidaire s'est classĂ©e deuxiĂšme au Grand National de Liverpool... j'avais songĂ© pour elle Ă  ce cheval de cristal si cher dans la vitrine ; en fin d'annĂ©e je l'ai prise en stop. Nous avons Ă©vitĂ© de nous frĂŽler, sans plus savoir que dire. Je parle aussi d'Eulalie Dourmond, fille d'Ă©vĂȘque abdicataire : il aimait bien les hommes disait-il, et surtout les femmes. Il estimait « dĂ©sespĂ©rĂ©s » les terroristes qui se faisaient sauter dans les bus ! Je rĂ©pondais pas la moindre excuse - et nous parlions alors de la kabbale, dont il me transmit le schĂ©ma des Trois Piliers : le courage ou GhĂ©boura, l'Ă©quilibre, et la misĂ©ricorde, HĂ©sed. Ses fidĂšles en Guadeloupe dĂ©battaient Ă  l'infini sur les shekirah et leurs innombrables liens. Selon Pirenne, pĂ©teux collĂšgue, sa fille n'Ă©tait qu'un thon  - Pirenne dont le partenaire arborait un appendice nasal Ă  se l'enfoncer dans le cul, vĂ©ritable canne en buis de Messerschmidt - Pirenne le fielleux dont le grand chic Ă©tait de se glisser dans votre le dos pour Ă©pier vos propos et de surgir pour vous engueuler. Eulalie n'osa pas, le jour du Carnaval, prĂ©senter aux jurĂ©s son clown solaire orange et rouge, si exaltant pour ses rondeurs. Seule lectrice que j'aie connue de mon JaurĂšs, chaudement recommandĂ© par son pĂšre.

Sans en omettre une page avec bien du mĂ©rite, car jamais je n'aurai composĂ© livre aussi dĂ©sordonnĂ©, aussi disloquĂ© - j'entends toujours mon Ă©diteur Ă  mi-voix qui est-ce qui va bien pouvoir s'intĂ©resser Ă  ça  - et comme il a cru bon de ne pas le lancer, forcĂ©ment, le livre ne s'est pas vendu. J'ai revu Eulalie sur le marchĂ© aux Popes, oĂč notre Ă©diteur s'Ă©tait fendu d'un Ă©tal de livres entre lĂ©gumes et cageots de fruits (« le peuple aime la lecture » - c'te bonne blague
) - « vous voyez que les jeunes filles ont du bon » me dit-elle ; j'ignore Ă  quel propos. Eulalie manifestait sa colĂšre aprĂšs la rĂ©ception du sieur Blondet, poĂšte autoproclamé : deux grandes heures perdues Ă  Ă©couter ses textaillons de bas Ă©tage (le petit JĂ©sus risquant de s'Ă©rafler Ă  la croix du SacrĂ©-CƓur, et j'en passe...) - toute la premiĂšre assise au garde-Ă -vous Ă  baigner dans sa sueur :- « alors ? c 'Ă©tait du foutage de gueule ? et notre programme ? » ChĂšre Eulalie ! qui par la suite m'expĂ©dia une carte postale truffĂ©e de fautes Ă©motionnelles : « J'ai enfin compris le pourquoi de vos incessantes digressions, et tout ce que je leur dois... » ! 


Depuis, elle rame, de sous-emploi en sous-emploi, son pĂšre vieillissant m'ayant plus tard encore entretenu de Dieu dans les allĂ©es d'un Leclerc de la culture. Il ne me redessina pas les trois Piliers de la Kabbale, dont j'ai retrouvĂ© un croquis sur une photocopieuse. J'ai « fait du théùtre », comme on dit, avec Eulalie, que je surpris un soir seul Ă  seule en coulisses : « Ah ah, disait-elle, monsieur Kohnlili ! », (« à nous deux») contre le comble de ma gĂȘne ; Bareski, le metteur en scĂšne, nous faisait courir, en tous sens, puis stopper net devant la premiĂšre gueule venue, pour lui hurler nos noms et prĂ©noms : affirmation de personnalitĂ© juste avant de la perdre. Des inspecteurs, venus juger le bien-fondĂ© de nos subventions, tandis que nous bramions sous tel ou tel projo : « Ce sont tout simplement les exercices d'Abramovitch » (1949) se disaient-ils en se poussant du coude.

Je me souviens de Goldenstein ; de Charles , fils du marchand de biens, Charles, qui jouait si finement, si triste i : « L'animal le plus léger ? la palourde ! » - la fille Rondu, infoutue d'articuler son rÎle, titubant sur ses talons comme une grue sur ses échasses : « Ah, c'est féminin, ça », raillait ma collÚgue lesbienne, qui s'était pourtant fait bourrer le fion (l'honneur est sauf) par son rugbyman toute une nuit, deux belles valoches sous les yeux. Je me souviens de la fille Sorte, qui jouait mon épouse dans La peur des coups. Je lui ai demandé quelles seraient ses sensations à imaginer un rapport sexuel avec moi, son mari : « Le dégoût » - elle a joué dégoûté.

Par la suite, en cours, nous ne pouvions ni l'un ni l'autre, malgrĂ© que nous en eussions, nous dĂ©partir d'une gĂȘne mutuelle. Quand je voulais purifier mes yeux, ils se chargeaient malgrĂ© moi de toutes nos souvenirs scĂ©niques - n'est-il pas vrai, mademoiselle, que dans La peur des coups j'Ă©tais votre Ă©poux » En la croisant, je la voyais murmurer Ă  sa camarade : « Il m'aura oubliĂ©e ». HĂ©las, si  pĂąle, si souffreteuse, si insipide, je ne pouvais pas la rater. Nous Ă©changions des sourires hagards. Le metteur en scĂšne Bareski nous avait prescrit de jouer le texte mĂ©caniquement, dans une grande fatigue, comme un numĂ©ro archiusĂ©: force comique ! Je n'ai compris ce qu'il voulait que des annĂ©es plus tard ; mais il avait Ă  cƓur de laisser chacun maĂźtre de ses propres dĂ©couvertes et de ses limites - au point qu'un jour, promu Ă  la direction d'acteurs par son absence, je fus plus apprĂ©ciĂ© que lui par la troupe des lycĂ©ens, car plus directif : « Il nous laisse dans le vague ! » disaient-ils – or, livrĂ©s Ă  nos simples naturels, nous autres personnages demeurons si embryonnaires...

Je me souviens aussi de Jessica (défiguré par elle en « Jackie ») - dorlotée par sa maman, qui lui filait des biscuits en douce en coulisses avant la représentation. Un jour je me lance à l'eau : « Monsieur et Madame Potoku ont une fille, comment... - Jessica ! (ne jamais laisser les filles s'emparer du corps de garde : elles le couvriraient de honte) - ma mémoire de prof doit absolument se doubler d'une mémoire de comédien, car je partageais avec certaines de mes disciples bien plus encore que des atmosphÚres de salles de classe : Jessica jouait la fille du pasteur Paris, c'est-à-dire ma propre fille.

X

Je me souviens de Mlle Yassine, brune, juive, marseillaise, qui se contrefichait de la Tradition, la Massorett, et que j'ai bien failli bĂ©nir le dernier jour, les mains jointes sur sa tĂȘte, avec cette fameuse formule : « Baroukh chem kweĂŻt malhoussĂš loheĂŻlem boĂ«t » - mĂȘme DelĂ©crou, juif pratiquant, n'a pas su m'identifier ce dialecte, diffĂ©rent de l'aramĂ©en. Ma bacheliĂšre s'est dĂ©robĂ©e, voyant dans mes yeux cette lueur non de dĂ©sir mais de théùtrale : celui d'incarner, mĂȘme de façon parfaitement dĂ©placĂ©, le rĂŽle du rabbin - Cocteau jouait Ă  Dieu avec les Maritain, jouait aux sanglots Ă  l'enterrement de Satie... Etchegarry, si dĂ©plorablement gĂȘnĂ©e par la mythologique Myrrha, fille du roi de Chypre CinyrĂšs, « qui aimait un peu trop son papa » dans les MĂ©tamorphoses – le pĂšre de ma petite protĂ©gĂ©e ne cessait de la mitrailler de sa grosse camĂ©ra - quel prescriptrice crĂ©tine s'Ă©tait donc avisĂ©e d'inscrire cet interminable Ă©pisode d'Ovide au programme de terminales, dont les latinistes sont avant tout des jeunes filles ? assurĂ©ment une fille abusĂ©e. Je me souviens de Kreutzfeld, qui ne s'appelait pas “Brigitte” « comme la journaliste » disait-elle. Dont la mĂšre Ă©tait algĂ©rienne ; et trĂšs sensible au fait que j'aie proclamĂ© les musulmans les plus propres, les plus soignĂ©s des garçons, car je ne renonçais jamais au rĂŽle d'homosexuel. Jouer : quelle chose sĂ©rieuse. J'aurai passĂ© ma vie Ă  jouer, avec la plus grande sincĂ©ritĂ©. « J'ai (non pas : oubliĂ© mais) Ă©vitĂ© de vivre », confiais-je Ă  ma classe. « ...mais tu as su Ă©tablir des contacts », rĂ©pliquait mon meilleur ami, avec tous tes Ă©lĂšves ! - je me suis exclamĂ© mais ce ne sont pas des vrais ! - je me suis aperçu, trop tard, de l'atroce grimace du jeune Mathieu, 18 ans, son fils, que je n'avais pas repĂ©rĂ©.

 

Je me souviens du « prof de gym » Sablon, que ces demoiselles avaient contraint (aprĂšs dĂ©lĂ©gation auprĂšs du principal on n'ose pas lui dire) Ă  porter des pantalons, parce que son short, n'est-ce pas, rĂ©vĂ©lait un peu trop ses gĂ©nitoires, qui ballottaient sous leur nez de façon dĂ©goĂ»tante... je l'avais croisĂ©, ce couillu, dans un meeting du P.C., oĂč ce jovial imbĂ©cile me fit adhĂ©rer au(x) parti(es), juste avant la mĂ©morable culotte lĂ©gislative de 78 bien oubliĂ©e ; les rĂ©unions de section s'achevaient invariablement par la formule on n'a pas besoin d'intellectuels, dans le Parti  et lorsqu'on me chargea pour m'humilier de revendre des billets de loterie Ă  la fĂȘte de l'Huma, j'ai renvoyĂ© le tout par retour du courrier : devenir communiste ne signifiait pas pour moi faire le guignol sur un champ de foire en me farcissant les invendus...

X

 

Je me souviens aussi de la Schlott qui me dit Ă  la fin d'un cours : “Et si je tombais enceinte, vous seriez emmerdé !” - d'aprĂšs ma psy, c'Ă©tait “une avance” - ça ressemble donc Ă  ça, une avance ? - Mademoiselle, ai-je rĂ©pondu, si on ne se fait pas confiance l'un Ă  l'autre, ce n'est pas la peine.” L'annĂ©e prĂ©cĂ©dente elle frappait dĂ©jĂ  du pied le sol juste entre mes jambes Ă  plusieurs reprises, chaussĂ©e d'atroces baskets, pour me montrer un pas de danse. “C'est de la provocation ça”, rĂ©pĂ©tait ma psy – ah bon ? - Mlle Schlott, « avec deux t », ne pouvait retenir mĂȘme ses prĂ©tendues amies en classe, qu'elle avait invitĂ©es Ă  mon cours : « Ben restez quoi merde...” MĂȘme chez les autres filles, elle Ă©chouait Ă  se crĂ©er le moindre intĂ©rĂȘt.

Elle était d'une myopie affligeante. J'aimerais la revoir. Me la faire, certainement pas ; j'ai tellement vu, en long, en large et en travers, à quoi ressemble un sexe de femme et sa muqueuse qui ressort et rentre au rythme du marteau-piqueur - que cela ne m'intrigue plus, plus du tout. Je me

souviens de Giustina, juive italienne (je prononçais « Justine») Ă  qui j'intimai formellement -Ăš un comando ! - de poursuivre les cours de latin. Elle obtempĂ©ra. Tant d'autres dont j'ai oubliĂ© le nom, dont cette Roumaine qui comprit parfaitement les ordures transylvaniennes dont j'abreuvais la classe : « Monsieur, pourquoi est-ce que vous dites ça ? » - jetant autour d'elle des Ɠillades Ă©pouvantĂ©es : mais nous Ă©tions seuls, elle et moi, Ă  comprendre. Je me souviens de Jacqueline J., qui m'affirma de pas avoir le moindre lien avec cet abruti de philosophe volontariste dont les sartroĂŻdes se gargarisent (« puissance de la volonté » - les chĂŽmeurs sont donc tous des fainĂ©ants ?...).

Elle Ă©tait ouvertement (si l'on peut dire) lesbienne, venait me voir aprĂšs le cours avec son pote homo. Ils m'ont dit que j'Ă©tais attachant. Je faisais – Ă  vrai dire - tout ce qu'il ne faut pas :  il ne faut pas – je cite - attendrir ses Ă©lĂšves ; parler de soi ; faire dĂ©border ses nĂ©vroses sur ses classes. Bref, ne plus ĂȘtre ni soi ni MaĂźtre. J'admire en vĂ©ritĂ© ces grands prĂ©dicateurs qui se targuent de rĂ©duire l'infinitĂ© du jeu des acteurs Ă  un seul jeu : le mĂ©canisme de soi-mĂȘme - j'ai jouĂ© l'interdit : complicitĂ©, attendrissement. Ce qui rappelle irrĂ©sistiblement ce proviseur qui recruta des « grands frĂšres » « issus de l'immigration » : ces braves garçons des citĂ©s obtenaient d'excellents rĂ©sultats. Mais l'administration les admonesta : « Vous leur donnez l'impression - dĂ©sastreuse ! - que vous ĂȘtes avec eux, contre nous. » Les grands frĂšres et sƓurs changĂšrent donc de registre... et n'obtinrent plus rien des Ă©lĂšves.

Bravo. Oui, j'ai projeté mes complexes sur mes élÚves. Simplement, je le leur disais. Et nous avons tous joué entre nous. Tandis que d'autres, la Dédarian par exemple, n'en disait rien. Cette méduse venimeuse, pourrie de prétention, puant sous les bras, n'avait-elle pas exposé ses propres photos de famille à la plage pour illustrer une conférence sur le génocide arménien ? le jour de son départ, elle n'a reçu qu'un stylo à dix euros (mes 600 à moi se révélÚrent tout à fait insuffisants pour le trombone à coulisse que j'espérais ; je me suis rabattu sur un bon logiciel piraté, qui n'avait pas coûté un centime au vendeur - mais ça, je ne m'en suis rendu compte que plus tard).

X

Je me souviens de Fidelio, toujours puni pour « bavardages », alors que j'assourdissais la classe entiĂšre ; il m'avait dit, le Fidelio : « Un peu plus fort, au fond, on n'entend pas trĂšs bien”. Il trinquait pour les autres. Viril, cheveux courts, propre et souriant. Son pĂšre est venu me trouver pour assainir la situation. Je me souviens de l'Allemande, Ă  qui je traduisis les mots “vice” et “vertu” : Laster, et Tugend ; Ă  qui j'ai prĂ©sentĂ©, en pleine cour, des condolĂ©ances forcĂ©es pour la catastrophe ferroviaire survenue dans son pays. De Hsi-Shiott (prononcer : chie-chiotte) (rebaptisĂ©e

« Charlotte ») à qui je fis chercher toute l'année des mots dans son dictionnaire bilingue. Elle s'appuya d'un sein sur mon épaule, mais pas d'histoires, surtout, pas d'histoires... Elle m'avait demandé si j'étais homosexuel (j'avais montré le signe chinois dans son dictionnaire, à propos de Rimbaud) et s'était déclarée soulagée de ma négative.

Si seule, si exilĂ©e, si amoureuse - rougissements, paupiĂšres closes... Elle Ă©crivit « Je vous aime » au tableau, juste avant que j'arrive, en chinois, puis s'est dĂ©robĂ©e, honteuse, au sein de la classe. Peut-ĂȘtre que lĂ -bas, en Chine, Ă  TaĂŻ-Wan, les professeurs usent de certaines prĂ©rogatives, dont les disciples s'estiment honorĂ©es ?... Je lui ai demandĂ© si elle flirtait ici, en France. Elle m'a rĂ©pondu que les garçons n'Ă©taient « vraiment pas intĂ©ressants ». Elle a donnĂ© des cours d'Ă©criture auxquels participait la Proviseur. Je ne sus pour ma part jamais dire que wo leĂŻ, « je suis fatigué », et « je suis vieux », wo lao. Ses parents sont revenus la chercher, en costume europĂ©en 1960, raides, conventionnels, timides - pas d'incidents avec TaĂŻ-Peh...

 

Filles indifférentes

Bourrassa, dont la mĂšre prĂ©cise depuis quelle date elle “s'est mouillĂ©e” en m'appelant Docteur ; je ne sais plus oĂč me mettre. La fille non plus. Lenoir et LarosĂ©e, pour des cours de latin dont ni elles ni moi n'avions envie, et que je devais chercher dans la cour de rĂ©crĂ©, l'air fĂ©roce. La fille NoĂ«l, belle, sage, pĂšre mĂ©decin, qui levait toujours le doigt – je lui ai fait quatre heures de cours, pas plus, en remplacement. Noter : Toute Ă©pistĂšmĂš relĂšve d'une idĂ©ologie – traduction : tout ce qu'on apprend relĂšve d'une propagande. J'ai vu se prĂ©ciser puis s'imposer au cours de ma carriĂšre les thĂšmes de propagande citoyenne ; ainsi du fĂ©minisme («quoi, encore !! » s'est exclamĂ©e toute la classe, filles en tĂȘte).

Avec de plus en plus de textes contemporains. Tous relevaient de la mĂȘme idĂ©ologie : les Blancs sont des salauds, les autres des victimes. Et autres salades de journalistes, Ă  la botte du dernier bruit qui court. Je ne me suis en fait aperçu que trĂšs, trĂšs tard Ă  quel point les livres reflĂ©taient les propagandes gouvernementales. A prĂ©sent, il n'y en a plus que pour l'antiracisme et le

mĂ©tissage Ă  marches forcĂ©es ; cessons de redouter les Ă©tablissements parrainĂ©s par telle ou telle marque : la pĂ©dagogie idĂ©ologique, c'est dĂ©jĂ  fait, et par l'État. Elles sont belles Ă  prĂ©sent, les salles des profs, gluantes de niaiseries lamentatoires et pĂ©dantesques...

 

Blondes calmes méprisantes ou non

Dineau, qui me faisait prononcer Catulle, pour se foutre de ma gueule Ă©grillarde. Fusteilh, Ă  qui j'ai dit “Quand on s'appelle Fusteilh, on n'a pas la moyenne en orthographe”. La mĂšre vient m'engueuler. Sans oublier ce sombre crĂ©tin qui voulait Ă  toute force innocenter sa fille, dans le cartable de qui j'avais pincĂ© toutes mes dictĂ©es, recopiĂ©es Ă  l'avance, avec leurs dates ; puis je me suis placĂ© derriĂšre elle pendant la dictĂ©e : elle repassait le stylo Ă  bonne vitesse sur tous les mots, l'un aprĂšs l'autre. Il a pourtant fallu que je dise Ă  son pĂšre que je le croyais, sinon je me retrouvais avec un procĂšs pour pĂ©dophilie au cul – tant qu'Ă  faire. La fille Minime : son pĂšre bosse dans le pĂ©trole au BĂ©nin, voit sa progĂ©niture une fois par trimestre pour l'engueuler : « Ce sont des imbĂ©ciles comme ça qui encombrent les bancs de l'Éducation Nationale ».

D'autres parents, Ă  qui je dois rappeler que malgrĂ© son embonpoint et ses 15 ans bien sonnĂ©s, leur fille a encore besoin de ses parents : « Monsieur nous travaillons au magasin jusqu'Ă  neuf heures ; notre fille a la clĂ©, se fait Ă  manger et se dĂ©brouille.  - Avez-vous pensĂ© qu'elle a toujours besoin d'ĂȘtre aimĂ©e ? » La fille Ă©clate en sanglots. Se souvenir aussi de la Hurepoix, dont j'Ă©tais amoureux, dont j'aurais bien baisĂ© la mĂšre, laquelle me rĂ©pĂ©tait : « Vous pensez vraiment, Monsieur C., que nous devrions avoir des rapports ? » - bien sĂ»r, Mme Hurepoix...

 

Filles turbulentes et conquises

Ursule Kotonou calmĂ©e dĂšs l'instant mĂȘme oĂč je l'ai appelĂ©e par son prĂ©nom, se dressant mĂȘme pour imposer silence. C'est elle qui a rĂ©ussi Ă  ramener la classe du stade en empruntant le trajet le plus long. La bonne blague. Fille Convenade que je colle pour avoir dit “C'est dĂ©gueulasse” devant une sculpture balinaise de baiser ; incohĂ©rence totale de ma part. Je l'aurais bien sauvĂ©e, en fin de troisiĂšme, mais un rouquin fort en gueule, briguant le Conseil GĂ©nĂ©ral, me l'a envoyĂ©e en section vente, vers l'abĂźme. Quel gĂąchis.

Turbulentes et venimeuses

Boisseau, peut-ĂȘtre apparentĂ©e Ă  un machiniste du Grand Théùtre, me trouve un surnom : “Pepsi”. Je ressemble en effet Ă  un grand blond vaseux nommĂ© “Colas” - je ne vois pas en quoi. La fille Lerouge, dont la mĂšre me refuse toute espĂšce de pĂ©dagogie pour des enfants de cet Ăąge. Sa connasse de fille, qui bavarde, me rĂ©plique : « Vous n'avez qu'Ă  ne pas Ă©couter ce qu'on dit ! » À qui je souhaite de crever, et de s'en souvenir : « Quand vous mourrez, dans trĂšs, trĂšs longtemps, et longtemps aprĂšs moi, j'espĂšre, pensez Ă  moi, parce que je vous l'aurai souhaitĂ©. » Elle est devenue comĂ©dienne. Arielle l'a vue rĂ©pĂ©ter Antigone  d'Anouilh, sans parvenir Ă  savoir son nom ; dĂšs qu'elle l'apprend, Arielle cesse d'assister aux rĂ©pĂ©titions.

Je serais bien venu foutre le bordel dans son théùtre Ă  Lattaqieh, jusqu'Ă  ce qu'elle quitte le plateau en chialant. MĂȘme trente ans aprĂšs. Heustreu (prononcer HoĂŻchtroĂŻ, « Foin-Paille »), Walkyrie venimeuse : « Il faudrait savoir si c'est moi qui suis incapable, ou si c'est vous ». Elle m'a confirmĂ© que l'on peut dire, Ă©ventuellement es wird gekommen, « on vient ». Il m'aurait suffi de si peu d'autoritĂ©. De calme. East-Side, nasillarde, Ă  qui je rĂ©pĂ©tais qu'il n'y aurait pas toujours des guerres. J'Ă©tais exaspĂ©rĂ©. Mais elle avait raison.

 

...Le fils Abrusovic, haineux : “Vous n'ĂȘtes mĂȘme pas capable de faire taire une bande de gamins” , du coup je l'ai puni, lui, pour lui montrer, justement... Abrusovic : « Je sais que vous me prenez pour un abbrouttitch”. Il tenait absolument Ă  la bonne prononciation de son nom : Abrouzovitch... Devenu Ă©colo.

 

Filles silhouettes

Beretti paraĂźt-il, « Sheila », quoique je ne m'en souvienne que trĂšs vaguement. Devenue Ă©ditrice, presque baisĂ©e. Jaunet, qui a dit « Mais tu es folle» Ă  une camarade Ă  qui je foutais une baffe pour s'ĂȘtre tordue de dire devant mon pantalon rouge ; j'ai servi de cible, ainsi caricaturĂ©, dans un jeu de massacre  forain, en fin d'annĂ©e. Les ballons Ă  crever sont arrivĂ©s avec un retard Ă©norme, juste avant la sĂ©ance. J'Ă©tais bourrĂ© comme un coing : « Ce sera ça, ton prof ? » La fille Guinche, ou Guiselli, qui refusait d'avoir du poil et se le coupait. Melles Monde et Toulemonde : “Tout le monde

m'emmerde ! » Toulemonde se dresse, au comble de l'indignation : « M'sieur, j'ai rien fait !” 
de l'eau entre les doigts. Je ne reconnais plus le paysage. « C'est toi qui as choisi » - ĂŽ Grands Perroquets de la Doxa, qui paraĂźtront si exotiques Ă  nos archĂ©ologues. Mais de ce choix, voyez-vous, personne ne se rend compte. Avoir choisi sa destinĂ©e, jusqu'en ses pires humiliations ? fiction des aveugles. Comptoir en zinc. Nous sommes tous Ă©pouvantĂ©s. Nous nous figurons avoir voulu tout cela.

J'ai exaltĂ© les cimetiĂšres : « Au moins, tout est en ordre. Plus d'astuces, plus de tortillements. Tout le monde Ă  la mĂȘme enseigne : une dalle, deux dates, bien carrĂ©es, au cordeau, rien qui dĂ©passe. Comme ça on le sait, dĂšs le dĂ©but, comment ça se termine. Ah, le dĂ©sir d'ĂȘtre aimé ! je t'en foutrais de l'amour, tous au trou ! bien net ! L'Alpha et l'OmĂ©ga ! DĂ©finitif ! » - un Ă©lĂšve, au premier rang : si c'est pas malheureux d'entendre ça  - je n'aurais jamais dĂ» - la mort en bruit de fond - memento mori . Les perroquets des vastes profondeurs - j'ai choisi ce que je suis ! - s'arrĂȘtent juste Ă  temps, juste au niveau de vĂ©ritĂ© qui les confirme - sociologie, politique, psychanalyse - Jungle vaselinĂ©e du relatif  - mes miettes sont tout ce qui me reste – Narciso ! Narciso ! Vaffanculo, Simplicione


Je me souviens de Tran-Anh, buvant mes commentaires sur Malraux. Prenant fĂ©brilement des notes jusque pendant cet oral mĂȘme du bac. Sa beautĂ©, son intelligence, m'exaltaient. Drague dĂ©risoire. Pipa et moi n'avons-nous pas Ă©tĂ© surpris, cet autre jour, au comble de l'excitation, Ă  nous Ă©treindre par les doigts en nous postillonnant Ă  la gueule ? il m'a proposĂ© de me prĂ©senter le grand Brenaud : « C'est un homosexuel » - EN-CORE ! je hurle – Pipa aussitĂŽt se fait tout fluet - « le contact -  les gens - ne passeront pas par moi.

 

X

À cet oral du bac les mĂąles brutes rĂ©pĂ©taient d'un air bovin « Quelle musique ? » « OĂč çà la musique ? » Ă  propos de Rimbaud et d'Apollinaire - en vĂ©ritĂ©, un nombre impressionnant de professeurs de lettres ne connaissent pas leur mĂ©tier  - ils se contentent des instructions du ministĂšre... On en a mĂȘme trouvĂ© un qui faisait une thĂšse sur Rousseau sans savoir que ce dernier

Ă©tait musicien – vous avez bien lu, toute une thĂšse, sans se douter que Jean-Jacques faisait de la musique. Zorba le Grec, La LibertĂ© ou la Mort, Le Christ recrucifié : criminelle inculture d'une examinatrice s'exclamant qu' « apprendre Kazantzaki, ça ne ser[vait] Ă  rien (!!!)» Connasse ! PROF ...! « servir », de « servus », « esclave ».

X

« Je me souviens »

St-Blase : Durrieu, sƓur aĂźnĂ©e Ă©levant ses cadets. Fille Vincent. (J'y repense soudain : une grosse blondasse, Ă  propos de ma fille : « Ça fait moche, Lili Kohnlili » sur quoi une autre avait rĂ©pliquĂ© quand on s'appelle Le Rat, on ferme sa gueule. La Frei que je fais passer en classe professionnelle et qui m'en fut infiniment reconnaissante : une grande blonde de 16 ans dont les parents exploitaient le bois en Amazonie, ou au Congo. Ils n'avaient pu scolariser leur fille. L'administration n'avait rien trouvĂ© de mieux que de l'expĂ©dier en sixiĂšme, dont elle avait en effet, sur le papier, le niveau. Elle est devenue la mascotte des filles de la classe. À 24 ans, j'avais fait des pieds et des mains pour l'orienter ailleurs. OĂč elle souffrirait moins, se sentirait moins admirĂ©e, relĂ©guĂ©e.

Je finis par trouver une Ă©cole de couture et de broderie. Cette rĂ©orientation fut ma plus belle rĂ©ussite, malgrĂ© mon jeune Ăąge. Je me revois sur la photo de classe : quelle jeunesse, quelle inexpĂ©rience – l'annĂ©e mĂȘme oĂč j'appris l'existence de cette terrible maladie qu'on appelle « progeria » ; j'en fus horrifiĂ©. En fin d'annĂ©e, les sixiĂšmes n'avaient pas songĂ© Ă  demander Ă  la grande fille comment on faisait les bĂ©bĂ©s ; ils m'avaient demandĂ© Ă  moi (c' était une Ă©poque oĂč l'on n'apprenait rien du tout aux petits) ce que signifiait « violer » ; “M'sieur, qu'est-ce que ça veut dire “violer ?” ils articulaient bien « violer », pas « voler » - certains parents s'Ă©tant rabaissĂ©s jusqu'Ă  la « faute de frappe »du journal.

J'eus une inspiration de gĂ©nie : « Cela veut dire « retirer la culotte de quelqu'un sans lui demander la permission », dĂ©clenchant parmi mes petits sixiĂšmes une hilaritĂ© enchantĂ©e. Et chacun de se rĂ©approprier la phrase en rigolant - « Je vais te violer, toi ! » - filles ou garçons – je ne prĂ©cisais pas qui violait qui, car les femmes, Messieurs les Perroquets, ne violent pas. Ils s'imaginĂšrent donc, plus tard (« il va nous le dire ! ») pouvoir me demander comment se faisaient

les bĂ©bĂ©s (chose impossible Ă  rĂ©vĂ©ler Ă  des enfants, si purs...). Ma classe fut affreusement déçue que je me dĂ©robasse : Ă  mon tour je dĂ©clarais que l'on « mariait » les chiens. A mon tour je montrais mes limites, reculais, m'enlisais dans la plus pitoyable connerie - « mais qu'est-ce que vous voulez dire ? » - et moi de rĂ©pĂ©ter : « On les marie... On les marie... «  MĂȘme lui, se chuchotait-on, mĂȘme lui ne veut pas nous le dire » - comment avais-je pu leur rĂ©vĂ©ler, Ă  leur niveau, ce qu'Ă©tait un viol, et ce jour-lĂ , manifester tant de lĂąchetĂ© ? La meneuse d'enquĂȘte dit aux autres « Ne vous en faites pas, je vais demander à » - grande sƓur, cousine - “je finirai bien par trouver” - moi je ne voulais pas d'ennuis.

Des calomnies couraient sur mon compte. Willemain, délégué syndical, me l'avait rapporté. En ces temps-là il était sale de renseigner les enfants sur la façon de faire les enfants. La moindre de ces jeunes filles pourrait à présent me poursuivre pour harcÚlement. Tout le monde la croirait. Les ténÚbres s'épaississent. Pendant ce temps les maternelles, dans la cour, se traitent d'enculés ou de grosses pouffes, on les entend jusqu'au milieu de la rue.

 

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Je me souviens du dĂ©nommĂ© NĂ©ron («  Menton Pointu » ) - dont la mĂšre vantait devant moi ce qu'Ă©tait Ă  son avis la mission du professeur : enseigner la vie Ă  ses Ă©lĂšves. Non madame. Pas ma petite vie Ă  moi. C'est la seule que je connaisse. Notre rĂŽle, Ă  nous, est de transmettre un hĂ©ritage culturel, sacrĂ©. Pour ce qui est de remplir un chĂšque, rĂ©parer une machine Ă  laver, spĂ©culer en bourse, dĂ©solĂ© : ce sont les parents qui s'en chargent, ou la vie elle-mĂȘme. Que pourrais-je transmettre, sinon ma petite expĂ©rience de prof ? J'ai dĂ» sembler trĂšs archaĂŻque ; vieux schnoque. Mais le malentendu essentiel de toute la parentaille vient de là : la culture, ce n'est pas « enseigner la vie ».

Et Ă  supposer qu'il y ait une « culture » de l'informatique ou du parachutisme, toutes deux sont assurĂ©ment respectables, on s'est trompĂ© de mots : appelons cela autrement, je vous prie, que «culture »... J'apprends Ă  mes enfants Édipe, MoliĂšre et Rimbaud. Non pas Ă  distinguer Volvo et Skoda. Ma « sĂ©curitĂ© de l'emploi » ? faites donc des cours pendant, tenez, trois semaines ; ensuite, vous supplierez tous tant que vous ĂȘtes, Ă  cor et Ă  cri, de repartir au chĂŽmage...

 

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Bûcheuses un peu con

Buseville : Dudon et Condu surnommĂ©es par moi « Ducon et Ducon ». Condu n'a jamais eu le tableau d'honneur : 5 en latin toute l'annĂ©e. La fille Cadou, mĂȘme matiĂšre, 1 sur 20 les trois trimestres, quels que soient ses efforts. Ducon et Ducon, donc, viennent me demander si La ville aux portes d'argent, qu'elles composent Ă  deux, est un bon titre, je rĂ©ponds “Oui, pour la Collection Rouge et Or” -  Monsieur vous ĂȘtes vache ». La blonde Dudon : “Vous aimeriez bien savoir d'oĂč vient ce nom...” - j'ai songĂ© bien plus tard que le Don n'Ă©tait autre que le grand fleuve d'Ukraine, il suffisait d'ouvrir l'Atlas. Lorsque sa mĂšre est morte, tous les collĂšgues et moi-mĂȘme voulions participer aux funĂ©railles.

Il y avait Ă  Buseville un directeur adjoint de grande qualitĂ©, dont j'ai tout oubliĂ©, tant il Ă©tait souple et bon. Je ne me souviens que de ce connard de principal, Sellong, masquant de la main ses apprĂ©ciations, « que je n'ai pas besoin de connaĂźtre », avant de me faire signer ma feuille de notation. Celle d'un petit maĂźtre auxiliaire tout jeune et tout couillon. Il m'engueulait, le Sellong, de ne m'ĂȘtre pas prĂ©sentĂ© aprĂšs cinq semaines de grĂšve de la SNCF – trente-cinq jours d'absence tout de mĂȘme : « On n'entre pas dans mon Ă©tablissement comme dans un moulin ». Qui refuse que j'aille, j'y reviens, aux obsĂšques de Mme Dudon : « Je ne vais pas, ricane-t-il, mettre un panneau sur mon Ă©tablissement FermĂ© pour cause d'enterrement ». PĂ©teux, petite moustache, mais surtout, pleutre, pleutre, comme tout chef d'Ă©tablissement qui se respecte.

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Je me trouve dans la salle aux ordinateurs. DerriĂšre moi, huit femmes, mon mĂ©tier Ă©tant fĂ©minisĂ© Ă  mort. Ce grand fendard de Carfini entre dans mon dos. Il sexe-clame niaisement : « Ouh lĂ  lĂ  ! huit femmes !  - Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? » J'entends alors un filet de voix, issu des lĂšvres pincĂ©es d'une pimbĂȘche : “Si c'est pas malheureux d'entendre ça...” La pimbĂȘche filait paraĂźt-il le parfait amour avec le nommĂ© Carfini. Je me demande encore comment une si belle

crĂ©ature si chafouine, si vicieuse, pouvait Ă©prouver le besoin de faire l'amour avec un homme, alors qu'il Ă©tait si clairement lisible sur son visage que trois branlettes par jour devaient largement lui suffire. Je m'avisai trop tard, plusieurs semaines aprĂšs, que j'aurais pu m'exclamer : « Et alors ! Huit femmes et huit chaises, ça fait seize meubles ! » - ou mieux encore : “Et alors ? Faut qu'je bande ?”

 

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Chemin faisant

Mentionner Rinaud, qui tenait absolument à faire prononcer son prénom à l'anglo-saxonne, Braïce, au lieu de Brice (c'était bien avant Dujardin). Un collÚgue au long nez en couteau lui fit observer que nous n'étions pas en Angleterre, et maintint sa prononciation à la française. Je m'appliquai quelque temps à écorcher son patronyme à l'anglaise : « Raïnowd ». Je fus le seul à trouver ça drÎle. ... Bossuet (« Monseigneur », évidemment), dont j'ai défoncé le pied d'un coup de talon pour m'avoir décerné je ne sais plus quel adjectif (de nos jours, trois jours de garde à vue sans pisser) ; son pÚre est venu. Je lui demande sur le ton le plus patelin : « Dites-moi, M. Bossuet, quelle est donc la profession de votre femme ?

- SecrĂ©taire de direction, pourquoi donc ? - Parce que dans mes cours j'entends sans cesse votre fils brailler « Putain de ta mĂšre ! » - alors je me pose des questions... » Je crois que le fils Bossuet n'a pas pu s'assoir pendant quinze jours pleins. Le mĂȘme, Ă©voquant Ă  tout propos la sodomie en cours de musique, ce qui malgrĂ© Saint-SaĂ«ns n'a qu'un rapport lointain avec la matiĂšre, se vit infliger une rĂ©daction sur ce mĂȘme thĂšme, afin de bien Ă©vacuer, une bonne fois, son obsession. Nous nous sommes passĂ© entre nous en salle des profs un torchon rĂ©digĂ© dans un français infĂąme truffĂ© de fautes d'orthographe (l'Ă©motion sans doute), d'oĂč il ressortait qu'une telle pratique, aprĂšs tout, pouvait apporter un certain renouvellement dans la vie conjugale, et contribuer Ă  son Ă©quilibre... (remarques horrifiĂ©es sur le petit mignon du pacha de Kazantzaki : Et il Ă©tait d'accord ? - incapacitĂ© totale de Bernardo, 15 ans, bon en maths, Ă  comprendre qu'il s'agissait d'une autre civilisation, d'une autre Ă©poque...)

 

Garçons turbulents indifférents, à peu prÚs beaux

St-LĂ©ard (2012/ 2013) : Lemanche, DiterranĂ©e, qui rĂ©pĂ©tait son nom dans l'extase, RĂ©dora, qui rĂ©ussit Ă  faire lever une punition, sa mĂšre m'agitant bijoux et nichons sous le nez. Garçons turbulents, et que je n'aime pas : Bouillon des Champs, Noir, Ă  qui j'ai fait ranger « ce torchon » (le drapeau amĂ©ricain) (c'Ă©tait la guerre du Vietnam) (on m'en a beaucoup admirĂ©). L'Ă©picier arabe m'appelait « chef ». Hiersaint, grand rouquin connard, passe avec 7 de moyenne grĂące au prof de gym qui lui trouve « de grandes qualitĂ©s de sociabilité » – justement, s'il a tant de qualitĂ©s, il pouvait aussi bien redoubler sa sixiĂšme. Le collĂšgue roule des yeux, je baisse les miens – Ă  quoi tient un passage de classe.

Ce mĂȘme prof de gym, si libĂ©ral, si copain-copain, capable d'envoyer un Ă©lĂšve en conseil de discipline pour avoir mal parlĂ© d'un prof, sans savoir que lui-mĂȘme Ă©coutait par derriĂšre. Il me donnait des leçons.

 

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Rollet en 5e apprĂ©ciait les cours de Moiln'Ɠud, Ă  s'en faire pĂ©ter l'Ɠsophage de rire. TrĂšs difficile Ă  contrĂŽler, mais l'adorant. L'annĂ©e suivante, la grande mollasse Jomo l'a engueulĂ© : « Madame, c'est pas un cours que vous nous faites. L'annĂ©e derniĂšre, avec Moiln'Ɠud, ça c'Ă©tait des cours !... » Quel beau mĂ©tier. La sĂ©curitĂ© de l'emploi. Moiln'Ɠud bien sĂ»r s'est indignĂ©, mais savait bien que ses cours Ă  lui Ă©taient des chefs-d'Ɠuvres de pitrerie. Convenant moins bien sans doute Ă  certains Ă©lĂšves plus effacĂ©s. La mĂšre Jomo ? elle avait parfois du mal Ă  comprendre MoliĂšre. Indignation bruyante de Korner, brillante collĂšgue – virant sur-le-champ aux amabilitĂ©s les plus mielleuse dĂšs la survenue de l'autre...

Garçons que je n'aime pas :

Varignac : Mon Ă©lĂšve s'est tuĂ© en septembre, Ă  Mobylette. J'en ai fait tout un roman. Peut-ĂȘtre qu'il m'adorait. MarĂšk, mon mort. Dont je fis un champion de horse-board sur mon Ăźle d'Omma, cent mille exemplaires en Livre de Poche haha. VĂ©ritable graine de facho, qui rĂ©pĂ©tait aprĂšs son pĂšre que les chĂŽmeurs Ă©taient des fainĂ©ants. Tournant la clef de ma portiĂšre, j'ai pensĂ© un

jour trÚs distinctement : Il vaudrait mieux qu'il crÚve avant l'ùge adulte. Je fus exaucé dÚs septembre : il est mort pour de bon. J'en ai fait MarÚk, tiré par son pur-sang sur sa planche à roulettes. Non, tu ne sortiras pas à dix heures du soir. Mon gaillard fait le mur et file à toute allure sur un petit chemin de campagne ; la chaßne tendue à l'entrée du Domaine d'Arzac, le garçon projeté puis retombé de tout son poids sur la chaßne ; perforation de la rate, décÚs le lendemain matin par lent vidage - toutes mes collÚgues au comble de l'excitation sexuelle. « Et alors? Et alors ? » D'autres détails suivaient.

Beulac : Pogoudeau : “Oh Pogoudeaueaueau, Tu es le plus beau des barjots”. PĂ©toile :”PĂ©toile des neieieiges...” Ramirez : “RĂ©pĂ©tez aprĂšs moi Ramirez : “cer-veau” - allez : “cer-veau” - plus tard avec mes impĂŽts je serai obligĂ© de payer ton chĂŽmage. Chevalet, qui voulait devenir pilote de chasse (4 en maths, 4 en techno) et qui ne m'a pas rendu le IĂŽn d'Euripide - Ă  Chevalet ! un Euripide ! - Pigoudeau, Ramirez, Chevalet, toute la classe a poussĂ© la mĂȘme exclamation de dĂ©pit, lorsque nous nous sommes retrouvĂ©s en dĂ©but de seconde annĂ©e... Je devais « suivre mes Ă©lĂšves » ! «  Moi non plus je ne suis pas trĂšs content ; mais, nous ferons tous de notre mieux pour nous supporter cette annĂ©e encore. »

 

Garçons ternes :Ă  Buseville, Surlarive, qui puait de tous ses cheveux ras. Mon apprĂ©ciation : “Sait lire et Ă©crire” - sous-entendu : “c'est tout” - trente ans plus tard, un compliment...

 

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Bureau, brave garçon Ă©pileptique. Le principal prĂ©tend qu'il m'a prĂ©venu, alors qu'il ne m'a fait que de pudibondes allusions. RetrouvĂ© sous sa table dans un autre cours  - «  un Bureau sous une table ! Hahahah ! » La fille TachĂ© qui renverse sa chaise en criant  devenez l'amant de ma mĂšre et qu'on n'en parle plus ! - je suis inconscient du vice intense exprimĂ© par mes yeux. – Miss September : “On fait toutes ça”, Ă  propos de la branlette, prĂ©sentĂ©e par TachĂ© en grand mystĂšre, Ă  l'aide de ses doigts entrecroisĂ©s. La Bernardos, Ă  qui Moil'nƓud avait lancĂ© “Vous riez Ă  vagin dĂ©ployĂ©â€ (voir plus haut) et qui lance Ă  Taché : “TachiĂ©... sur les murs ? TĂ©gozmou, dont je n'ai jamais pu dĂ©terminer l'origine (« mon toit » en grec?), Baba, Ă  qui je reprends le magazine “AmĂ©nophis” consacrĂ© au trou (« pas d'histoires ! pas d'histoires ! »), Vangong (gitane ? Vietnamienne ?). Duchien, en latin, que je dĂ©testais, (« à peine entrĂ© en classe, il hurle, il hurle ! » hurlait Moil'nƓud) – le petit Duchien pressentant puissamment, d'instinct, l'amour dĂ©pravĂ© dont il Ă©tait l'objet) ; il adorait cependant Suus cuique crepitus bene olet -« Pour chacun, son pet sent bon ». Lorgel et sa dissertation “Voltaire a-t-il enculĂ© Rousseau ?” « Mais... tu as le droit de donner des sujets comme ça ? » Devenu brillant acteur, brillant danseur bien dĂ©couplĂ©, brillant chorĂ©graphe et metteur en scĂšne.

Quant Ă  Taubibec, surnommĂ©e toute l'annĂ©e Bitaubec par l'inĂ©vitable Moil'nƓud, elle haussait les Ă©paules. Youpi au lycĂ©e d'Ankara, transformĂ©e en cri de cow-boy, “Yuppie ! » avec lancer de lasso : Kazoglou, fils de dĂ©tective, et ses menottes en classe dans leur Ă©tui de prĂ©sentation. Je me souviens (Ă  mon tour!) de ces deux infectes connasses qui, pour l'option « informatique », abandonnĂšrent le grec –avec 18 de moyenne (« vous comprenez, les mauvaises notes, ça dĂ©courage... » - connards...) De cette autre abrutie qui abandonnait le latin pour faire de l'italien... parce queça au moins c'est parlĂ© – tu vas avoir des surprises, pauvre pouffe : en Italie le latin est obligatoire - « nos ancĂȘtres les Latins... ») ... Manou, qui dĂ©sirait ouvrir un restaurant, et qui s'imaginait, en toute bonne foi et comme 95 % des cons, qu'il suffisait de le vouloir, n'est-ce pas, pour se forger un bon moral et rĂ©ussir...

Revue Ă  un carnaval d'Ă©tablissement, voulait m'embrasser, pensait que je ne le dĂ©sirais pas ; rattrapĂ©e de justesse. Alçeu, d'Ankara, sosie du Tadeusz de Mort Ă  Venise, qui aurait bien cassĂ© la gueule au vieux Moil'nƓud si ce dernier s'Ă©tait avisĂ© de l'embrasser, le frĂŽlant dĂ©jĂ  de son sale sourire : Moil'nƓud voyait perler la sueur sur le duvet de sa lĂšvre supĂ©rieure : dĂ©sir ou rĂ©pugnance ? Moil'nƓud s'Ă©tait doucement Ă©loignĂ©.

Les sƓurs Noiraud, neuf mois d'intervalle - “Bien sĂ»r, Monsieur, avec la mĂȘme femme” - j'aurais dĂ» dire « la mĂȘme mĂšre », bien sĂ»r, « la mĂȘme mĂšre » ! « Le drame est que la cadette voulait toujours faire la mĂȘme chose que son aĂźnĂ©e ; pas assez de diffĂ©rence d'Ăąge » - quand toute la classe chahutait, elles restaient Ă  peu prĂšs les seules Ă  suivre. La fille Nara, vicieuse, sournoise, branlette et clito jusque sur la gueule. Son pĂšre, un collĂšgue : “Vous en avez de la veine, qu'un prof

vous fasse chanter Moustaki en classe” - qui devait bien me dĂ©molir dans le dos, comme les autres. Je me souviens aussi de cette chafouine, mĂšre fanĂ©e d'un sombre con, qui me susurrait avec empressement : « Mais il veut vous garder, vous dis-je » (le Proviseur) « veut vous garder » Je lui ai rĂ©pondu que non ; j'avais eu en main sa lettres au Concul. Ne voulait-elle pas me faire gober, cette truffe morte (je l'ai cru !) que tous les parents souhaitaient inscrire leur enfant dans ma classe :  « Il faut pourtant bien que je fournisse les autres professeurs ! » dĂ©clarait-il - traduction : surtout pas avec M. C.!  Je le lui dis, elle tourne les talons.

Jamais connu de milieu, d'adultes aussi puĂ©rils qu'au LycĂ©e d'A., sauf Ă  l'armĂ©e : angoisse, hiĂ©rarchie, comportements de gamins. « Chef ! Chef ! J'peux leur montrer ? » MONUMENTS TRAMWAYS LANGUE IMPÉRIALE DU DIVAN– vidĂ©e d'habitants par pitiĂ©, qu'on la vide.

 

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Blaser vient m'assurer qu'elle n'abandonnera jamais le latin : « Vous savez, je vous resterai fidĂšle, je ne suis pas de celles qui lĂąchent,». C'est la premiĂšre Ă  lĂącher. Dont le nom s'apparente Ă  “blasen”, « pomper », au sens Ă©rotique du terme – d'oĂč son urnom de «Schwanzlutscher“ ou „IbnĂ©â€œ. Voici Nagy, fille de Hongrois rĂ©fugiĂ©s (prononcer « Notch »). D'aprĂšs la fille Bataillon, trĂšs agressive. Peut-ĂȘtre touchĂ©e par son pĂšre, et traumatisĂ©e paraĂźt-il par mes propos. Mentionner aussi une trĂšs brune et authentique Basque, rĂ©pondant au superbe patronyme de

Aurreralagunak!, (« Enavantlesamis »?) - jamais je n'aurais abordé une telle splendeur arrogante.

À prĂ©sent et pour une annĂ©e elle se trouve lĂ , Ă  ma merci. Je lui demande un jour le plus nĂ©gligemment possible : « Comment vont les amours ? » Une petite moue : « Pas mal - monsieur, vous n'avez pas le droit de vous renseigner sur des choses comme ça. » Peut-ĂȘtre, mais je t'ai eue, PanthĂšre. Silencieuse, appliquĂ©e, farouche, 10 œ de moyenne. IsolĂ©e : trop flamboyante. Condemont (« DĂ©mon Con ») et Buxerolles (Busserolles, comme Brusselles), qui sentaient chacune la branlette Ă  deux, Ă  pleins poumons. En mĂȘme temps, si belles, si mĂ»res, si sĂ»res d'elles. C'est cela qui me dĂ©sarçonne chez les filles : cet aplomb, cette soliditĂ©, cette certitude. d'obtenir n'importe qui. Depons (Ă  qui je disais, concernant le classique et le rock : « Vous avez tellement bouffĂ© de poivre, que vous ne sentez plus le goĂ»t des cerises. - C'est peut-ĂȘtre vrai, monsieur ».) Leroux et ses petits yeux de furet albinos (« Oh monsieur, vous nous faites peur ! ») Strengweiser, se faisant appeler « Tringue-Ouaizé », ce qui me semblait du dernier ridicule. Platte, qui se prenait pour un archĂ©ologue pour avoir dĂ©couvert une omoplate en poussant la brouette sur un chantier mais n'en foutait pas une ; Benchinol fille de rabbin : « Chez moi monsieur il y a un livre comme ça » - eh oui, une Torah.

Thommeville : mes lunettes cassĂ©es (bousculade) et remplacĂ©es ; tous les parents se sont cotisĂ©s. il ferait beau voir Ă  Ă  prĂ©sent qu'ils me les remboursassent ! DĂ©va, dĂ©couvrant que j'Ă©tais "maĂźtre auxiliaire" : "Je vous disais bien que ce n'Ă©tait pas un vrai". Trois semaines de suite de colle. Beauvoisis (2020/2021), noms merveilleux du PenthiĂšvre : « Soupedail », « MĂ©mé », le pĂšre Martino qui ne s'attendait pas Ă  ce que je dise : « Le latin ça ne sert Ă  rien » - et le fils, triomphant : “Tu vois ! Tu vois bien !” - du coup il l'abandonne. Blaireau lui aussi. Adultes connards qui me barrent la rue sur toute la largeur, pour me dire : "Eh oui ! A l'armĂ©e comme Ă  l'armĂ©e ! » Pourquoi me suis-je laissĂ© ainsi humilier ?

... Kramanlis et son aigreur surjouée. Mlle LacÎte : sa mÚre est ravie que je demande de ses nouvelles. Une classe de latin bien garnie qui se retrouve à deux l'année suivante, parce que je passais mon temps à faire de la discipline et à réciter, latiniste aprÚs latiniste, tel ou tel exemple correspondant à telle faute commise. Varignac, 2021 : je tombe amoureux de toute une classe de filles de troisiÚme. DÚs janvier, cela me quitte, d'un coup : « Je ne sais pas ce que j'ai, je ne vous sens plus. Dictée ». Au dernier cours de fin d'année, Mme Bergeron attirait tous les garçons plus une fille, l'homo ; et moi toutes les filles, plus un garçon, l'homo. La jalousie m'a tourné vers la Bergeron, de dos sur une autre table ; mais la greffe n'a pas pris.

Le jeune ChĂ©tif Ă  la fin du cours vient chercher une relation personnelle privilĂ©giĂ©e -renvoyĂ© Ă  ses Ă©tudes ; la fille AngĂ©lĂšs (« AngĂ©lĂšs ! Vous me faites chier !”) - “Tiens, vous vous ĂȘtes masturbĂ© ?” Je revenais les chaussures trempĂ©es par un pique-nique express. Elle m'a vexĂ©. J'en disais bien d'autres. Milonga Ă  qui j'ai fait croire sur sa bicyclette que si je notais selon la tĂȘte, “vous” auriez sans cesse de bonnes notes ; elle l'a pris pour elle, je pensais « vous toutes ». Elle est

repartie avec un sourire indulgent, mĂ©prisant, mais surtout, indulgent. Car je sais prendre ou garder l'air con, Ă  volontĂ©. Ce qui n'exclut pas loin de lĂ  mes airs cons involontaires. J'avais aussi pour Ă©lĂšve la fille TchĂźta Bromo. TrĂšs laide, une voix de chimpanzĂ© en plastique ; je l'appelais «TchĂźta », elle tenait Ă  « Bromo». Tous les membres de sa peuplade, toute sa famille, Ă©taient surnommĂ©s « TchĂźta » : quelque chose comme «Bouffe-Merde », ou dans le genre. Plus tard j'ai repensĂ© aux cagots, trĂšs laids, qui possĂ©daient dans chaque Ă©glise une porte sĂ©parĂ©e, en dĂ©pit du baptĂȘme ; on les surnommait tous « chrestia », pour bien rappeler que c'Ă©taient des hommes comme les autres, qu'il fallait les respecter.

On ne le faisait guĂšre. « TchĂźta Bromo » remonte aux temps les plus obscurs, avant mĂȘme l'arrivĂ©e des Celtes en Bretagne. Je me souviens de la fille Koah, « Force » en hĂ©breu, qui rĂȘvait de faire du foot ; des sƓurs GuĂ©atka, dont l'aĂźnĂ©e avait une si charmeuse ouverture de bouche, avec sa petite demi-langue en plancher, des bandeaux noirs d'Esquimaude ; la cadette, frisĂ©e, plus vive, moins envoĂ»tante. Je leur fait croire que ”guĂ©atka” veut dire “la cuisse”. Les sƓurs TĂ©lĂšphe, qui partent dans un fou rire Ă  l'Ă©noncĂ© d'un groupe de rock : "Étrons Fous" ; les triplĂ©s Dinet dont le pĂšre s'est aveuglĂ© en nettoyant son arme de service : « Le conseil des parents d'Ă©lĂšves émĂȘĂȘĂȘt le vvƓûû »... (voix poussive et geignarde, et poussive) ; plus tard, j'ai retrouvĂ© l'un des trois frĂšres sans me souvenir duquel.

Il sortait avec la fille Sanglier, surnommĂ©e « Bassecour » en raison de ses saccades de tĂȘte Ă  la moindre contrariĂ©tĂ© («rire, ou ne pas rire ? ») La fille Bougry,toujours appelĂ©e par son nom de famille – sans que jamais, hĂ©las ! je n'aie songĂ© Ă  la surnommer « Sarah » - pourtant, je la voyais bien confier aux autres Ă  mi-voix je ne sais quoi - sinon je l'aurais bassinĂ©e Ă  longueur d'annĂ©e ; en revanche, Bistrouille eut droit Ă  son « ...qui rit quand elle dĂ©rouille », Dieu merci pendant un brouhaha. Bien fait pour sa gueule, elle n'avait qu'Ă  ne pas couiner que je jouais trĂšs mal de l'accordĂ©on : du sous-serbe – toute la classe qui se met Ă  scander hoĂŻ ! hoĂŻ ! hoĂŻ ! 

MĂȘme chose pour la dĂ©licieuse Letroude, appelĂ©e une seule fois « Letrouduc » - elle et moi, Dieu merci, seuls Ă  l'entendre. Elle Ă©met une grimace trĂšs jaune. Lavrille, brave blond un peu lent, fils de viticulteur ; les deux Blanque, petit brun et grand blond, pas de la mĂȘme famille – que j'ai Ă©patĂ©s en leur apprenant mon fameux dialecte « morave », tenu de ma mĂšre, que nous Ă©tions 70 mille Ă  parler tout au plus  - simple code, consonne suivante, voyelle suivante, Ă  partir du français ; ils Ă©taient Ă©cƓurĂ©s. La fille Cheveuxblonds devenue prof d'esthonien ; Lorda, un cul Ă  la place de la tĂȘte – elle enfanta trois ans plus tard Ă  peine. Elle est heureuse et se fait bourrer le plastoc trois fois par semaine. La Dumont s'extasiait avec dĂ©goutation devant mon pouce, carrĂ©ment, en entier, introduit dans mon nez pour y chercher les crottes. Qui rapportait mes conneries : « Je n'ai jamais vu de langue qui soit plus disgracieuse et plus lourde que le latin » « Un temps », disait-elle. « Sauf l'anglais »...

Cette fille considĂ©rait sans doute l'anglais comme une langue particuliĂšrement harmonieuse. Jaunay-Clan (c'est ce nom poitevin qui me vient Ă  l'esprit), Ă©cƓurĂ© jusqu'Ă  la vomissure que j'extraie des bouts de papier-cul de ma raie pour les expĂ©dier d'une chiquenaude dans la corbeille, ce qui est pourtant n'est-ce pas on ne peut plus hygiĂ©nique. Zacaro, qui se scandalisait que j'assommasse un livre Ă  la radio : « Vous alors, quand vous n'aimez pas un livre, vous le dĂ©molissez » - tu parles ! les conneries d'un Chochian ! je n'allais tout de mĂȘme pas me gĂȘner !!!

Tallien s'excusant de m'avoir jetĂ© une pile de livres Ă  la gueule (je l'avais poussĂ© Ă  bout) ; abandonnĂ© par son pĂšre Ă  quatre ans, un panneau autour du cou. IndignĂ© que j'eusse appris cela « par l'administration » (j'ai menti) ; se foutant de moi parce que je le doublais trĂšs largement, moi en voiture (ma premiĂšre), lui Ă  Mobylette (sa premiĂšre). L'apogĂ©e de ma carriĂšre, lĂ  oĂč je me suis trouvĂ© le plus maĂźtre de mes moyens, ce fut Varignac ; en Turquie, je me suis heurtĂ© Ă  l'administration et Ă  la pudibonderie. Je pense que de nos jours, je serais poursuivi pour harcĂšlement.

 

Ankarada (2025/2029)

SchĂ€f, connard latiniste, que je veux refiler Ă  Dehaisne, qui refuse, car il n'a que 5 de moyenne. J'avais dit « Il va me pourrir la classe ! » Il me l'a pourrie. Jozs, que j'ai revue Ă  Paris, se dĂ©solait que je prononçasse Ă  l'allemande Yosh au lieu de de YĂŽj... « Je me disais : « Un Français, il va savoir prononcer ! » N'avait jamais voulu me dire “merde “ en hongrois : “Mais, Monsieur, cela ne se dit pas.” Elle m'a rappelĂ© qu'un jour j'avais projetĂ© depuis l'estrade le bureau entier sur le premier rang. Elle s'est rendu compte du point d'exaspĂ©ration oĂč j'Ă©tais : « Le bureau monsieur, vous

vous rendez compte ? le bureau ! » DĂŒshman, dont la mĂšre, aussi sotte que lui, rĂ©pĂ©tait en trottinant dans les couloirs : « Ah , efendim Zogandin! 125cm), j'en entends de belles sur mon fils ! On m'en met par devant on m'en met par derriĂšre... » - et Zogandin, bonasse : « Eh bien DĂŒshman Hanım, vous en avez de la chance... » Mouhasseum, qui m'offrit (ce fut un grand embarras pour lui, car il m'estimait « musicalement trĂšs cultivé ») des sonates de Mozart en hommage Ă  et inspirĂ©es par Bach ; dĂšs 19 ans, il publiait, quoique turc, dans la Wiener Zeitung. Merci tonton. Il adorait mon allemand de cuisine ( ich futiere mich davon), adorant ce dernier mot, qu'il soulignait vigoureusement du tranchant de la main : rejet hautain de tout ce dont on se « foutait » (Umurumda değil en turc, car il aimait m'instruire).

... « Vous ĂȘtes trop bons pour tous ces cons-lĂ , susurrait ChichĂ© özledim, ils ne vous mĂ©ritent pas, laissez-les donc, repartez chez vous, en France, vers des gens qui puissent vous comprendre, c'est lĂ  que vous mĂ©ritez d' ĂȘtre. » Voyez le fiel. Bitchak, si passionnĂ© par les PensĂ©es de Pascal, une heure passĂ©e sur cinq lignes de texte. Mais aussi Calvary, proviseur indigne, qui me montre de ses photos en short dans les Alpes. Pour me dire que les Turcs attendent de moi des habits plus corrects, et une braguette fermĂ©e (Afghani özledim trĂšs embarrassĂ©e pour me le murmurer - me confiant plus tard que plus Ă  l'est, certaines se faisaient assassiner sur le chemin de la piscine ; ses parents m'ont offert un flacon dorĂ© trĂšs prĂ©cieux, que j'ai toujours trouvĂ© trĂšs moche - Calvary, le gros fumier : "Quand un Ă©lĂšve vient se plaindre, c'est l'Ă©lĂšve que je crois, pas le prof.""M. C., cette fois-ci je vous ai convoquĂ© pour vous engueuler".

SurnommĂ© le Gros PpĂŽhorc par Monchemin – je lui faisais rĂ©pĂ©ter « dis encore « Gros Porc » » et il s'exĂ©cutait parmi les Ă©clats de rire – tuĂ© dans le Taurus par une coulĂ©e de caillasses en pleine tĂȘte. Sans oublier le Con (seiller) Cul (turel) qui me mĂ©prisait, et rĂ©ciproquement. Il m'a tapĂ© dans la main aprĂšs m'avoir exclus, mais gĂȘnĂ©, tout de mĂȘme. J'aurais dĂ» la lui foutre en pleine gueule, nous Ă©tions seuls. Une mĂšre bien venimeuse s'imaginait en plein conseil de classe qu'il suffisait de dire Ă  chaque Ă©lĂšve, un par un, ce que l'on attendait de lui. Nous lui avons dit tout de mĂȘme que c'Ă©tait d'une naĂŻvetĂ© confondantes. Mais comme la prof incriminĂ©e rĂ©pondait sur un ton doux, humble, quasiment inaudible, nul doute que cette brave merde famille ne s'en fĂ»t retournĂ©e chez elle plus convaincue encore si possible de l'excellence de sa prestation...

 

Yossoun attendait anxieusement dans le hall son verdict de redoublement : 18 en maths, nul partout ailleurs : « Surtout, ne lui dites pas qu'il est admis ! » Il croise mon regard, comprend Ă  mon Ɠil niais qu'on a primĂ© sa flemme et sa morgue, et dans son exultation me fout son pied au cul - comme disait mon dentiste (bis) : « ...une journĂ©e de dix heures !... » Connard.

 

X

 

Evarkada se retourne pour bavarder, je lui dis « La maison est priĂ©e de fermer sa porte de derriĂšre » ( Ev », « arkada»),« maison », « derriĂšre »). Son voisin s'appelle Moton, fils de collĂšgue, blond et docile, qui comprend toutes mes blagues. Bwala, SĂ©nĂ©galais, renverse sa table de rage parce que je l'accuse de bavarder. LefĂ©tout, prĂ©tendument disparue en avion (les copines sont mythomanes) ; Damassy, le Syrien, dĂ©jĂ  grande folle (« Dame Assise » : les filles en sont folles) se demande pourquoi l'on n'Ă©tudiait que la “littĂ©rature française”. Galli, puant de crasse et de parfum bon marchĂ©, se prĂ©tendant gallois mais plutĂŽt turco-vietnamien (tout arrive) ; Kanarlouche, qui dĂ©chiffrait Tacite mieux que moi ; et sa sƓur, qui me l'a dessinĂ© en palmipĂšde ; Chichirel (« main enflĂ©e »), dont la sƓur se voit retirĂ©e du lycĂ©e, parce qu' “une jeune fille ne doit pas entendre certaines choses” - le pĂšre attachĂ© militaire Ă  l'OTAN - dont le fils dĂ©plorait le retour du printemps parce que “ça allait recommencer Ă  bourgeonner, Ă  se reproduire, Ă  suinter”...

Mard, « l'homme », frĂšre et sƓur, Ă  qui je n'ai jamais fait part de mes rĂ©flexions Ă©tymologiques : la terre, c'est « Erde » en allemand ; l'homme, humus, Ă  une lettre prĂšs la merde. Laboratchian, ArmĂ©nien colossal et placide se rĂ©jouissant de tous les attentats. J'apprends aprĂšs mon dĂ©part que le brave gros polis de garde Ă  l'ambassade azĂ©rie s'est fait buter Ă  la grenade.

 

Retour en France

Yogas, magnifique Lituanienne, dont la mÚre n'admet pas qu'elle ait pu refuser une pipe au patron pour monter en grade ; Dordubas tondue à ras par son pÚre, au point que de tout le premier trimestre je me garde bien de lui adresser le moindre mot au féminin, crainte de vexer cet étrange garçon roux ; grand-tante ukrainienne, mais repartie de justesse avant Tchernobyl. Seule à

me poster une carte de prompt rĂ©tablissement aprĂšs ma collision sur route ; placĂ© prĂšs de son pĂšre au conseil de classe, je lis par-dessus son Ă©paule : « Demander si on gardera le mĂȘme prof de français l'annĂ©e suivante ». Il n'ose pas poser sa question. Je me souviens de Rodez, qui pouffe comme une malade Ă  m'entendre rĂ©pondre aux femmes de mĂ©nage : « Qu'est-ce qu'a bien pu devenir mon balai ? » - moi, entre les dents : « T'as qu'Ă  ouvrir les cuisses, il tombera tout seul ». Zanyeh, optimiste forcenĂ©, toujours fendu d'un large sourire, devient peintre en bĂątiment, jovial sur son Ă©chafaudage.

 

Défilé, suite

Troupeau, qui empĂȘche carrĂ©ment une forte Portugaise de parler, en gueulant comme un putois ; reste dĂ©sormais chez ses parents en "lisant" Ici-Paris... La fille Troupeaux, celle-ci avec un « x », devenue militante de droite dĂšs sa majoritĂ©. Moustaca, rĂ©pĂ©tant doucement « Non non...” en hochant la tĂȘte ; l'un des seuls dont j'aie une photo, prĂšs du grand Ă©crivain Jean Raspail. Le fils Laroute (“Suis ta route, Kohnlili...”) - me prĂȘte Ă  enregistrer un disque de Tonton David ; les Delaube, garçon et fille, Ă©crivant dĂ©jĂ  dans une feuille de chou locale ; les Grenouil frĂšre et sƓur, le frĂšre : “Qu'est-ce que c'est qu'une truie ? - Demande Ă  ta mĂšre”, la classe se fout de sa gueule. De lui Ă©galement : « Moi pĂ©dé ? plutĂŽt me faire enculer ! » Son pĂšre, flic fringant, vient Ă  ma rĂ©pĂ©tition, avec sa moto et ses lunettes rĂ©flĂ©chissantes ; se triture en parlant sa chaĂźne de poitrail.

LeĂŻkoun mime gentiment ma dĂ©marche dans la cour : « Ne vous Ă©tonnez pas qu'on se foute de vous, avec votre bouche ouverte », et me prĂ©dit qu'un jour je regretterais d'avoir si mal parlĂ© de ma mĂšre – j'attends toujours. Je connais sa sƓur. Avec les filles Clarinet et Banquier, je les appelle « les trois Grasses ». Elles comprennent “GrĂąces”, je me garde bien de les dĂ©tromper. Toutes fiĂšres de m'annoncer leurs trois noms : Euphrosyne, Charis et Thalie. Revenons au frĂšre LeĂŻkoun : apprĂ©ciation du premier trimestre, « pose son sac sur la table, et attend... » ; deuxiĂšme : « Se prĂ©pare activement un bel avenir de chĂŽmeur ». Au troisiĂšme, enfin la moyenne : son pĂšre l'avait tellement raclĂ© qu'il n'avait pu s'assoir ni sortir de toute une semaine...

Beulac : La fille Bouquet me flanque sa main au cul et se prend une baffe, puis passe le reste du cours affalĂ©e sur sa table la tĂȘte enfouie sous son manteau, de honte. Gabelou, qui se reçoit une belle claque par-dessous, pour avoir bruyamment dĂ©placĂ© sa chaise ; m'en fous, son pĂšre est boiteux, affublĂ© de cannes anglaises. Je n'ai jamais osĂ© demander Ă  cet homme ce qui lui Ă©tait arrivĂ©. Le Comorien Ă  qui j'ai foutu, Ă  lui aussi, une tarte, et dont le pĂšre, chez lui, refuse de me voir : ce dernier, Ă  travers le verre dĂ©poli, gagne prĂ©cipitamment l'Ă©tage supĂ©rieur. Impossible de serrer la main du fils. Theillel m'a fortement dĂ©conseillĂ© d'aller m'excuser Ă  domicile : « Vous allez au devant d'une humiliation, Monsieur C. » Je retrouve mon Dzaoudzien

l'annĂ©e d'aprĂšs : "Ça ne vous fait rien de me ravoir ?

- Non Monsieur au moins avec vous c'est plus humain. - Main sur la gueule ?" Beulac : la fille Civil : "Va te faire enculer", dressĂ©e d'un seul coup, en plein milieu de la classe, sans aucun rapport avec la choucroute ; la fille Vorcher que je punis : "Tu peux courir, mec"– Theillel, toujours lui, se prĂ©cipite pour l'exclure... Dissibourg, que j'ai vue en sanglots ; je la convoque en compagnie de sa meilleure amie : « Si vous ĂȘtes enceinte, vous pouvez m'en parler ». Stupeur Ă©pouvantĂ©e des deux filles : « ...Elle s'est disputĂ©e avec ses parents ! » C'Ă©tait ma fille Ă  moi qui l'Ă©tait, enceinte, Ă  15 ans. Cette meilleure amie, Chongau, s'Ă©tait branlĂ©e jusqu'au bout sous ses yeux. Dissibourg, admirative : “Qu'est-ce que c'Ă©tait saccadĂ©, Ă  la fin !” Chongau revient me vanter son prof de premiĂšre, « encore plus intĂ©ressant que vous - oh pardon », rien de plus normal chĂšre amie.

Je la vois un soir aux infos rĂ©gionale, porte-parole de Dieu sait quel mouvement revendicatif ; naguĂšre encore, Dissibourg lui confiait « Je n'ai presque plus d'oreille » (geste vers le bas – frotti-frotta ! GrĂ©nolas : je suis amoureux dingue d'HĂ©lĂšne, retrouvĂ©e trois ans plus tard engouinĂ©e avec une Afghane ; cette derniĂšre m'apostrophe, sans me connaĂźtre, sur ces juifs qui veulent retrouver leur pays d'origine : « Et oĂč se trouvaient-ils, les Juifs, avant d'occuper IsraĂ«l ? ...en Irak
 qu'ils y retournent ! » Mon Dieu, que les musulmans peuvent ĂȘtre chiants. La sƓur d'HĂ©lĂšne possĂšde, Ă  s'y mĂ©prendre, la voix d'Emmanuelle BĂ©art. Leur pĂšre ne jure que par Arte, que la famille Ă©coute religieusement tous les soirs.

HélÚne boßte bas. Je lui offre Les fleurs du mal, dédicacées :

« MĂȘme quand elle marche, on dirait qu'elle danse ».

Je n'ai jamais vu sur un visage féminin se trahir une telle émotion. Je n'ai pu la convaincre de dénoncer une drogue-party ; je devine ensuite qu'elle y a participé. Nicole Dupuits,

sĂ©pharade, que j'avais oubliĂ©e pour son Ă©preuve de latin. Elle fonce Ă  ma rencontre sous la pluie battante, Ă  peine sorti de ma voiture. Pour la dĂ©dommage, je lui offre plus tard un gros album L'art chinois, tirĂ© des collections paternelles - « si vous me dites, en plus, que ça vient de votre pĂšre... » - je l'ai persuadĂ©e que ça lui Ă©tait bel et bien dĂ», Ă  titre de dĂ©dommagement ; elle dĂ©cline JudĂ©itĂ©, alors que les autres l'en pressent - lu et relu par moi, il s'est passablement dĂ©fraĂźchi.. Plus tard encore je la retrouve en union libre avec MoshĂ© Biolan, trĂšs beau. La fille J. n'aime pas son nom de famille. Elle me mĂ©prise de ne pas maĂźtriser l'italien devant une Italienne ; « MĂȘme l'anglais, je suis sĂ»re que vous ne le connaissez pas ».

Fille d'une collĂšgue. Qui tient absolument (la mĂšre) Ă  rester banale. Comme tout le monde. Ou universelle : « On fait tous cela », quel que soit le scandale du comportement. Nous tous. Les profs d'anglais en tout cas. Je joue sur les planches avec sa fille, en Samuel Parris, elle-mĂȘme en Mistress Pastor (Les sorciĂšres de Salem). Impeccable, intelligente, souriante, frigide. Novac, les deux frĂšres (Charles, le blond, Ă  prĂ©sent Ă©tudiant en mathĂ©matiques, si douĂ© pour l'esprit). Tant d'autres. La fille Cachenoy ayant enfin sĂ©duit la Plainchat. J'ai suivi son manĂšge, comme elle la dĂ©vorait des yeux, elle toute noire, l'autre aux mĂ©plats de lune, et qui se laissa aimer, perdue pour les hommes, tout est si simple pour elles. Je le jure.

Les frĂšres de Neubourg dont le cadet me traite soudain d'enculĂ© en sanglotant (« C'est vrai que vous ĂȘtes un sale enculé » - rĂ©vĂ©lation ? Ils se ressemblent et je les confonds. Ils m'ont confirmĂ© que leur ancĂȘtre avait reconnu les cĂŽtes colombiennes. L'aĂźnĂ©, les larmes aux yeux, se refuse Ă  me croire quand je lui affirme que certains ne rĂȘvent que de rééditer la Shoah. Lucie « fai[t] ça tous les deux jours » (je la crois constipĂ©e, mais il s'agit de la bonne vieille branlette des filles). Plus tard j'entendrai dans mon dos en librairie « 36 caisses font 18 fĂ»ts, la main entre les caisses et le doigt dans le trou du fĂ»t », encore elle, qui me surprend en plein feuilletage – mon enseignement l'a marquĂ©e.

La mĂȘme s'exaspĂ©rait de ne pas saisir la diffĂ©rence entre le « jamais » nĂ©gatif et le positif : « Qui a jamais pensĂ©... » (mĂȘme en opposant everĂ  never, rien Ă  faire...) Je revois le fils PĂ©rigueux, qui frĂ©quenta mon cours de latin, rien que pour me faire plaisir, une annĂ©e de plus ; qui disait que chacun de mes cours Ă©tait un Ă©vĂ©nement. Pour ne pas le faire mentir, j'imprimai mon pied

tout nu tout transpirant sur le mur de classe. Je l'ai revu plus tard, envieux de son chef parce qu'il avait beaucoup de pognon. Je revois Blanchet coiffé en pétard, retourné vers moi sur la banquette du train, désormais bureaucrate anxieux, capable encore de citer les douze Césars Au-Ti-Ca-Cla-Né-Gal-O-Vi-Ves-Ti-Do-Ner (« Traj-Ad-Anto-Mar-Com »). Ne pas oublier Quentineau, d'ascendance russe, plus ou moins convaincu par sa mÚre d'étudier cette langue. Il s'était esclaffé quand j'avais déroulé d'un coup ma cravate, exacte reproduction d'un immonde maquereau bleu : « Ce goût ! ce goût ! » hurlait-il, tandis que les filles se récriaient au contraire sur mon originalité. Ce fut Quentineau qui me tendit du bout des doigts le dernier jour, charitable et dégoûté, son adresse d'étudiant, car je m'étais plaint de n'avoir qu'eux seuls pour toute famille, ma femme se signalant par sa constante absence au monde. Je ne me suis jamais comme on pense servi de cette adresse. Je revois Paul Chien, que ses parents avaient sorti des Beaux-Arts parce qu'un prof commençait à le tripoter : « On n'entendait que nous dans l'établissement », me confiaient les parents, plus filiformes l'un que l'autre - « ah ça n'a pas traßné : dans la demi-heure !». Je me souviens de la fille Chamois, Walkyrie passionnée de mécanique auto et de cambouis, orientée selon ses désirs, qui plus tard enjamba les mecs avec une précision de pont-levant.

De Varlope, soupçonnĂ©e de subir la pĂ©dophilie (ne parlez pas de soupçons ! me dit la conseillĂšre d'Ă©ducation, juste que vous avez Ă©tĂ© « frappĂ© par son Ă©motivitĂ© particuliĂšre ») ; cette brave fille de douanier m'avait surpris (« vous parliez de moi ! ») - «...de votre nom de famille en effet, mademoiselle, qui dĂ©signe un instrument d'Ă©bĂ©nisterie ». FlattĂ©e que je mentionne l'origine de son nom ; petite brune piquante. De la Grandin, trĂšs moche trĂšs jaune, rĂ©digeant des fiches sur les personnages de DostoĂŻevski - “mais enfin pourquoi nous en voulez-vous ainsi Ă  toutes ?” MĂȘme rĂ©action des filles Entommeure et Lapomme : « Je vous en veux par jalousie de ne pas ĂȘtre une fille, comme vous ». Elles se montrĂšrent soulagĂ©es, l'Ă©nigme enfin rĂ©solue.

Mon dĂ©sir Ă©tait de les pĂ©nĂ©trer toutes, afin d'attraper leur sexe, comme par contagion. . Je me souviens du fils Framboise, qui avait poussĂ© trĂšs loin la ressemblance avec son patronyme : gras, onctueux, bĂȘte et savoureux. Pour LexcrĂšme, jamais le moindre soupçon de la moindre once d'allusion - mais combien de fois n'ai-je pas rĂ©pĂ©tĂ© qu' « il fallait laisser Lucie Fer » - mon Dieu que de conneries... Sa cousine s'extasiait au fond de la salle, aprĂšs l'un de mes calembours, pillĂ© bien sĂ»r

BERNARD COLLIGNON

GRANDEURS ET AVANIES D'UN PROFESSEUR DÉCADENT 104

 

 

 

Ă  San Antonio  « nĂ©anmoins, et oreille en plus... » - je la revois toucher alternativement, vĂ©rifier son nez, puis son oreille, puis son nez, pour se pĂ©nĂ©trer profondĂ©ment d'une vĂ©ritĂ© qu'elle a dĂ» rĂ©pĂ©ter toute sa vie... Thomas Bastonneau, quant Ă  lui, petit, moche, noiraud de St-Malo, me disait posĂ©ment : « Vous ĂȘtes un prof pour bons Ă©lĂšves. Il en faut, mais... vous ne savez pas expliquer. » ...Je ne me souviens plus du chanteur qu'il savait imiter (il se fit prier par ses camarades, mais je m'aperçus, lorsqu'il se dĂ©cida enfin, qu'il ne le pouvait faire qu'Ă  voix trĂšs basse ; et, dans leurs yeux Ă  tous, tant d'espoir...

Toune, Lucien, devenu un ami Ă©pistolaire. Et qui m'a laissĂ© choir (Ă  cheveux), comme il est souhaitable, aprĂšs tant de conseils Ă  lui prodiguĂ©s – car il est vain de donner des conseils : on Ă©crit ce que l'on est ; amĂ©liorer son style ? changer soi-mĂȘme – cela ne se dĂ©crĂšte pas. La gloire est alĂ©atoire, et ne s'accommode ni des vellĂ©itĂ©s, ni mĂȘme des grandes volontĂ©s.

 

 

X

 

Alphonse, c'est le garçon qui m'a rossĂ© dans un sac en jouant Scapin. Un trĂšs grand sac, parce que je craignais de m'Ă©touffer. Adrienne, c'est la fille si moche, revĂȘche et concentrĂ©e dans une salle trĂšs sonore de grands couillons ; Brahim, celui qui crachait si lentement par terre, de façon bien rĂ©pugnante, en me croisant, mais de l'autre cĂŽtĂ©, comme les Suisses Ă  Saint-Pierre-le-MĂŽtier pour Jean-Jacques ; je le retrouve aux caisses Ă  Mammouth – il n'y a pas de sot mĂ©tier - “Alors, on ne crache plus ?” Je me souviens de Schiavoni, qui m'inventa et m'Ă©crivit dĂšs la sixiĂšme une livraison de piano Ă  roulettes, lequel s'Ă©chappe et dĂ©clenche une inĂ©puisable sĂ©rie de catastrophes.

D'un autre qui nous lut à tous les aventures de l'agent Bedebois, car j'animais un cours de théùtre bénévole tous les samedis matin. C'est moi aussi, ce fou, qui pour ma premiÚre année complÚte d'enseignement fus le dernier à lire une liste de distribution des prix, en 68, sous les regards courroucés du principal, qui devait mourir l'année suivante  - « et maintenant, soyez particuliÚrement attentifs » dit-il à la cantonade, réussissant à me mortifiant jusqu'au dernier jour ; BERNARD COLLIGNON

GRANDEURS ET AVANIES D'UN PROFESSEUR DÉCADENT 105

 

 

 

seul en effet de tous mes collĂšgues, qui mettaient un point d'honneur Ă  bĂącler cette cĂ©rĂ©monie Ă©litiste et – forcĂ©ment - fasciste, j'ai mentionnĂ© tous les prĂ©noms, un par un, d'une voix lente, afin de confĂ©rer Ă  ce rite moribond un minimum sinon de solennitĂ©, du moins de dignitĂ©. J'avais Ă©tĂ© le seul en mai 68 Ă  mener la classe en cours Ă  l'Ă©tage, avant de la relĂącher, devant la rĂ©volte gĂ©nĂ©ralisĂ©e des enfants...

X

La fille DĂ©monacci (prononcer Ă  l'italienne!) s'Ă©tait exclamĂ©e spontanĂ©ment (que c'est sensuel ! ), Ă  lire Ă  haute voix la progression de la pirogue de Senghor dĂ©ployant son sillage sur le fleuve ; ravie des allusions de Moil'NƓud, l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente, aux attouchements clitoridiens. Cette jeune fille est devenue infirmiĂšre ; je lui ai fait dire par sa mĂšre, croisĂ©e entre deux caddies, que j'aimerais plus tard ĂȘtre son patient. Je me souviens d'Eulalie Zino, la mienne Ă©tait blonde – nĂ©vrosĂ©e, gĂ©niale, absente incessante mais bacheliĂšre haut la main – 18 de moyenne. Tant de fantĂŽmes si vifs, dĂ©sormais sur la pente dĂ©croissante de leur propre vie. Tant de visages dont le nom m'Ă©chappe - combien de personnes croise-t-on au cours d'une vie ? une nuit dans la ville de Vannes, seul et tous hĂŽtels Ă©teints, je me suis rĂ©pĂ©tĂ© Ă  haute voix, sans cesser de marcher, de l'Avenue de la Marne Ă  la rue Martin, de la rue de la Brise Ă  l'Étang du Duc - les identitĂ©, noms et prĂ©noms, de toutes les personnes qui avaient croisĂ© mon existence : la liste Ă©tait inĂ©puisable.

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Ils ont Ă©tĂ© bien tolĂ©rants, finalement, les pĂšres et mĂšres, de m'avoir supportĂ© comme ça... “Que voulez-vous dire Ă  vos parents ?” me rĂ©pĂ©tait Ingolstadt, psychiatre d'Ankara. Une amie m'a suggĂ©ré  me laisser rĂ©parer vos conneries, au lieu de me foutre des bĂątons dans les roues – par exemple. Mes vieux

n'ont cessĂ© de hanter mes rĂȘves jusqu'Ă  plus de trente ans. Les parents d'Ă©lĂšves furent pourtant mon cauchemar.. Un article du Monde, avant qu'il ne devienne un torchon islamiste (mais ceci est une autre histoire) m'avait particuliĂšrement rĂ©joui : « Si un passager, disait-il, voulait Ă  toute force diriger l'avion ; si un mari gueulard insistait pour superviser un accouchement difficile - on les

expulserait sans mĂ©nagements pour les renvoyer Ă  leur crasseuse ignorance... Pourquoi n'en fait-on pas de mĂȘme Ă  l'Éducation nationale ? » J'Ă©tais remontĂ© Ă  bloc contre eux... C'est le moment de rappeler Volterreau, qui vint me voir en fin de cours, l'Ɠil tout illuminĂ©, le teint enflammĂ©, me rĂ©citer ce que lui avaient serinĂ© ses gĂ©niteurs : que j'Ă©tais son professeur, que je pouvais paraĂźtre bizarre, voire complĂštement fou, mais que ma fonction professorale exigeait de tous les Ă©lĂšves un respect absolu. Il semblait si exaltĂ© de m'informer personnellement de cette vigoureuse mise au point, si soulagĂ© de se voir ainsi recadrĂ©, que je m'en dĂ©clarai fort satisfait et le renvoyai tout pĂ©tant de fiertĂ© sous son aurĂ©ole.

Il tint parole et bossa de son mieux pendant toute l'annĂ©e scolaire. En 2014 le pĂšre Latuile n'avait-il pas dĂ©clarĂ©  : « Les mauvais rĂ©sultats, ça peut arriver ; mais qu'il soit dĂ©sobĂ©issant avec vous, Monsieur C., je ne le tolĂ©rerai jamais ! » En ce temps-lĂ , on ne venait pas casser la gueule du prof ; c'Ă©tait le fils Latuile que j'avais laissĂ© baguenauder en fin de dictĂ©e, le nez en l'air. À la fin, Ă  une faute par mot oubliĂ©, ça lui en faisait 52, aux rigolades de toute la classe, la sienne comprise ; je faisais des farces. "Pas assez sĂ©vĂšre pour un prof de français". Et personne ne se jetait par la fenĂȘtre pour une mauvaise note. Pourtant j'ai dĂ©connĂ© plein pot. Je leur ai mĂȘme fait deux fois « permanence », lisant carrĂ©ment le Canard les pieds sur le bureau ; la Censoresse m'a surpris comme ça.

On m'a conservĂ© parce qu'on me pensait proche parent d'un inspecteur gĂ©nĂ©ral homonyme – aprĂšs tout, la prĂ©tendue censoresse Ă©tait bel et bien la maĂźtresse du proviseur... - et alors ? ça marchait mieux que maintenant. Mais un jour le vrai censeur est venu dans ma classe, flanquĂ© de l'Inspecteur d'AcadĂ©mie : un rigolo qui faisait son jogging Ă  six heures du mat avec son clebs - un farfelu, un frĂšre. Mon cours s'avĂ©ra excellent. Monsieur l'inspecteur est reparti tout guilleret en rĂ©pĂ©tant comme un malade : Que diable allait-il faire en cette galĂšre ? C'est cette mĂȘme annĂ©e que j'ai rencontrĂ© le « divin frĂšre » O'Storpe, avec ses cheveux longs - quand je dis « cheveux longs » - il ne «leur » fallait pas grand-chose.

Nous Ă©tions les deux seuls. Nous nous sommes d'abord observĂ©s, puis abordĂ©s. Il en fut de mĂȘme entre Noirs, au collĂšge de Varignac : « C'est chouette, on a deux profs black ! » Au dĂ©but, ils se sont Ă©vitĂ©s, puis liĂ©s d'amitiĂ©. L'un d'eux s'appelait RĂ©pĂ©talo. Je lui fis un jour dĂ©crocher un

tĂ©lĂ©phone imaginaire : et maintenant, rĂ©pĂšte AllΠ Il a raccrochĂ©, excĂ©dĂ©. Plus tard il rĂ©citait Ă  table, Ă  voix basse, ses priĂšres musulmanes. J'ai dit amĂźn, il a discrĂštement acquiescĂ©. Il faisait tous ses premiers cours sur la nĂ©gritude, afin que les Ă©lĂšves apprĂ©hendent bien ce que c'Ă©tait que d'ĂȘtre noir, ou blanc. Je regrette aujourd'hui de n'avoir plus d'ami de couleur. Le pĂšre Lageot, blanc, Auvergnat, dit que je fais faire Ă  la maison tout le travail qui n'a pas Ă©tĂ© fait en classe. Je demande au gosse dans quel village il passe ses vacances en Haute-Loire, il refuse de me le dire crainte de me voir dĂ©barquer (crainte justifiĂ©e d'ailleurs). C'est lui qui n'obtenait que dix ; ledit pĂšre s'inquiĂ©tant : « Laissez-le donc Ă  10, puisque ça suffit » !

Louverture vient me demander si ma formule « avec les compliments de la direction » n'est qu'une formule, ou si ce fut au premier degrĂ©. Je l'ai revu 30 ans plus tard Ă  un coktail, Ă  St-Martial (Notre-Dame du Tapin) ; je fus alors aussi incapable de rĂ©pondre au fils que jadis au pĂšre. Le petit Louverture Ă©tait devenu Ɠnologue. Prononcer Ă©nologue, mĂȘme si toute la profession va rĂ©pĂ©tant sottement heĂ»heĂ»nologue - je n'y connais rien en vin, rien de rien, je m'incline avec le plus profond respect ; mais en prononciation française, c'est moi le spĂ©cialiste, et personne d'autre, et la seule vraie prononciation correcte, n'en dĂ©plaise Ă  l'ensemble des professionnels de la profession, c'est ééénologue.

Car il y a l'usage, certes, mais surtout le Bon usage, celui du Grévisse. Louverture se montra surpris que je me souvinsse de João, le Portugais, dont je ne suis jamais arrivé à prononcer le nom. Et je me souviens, par-dessus le marché, du troisiÚme compÚre, au front déprimé comme par un coup de masse : Zébra.

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Figurez-vous qu'un jour mon estimé collÚgue Esdras me fit croire, d'un matin jusqu'au soir , que les parents d'élÚves auraient le droit d'assister aux cours en fond de classe - et j'ai marché, comme un seul homme ! La solution serait excellente : remplacer, progressivement, les professeurs par les parents : il leur serait aisé de venir à bout d'un métier de fainéants, qui ne leur procurerait qu'un petit surcroßt d'activité fort bénéfique.

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Figurez-vous encore - ambiance ! - qu'un autre beau jour, le principal, Gepetto, abject gros porc, me fit dire en début de matinée qu'il me convoquait pour la fin d'aprÚs-midi, afin que je marinasse dans mon jus, et recherchasse bien tous mes torts supposés, mettant ma cervelle à la torture, alors qu'il ne s'agissait que de me faire signer un document insignifiant, selon les plus pures méthodes staliniennes ainsi que je l'appris plus tard dans une biographie de l'illustre Djougachvili. L'on écrit à Gepetto, unanimement surnommé Gépété, que je me comporte de façon méprisante, arrogante, avec le personnel de cuisine, que j'écrase en effet de ma morgue - lui jetant les fourchettes à la face devant ses éviers d'aluminium ; de plus, que mes réflexions fines, aux repas, sont particuliÚrement vomitives.

Il refuse comme de juste de m'en révéler le signataire, me dérobe le pli prestement : il a bien fait, j'aurais cassé la gueule à l'auteur. Du jour au lendemain j'ai préféré manger seul mon calendos et mes biscuits dans une salle déserte ou l'autre ; je les ai toutes faites, l'une aprÚs l'autre, méthodiquement. Le Gepetto nous engueula un jour la Kampfort et moi parce que nous étions arrivés en retard : « Moi Monsieur sur les Hauts-Plateaux algériens, je me suis traßné à pied dans la neige pour arriver à l'heure ! » - Kampfort indignée qu'on nous ait ainsi traités comme des gamins... Gepetto me dit que je suis tantÎt trop familier avec mes élÚves, les traitant à égalité, tantÎt trop raide, exigeant le respect ; me cite l'exemple du pÚre Dubois, qui menace soudain son fils d'une grosse baffe. Attitude en effet incohérente.

 

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Inénarrable rédaction de Boissonneau, sur le sujet « Une grande frayeur » : quinze lignes griffonnées sur un torchon de papier. « Un soir j'ai ouvert la porte du cabinet au fond du jardin, et j'ai vu deux gros yeux rouges qui me regardaient fixement. J'ai poussé un grand hurlement. A ce moment-là j'ai entendu : « Tu ne peux pas refermer la porte espÚce de con ? » C'était ma grand-mÚre en train de chier. J'avais eu trÚs peur. » Tel quel. Impossible d'engueuler l'élÚve, toute la classe braillait de rire, et moi avec.

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J'ai rarement affrontĂ© des parents hostiles ; du moins par-devant. Des connards trĂšs remontĂ©s Ă©taient venus voir CĂ©sarem, directeur adjoint ; je ne donnais « rien Ă  faire» Ă  la maison (eh oui
) CĂ©sarem, vigneron reconverti, nous avait offert Ă  tous au rĂ©fectoire une sĂ©ance de dĂ©gustation ; trĂšs en retard, nous sommes allĂ©s au devant de nos rangs d'Ă©lĂšves en zigzaguant... Les Ă©lĂšves se marraient... CĂ©sarem envoyait promener tous les parents : « Chaque prof a sa mĂ©thode ; les uns, c'est par la logique ; Monsieur Kohnlili, c'est par la rigolade. Alors il rigole, et ses Ă©lĂšves apprennent. »Et quand il a convoquĂ©, CĂ©sarem, cette fille qui se plaignait qu'on ne foutait rien chez moi, il fit apporter le cahier de textes de la fille KĂŽah, une bĂ»cheuse : « Et ça, tu l'as notĂ© ? Et ça ? » Et la fille est repartie avec une baffe dans la gueule de la part de son pĂšre ; c'Ă©tait celle qui s'Ă©tait branlĂ©e debout devant ses copines, lesquelles n'avaient pas apprĂ©ciĂ© l'exhibition – les connes.

Ankara  Les parents de ce bled sont tout de mĂȘme spĂ©ciaux : ils trouvent tout Ă  fait naturel d'aller cafter au Chef, carrĂ©ment, au lieu de contacter le subordonnĂ©, voire de lui en toucher le moindre mot, lorsque quelque chose ne va pas. Au LycĂ©e d'Ankara rĂšgne le culte effrĂ©nĂ© de la dĂ©lation. Le pĂšre Vitos se permet d'apporter en plein conseil de classe, le cuistre, une copie de sa fille : « L'homme... » « On dit cela dans les dĂ©buts de roman » : certes, Vitos Effendi ; mais la suite du devoir n'Ă©tait pas du niveau de Thomas Mann, tant s'en fallait... Il m'invitera chez lui, car sa fille m'avait foutu son pied au cul (quel beau mĂ©tier...) Sa femme ne parlait que le turc, nous ne mangions que des assiettes de charcuterie (soudjouk, salami de dinde) mais nous n'avons jamais rendu l'invitation.

Et que fait cette femme quand elle ne comprend pas ? Elle pense « ourouspour tchodjouk » fils de pute, me fixant dans les yeux avec haine. Son mari Ă©tait rescapĂ© de Makronissos. Il s'Ă©tait dit “Je ferai tout pour rĂ©ussir.” Tous les parents d'Ankara se sont mobilisĂ©s pour que je ne sois pas virĂ©. Mais rien n'y a fait. De toute façon mĂȘme si Arielle me dĂ©fendait, je sais bien qu'elle n'attendait que de revenir en Franfrance. Nous fĂ»mes aussi invitĂ© chez Esforso pour la bat-mitsva ; la fille de treize ans chantait d'une voix suraiguĂ«. J'Ă©tais bourrĂ© comme un apprenti boucher, j'ai dit  shalom ou vrakha , et le pĂšre Vitos : « Peu importe la langue oĂč vous vous exprimez, l'essentiel est d'ĂȘtre sincĂšre ». J'avais un sourire d'ivrogne tellement faux qu'on en lisait mes pensĂ©es. Ce soir-lĂ 

 

j'ai surtout parlé avec les enfants (le fils Yazar en particulier). Les Esforso voulurent que je rattrapasse en quatre heures à domicile leur fils qui n'avait rien foutu de l'année. Total : 4 au bac. Je ne peux pas faire de miracles... mais pour trente livres turques seulement. Je me suis fait mépriser. Tel est le résultat d'une recommandation scrupuleuse du regrettable Sofrak. Ce dernier qui avait voulu me faire faire une « remise à plat » en cours, « dites-moi ce qui ne va pas » : je n'ai plus jamais recommencé !!! Mme Tat dénonce tous mes propos de classe. Les parents s'inquiÚtent que j'aie passé quelques semaines dans un asile de fous (militaire, bande de cons, pour me faire réformer).

Le pĂšre FerrĂ©ol prĂ©tend que je dĂ©truis les fondements de la famille, de la chrĂ©tientĂ©, de tout principe d'autoritĂ© ! je revois encore son fils et sa sƓur bras-dessus bras-dessous Ă  Illiers-Combray, habillĂ©s dernier chic 1952, l'air d'un couple façon Musil. Pourquoi pas d'ailleurs. Le connard de Calvary, proviseur sans majuscule, me fait revenir de chez moi parce que j'ai ratĂ© l'horaire, et une fois que je suis sur place, annule le conseil et renvoie tout le monde chez soi jusqu'au lendemain huit heures, alors que les autres profs protestent. Le lendemain j'ai prĂ©sentĂ© mes excuses Ă  tout le monde. Je me souviens de cette institutrice rougeaude qui est venue me dire qu'en sixiĂšme on n'a aucune idĂ©e de la mort, et je soutiens que je suis lĂ  justement pour les initier Ă  des notions inhabituelles.

Elle repart sans en dĂ©mordre et drapĂ©e dans sa couĂ«nne. Les Tapur retirent leur fille, pour grossiĂšretĂ©s. Ce sont eux qui ont occasionnĂ© mon dĂ©part d'Ankara. Parfaitement que j'ai dit son nom: “Une francophone”, disait le Concul (“Conseiller Culturel”) - non française, donc, la HaĂŻtienne ! Je n'allais pas me gĂȘner. La salope a vu son cahier conchiĂ© d'immenses zobs. Elle s'Ă©tait esquivĂ©e quelques jours avant la fin de l'annĂ©e scolaire. Sa meilleure amie n'a plus voulu la voir Ă  Port-au-Prince. Ses parents possĂ©daient l'art diabolique de savoir toujours lui tirer tous les vers du nez. Je fus ignominieusement chassĂ©. Le Conseiller Culturel contre moi, tout le monde. Mais le proviseur , Ă  son tour attaquĂ©, nous saluait obsĂ©quieusement de sa voiture, Saint-Ambroise et moi, Ă  la terrasse du cafĂ© du centre culturel.

J'aurais dĂ» le dĂ©noncer pour exercice illĂ©gal d'autoritĂ©. Il s'est fait virer l'annĂ©e d'aprĂšs, pour ce mĂȘme motif, Ă  un an de la retraite. Le Concul Kamsi : mĂȘme charrette - et moi qui ai serrĂ© la main de ce con ! Lequel empĂȘcha Arielle d'exposer ses toiles, pour ne pas avoir

l'air, disait-il, de  cautionner» ma conduite ! Conseiller Culturel qui s'est foutu dans une rage insensée quand je lui ai dit que je plaisantais sur le cul pour le plus grand bien de mes élÚves ! prenant ma rougeur pour de la confusion, alors qu'il s'agissait de forte émotivité ! J'ai dû me faire défendre par des collÚgues et Saint-Ambroise, le délégué syndical, leur cédant la parole, alléguant que sinon j'allais m'énerver ! et mes collÚgues : « Il se défend mal ! » C'était vrai. Devant cet imbécile imbu de ses pouvoirs, j'aurais pu plaider avec plus de conviction que la France n'était pas seulement Versailles, mais aussi Villon, Rabelais...

Qu'est-ce que j'ai entendu comme morale, alors qu'il ne s'agissait que de pognon, puisque certains n'inscrivaient plus leurs enfants Ă  cause « des » Ă©lĂ©ments peu sĂ©rieux (moi) dans l'Ă©tablissement ! Il Ă©tait Ă  demi-privĂ©, le LycĂ©e Français d'Ankara ! On ne pouvait pas me le dire plus tĂŽt, avant d'invoquer Dieu sait quelle « éthique » ? Et le Kamsi-Mes-Couilles qui trouvait que je n'aurais aucun mal Ă  trouver en France un lycĂ©e laxiste oĂč je pourrais me dĂ©cadencer tant que je voulais ! J'ai retrouvĂ© plus tard dans le bureau du principal de Beulac un reste de dossier oĂč il Ă©tait Ă©crit que j'angoissais certains Ă©lĂšves, qui ne savaient « sur quel pied danser ». Tout n'avait pas Ă©tĂ© dĂ©truit...

Le jour bĂ©ni oĂč Calvary donna son pot d'adieu, j'Ă©tais lĂ , pour profiter au moins de l'apĂ©ro. J'en ai refusĂ© un verre, il m'a dit : « Je vous en prie Monsieur Kohnlili... » (« Je sais trĂšs bien pourquoi vous ĂȘtes venu. ») Je me souviens aussi de cet ambassadeur tout frais nommĂ© qui estimait tout Ă  fait lĂ©gitime, normal, dans son discours de rĂ©ception, que les parents voulussent contrĂŽler l'enseignement assignĂ© Ă  leurs enfants... Laissez-les donc chez vous. Ensuite, faites donc jouer vos brillantes relations pour leur trouver un emploi... Que tout cela semble lointain, insignifiant ! M. Sansonnet, de Beulac, n'est pas intervenu contre moi : sa fille lui a dit « Ah non, Ă©coute, pour une fois qu'il y a un prof qui nous fait marrer, tu vas lui foutre la paix ».

Sa gueule ensuite quand il me revoit aux rĂ©unions du P.S.... D'autres viennent protester parce que j'ai affirmĂ© que leur fils, Ă  peine virĂ©, avait pissĂ© sur la porte cĂŽtĂ© couloir ; je dis Ă  Mme Nochame, principale : « Ecoutez, je n'ai pas vu sortir la pisse de... » - elle m'interrompt avec Ă©cƓurement – mais, au moins, elle me croit. Mme de GĂ©rond m'enjoint avec une profonde et sincĂšre Ă©motion de ne plus mettre en cause dans mes propos le corps des jeunes filles, je lui prendre la main pour calmer ses tremblements. Son mari reste assis Ă  cĂŽtĂ© d'elle. Sa fille a fait le pari de ne plus se

(disons le mot) branler - elle le confiait en d'autres termes Ă  ses camarades – pour redevenir une petite fĂ©e trĂšs pure, et me sauver ! ...de toujours penser Ă  ça. Au Vigan, la mĂšre vient me regarder sous le nez, stupĂ©faite que nous puissions nous rencontrer en d'autres lieux qu'en ce collĂšge de Beulac... Mme Passouvant, de son cĂŽtĂ©, grand-mĂšre, se plaint que je n'aime pas sa petite-fille (dans ses devoirs elle parle comme sa vieille, des hommes dont il faut se mĂ©fier, et autres). MĂ©mĂ© n'a pas voulu rapporter les copies, parce que, devant elle, je les lui aurais violemment transformĂ©es...

Mon leitmotiv : « Ça arrive, mais Passouvant ». À a longue, ça lasse.

 

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Une abrutie vient se plaindre parce que « selon [moi] » Demis Roussos a perdu six kilos, en se faisant circoncire... j'aurais dĂ» dire : « dĂ©tartrer »... Il y a vraiment des parents qui n'ont que ça Ă  foutre. Mme Diablet, furieuse que je rĂ©vĂšle Ă  sa fille des choses «qui devancent son programme d'Ă©ducation sexuelle ». Silence pesant de ma part, voire fĂ©roce ; je roule des yeux sans m'en rendre compte, n'en dĂ©plaise aux adeptes de la VolontĂ© Personnelle qui peut tout. La mĂšre finalement se fait les demandes et les rĂ©ponses (je n'ai pas dit un seul mot !) et repart en furie contre sa fille « insolente », qui s'est fait engueuler Ă  la maison ! Quant au brillant cousin de ladite, il m'avait sorti « qu'est-ce que vous voulez que j'en aie Ă  foutre de vos passĂ©s simples, moi tout ce que je demande c'est de conduire des camions. » D'un autre : « À quoi ça sert d'apprendre Ă  lire, M'sieur, puisqu'il y a des bandes dessinĂ©es ? »....

C'était notre chapitre « les pauvres ont envie de travailler ; salauds de profs qui les entravent ! »

 

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Le pĂšre Colas me demande d'arrĂȘter mon cinĂ©ma : lui aussi exerce dans l'enseignement. Mais je continue mes postures de cuistre... Quand un autre enseignant consulte pour les difficultĂ©s de son enfant, qu'est-ce que je peux bien lui dire ?... “Comment puis-je amĂ©liorer l'orthographe de mon fils ? - Si vous n'y arrivez pas vous-mĂȘme, cher confrĂšre... » Ankara, encore : Buhar Bey qui

se marre parce que je gueule contre son fils, excellent Ă©lĂšve, pour l'avoir confondu avec Buhran, complĂštement farfelu (devenu par la suite militant gay). Plus je gueule, plus le pĂšre se fend la gueule. L'avocat MĂŒzisven, plus tard, me convainc de ne pas faire redoubler sa fille (5 de moyenne) parce qu'elle est pourrie par sa mĂšre, et que c'est lui Ă  prĂ©sent, MĂŒzisven Efendi, qui aura la garde de sa fille. L'annĂ©e suivante, elle passe Ă  onze... Elle se fait baiser par un type qui la mĂ©prise : elle est « comme une planche » (kaleup ghibi...)

De quelques salopards

  1. Sanchez vient m'engueuler pour "les gros mots". Je finis par expliquer que je me laisse piĂ©tiner pour remettre en cause le principe d'autoritĂ©. Il en avale son rĂątelier. Ce saligaud est parvenu Ă  obtenir mon dossier rectoral (« Pourquoi vous avez Ă©tĂ© mis Ă  la porte d'Ankara»). Je n'ai toujours pas consultĂ© mon dossier. Confidentiel. Si je tenais le fumier du Rectorat qui s'est permis de le montrer Ă  un parent d'Ă©lĂšve... TĂ©nĂ©rĂ© le dĂ©magogue, Principal, trop franc pour ĂȘtre honnĂȘte - accorde foi cependant Ă  mes dĂ©nĂ©gations : non, jamais je n'ai traitĂ© telle fille de « connasse ». Je m'indigne de toutes mes forces - « comment pouvez-vous seulement imaginer que je sois descendu jusque là ? » - Pourtant, insiste le connard, celui qui m'a rapportĂ© ça est un garçon de toute confiance... » L'accusateur est reparti penaud.

Trois semaines passent, et soudain, Ă  ma plus horrible confusion, ça me revient : j'ai bel et bien dit « dĂ©gage, connasse » - il s'agissait de Mlle Villard, vous savez, celle qui se roulait par terre au fond de la classe pour jouer au viol collectif avec les garçons... Je ne l'avais pas dĂ©noncĂ©, ce truc-là ; il est vrai que ça me serait encore retombĂ© sur le nez. Quoi que je fasse, de toute façon. À GrĂ©nolas, la mĂšre Zigne me tient trois quarts d'heure Ă  vitupĂ©rer au tĂ©lĂ©phone parce que je "persĂ©cute" sa fille, je lui aurais fait "un doigt" - « vous savez ce que ça signifie,  un doigt ?» Oui madame, comme toutes les femmes – et tous les hommes. Et comme vous-mĂȘme d'ailleurs. Sa fille manquait systĂ©matiquement mes cours, trop dĂ©gueulasses pour son clito sans doute.

Encore un peu la Vieille VipĂšre me foutait sur le dos tous les faits divers, de Redon jusqu'Ă  St-Malo. Quatre ans plus tard, la petite sƓur ne revient plus sur un tournage dont j'Ă©tais la vedette, du jour mĂȘme oĂč elle apprend mon identitĂ©. Son l'aĂźnĂ©e avait claquĂ© la porte des Langues-O, parce que l'administration l'avait engueulĂ©e. Alors elle a boudĂ©. Na. J'espĂšre qu'elle vend des patates dans le Loiret Ă  5h du matin. Une annĂ©e, j'apprends par ouĂŻ-dire l'opposition de certains parents de terminales Ă  mes « mĂ©thodes », en fait Ă  mes maniĂšres. Par chance, d'autres me soutiennent. Finalement je n'ai pas su grand-chose de cela, et tant mieux, parce que je ne me serais pas gĂȘnĂ© pour renvoyer la claque. Le professorat en France est tout de mĂȘme bien la seule profession (avec les footballeurs) oĂč tout un chacun s'imagine possĂ©der bien plus de compĂ©tence que les spĂ©cialistes. Curieux, non ? Mais juste avant ma retraite, une maman est venue me trouver : « Monsieur Kohnlili je voulais vous dire que par rapport aux autres professeurs, eh bien - geste par-dessus sa tĂȘte, trĂšs haut - vous planez loin, trĂšs loin".

J'ai reçu deux prĂ©cieux stylos, dont je me suis empressĂ© d'esquinter l'un et de perdre l'autre... Je peux mĂȘme, devant la mĂšre tout attendrie, faire une bise Ă  la fille en question : j'avais Ă©tĂ© le seul paraĂźt-il, au premier trimestre, Ă  dĂ©celer chez elle non pas de la paresse mais de la fatigue : “Tu vois, il reste tout de mĂȘme une lueur d'espoir. Alors tu vas t'accrocher” - grĂące Ă  moi donc, elle aurait persĂ©vĂ©rĂ©... Ladite jeune fille estime que mes plaisanteries, loin d'ĂȘtre toutes grossiĂšres, sont souvent extrĂȘmement fines, et que bien peu les comprennent. Pure vanitĂ© de ma part, je sais, mais merde, on m'a suffisamment humiliĂ© pour qu'en fin de carriĂšre je ne fasse pas la fine bouche.

La condition féminine

En sixiĂšme, j'annonce une sĂ©rie de lectures sur le thĂšme de La condition fĂ©minine. Toute la classe, filles en tĂȘte, comme un seul homme : « Quoi, encore ! » Je ne me suis aperçu qu'en toute fin de carriĂšre Ă  quel point l'idĂ©ologie pouvait imbiber l'enseignement, au point d'en devenir le tremplin du gouvernement, c'est-Ă -dire des sondages : en ce temps-lĂ , tous les manuels rabĂąchaient Ă  qui mieux mieux sur l'Ă©galitĂ© des chances, des races (qui paraĂźt-il n'existent point, faisant de l'espĂšce humaine la seule et unique Ă  n'en pas avoir), et surtout, surtout, l'immense culpabilitĂ© de la France - colonialisme, xĂ©nophobie, racisme, esclavagisme et impĂ©rialisme massacreurs. Simple dĂ©tail : au temps des colonies, pas un bateau de naufragĂ©s en pleine MĂ©diterranĂ©e...

 

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Grande composition de thĂšme latin (heureuse Ă©poque !) Il faut traduire le mot “plaisir”. Une frĂȘle voix de jeune fille, Pastic, toute timide, dans le silence concentrĂ© de tous : “Monsieur,

qu'est-ce c'est, “le plaisir” ? Alors on a ri.“Voluptas, voluptatis.” (“Est-ce vraiment Ă  moi de vous l'apprendre ?”) A la boulangerie, je fous un coup de pied au cul Ă  Du bonnet qui se paye ma tĂȘte : il rĂ©pĂ©tait mon nom de famille en public, en chantonnant d'un air vicieux ; je te lui ai foutu mon pied au fion sur cinq bons centimĂštres. Au moins celui-lĂ  ne serait pas prĂšs de se faire enculer. J'ai tentĂ© sur-le-champ de faire partager mon indignation Ă  la boulangĂšre, mais son employĂ©e se foutait de ma gueule avec elle, tellement j'avais pris l'air con, n'en dĂ©plaise aux adorateurs de la VolontĂ© Personnelle.

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Tant de bourgades nostalgiques Ă  crever – voir le guide touristique. Plus personne. Je me souviens Ă  Saint-LĂ©on, rue Niel, de la mĂšre Auxitain, de mon refus du gaz butane (« Pas de ça chez moi » - toute l'annĂ©e toilette, et shampoing, Ă  l'eau froide). De la chambre de N. , bien intimidante, juste Ă  cĂŽtĂ©, rudoyĂ©e par son mec, Ă  mon grand scandale ; ce mec avait raison – je t'en foutrais des airs hautains de pucelle outragĂ©e... En son absence, les gosses de la proprio venaient se planquer lĂ  pour se commenter le sexe. Ils ont stoppĂ© net en m'entendant dĂ©clamer, Ă  travers la cloison, l'Assimil de grec moderne. Souviens-toi du bistrot le K, dont le patron m'appelait « Mendelssohn » parce que j'avais fait mon entrĂ©e en battant la mesure. Tout ce que je me serai descendu comme alcool lĂ -dedans


Adieu aussi, bistrot de Beauvois, avec son patron surnommĂ© « PiĂ©plu » par ce jeune collĂšgue ivrogne, hugolĂątre, flamboyant : Rillon. À St-Blase, je revois la descente « Lapin » vers l'arrĂȘt de bus ; la mĂŽme Rieussec, toute blonde, toute vierge, que j'ai suivie Ă  pied sur le plateau tout un kilomĂštre – tac, tac, ses talons sur l'asphalte, sans ralentir - nous aussi on rigole bien disait-elle – filles entre elles ? - et je ne cachais pas, Ă  l'Ă©poque, cette morgue odieuse que je reprochais Ă  toutes. Tous les ans Ă  NoĂ«l c'Ă©tait le mĂȘme cirque : ils s'invitaient tous entre eux pour les rĂ©veillons. Il fallait vraiment beaucoup de surditĂ© pour ne pas entendre ce qui se tramait : pas un seul pour m'inviter moi.

Trop grossier. Je suis allĂ© une fois chez les U. Je sors Ă  mon voisin de table, correspondant de torchon, progressiste et de goche, une vanne peu ragoĂ»tante il est vrai : Encore deux comme ça, et je fous le camp - total j'ai dĂ» fermer ma gueule et je me suis fait chier tout le repas - c'est bien toi, collĂšgue vertueux, qui draguais toutes les petites nouvelles - « qu'est-ce qu'il pue, l'ovaire », ou plus Ă©lĂ©gamment « trois coups dans le saignant, deux coups dans le merdeux » ? quelle classe ! Monsieur BlĂ©ré ! Parmi les jeunettes, la petite CĂ©line, pendant la grande manif antifas d'aprĂšs Carpentras ; la Barbounya, magnifique, se demandant sans cesse d'oĂč provenait son nom  («  le turbot », en turc). Mais on lui cachait que sa famille Ă©tait turque


 

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A peine chez moi, j'avais droit aux scĂšnes les plus sordides : “On ne voit jamais personne !” Je me suis mĂȘme abaissĂ© jusqu'Ă  placarder, en salle des profs, que j'invitais qui voulait chez moi, promettant de ne pas entasser les plaisanteries de cul.... Faut-il vraiment que je sois tombĂ© si bas, au point de supplier autrui de me frĂ©quenter... Un jour LĂ©ontine, prof de danse de ma fille, fit Ă©tape chez nous, avec un petit groupe de vrais amis, d'oĂč nous Ă©tions exclus, bien sĂ»r. Au bout d'Ă  peine un quart d'heure, tous ces blaireaux voulaient plier bagages. Pas un n'avait adressĂ© la parole Ă  ma femme Arielle, qui s'Ă©tait mise sur son trente-et-un ; je surpris de LĂ©ontine un petit geste : “Encore un effort, 5mn de plus !” Ce qui fut fait.

Pas un regard, ni pour Arielle, ni pour moi. Le seul Ă  m'avoir invitĂ© chez lui, Choret, ce fut pour me prĂ©senter un tortionnaire d'AlgĂ©rie : « Elles gueulaient pour pas grand chose, les fatmas : tu parles, du 110V ! fallait bien qu'on se distraie aussi, nous autres, sur le Plateau ; c'Ă©tait pas drĂŽle tous les jours ! »  J'ai serrĂ© la main Ă  ça... plus refoutu les pieds... Il est prouvĂ© que notre cerveau enregistre jusqu'au moindre dĂ©tail toutes les humiliations de nos vies. Nous avons alors invitĂ© un compagnon d'infortune, prof de Travail Manuel – hĂ©las : une vulgaritĂ© Ă  couper au couteau ; le genre Ă  se planter jambes Ă©cartĂ©es dans les pissotiĂšres d'Ă©lĂšves pour interpeller de cĂŽtĂ© tout ce qui passe sans lĂącher son bout de zob : « Tu vois la frite, lĂ , dans le plat : mĂȘme dimension, mĂȘme forme ».

Il les avait toutes draguĂ©es, une par une, toutes les gonzesses de l'Ă©tablissement. Toutes se foutaient de sa gueule – ni lui, ni moi, ne pouvions rien changer. Alors j'ai invitĂ© un Noir ; quand il est reparti, mais pas avant, je me suis aperçu que je m'Ă©tais trompĂ© de Noir. VoilĂ , c'Ă©tait ça, mes contacts sociaux. Ça donne envie. J'en reviens toujours au vieil adage : moins je vois de gens mieux

je me porte. Ce qui est faux. Nous avons frĂ©quentĂ© le couple Commisset - plus maintenant, vu leurs connards de jumeaux qu'ils se trimballent partout - mais avant leur naissance, combien de fois ne sommes-nous pas allĂ©s dĂźner chez eux ? ...aprĂšs sept heures de cours bien sonnĂ©es ? – dentiste, ta gueule, viens les faire. Bien entendu pas question pour mon Ă©pouse de tenir le moindre compte de mon total Ă©puisement. Il fallait faire bonne figure, boire, blaguer, briller, hihi, haha, rivaliser d'intelligence et de culture, sous peine de scĂšnes de mĂ©nage dĂšs le trajet du retour. J'apprĂ©hendais ces soirĂ©es. Le lendemain matin 8h., la classe pĂ©tait la forme.

 

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Pipa, professeur de philosophie, (« qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? ») vient baver sur la DĂ©dart, trois quarts d'heure appuyĂ© sur mon poteau de stand au salon du livre, sans avoir mĂȘme l'idĂ©e de m'acheter mon petit roman. Pipa, mon seul ami (pas un seul Ă©lĂšve, ça ne lit pas, ces choses-lĂ ) (on n'est pas des fachos!) Autre ancienne conlĂšgue qui vient me dire que je ne repasse toujours pas mes chemises (c'est exact) ; elle avait dĂ» ĂȘtre amoureuse, sans me le dire - juste une allusion 22 ans aprĂšs... on est femme ou on ne l'est pas ! Bronville : Une convive Ă©met l'idĂ©e que tout le monde, ici, est bien sympa, Ă  l'exception de certains qui se mettent Ă  l'Ă©cart en jouant les tĂ©nĂ©breux avec des gueules de martyrs - ça ne peut tout de mĂȘme pas me concerner ! je scrute sous le nez le malheureux laborantin de l'Ă©tablissement, dans sa blouse blanche, qui n'ose plus avaler le moindre petit pois.

Le malaise est atroce. Je ne suis pas aimĂ©. Mais ce serait la derniĂšre humiliation de faire le moindre effort. Chez les pions je trouve tout de mĂȘme plus de camaraderie, de spontanĂ©itĂ© : la frangine d'Esdas, rouquine rigolote ; sa copine CĂ©ru, cheveux drus, faisant 45 ans, morte sur la route en se sentant mourir ; la fille Marchal, qui me maquillait en plein bistrot ; le couple LĂ©tificath, dont le mec buvait tant et plus. Les Chambertain, qui m'ont invitĂ© chez eux, croyant que j'allais enfin leur dĂ©voiler ma supĂ©rioritĂ© cachĂ©e : ratĂ©. Le pion Gourmand, surnommĂ© Manghyschlack, de la pĂ©ninsule homonyme de la Caspienne, et la prof de gĂ©o bien fofolle. Que de fantĂŽmes, et moi, et moi, et moi
 Ă  bottillons dont j'oublie le nom. Plus : deux connasses mariĂ©es qui s'Ă©changent des recettes : tu te coinces la serviette sous le couvercle, et hop ! 50% de cuisson de nouilles en moins ! ...On s'instruit, salle des profs... Maret, ce vieux con qui me draguait – combien de fois n'ai-je pas pris les autres pour des cons ? Je ne pouvais le dissimuler, le plus sincĂšrement du monde. On me l'a rendu avec usure. Chaussurier, et sa foutue prĂ©tention : je lui flanque dans les pattes un assureur collant qui m'a pris en stop, et que j'envoie chez lui - elles sont mauvaises, tes vannes, Colombin.

Willemain, du syndicat : "C'est inimaginable, le nombre de calomnies rĂ©pugnantes que j'entends sur toi". A TintĂ©lian, je frĂ©quente les pions : « Pourquoi tu restes pas avec les profs ?» Ils me mettent Ă  l'Ă©preuve : le dernier au bowling paye la tournĂ©e. C'est moi. Je me bourre la gueule, nous allons nous torcher Ă  Redon. J'ai battu le plus con que je vois dĂ©gueuler Ă  genoux, verdĂątre, dans les chiottes. De retour Ă  TintĂ©lian, au patron du bowling : "Ta gueule, marchand de bromure ! - Ho putain ! tu me paieras une tournĂ©e, pour celle-lĂ  !” - plus refoutu les pieds - je fais, mais je ne veux pas qu'on me fasse. Me souvenir du pion Lecomte, avec son grand boucroux (Les bronzĂ©s font du ski) ; d'un autre, gabarit de pilier : « J'm'en fous d'ĂȘtre pion, j'veux juste faire du ruby ».

D'une petite sucrĂ©e, Ă  table : « Vous ne parlez que de champignons et de rugby, ce n'est pas trĂšs intĂ©ressant. - ...Tu voudrais peut-ĂȘtre qu'on parle de cul ? » - excellent. Le rouquin racontant que deux gouines se broutaient sur une banquette de bistrot : « Ma biĂšre, elle passait mal ». Il me demande – j'avance courbĂ© - si j'ai perdu quelque chose. Je rĂ©ponds ça fait longtemps - Par devant, ou par derriĂšre ?” Tout devient confus. Au Sieur Brume, interrompu en pleine envolĂ©e : "Mais tu nous embrumes, Lamerde ! » Je l'ai entraperçu un dernier quart de seconde, le temps que deux trains se croisent et que la vie passe. Plus tard, j'ai revu un petit brun sans relief, qui me reconnaissait, lui, avec extase, mais que je ne remettais plus.

Sans oublier par contre ce petit merdeux qui m'humilie, au point de me faire jeter de rage un verre de vin sans viser sur la tronche de mon voisin de chambre, Mouchic : “Ne recommence plus ce coup-lĂ  !” Il paye moins de loyer, pour avoir su apitoyer nos chiens de proprios. Je dĂ©mĂ©nage pour faire plaisir Ă  mes parents : hĂ©las, j'entends, lĂ  aussi, ronfler derriĂšre la cloison, ce qui est dĂ©gueulasse. Mentionner PuydĂŽme, grande gueule de sciences nat, mais obligĂ© de cĂ©der Ă  la principale. Sur le quai de Redon, il rĂ©pĂšte : « La principale est une vieille salope !

Tous en chƓur aprĂšs moi : La principale...  - hors de sa vue, pas fou - je ne suis pas Ă  faire grande gueule petit cul... L'assistante anglaise, face de lait saupoudrĂ©e d'Ă©phĂ©lides, se dĂ©sole : je viens de lui dire tu ne m'aimes pas alors qu'elle me collait partout. Elle se rabat sur le Bolivien de Cochabamba, bel AmĂ©rindien. Je demande au collĂšgue Bousaud comment se dit « la bouse » en espagnol ; il me rĂ©pond, dressĂ© sur ses ergots ÂĄ la Bosta ! tandis qu'une collĂšgue me pousse du coude : « Tu exagĂšres... ». Et moi : « Il s'appelle Bousaud, pas Labouse ! » J'Ă©tais fou. Un vrai. Souviens-toi, bouffon, du Sieur HĂ©raut, qui donne vaillamment des cours sur le chauffage central au lieu de l'histoire d'Europe, l'annĂ©e du bac ; bacheliers de se rĂ©pandre dans les couloirs en gueulant : « Il nous a encore fait un cours sur le chauffage central, le fumier ! » Je le vois sortir le dernier, serein, sous son petit chapeau : M. HĂ©raut prend sa retraite Ă  la fin de l'annĂ©e. Souviens-toi, Guignol, de la grosse vache gouine et vierge, que tu emmerdes en passant Ă  tue-tĂȘte un Mendelssohn Ă  travers les parois - je voulais juste montrer Ă  ma classe ce que c'Ă©tait que la musique romantique. Et comme j'avais dit que je n'aimais pas recevoir d'engueulades en face, que ça me rendait malade, et que je prĂ©fĂ©rais avoir des Ă©chos, des raccrocs, par la bande, elle ne m'a plus laissĂ© passer sans grognasser.

Ô silhouettes...

 

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Affaire Russier. Je remets vertement Ă  sa place l'unanimitĂ© de mes collĂšgues : « On vous verrait tous venir, tiens, si ça se passait ici... » Et chacun, la main sur le cƓur, de protester de sa sincĂ©ritĂ©. Je me souviens d'IstĂšre, gĂ©nial auteur d'une tragĂ©die en vers hugoliens, sombrĂ© depuis dans l'institutorat et la bibine. Tout le monde n'a pas la chance de rencontrer Nodier aux soirĂ©es de l'Arsenal. IstĂšre avait une petite fille, qu'il rudoyait en l'appelant Princesse. ObsĂšques de Nasser, 1er octobre 70. Je cours tout d'une haleine de chez moi, en pantoufles, jusqu'au bistrot, pour l'annoncer. Comme si c'Ă©tait moi, comme si je l'avais fait moi-mĂȘme. La foule dĂ©chiquette le cercueil Pourquoi la vie, pourquoi n'empile-t-on pas les strates indestructibles de tous ceux que l'on a connus. Souviens-toi, sous-pitre, du petit porc humain que tu as poursuivi Ă  la course jusqu'au lycĂ©e, pour faire poli. Ne me suis jamais vraiment intĂ©ressĂ© Ă  personne.

 

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Mes stages (NominoĂ« de Rennes, L'Epervier de ParamĂ©) : avec les demoiselles SentĂ©ral et PolissĂ©. Moniteur Poil, au collĂšge, enthousiaste de goche, cong... « Mais je n'en ai rien Ă  foutre de la prononciation de votre famille ; on prononce « No-Ă«l », et pas « NowĂȘle » - oĂč voyez-vous un w ? » Autre Ă©tablissement, le vieux montaniste Yodaud, qui me drague (encore !) (il me compare Ă  Lucien de Samosate, « avec votre air de ne pas croire Ă  ce que vous enseignez... » (une classe de Philo Ă  Beauvois se posait la mĂȘme question : j'ai rĂ©pondu « Je ne me sens pas le droit de vous communiquer si peu que ce soit mon dĂ©sespoir – Mais pas du tout, pourquoi dites-vous ça ? » Je les ai accusĂ©s en conseil de classe, histoire de dire quelque chose, de lĂšche-culterie ; ensuite ils ne m'ont plus parlé : vous comprenez, aprĂšs ce que vous avez dit... ») PolissĂ©, SentĂ©ral, mes costagiaires : toutes deux sexagĂ©naires Ă  prĂ©sent.

LycĂ©e Albatros de ParamĂ© - gros proviseur con comme une planche Ă  voile. Mes deux Ă©vaporĂ©es s'obstinent Ă  franchir la porte de leur classe juste, pile poil, Ă  la fin de la deuxiĂšme sonnerie, en mĂȘme temps que leurs Ă©lĂšves... SentĂ©ral, fille du GĂ©rant des Pompes FunĂšbres ; ses parents m'avaient invitĂ© Ă  table. Je ne sais plus oĂč me mettre. Quelles gaffes commettre et ne pas commettre ? occasions manquĂ©es, oĂč ĂȘtes-vous ? (...dans ton cul au fond Ă  gauche). PolissĂ© couchait avec deux amoureux Ă  la fois, et me demandait si elle devait le dire ; je l'en ai dissuadĂ©e : “Tu perdrais les deux” - heureusement, heureusement ! je ne lui ai pas demandĂ© si l'un des deux Ă©tait moi.

Mais d'extrĂȘme justesse. Son frĂšre s'est fait longuement Ă©triper dans un accident de moto (« Y en avait partout, sur 50 mĂštres... »).

 

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Plus tard, trĂšs loin. Mme Huguet, avec son petit tailleur moule-cul bleu ciel, Ă  qui personne n'osait chanter « L'autre jour la p'tite Huguette... ». Elle aurait bien voulu. On peut toujours dire ça. A St-LĂ©ard, la directrice me jette oh, celui-là ! mĂȘme avant que j'ouvre la bouche. Une haine de lesbienne. Je me vire tout seul de la cantine aprĂšs une vanne very fine sur la soupe aux

menstrues (je dĂ©teste la tomate brĂ»lante). Beulac : Une collĂšgue vient m'avertir que dans sa classe Ă  elle, Ă  cĂŽtĂ©, on aimerait travailler. « La salope » commente Merlaud. Je dis Ă  la mĂȘme, en sortie scolaire : “Je vais te montrer un buisson qui n'est pas sur la carte ». Cancer du sein. Six mois. Merlaud, barbu, fielleux, Ă  moi : "Faudrait tout de mĂȘme pas te figurer que la vie de l'Ă©tablissement tourne autour de ta personne » - si, justement  :Ă  chaque fois qu'on parle de mon Ă©tablissement, gueule Climens, Principal, on me demande de vos nouvelles ; il n'y a tout de mĂȘme pas que vous ici ! " Merlaud, barbu, aigri : «Tous les Ă©lĂšves me prennent pour un vieillard ! Ă  35 ans ! » Chialant de rire Ă  mon sublime jeu de mots c'est guerre Ă©pais (TolstoĂŻ tĂątant son steak).

Merlaud fĂąchĂ© tout rouge qu'on n'ait pas mentionnĂ© la mĂ©thode latine Ă  Son Papa complĂ©tĂ©e par Son Fifils : « Il y a une façon trĂšs simple de dĂ©molir un livre : c'est de ne pas en parler «   - tu dĂ©couvres l'AmĂ©rique, Merlaud ? ComnĂšne (autre barbu, ) de QuĂ©villy, descendant du train ET d'un larbin de Byzance - Andronic ? Jean II ? - Rennes-Rouen, Rouen-Rennes. Je me souviens Du grand Jouy, crĂąne d'Ɠuf : "Nous irons jusqu'Ă  la grĂšve", crayonnĂ© prĂšs d'un voilier, sur le prĂ©avis syndical. Jouy joue Ă  Valence un « Ravel, ĂŽ DrĂŽme ! » - nous arrivons pour la fermeture des portes – aucun auditeur ne sera admis. De Loyson de Moisselles : « Comment nos descendants nous percevront-il d'ici 200 ans ? - ...des hĂ©rĂ©tiques ! » - n'habite plus chez papa. Gourou aux Indes – belle voisine Ă  Caen, trĂšs catholique.

La grande pulpeuse Necma qui me dĂ©vore des yeux, sur la table face Ă  moi, affalĂ©e, affamĂ©e, effrayante ; amoureuse aussi, follement (deux fers au feu, le feu au cul) du petit caniche Frank PĂ©dol, qui en avait tout l'air. Souviens-toi, Mortecouille, remember, de toutes les chaudasses que tu n'as pas vues – Marie Ming-Nang qui aurait bien voulu mais qui n'a pas osĂ©, Ă  3cm œ de tes lĂšvres. VespĂ© la dĂ©traquĂ©e qui s'indigne de mes « tripotages  - outrĂ©, je me claque la porte sur le talon. Radino la frisĂ©e qui s'efface dans ma tĂȘte, EvĂ©ny qui se presse amoureusement contre Merlaud pour bien me montrer de qui elle est femelle – pas de son mari en tout cas. Lauche qui dĂ©clare tout de go Ă  un dĂ©conneur : « Vous ĂȘtes comme un diplodocus, une petite tĂȘte et une grosse queue" : on ne l'a plus entendu, le dĂ©conneur.

Anavour, le petit brun, qui me vante les tartouillades de Motherwell. Je lui réponds : « Dans 500 ans, vous ferez rigoler tout le monde ». Et Raimbaldy

 

de pouffer dans 500 ans on sera mort, plus rien Ă  foutre – arriviste Ă  deux balles, dont la prĂ©occupation essentielle fut de savoir comment j'avais bien pu me faufiler jusqu'Ă  son atelier d'HĂąrts PlĂąstiques mais par oĂč t'es passé mais par oĂč t'as bien pu passerĂ  la cinquiĂšme fois je me suis tiré : on recevait du beau linge
 C'est pourquoi je suis fier d'annoncer ici que le Grand, l'Immense Raimbaldy se trouve Ă  prĂ©sent rĂ©duit Ă  sa plus stricte condition privĂ©e, sans que nul bruit de lui se soit rĂ©pandu au dehors - pour la mesquinerie, je ne crains personne. Je me souviens aussi d'Ano le BellĂątre, qui me trouvait gĂąchĂ© par mes frĂ©quentations de "goche" : « Mais tu ne vois donc pas qu'ils se foutent de ta gueule ? »( non) « ...et que tu fais partie des nĂŽtres ? » Non plus, SĂȘu Ano.

Je te trouve d'ailleurs parfaitement ignoble de dĂ©nigrer devant tous et bien blasĂ© ton voyage aux Seychelles (trop chaud, et du poisson Ă  chaque repas) alors que je n'ai pas pu dĂ©passer, moi, Beauvais (30m. sous la voĂ»te, quand mĂȘme) ; dans le couloir la grande Korner me maintient par la taille pour m'empĂȘcher de revenir lui casser la gueule – elle m'a reçu jadis chez elle pour Ă©couter du BrĂŒckner - pour apprendre plus tard et dans un haut-le-corps que oui, j'Ă©tais bel et bien montĂ© chez elle dans l'intention de tirer un coup. Les Occupant l'appelaient Kornfeld, « champ de blé ». Je revois Lizarot, alourdie de ses gros nichons, qui se proposait pour m'apprendre l'hĂ©breu ; prĂ©disant le pire avenir de voyou Ă  quiconque ne dĂ©passait pas 5 sur 20 en physique.

Deballe, matheuse moche prĂȘte Ă  me dĂ©noncer au rectorat (elle se proposait pour complĂ©ter les dossiers Ă©lectroniques des collĂšgues ; je m'Ă©tais exclamĂ©, pour meubler : « Bravo la discrĂ©tion » ; je la revois en sanglots prĂȘte Ă  m'arracher les yeux, le principal tentant de l'apaiser. Lamontre, qui m'attendait Ă  la sortie des chiottes, tout congestionnĂ© de rire pour m'avoir entendu piauler Ă  travers la porte  voulez-vous lĂącher ça ou j'appelle la police. Zinnia le prof d'histoire qui pensait vraiment que je parcourais la citĂ© en faisant ra-ta-ta-ta-tapar la portiĂšre : « C'est une blague ! » Le voilĂ  rassurĂ©. La Maquignon, qui n'aime pas "les lĂšche-cul"– pas du tout : j'Ă©tais simplement trĂšs aimable avec l'Ă©pouse de l'instite de ma fille.

Je me souviens de la Ducollier, qui s'est bien changée à part en plein air, pour se mettre en maillot de bain ; mais un coup de vent malencontreux m'a tout révélé, à bonne distance - elle rabat précipitamment sa robe - personne n'a rien vu... La Saint-Benoßt, laide comme un pou, pitoyable devant sa table de pot d'adieu, et que tout le monde contourne, évite, ignore, sauf moi (quelques phrases par charité...) « Mais enfin, je m'en vais, j'offre un pot ! » - tout le monde s'en fout, ma pauvre.. Plus tard à mon tour j'organise un gigantesque raout pour l'accouchement de ma

fille, 16 ans 9 mois. Je me souviens de Simonette, qui m'a si souvent reçu chez elle – ĂŽ patience ! - Ă  qui je ne savais parler que de moi, et me plaindre, et qui refuse de coucher ; cinq ans aprĂšs elle change d'avis, d'un ton rĂȘveur, je rĂ©plique alors sur le thĂšme des plats rĂ©chauffĂ©s. Mais je l'ai tant déçue, lors du dĂ©cĂšs accidentel de son amant : je ne sais rien de plus que les autres, moi, sur la mort... Simonette, ma meilleure amie pendant des annĂ©es ; est-il possible mon Dieu que je ne trouve rien de plus Ă  dire Ă  son sujet. Je suis sincĂšrement dĂ©solĂ© de dĂ©verser mon venin sur les autres, et de ne rien dire de ceux et celles qui m'ont accueilli, soutenu, tel que j'Ă©tais, prĂ©tentieux, victime supĂ©rieure, intolĂ©rable peste.

 

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Desaudeaux pue de la gueule et rĂ©pĂšte Ă  ses Ă©lĂšves "Faites des maths et foutez-vous du reste" ; il faut vraiment lui parler de biais pour ne pas tomber raide. Un jour je le salue : « Bonjour monsieur DĂ©sodorant » - deux ans de gueule, toujours ça de pris. La Moulin Ă©pouse d'Arc, raide comme un passe-lacets. Ne prĂ©pare ses cours qu'aprĂšs avoir consultĂ©, sur internet, tout ce que les Aûûûûtres ont pu dĂ©jĂ  trouver sur des sujets semblables. J'ai appris, des annĂ©es plus tard, qu'elle portait deux prothĂšses mammaires. Est-ce que j'en porte, moi, des prothĂšses mammaires ? Ali Dubruy affirme sans sourciller que n'importe quel excellent cordonnier peut s'estimer du niveau de Mozart. L'enseignement regorge de ces dĂ©maogues, et manque bien sĂ»r de gĂ©nies tels que le mien. Le mĂȘme Dubruy engueula somptueusement, au conseil de classe, l'excellent Ă©lĂšve Bernardo, coupable de mĂ©priser ses petits camarades ; jamais je n'avais assistĂ© Ă  pareille explosion de haine dĂ©mocratique, pas mĂȘme contre le grand SuĂ©dents qui avait jadis foutu le feu Ă  l'armoire du fond ; celui-lĂ , n'est-ce pas, c'Ă©tait un Rebelle, un Insoumis. On lui avait parlĂ© doucement, avec tout le respect qui lui Ă©tait dĂ». On est des rĂ©volutionnaires, à l'Éducation Nationale. J'Ă©pingle aussi Toutdret, syndicaliste bretonnant. Refuse de recevoir sur son courriel mes communications nĂ©ofascistes. Je rĂ©ponds : « T'as raison. Fais l'autruche ». Mme Peugot, qui m'a (peut-ĂȘtre, avec les femmes on ne sait jamais) draguĂ©, comme elles disent, mais que j'ai la flemme de suivre sur ce terrain ; elle m'offre une boĂźte entiĂšre de chocolats de luxe, pour avoir acceptĂ© de me lever toute une annĂ©e une heure plus tĂŽt, afin qu'elle puisse mener ses propres enfants Ă  l'Ă©cole.

La Bougala s'imagine belle et intelligente, alors que je suis seul, au masculin, Ă  pouvoir y prĂ©tendre – cet insupportable jazz en sourdine dans la voiture oĂč elle m'emmĂšne. S'est trouvĂ© un poste, tout prĂšs de chez elle, Ă  40mn d'embouteillage, pas une seconde gagnĂ©e, mais « c'est plus prĂšs ». Saluons, cĂ©lĂ©brons cette divine facultĂ© de bien baver sur les travers d'autrui, sans jamais voir les siens. Glorifions ce double jeu, qui permet de brouter aux deux rĂąteliers. Rappelle-toi aussi le petit Lamesse, qui me draguait outrageusement – entre hommes on s'en aperçois toujours mais je ne suis pas pĂ©dĂ© faut pas croire  tu pourrais me lĂącher la bite quand je te cause ? et se posait toujours, Lamesse, en fin redresseur de torts.

La fille Duszak, latiniste, compose seule. Mon petit Lamesse, co-surveillant (il ne faut pas ĂȘtre seul ! risque de triche, de baise furtive ?) m'entretient Ă  voix basse et prĂ©cipitĂ©e de ses petits copains roumains, jadis, qui se branlaient mutuellement pour se faire du bien. Deux heures pleines. Notre candidate se surveilla trĂšs bien toute seule. Je me souviens de T. femme J., prof de russe au cul rouge vif lorsqu'elle s'est vautrĂ©e de tout son long sur la table pour atteindre son casier. Je me souviens de Nina Vangoesten qui me draguait avec enthousiasme, de ses branles flamands Ă  tibias poilus ; de la Boulanger, prof de bulgare, insupportable de bonnes maniĂšres, ne parvenant jamais qu'Ă  l'incarnation d'une « évanescence vulgaire », adepte des adieux Ă  rĂ©pĂ©titions.

Strelitza, prof de japonais, qui n'avait pas sa langue dans sa poche ; milite toujours pour Amnesty International. M'Ă©crit qu'elle aimerait « faire l'amour avec moi » - se rĂ©tracte : «Je n'ai pas voulu dire coucher avec toi ». Des subtilitĂ©s nippones ont dĂ» m'Ă©chapper. Je l'abandonne Ă  sa courte connerie. La mĂŽme Furet, sensuelle en diable, rĂȘve d'un trou de gloire avec juste la bite qui dĂ©passe ; sa meilleure amie Minimet, que j'aurais pu m'envoyer - trop garçonniĂšre. La Zitrone, morte d'un cancer. Tout me dĂ©rangeait chez « les femmes » : froides, Ă©vasives et inconsistante, ou trop explicites, Ă©vasĂ©es, ridicules. Je suis infiniment con. L'hypothĂšse, du moins, mĂ©rite d'ĂȘtre posĂ©e. Je ne saurais manquer, dans mon exceptionnel discernement, le conlĂšgue Duton, prof de maths trĂšs beau mais plein de vide – ça se voyait Ă  dix mĂštres – avec sa tĂȘte de veau en gelĂ©e.

Maurias me succĂšde et n'aime pas le latin (« Tu as vu le fossĂ© entre ce qu'ils savent et ce qu'on leur demande ? ») - excellente raison pour ne plus en faire du tout. Tarty, Ă©poux d'une QuĂ©bĂ©coise, interrupteur flamboyant d'une reprĂ©sentation chorĂ©graphique de fin d'annĂ©e (Les uatre tantes House) au nom de la vertu montrĂ©alaise – rien qu'au titre, il aurait pu se demander s'il Ă©tait bien judicieux d'y amener sa niĂšce en robe de premiĂšre communiante. Je lui ai demandĂ©, toujours expert, ce qu'Ă©tait un nain homosexuel. Un naing culĂ©. Il en rit encore. Martha Depaule nĂ©e Da Silva, m'ayant draguĂ© (encore !) puis fourrĂ© son mari dans les pattes. Juste pour le plaisir de nier. Yaucu, hideuse secrĂ©taire, vieillarde Ă  40 ans, Ă  qui l'on eĂ»t appliquĂ© bien Ă  propos ce mot de Balzac : « Son visage n'eĂ»t pas Ă©tĂ© dĂ©placĂ© sur le corps d'un grenadier de la Garde » ; Munoz, non moins horrible, affligĂ©e de surcroĂźt d'un hideux « nam'donc » tout droit sorti des Trois-Maisons de Nancy.

Munoz me fit horreur dÚs le premier regard. Qui suis-je. Le pote Camion, sur qui l'on découvrit une tumeur commack au foie, trÚs langoureux, trÚs visqueux de langage ; mort derniÚrement ; j'envoie mes condoléances par courriel et ne reçois pas de réponse. Ayez pitié de nous. Manzanilla, babouilleux rondouillard, qui sait ce que sont les écureuils volants et grenouilles palmipÚdes. Catalogue, monument aux morts.

 

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Adieu bourg de Beauvois, de nuit sous les murailles, plus belle citĂ© oĂč j'aie traĂźnĂ© mes guĂȘtres, suivi partout du chat Fritjof Nansen que j'appelais sans cesse Ă  voix basse, en frictionnant bien les consonnes : « Fritjof Nansen, Fritjof Nansen » . Le chien martyr confinĂ© sous son perron creux, saluant l'aube de ses jappements Ă  travers les fentes de sa porte. Plus tard la rĂ©colte des noix. Le paysan qui nous renseigne si cordialement sur le peintre hollandais, se renfrognant d'un coup sitĂŽt qu'il s'aperçoit que nous ne le connaissons pas. L'Ă©tablissement scolaire si pittoresque dĂ©diĂ© Ă  Brazza (Savorgnan de), premier EuropĂ©en au Congo. Sous-directeur : LaforĂȘt. Directeur qui veut me faire avouer que je prends « plus » que des mĂ©dicaments, parlant de drogues, et Ă  qui je rĂ©vĂšle mes balbutiements homosexuels - je ne vous parlais pas de cela - gĂȘnĂ©, mais gĂȘné !...

Adieu, Varignac, pique-nique solitaires vite faits sur les moindres carrĂ©s d'herbe Ă  la ronde. Des cadres de vie exigus comme des cerveaux de moines : thurne, bistrot, rings professionnels Ă  six rangĂ©es de chaises. Mais j'Ă©tais bien vivant. Mes soucis-souçaillons passaient bien avant l'ƒuvre – quelle vocation ? Madame Salaise, principale : "RhĂą çui-lĂ  alors !" en plein repas ; ses rĂ©flexions hargneuses parce que je faisais taire mes Ă©lĂšves au concert, alors que j'en aurais pris bien plus si je les avais laissĂ© faire. Sa surgĂ©e s'appelait Salochet. Toutes deux aussi moches, aussi graisseuses, aussi hommasses. Voisines de lit par ordre alphabĂ©tique depuis les dortoirs. Et frotti. Et frotta. Cuisse droite, cuisse gauche - « Attends, attends, j'ai pas fini... hmmmpfff... - va-y. Ha ! rrrhhùùù ! - Rhùùù !... - C'Ă©tait bon... - Ce pied... » Elles ont bien de la veine, les femmes, de pouvoir se gouiner sans remords. On les avait coincĂ©es sortant de l'hĂŽtel Diderot bras-dessus bras-dessous rue Jean François. Toutes les deux lorgnant venimeusement sur ma petite mĂšche : « Si je vous revois comme ça je vous renvoie chez vous » - c'Ă©tait comme ça, du temps des Élucubrations d'Antoine.

Mon premier boulot de tous fut de tracer des traits Ă  la rĂšgle entre des rubriques manuscrites d'archives. Puis je patrouillais dans les couloirs vides, avec mon petit pupitre portatif. Je cueillais les exclus au vol pour les emmener se faire coller au bureau de la surgĂ©e. Je m'emmerdais, avec mon pupitre et mon Gaffiot. D'oĂč ce fameux pas de l'oie « pour se dĂ©gourdir ». Le matin je traversais la salle des profs au pas - de charge - et je gagnais le fond de la cour, prĂšs des terrains de basket, prenant bien garde de ne pas me faire voir depuis la direction, Ă  cause de la mĂšche ; ensuite, progressivement, l'air de rien, je surveillais la cour en revenant du fond, de groupe en groupe ; on envoyait aprĂšs moi : « Si si, je l'ai vu, il est bien là ».

Lisardot me suivait sur les trottoirs . Il ne faisait pas le mĂȘme mĂ©tier que moi, ouvrier je crois, une horreur de ce genre. Il me disait : « Tu ne sens pas qu'il se passe quelque chose, qu'il va se passer quelque chose ? - Et quoi donc ? - Je ne sais pas, « quelque chose ! » - il va toujours se produire quelque chose... Nous ignorions alors que Berkeley commençait Ă  s'agiter. Nous n'aurions pas voulu le savoir. Mais Lisardot, lui, « sentait » quelque chose. Et l'annĂ©e 67, juste aprĂšs le mariage, fut une apogĂ©e. Mon premier vrai poste fut St-Blase, en banlieue rennaise, oĂč notre mĂ©nage s'Ă©tait piteusement repliĂ©, espĂ©rant migrer plus tard vers la capitale - mais on n'Ă©chappe pas Ă  Rennes : un jour dans la bouse, toujours dans la bouse.

DĂšs la rentrĂ©e douche froide : les difficultĂ©s, c'est ma faute, uniquement ma faute, et l'administration n'est lĂ  que pour vous enfoncer, vous d'abord. Et l'annĂ©e d'aprĂšs, Soixante-Huit sur la gueule ! – je vous parle d'un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaĂźtre - ça, ce fut du baptĂȘme, ça, c'Ă©tait du dĂ©pucelage. Nous n'avons plus jamais revĂ©cu depuis. Plus rien de comparable, jusqu'Ă  la Chute du Mur, pour les Allemands. Mais pour ce qui est de se prendre en pleine chetron ce que c'est que le mĂ©tier de prof, on n'a jamais rien trouvĂ© de mieux. Enfin j'ai pu « dĂ©conner avec les Ă©lĂšves », comme j'en avais exprimĂ© la crainte auprĂšs du Dr Gainsal, psy de mes couilles Ă  Nantes. Je fus le prof dans le vent, dĂ©molisseur des rapports profs/Ă©lĂšves, semant sa zone de cul, clitorisant les cours au point que les gonzesses n'avaient plus qu'une envie : vite s'enfermer dans les chiottes Ă  la rĂ©crĂ© pour se branler Ă  7 filles par cabines.

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La principale Bonnegerse prise pour une gouine par mes collĂšgues femelles ; sur quels critĂšres ? Ă  quoi une femme reconnaĂźt-elle une gouine ? ...est-ce que ça se flaire ? La Bonnegerse avait une fille nommĂ©e Raymonde. Elle l'a retirĂ©e vite fait d'un collĂšge public oĂč les garçons lui prĂ©sentaient leur zob : « Regarde ça, t'en as pas - tu fermes ta gueule ».

 

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Je me souviens de l'assistante anglaise, laiteuse, adorable, qui me suivait partout. Je lui dis tu ne dois pas beaucoup me blairer« Pourquoi me dis-tu ça ? » Elle s'est barrĂ©e. J'ai toujours su y faire. S'est collĂ©e avec un Colombien de Cali – ville qu'il a rĂ©vĂ©lĂ©e juste avant moi, juste avant que j'exhibasse mes connaissances gĂ©ographiques. Je me souviens de Berray, wagnĂ©rien convaincu, modĂšle de l'Usurpateur dans Les enfants de Montserrat en vente nulle part. Il nous propose deux pics-verts en bois, descendant par saccades une tige de mĂ©tal : l'un trĂšs rĂ©gulier, tac ! tac ! tac ! L'autre, plus mou. Nous avons choisi le mou, tant les yeux de l'homme Ă©tincelaient en Ă©voquant le bec brutal de son prĂ©fĂ©rĂ©.

Ne pas oublier ce dĂ©traquĂ© qui m'a gueulĂ© dessus de loin depuis sa cabane dans les joncs en me traitant de PDG ; je portais les cheveux longs. Voir aussi les deux profs de piano, jumelles « mal voyantes », qui auraient bien voulu que je leur rendisse « un petit service », disait D. - j'ai compris, mais quinze ans aprĂšs. Je n'imaginais pas que des femmes, des aveugles de surcroĂźt, pussent avoir besoin de ça. Ce que voyant - c'est le cas de le dire - la plus moche m'a virĂ©, car de plus, il me rĂ©pugnait d'ĂȘtre effleurĂ© par une aveugle qui contrĂŽlait mes mains : mais pourquoi donc,vous autres voyants , n'arrivez-vous jamais Ă  faire totalement coĂŻncider votre main gauche et votre main droite ? Elle ne disait pas « je suis aveugle », mais « je n'y vois pas » (pour l'instant, n'est-ce pas, Ă  cet endroit prĂ©cis.) Elle refusa hautainement tout dĂ©dommagement financier : « C'est parce que je n'ai pas le temps ». Ce n'Ă©tait pas d'argent qu'elles avaient besoin. Jamais je n'aurais pu m'imaginer ça. Je suis un con. Mais sur le piano du lycĂ©e, j'improvisais vachement bien ; des filles, assises sous la fenĂȘtre, m'ont applaudi sans me voir. Tous les Ă©lĂšves redoutaient cette prof, qui leur demandait pendant un trimestre de ne pas changer de place ; ensuite, elle repĂ©rait pile poil tous les bavards par leurs noms. Le jour oĂč j'ai laissĂ© la porte entrouverte, je l'ai vue se retirer d'un coup en arriĂšre, un millimĂštre avant le coup. Elle se fĂ»t assommĂ©e. Quant Ă  moi, encore moi, je suis restĂ© trĂšs, trĂšs longtemps dans la chambre de pionne de Nicole (par exemple) sans qu'elle m'accorde le moindre signe d'encouragement physique. Elles sont comme ça. Elles ne veulent pas nous forcer. Elles font comme elles voudraient qu'on leur fasse ; il n'y a peut-ĂȘtre pas que moi de con, en dĂ©finitive. J'aurais peut-ĂȘtre dĂ» lui demander : « Est-ce que je peux te prendre dans mes bras » ?

J'y ai bien repensĂ©. Je la tenais enfin, la bonne phrase. Trente-sept ans plus tard. Le trois janvier de cette annĂ©e-lĂ , ma femme Arielle m'a rejoint Ă  mon poste : au pied de la rue FondaudĂšge, une Maserati Mistral avait dĂ©foncĂ© comme un trou d'obus le visage d'une femme un trou rouge me dit-elle je ne voyais plus qu'un trou rouge Ne regardez pas ! criaient les gens Ne regardez pas ! j'ai vu voler une jambe au-dessus de ma tĂȘte Ă  quoi bon nous disputer Ă  quoi bon - c'Ă©tait au retour de Paris quand elle avait rejoint Olive, qui se branlait Ă  grands coups d'ongles Tu as joui toi ? disait Olive Tu te fous de ma gueule ? » C'Ă©tait « la Chabanou » qui les avait unies, qui devait mourir trois mois plus tard de la douve du foie – un cancer, on n'avait pas voulu lui dire - personne ne se souvient donc plus de nous lĂ -bas, ni Ă  Paris ni Ă  TintĂ©lian ? ...ses bracelets de laine, mes cours Ă©poustouflants sur les sangliers, d'aprĂšs Bosco ? (Le mas ThĂ©otime) - ou sur les causes de la guerre

de 70, restituĂ©es par moi avec un tel brio que tout le monde m'a applaudi debout ? La dĂ©pĂȘche d'Ems, as-tu vu Bismarc-ke, Ă  qut'patt's sur son cochon, et NapolĂ©on III... Mes enthousiasmes de fou, mes gesticulations, mon incessant seul-en-scĂšne – plus rien ?

 

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Mon premier poste fut Bronville, pays manceau. A Bronville, Mlle Damble, proviseur, s'est rĂ©jouie que mon premier rĂ©flexe, lorsqu'elle m'annonça qu'il vaudrait mieux que je me frottasse d'abord Ă  quelques annĂ©es de pionicat, eĂ»t Ă©tĂ© de m'inquiĂ©ter, spontanĂ©ment. « Et mes Ă©lĂšves ? - Ne vous en faites pas, nous leur trouverons quelqu 'un. » Pour elle, mon exclamation portait Ă  n'en pas douter le signe d'une vĂ©ritable vocation. Il me fallait une bonne annĂ©e de pionicat, pour me dĂ©montrer que j'Ă©tais dĂ©sormais un adulte – un quoi ? mon Dieu... - qui ne flirtait pas avec ses Ă©lĂšves ; qui ne dessinait pas de croix gammĂ©es (« C'Ă©tait une blague ! ») sur les feuilles d'absence en guise de parafe. (« Dans la rĂ©gion de ChĂąteaubriant, Monsieur, ça n'a pas Ă©tĂ© particuliĂšrement apprĂ©cié ») - mais je me suis fait reprendre Ă  St-LĂ©ard juste aprĂšs, dĂ©filant dans le couloir au pas de l'oie en faisant le salut hitlĂ©rien ; si on ne peut plus rigoler...

Putain l'avoinée que je me suis prise devant des parents d'élÚves... Qu'est-ce qu'ils aiment humilier, les chefs - je crois que c'est pour ça d'abord qu'on devient chef : pour la joie d'humilier.

 

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Pourquoi devient-on prof ? de toute Ă©vidence Ă©galement, pour ĂȘtre admirĂ©. Je fus applaudi pour La Mort du Dauphin d'Alphonse Daudet, ça ne vous dit rien non plus ? A 25 ans ! Devant des classes de 25 Ă©lĂšves, et non pas Ă  la tĂ©lĂ©vision ! Jamais cĂ©lĂšbre alors ? jamais plus rien ? A tout jamais ? “Ô Ciel, dois-je le crĂšre ? - Il arrive Madame, et tout couvert de glaire ! » A 25 ans vous m'entendez, j'Ă©tais gĂ©nial, gĂ©nial... Qu'est devenu ce jeune con de prof, si pĂ©tulant, si anticonformiste, qui avait renoncĂ© au concours de bibliothĂ©caire, pour cause de limite d'Ăąge Ă  l'inscription (26 ans, bande d'enculĂ©s ! 26 ans!) - d'autant plus qu'une dissertation portait obligatoirement sur l'avenir du rĂŽle du livre, que j'estimais devoir s'amenuiser Ă  l'infini ? C'est cela, une carriĂšre de prof : un catalogue d'incidents savoureux ou douloureux, sans aucune vraie rencontre (deux ou trois ?), sans rien de constructif, sans qu'il y ait jamais « progrĂšs » d'une annĂ©e sur l'autre.

Du moins ma carriÚre. Pas une personne célÚbre pour tirer de là, pour faire accéder à la notoriété ce dilettante - « Remballez-moi ça », comme dit la Pianiste Isabelle Huppert. Pourquoi donc cette illusion de bel itinéraire en ligne droite, chez tous ces « autres » qui se gobergent de leur réussite ? Moi aussi j'ai roulé en ligne droite : prof-prof-prof. Comme sur des rails - ils le savaient donc vraiment d'avance, les petits génies, à quoi ils consacreraient leur vie, quels chemins, quelle autoroute ils ont suivie, d'étape en étape, sans blague ! sur la voie royale de la réussite ? Et que je suis intransigeant par-ci, et que je ne te fais aucune concession par-là ? disent-ils, Monsieur le Commissaire...

Et que je te fais la connaisssance d'Untel (Aragon-Breton-Cocteau, au choix), et que je couche avec Unetelle, et que je te monte à Paris avec mes dents à rayer l'asphalte ? C'est donc ça, une destinée ? Et la mienne, alors, c'était de la merde ? Je revois Caqui, le principal farfelu. A notre premiÚre entrevue, Monsieur le Principal redescendait de son toit en short, les mains couvertes de plùtre : « Ah, Monsieur C . vous aussi vous avez des emmerdements » - que voulait-il dire ? mon agence immobiliÚre exigeait une indemnité aprÚs désistement, et je prétendais au téléphone qu'on m'avait volé mes papiers d'identité ; ils veulent me voir en personne, je réponds que je pars au Nicaragua) (incohérent d'ailleurs : comment aurais-je pu, sans papiers ?) ; puis c'était mon propriétaire à Rostren, ce gros patriarche plein de barbe, qui entendait se faire payer pour un mois de plus (j'étais parti sans préavis), demandant à mon principal de me retenir mon loyer sur mon

salaire ! D'aucuns l'auraient surpris, le brave monsieur Caqui, Ă  quatre pattes sur la moquette de son bureau, en train de se faire les marionnettes... Suffisamment pernicieux tout de mĂȘme ce salaud (fonction oblige) pour Ă©voquer en plein conseil d'administration les “cours Ă  la Colombin”, franc bordel organisĂ©. Je me souviens de ce con de Bernais, autre spĂ©cimen provisorial, avec sa tronche de traĂźtre de mĂ©lodrame, dont je redis partout qu'il va m'emmerder afin qu'il ne m'emmerde pas. Il rĂ©pĂ©tait sans cesse : « Mais enfin, c'est moi le chef, ici ! » Au prof de musique, en se rengorgeant : « Et puis vous savez, j'ai une culture musicale, moi ! » Ce fut le mĂȘme qui s'absenta TRES prĂ©cisĂ©ment le jour oĂč je reçus ce couple Ă©cossais qui avait adoptĂ© une vingtaine d'enfants, avec projection de film et confĂ©rence.

Il n'allait tout de mĂȘme pas m'accorder le moindre satisfecit... Enfin Climens, qui me supporte tant bien que mal. Vous savez, celui qui avait conservĂ© les restes de mon dossier dans son tiroir... : "A chaque fois que je dis de quel Ă©tablissement je suis le principal, on me demande de vos nouvelles ! vous n'ĂȘtes tout de mĂȘme pas le seul enseignant du collĂšge ! " - si, monsieur le Principal, si... j'Ă©tais fait pour le haut de l'affiche... Aujourd'hui encore, j'Ă©tudie soigneusement ma dĂ©marche et mon expression quand je dĂ©ambule dans la moindre rue. J'essaye d'attirer l'attention, tout en le craignanr plus que tout, comme une femme bien tournĂ©e, qui ne voudrait pas qu'on la siffle.

Je m'Ă©tonne toujours que personne ne me reconnaisse, ne m'arrĂȘte pour demander un autographe. Je ne le fais pas exprĂšs. Mais il faut se surveiller, se regarder du coin de l'Ɠil dans les vitrines, pour ne pas, non plus, en faire trop ; sinon, les moqueries, les sarcasmes, l'agression parfois - ce n'est pas votre expĂ©rience ? je m'en fous, c'est la mienne. J'assiste (sur ma demande) Ă  un stage prĂ©paratoire aux fonctions de proviseur. Les collĂšgues rigolent ouvertement : « Ce serait un beau bordel dans ton Ă©tablissement !» Un proviseur se trouve toujours entre le marteau et l'enclume. Il est priĂ© de tout laisser en l'Ă©tat sans vouloir jouer le moins du monde le rĂ©formateur. Notre moniteur nous conseille de ne pas dire « J'ai assez servi de paillasson et maintenant j'aimerais bien m'essuyer

les pieds ». Il nous conseille enfin, pour l'examen oral, d' « ĂȘtre nous-mĂȘmes ». Je pousse alors un immense ricanement : « Ce coup-lĂ , on me l'a dĂ©jĂ  fait ». Notre formateur de rebondir : « Eh bien non, ne soyez pas vous-mĂȘmes ; surveillez-vous, soyez tendus, voyez les piĂšges partout, soyez en pleine forme et prenez garde Ă  tout. » Je me souviens du grand TolĂ©dano, infiniment classieux. Ces dames l'adorent. Je ne l'aime pas : trop « classe », justement. Les personnalitĂ©s supĂ©rieures ne m'ont pas admis dans leur sacro-saint cĂ©nacle ; j'ai toujours haĂŻ les personnalitĂ©s supĂ©rieures. Elles me font trop sentir ma mĂ©diocrité ; vous savez, messieurs les experts, on ne guĂ©rit pas de sa mĂ©diocritĂ©. « Connais-toi toi-mĂȘme » disait l'autre.

Je me souviens de Madame le Proviseur, Sastrier, adorable coiffure Ă  la « Petite Annie », Journal de Mickey. Je me fais son chevalier servant, mais elle couche avec l'infect Olivier, le gluant laborantin, tout pĂ©tri de lacanisme mal digĂ©rĂ©... Lui succĂ©da M. Gornet, infect rat de paperasse qui ne connaĂźt qu'une phrase : "Moi, je ne suis pas responsable"– et bien sĂ»r, j'oubliais : « Vous me ferez un petit papier... » Je n'ai jamais su pourquoi, dĂšs le premier regard,  nous nous sommes dĂ©testĂ©s. C'est lui qui m'a fait venir pour ma derniĂšre rentrĂ©e, sans m'avertir que cette fois, je n'aurais pas d'emploi du temps, pour les six semaines qui me restaient. Ce qui importait, c'Ă©tait que je me dĂ©rangeasse depuis chez moi, pour bien Ă©couter le dernier baratin de rentrĂ©e, travaux sur le toit, prĂ©sentations de petits nouveaux tout pleins de bonne volontĂ©. Bonne chance les gars.

Deux heures de merdouilles. « Je cherche mon enploi du temps. - Ah mais nous n'avons rien prĂ©vu pour vous. - Ça ne vous aurait rien fait de me prĂ©venir avant ?

TEXTES ETUDIES

Textes et auteurs. Fragments, et Ɠuvres complĂštes. Sujets saugrenus, sujets faciles, corrigĂ©s impossibles Ă  rĂ©diger moi-mĂȘme (je souffle aujourd'hui sur de lourdes couches de poussiĂšre). Je ne laisse pas les Ă©lĂšves dĂ©couvrir les textes. Ils ne voient rien, les Ă©lĂšves, ou si peu de choses, c'est justement pour cela que ce sont des Ă©lĂšves. Pour eux, tout est chiant, point barre, parce que c'est le prof qui l'a choisi. La seule fois oĂč je leur ai fait choisir un texte, ce fut du Konsalik, le Guy Des Cars germanique . Le roman-feuilleton Ă  la teutonne. Pour finir j'Ă©tais seul Ă  me faire l'explication de texte Ă  moi-mĂȘme, devant toute une classe de bavards. Or il semble Ă  prĂ©sent, selon les crĂ©tins qui nous gouvernent, selon les assassins qui dĂ©cervellent nos enfants, qu'il ne faille plus jamais rien dire de plus que les Ă©lĂšves. Criminelle conception. Juste le cours, juste les Ă©lĂšves apprenant par eux-mĂȘmes. « Nous ne voulons pas que nos enfants deviennent des singes savants ». Rabelais, Condorcet, Lamennais, Ă©taient des singes savants. Retenez bien ça : MoliĂšre, Voltaire, Hugo, des singes savants, des singes savants, vous dis-je !

J'ai vu accueillir sans murmurer les conneries les plus plates, parce qu'il ne fallait pas cultiver les Ă©lĂšves plus qu'ils ne le sont. Le jour oĂč la guerre Ă©clatera, cachez-vous dans vos bras, rougissez Ă  vous en faire Ă©clater la gueule, inspecteurs gĂ©nĂ©raux, ministricules et vice-sous secrĂ©taires d'Etat : ce sera votre faute, et celle de nul autre. Seul le fils de riche, le saviez-vous ? peut prĂ©tendre au niveau de connaissance maximum susceptible d'exister parmi les Ă©lĂšves. Je revois ce ponte pontifiant dĂ©crĂ©tant Ă  la tĂ©lĂ©vision que l'on « ne pouvait plus enseigner l'histoire au lycĂ©e comme on l'avait fait au collĂšge, et qu'il Ă©tait temps, Ă  partir d'un certain Ăąge, de s'interroger sur le sens de l'HHHistoire ! » - se rengorgeant derriĂšre sa cravate.

Au nom de ta connerie, de ton incompĂ©tence, les Ă©lĂšves de 17 ans, dĂ©sormais, rĂ©pondent au journaliste dans la rue : « NapolĂ©on ? Je ne sais pas... Un ancien roi, peut-ĂȘtre ? » Merci, trou du cul cravatĂ©. Enseigner ce qu'on sait aux Ă©lĂšves, ce serait du dirigisme, du fascisme. Pour moi, plus habile, ou plus pernicieux, je prĂ©cisais dĂšs le dĂ©but que chaque texte Ă©tait valable, pourvu qu'il s'apparentĂąt Ă  la littĂ©rature, encore qu'il soit difficile de dire ce qui en est, ce qui n'en est pas. Et l'art, chers ignorants de mon mĂ©tier, le Grand Art ou Grand ƒuvre, consiste Ă  orienter les questions de façon qu'ils se figurent Ă  eux tous, et chacun d'eux, avoir tout dĂ©couvert tout seuls. D'ailleurs la simple observation (je vois tant d'excellents textes obstinĂ©ment refusĂ©s par les marchands de livres - ils ont bien raison) n'avait pas tardĂ© Ă  me mettre la puce Ă  l'oreille : passĂ© un certain stade (la correction grammaticale), toute production de texte peut se revendiquer, plus ou moins, de la

littĂ©rature. Toute production Ă©crite pouvait donc faire l'objet d'une approche pĂ©dagogique ; ne rĂ©vĂ©rons-nous pas les moindres relevĂ©s de comptes, pourvu qu'ils datent de l'Ă©poque sumĂ©rienne... Cependant mon fascisme veillait : il me semblait tout de mĂȘme que Balzac, Chateaubriand, Huysmans, mĂ©ritaient un tout autre sort que les mĂ©moires d'Anicet Traverson ou Robert Machinaud. Il me fallait bien admettre que certains, visiblement, Ă©taient mystĂ©rieusement supĂ©rieurs, et d'autres, non : neurones mieux affĂ»tĂ©s, puissance de travail accordĂ©e de naissance, etc. Ainsi je dĂ©couvrais, comme Pascal, que seuls en petit nombre les Ă©lus seraient sauvĂ©s, et je hurlais de peur de ne pas l'ĂȘtre.

Horreur concrĂ©tisĂ©e par un petit volume un jour ouvert chez un bouquiniste Choix des meilleurs textes d'auteurs du second ordre. Titre cruel, qui disait tout... Le texte une fois bien choisi (pas Konsalik ! pas Konsalik !), je fais donc Ă©tudier systĂ©matiquement l'incipit et l'explicit (et non pas l'excipit, collĂšgues ignares, qui imposez ce grossier faux-sens jusque dans vos ouvrages scolaires). Puis nous analysons au quart, Ă  la moitiĂ©, aux trois quarts du texte. A la page prĂšs, Ă  la scĂšne prĂšs - tout se vaut, du moins chez lez gĂ©nies. J'ai balancĂ© tous mes bouquins de textes choisis. Il y a mĂȘme des profs qui font composer du rap. Pourquoi pas. Mais n'Ă©liminez pas Corneille je vous en supplie.

Ni La Fontaine. La classe ne suit pas ? c'est Ă  vous de la faire suivre, hĂ©roĂŻquement, comme un capitaine qui saute de sa tranchĂ©e sous la mitraille. Tenez : voici une expĂ©rience ; j'ai commencĂ© Horace par le vers 1, consciencieusement ĂąnonnĂ© par une Ă©lĂšve. «Vous y comprenez quelque chose ? » La classe : « Que dalle, m'sieur ! » Je comprends qu'ils ne comprennent pas. Ça les rassure. Alors je reprends le vers, mot Ă  mot, j'explique, je dĂ©cortique bien tout, puis le vers deux, puis le trois, puis je m'arrĂȘte. LĂ , ils ont compris qu'il s'agissait d'une autre langue. Et pour faire diversion, vite, l'histoire elle-mĂȘme, les liens de famille. Ça les fait marrer, cette histoire de triplĂ©s qui s'entrĂ©gorgent, les fameux petits croquis de combat, trois contre trois, puis le petit blessĂ©, le moyen blessĂ© et le grand blessĂ©, 3/4, 1/2, ÂŒ - Papa Ours, Maman Ours, BĂ©bĂ© Ourson. Horace distance les Curiaces Ă  la course, et se chope le moins blessĂ©, puis le moyen blessĂ©, puis le dĂ©bris qui se traĂźne Ă  genoux : mimiques, humour noir Ă  la con, gestes et tout. La classe rit. Sur « Horace » - vite vite, diversion numĂ©ro 2, discussion sur la psychologie, sur le « cas limite » : « Mon frĂšre bute mon mec, qu'est-ce que je fais ? », « Qu'est-ce que vous auriez fait Ă  la place - d'Horace, de Camille, du Vieux PĂšre », on discute, on vote... sur la guerre, le fascisme, parfaitement (« L'Etat, la Famille, l'Individu, dans l'ordre) – et c'est lancĂ© ! DĂ©bat, 5-6 vers par-ci par-lĂ  bien expliquĂ©s (vocabulaire d'Ă©poque, mĂ©taphores d'Ă©poque, problĂ©matique itou) – et ça marche ! Monsieur, vous avez intĂ©ressĂ© mon fils Ă  Horace, c'est un exploit ! Dont acte mon brave, dont acte. Et MarĂšk – mon mort - dit Ă  mon propre pĂšre Monsieur on a le meilleur prof du collĂšge ! Il buvait du petit-lait mon pĂšre... mon autre mort... Les premiers vers d'Horace ou du Cid sont d'une fadasserie totale. Corneille encore : un Ă©chec Ă©clatants pour Rodogune, achetĂ© en vrac, trĂšs difficile ensuite Ă  se faire rembourser par les Ă©lĂšves, et rigoureusement incomprĂ©hensible en quatriĂšme, y compris par moi-mĂȘme. Je confondais les inĂ©vitables jumeaux de mĂ©lodrame, e tutti quanti. Deux incursions dans le bizarre : La Mort de PompĂ©e, pas si mal accueillie, mais souvent dans l'inattention, et la non-motivation du prof Ă  deux doigts de la retraite ; et Polyeucte, deux fois, que seul ce bigot de PĂ©guy a cru devoir placer au-dessus de tout ; ce Polyeucte et ce NĂ©arque n'Ă©taient que de fanatiques vandaleux, cons comme des talibans pulvĂ©risateurs de bouddhas... MOLIERE : autre gros morceau. Ce n'Ă©tait que MoliĂšre,comme dit l'autre. Il faut tout de mĂȘme avouer que Fourberies de Scapin mises Ă  part, abordables aux cinquiĂšmes disciplinĂ©es (on les fait jouer... et le tour est jouĂ©), Le Bourgeois gentilhomme aussi, les autres piĂšces, L'Avare, Le Malade Imaginaire, ne suscitent qu'un intĂ©rĂȘt poli. Le Misanthrope et Tartuffe tirent Ă  peu prĂšs leur Ă©pingle du jeu, quoiqu'on eĂ»t bien intĂ©rĂȘt, fatwa ou pas, Ă  remplacer le protagoniste par un imam ! aucun souvenir cependant de rĂ©ussites particuliĂšres. Et qui voudra jouer Alceste en ridicule, Ă  prĂ©sent que pour l'Ă©ternitĂ© Rousseau l'a encensĂ© ? J'ai une idĂ©e : ridiculiser les hippies... ou les pauvres – fasciiiiste ! fasciiiste !

 

Quant aux Femmes savantes, le fĂ©minisme de Poquelin se rĂ©sume Ă  « laisser les femmes Ă  leur place », en tant qu'ornements de salons, ou torcheuses de casseroles (mĂȘme en chef...) Les PrĂ©cieuses ridicules sont bien accueillies aussi ; mais quand verrons-nous enfin naĂźtre le MoliĂšre de notre temps, taillant en piĂšces sanglantes les connasses qui osent afficher Ă  Berlin « Messieurs, pissez assis » (pour ne plus Ă©clabousser les cuvettes), et qu'on ne voit surtout pas manifester devant l'ambassade d'Iran, aprĂšs l'exĂ©cution d'une fille de 16 ans pour « inconduite » ? ...ces imbĂ©ciles qui considĂšrent le voile comme un « instrument de libĂ©ration », au mĂȘme titre que l'Ă©toile jaune sans doute ? Quant Ă  Dom Juan, il va trop loin pour les Ă©lĂšves.

RACINE, Britannicus : Ă©lĂšve Racine, assez bien. PhĂšdre : malgrĂ© de trĂšs beaux vers, l'hĂ©roĂŻne a toujours des intonations de mĂ©mĂšre, sans parler d'Andromaque dont les sanglots mamelus constituent Ă  peu prĂšs l'unique langage : deux personnages fĂ©minins particuliĂšrement repoussants. Esther, mĂȘme chose, ça se lamente, ça se lamente... mais je n'ai jamais fait Ă©tudier cette piĂšce, non plus qu'Athalie. IphigĂ©nie plaĂźt bien aux jeunes filles, qui se voient volontiers indiquer au bourreau l'endroit oĂč frapper, lĂ , juste entre les jambes. PASCAL : Ă  la trappe ; comment un esprit aussi brillant a-t-il pu sombrer dans la curaillerie la plus sotte ? PassĂ©e la premiĂšre partie, Ă©blouissante, ce ne sont plus que les adorations Ă©plorĂ©es d'un certain JĂ©sus-Christ, pur produit de fabrication ectoplasmique, n'ayant jamais existĂ© ni chiĂ© ni surtout, beurk ! baisĂ©...

Sans compter les douteuses analyses du Sieur Blaise sur l'obstination dans l'erreur du peuple juif... LA BRUYERE : un texte par an. BOILEAU : Ă  la trappe. Le Dix-HuitiĂšme me fait chier dans son ensemble, sauf Sade. Tous ces philosophes, Montesquieu, Rousseau, qui ont raison, Voltaire, Diderot, qui ont raison, qui ont toujours raison, que dis-je qui ont La Raison, en propriĂ©tĂ© privĂ©e, indĂ©fectible, m'emmerdent. Trop facile de les encenser, Ă  prĂ©sent que tout le monde connaĂźt la suite... Sauf Candide, qui est poilant. Et MicromĂ©gas. Mais Zadig reste un monument d'insipiditĂ© Et le XVIIIe siĂšcle exclusivement prĂ©sentĂ© comme prĂ©figuration de la RĂ©volution française (tu la vois venir, toi, celle qui se profile ?) c'est trop facile, aprĂšs coup : le Roi, la Religion, allez hop, mauvais ; Voltaire, Rousseau, hop, c'Ă©taient les bons. À se demander pourquoi la RĂ©volution n'a pas Ă©clatĂ© dĂšs le premier janvier 1750. En prime, la vulgaritĂ© populaciĂšre de Diderot, fils de coutelier, l'Optimiste qui rote qui pĂšte rien ne l'arrĂȘte, qui se fout les doigts dans les oreilles et qui, j'en jurerais, pue du cul... ROUSSEAU, les Confessions, presque unanimement condamnĂ©es pour la grandiloquence de l’avant-propos. Et ils ne vont pas plus loin, les Ă©lĂšves. « Il ne fait que se plaindre ! » - oui, petit con, c'est en effet la partie Ă©mergĂ©e de l'iceberg... Rousseau irrigue encore toute la politique de nos jours, mais cela, ils l'ignorent.

Les profs aussi d'ailleurs. François Rabelais : personne ne partage mon enthousiasme pour Rabelais. J'en viens Ă  lire en français renaissant, m'esbaudissant tout seul aux “dĂ©bezillages de faucilles” d'un FrĂšre Jean des Entommeures : et aux pillards qui montait Ă  l'arbre, « icelui de son bĂąton empalait par le fondement » - M'sieu c'est pas drĂŽle”. Je le croyais pourtant, moi, que c'Ă©tait drĂŽle. Je gloussais comme un malade, entre deux quintes de fou-rire. Ma lecture me semblait argument suffisant. «La vie vaut-elle la peine d'ĂȘtre vĂ©cue ? » - avec l'exemple de ClĂ©obis et BitĂŽn, fils de prĂȘtresse, dont l'un s'endort et l'autre meurt.

Nouvelles de Barbey d'Aurevilly (Le prĂȘtre marié ). GrĂ©nolas : compliments du pĂšre d'Ă©lĂšve pour Le Dernier des Justes. Je leur avais dit, Ă  mes Ă©lĂšves : « Moi, je suis un goy pur porc. Donc, je dirai peut-ĂȘtre, sans aucun doute mĂȘme, des approximations et des bĂȘtises. Je vous prie de me les signaler, nous en discuterons. »

 

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Je suis beau, intelligent et modeste. Cherchez l'erreur – Les trois, M 'sieur ! - Vous voulez dire que je suis moche, con et prĂ©tentieux ? - C'est c'lĂ , M'sieur ! »

Les Fleurs du mal, mon dernier livre : ce qui s'appelle terminer en beautĂ©. Mais une de mes consƓurs, Ă  Beulac, avait fait Ă©tudier le grand Charles toute l'annĂ©e - «Notre chĂšre collĂšgue se prend pour un professeur de fac ! » dit l'inspecteur – et pourquoi pas ? Elle en a cependant Ă©cƓurĂ© toute une classe. Les Nuits de Musset ; un garçon, Ă  mi-voix : « Que c'est beau ! » - oui, un garçon. Le plus beau des supirs. Mme Bovary. Les Illusions perdues. Pierre et Jean de Maupassant : lourdingue. Un recueil de nouvelles (La petite Roques). Tristan et Yseut, trop modulĂ© pour mes troisiĂšmes : ils reprennent Ă  mi-voix mon intonation, mi-gĂȘne mi-dĂ©goĂ»t.

Moi je la trouvais trĂšs bien, mon intonation. Tout le monde peut se tromper. Les Éthiopiques de Senghor, dĂ©couverte et rĂ©pugnance – trop sensuel, mais la fille DĂ©monacci adorait. La Chute de Camus. Les ChĂątiments de Hugo. Électre de Giraudoux. Oral du bac, l’inculture des collĂšgues - « Clymnestre » , rĂ©pĂ©tait la candidate, « Clymnestre » - Vous avez entendu cela toute l'annĂ©e, n'est-ce pas ? » (et pour Agamemnon, « Agaga », je suppose ?)

 

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Ce que j'ai voulu transmettre, c'est une Ă©lĂšve qui me l'a dit : « Ne jamais obĂ©ir, sauf Ă  certains principes qui sont au-dessus de l'obĂ©issance. » ...Un prof qui donne un coup de pied Ă  son cartable... A quatorze ans, on est peu sensible aux autres, mais lĂ , j'ai compris quelque chose. Qu'est-ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce Ă  moi de fournir la rĂ©ponse ? D'abord l'urgence, le danger : vite, au crĂ©neau, tirer, tirer sur tout ce qui bouge. Les cons, la classe, tout le monde. Une peur permanente. Le sentiment (bien Ă  tort paraĂźt-il) que le moindre silence va dĂ©gĂ©nĂ©rer en rejet. Ne pas laisser une seconde libre. Et, bĂ©quille indispensable, le Texte. Par peur du « mĂ©tier », qui m'aurait coupĂ© d'eux (« Monsieur ! revenez vite, le remplaçant est un con, il nous prend tous pour des nazes ! ») je me suis affrontĂ© au risque permanent de l'humiliation, du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donnĂ© une baffe l'annĂ©e derniĂšre ?

- Non m'sieur : avec vous au moins c'est plus humain » (...main sur la gueule ?). J'aurai tiré sans cesse des feux d'artifices dans des caves. Ainsi parlait un journaliste des Nouvelles Littéraires, à propos... de Nietzsche. Je voulais que chacun vienne faire son numéro ? Non, chÚre ancienne élÚve grincheuse (il en faut) : j'avais ouï dire que chacun devait avoir l'occasion de se mettre en valeur... Qui se souvient de moi ? Faut-il que j'évoque tous ceux qui m'ont admiré ou subi ? ou qui se sont tout simplement emmerdés ? ... Qu'est-ce que j'ai pu leur apporter, à tous ? L'incertitude ? Le doute ?

La dĂ©rision ? Pourquoi ai-je abandonnĂ© si facilement tout cela ? Ce n'Ă©tait donc rien, que ma vie de prof ? En sera-t-il de mĂȘme pour tous les ĂȘtres que j'aurai connus ? vie sociale, amoureuse, conjugale ? Toute vie est un champ de bataille. Impossible de rien transmettre. On croit qu' « ils » retiendront ceci, ils ont retenu cela. Transmettre la façon de se servir d'un engin, oui ; de goĂ»ter un texte ? rien de moins certain : aucun effet mesurable.

 

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Les adolescents m'ont toujours attiré. Un jour, trÚs tard, je n'ai plus ressenti que leur jeunesse, leur immaturité, leur cÎté prévisible, le mien ; de ce jour-là il m'a tardé de prendre ma retraite. Je me suis lassé de tout reprendre, sans cesse, à zéro. Il paraßt que c'est pire à présent ; que le racisme, l'antisémitisme, l'intolérance religieuse, ont pris le pas sur toute autre considération : que les livres ne sont plus qu'une immense propagande en faveur de l'antiracisme et de l'accueil de toutes les populations hostiles - d'autres l'ont dit avant moi. Je ne veux plus de ce métier. Je ne veux plus avoir été prof. Voici un souvenir. Je jouais de l'accordéon dans une cave troglodyte, un tout petit accordéon faisait sur mon bidon une bosse de coléoptÚre ; les enfants dansaient autour de moi, j'étais leur clown bien-aimé - les derniÚres années, je n'y suis plus arrivé.

Le fossĂ© s’est creusĂ© d'un coup. Un sol qui se dĂ©robe. Tel ancien instructeur militaire vieux beau, monsieur Dufil, plus ĂągĂ© que moi, raconta que les filles avaient cessĂ© de l’apercevoir : il avait Ă©tĂ© avantageux, portant beau ; malgrĂ© la diffĂ©rence d'Ăąge, elles pensaient : « Il devait ĂȘtre bel homme  en son temps ». Soudain, d'une rentrĂ©e Ă  l'autre, elles n'ont plus levĂ© le nez de leurs classeurs. Il ne vit plus que des tĂȘtes baissĂ©es prenant notes sur notes - «de ce jour-là », confiait-il, « j'ai compris que j'Ă©tais passĂ© de l'autre cĂŽté» . Chez les vieux. Pour ma part, ce fut trĂšs exactement l'inverse : c'Ă©tait moi jusqu'ici qui voyais les filles avec intĂ©rĂȘt, voire convoitise ; du jour mĂȘme oĂč je m'aperçus Ă  quel point mes petites, mĂȘme de 18 ans, n'Ă©taient plus Ă  tout prendre que des gamines, - elles cessĂšrent sur-le-champ de m'Ă©moustiller : des petites gonzesses, trop vite poussĂ©es, qui se grattaient frĂ©nĂ©tiquement l'air hagard, en se demandant ce qui leur arrivait - j'ai pris ma retraite.

Reflux du charnel, reflux de vocation. Moi aussi j'Ă©tais vieux (jamais elles ne m'avaient trouvĂ© beau  - sauf Dijeau peut-ĂȘtre, qui m'aurait bien sautĂ© - « ça va pas non ? » disait sa voisine – Ă  celle-lĂ , Peinton, j’ai donnĂ© trois cours d'allemand ; quand j'eus posĂ© ma main sur la sienne, elle n’est plus revenue ; elle me dit ensuite, devenue fort laide : « Avec les garçons, ça ne marche jamais », d'un air de profonde lassitude alcoolo-lesbiaque. Cet amour des ados tournait parfois au manque de respect mutuel. Je me souviens bien du jeu des soldats dans la cale ouverte du bateau qui nous ramenait du Maroc : un homme de troupe se tenait au centre, oĂč il se faisait subrepticement toucher, puis devait deviner celui qui l'avait ainsi atteint.

L'autre bien entendu se retirait vivement, dans une feinte bousculade. Si le touchĂ© dĂ©celait le toucheur, ce dernier prenait sa place. Mais le sergent n’a pas voulu se joindre au jeu : «Pour ne pas perdre son autorité » dit mon pĂšre. Moi non plus je ne voulais pas perdre mon autoritĂ©. Ami, mais prof. Ma premiĂšre surprise d'amour se concrĂ©tisa pour NoĂ«l 2014. J'avais alors 23 ans, avec une classe de sixiĂšme. Je posais ma question, l'interrompais par une autre, prĂ©cipitais mon dĂ©bit, accordant toujours la prioritĂ© au dĂ©roulement du cours, au dĂ©triment de la discipline : l'art de la pĂ©dagogie, chers ignorants de mon mĂ©tier, le Grand Art ou Grand ƒuvre, consiste Ă  orienter les questions de façon qu'ils se figurent avoir tout dĂ©couvert tout seuls ; mais ce qui m’a le plus dĂ©motivĂ©, Ă  la fin, c'Ă©tait de prĂ©voir sans risque de me tromper les questions, les rĂ©actions, les insolences, qui survenaient Ă  point nommé : il ne m'intĂ©ressait pas, ou plus, de manipuler des esprits.

En ces temps reculĂ©s, nos proviseurs avaient droit de regard sur la pĂ©dagogie de leurs ouailles ; ce temps reviendra peut-ĂȘtre hĂ©las, car il n'est rien de plus humiliant, et la mode est Ă  l'humiliation, au caporalisme. Pour ma premiĂšre vraie rentrĂ©e d’adulte, je m'Ă©tais prĂ©sentĂ© en grand costume, solennel ; j'Ă©tais bien le seul, plus « habillé » que le principal lui-mĂȘme. Une fois je me suis excusĂ©, Ă  l'entrĂ©e oĂč il se plaçait pour serrer la main Ă  tout le monde, d'ĂȘtre souvent maladroit dans mes rapports humains. Grand seigneur, il avait laissĂ© entendre que ce n'Ă©tait rien. Mais pour cinq minutes de retard, je l'ai vu arpenter le hall d'entrĂ©e, le sourcil froncĂ©, ridicule PĂšre Fouettard. Je l’entends encore, ce gros dindon rougeaud, me donner des conseils pour « me faire « aimer », avec des gourmandises de psychologue Ă  deux balles : les enfants ne pouvaient pas me suivre, tout Ă©tait chez moi prĂ©cipitĂ©, bordĂ©lique : « Il y a deux classes qui se tiennent mal dans cet Ă©tablissement, Monsieur C., et ce sont les vĂŽtres ! » - en prĂ©sence des Ă©lĂšves...

On m'avait surpris Ă  me rouler dans l'herbe, je manquais de pondĂ©ration, il fallait faire attention. Ce principal portait le nom d'un boulevard parisien. En ce dernier NoĂ«l d'avant 2015, les parents n'estimaient pas incongru de faire un prĂ©sent au professeur de leurs enfants. Mes vingt-cinq Ă©lĂšves de 6e1 rivalisĂšrent de cadeaux, mĂȘme ceux qui m'avaient le plus humiliĂ© (rien de plus humiliant croyez-moi que l'indiscipline de petits merdeux ; « J'en suis encore toute tremblante », disait une caissiĂšre) : un petit con insolent, qui me prenait pour un "tout, mais tout petit garçon", m'a offert une minuscule lampe de poche de trois sous en faux plaquĂ©-or ; je l'ai conservĂ©e longtemps.

Tous ces enfants natifs de 2003 sont Ă  prĂ©sent sexagĂ©naires. Je n'avais que douze ans de plus qu'eux. Mes cadeaux recouvraient toute une table de la salle des profs, parce que je n'avais pas su oĂč les mettre, mais je n'Ă©tais pas peu fier d'exhiber ainsi le produit de tant d'amour : aucun de mes collĂšgues n'avait dĂ©passĂ© deux ou trois offrandes. Le proviseur, toujours entre deux gueuletons, rubicond, furax, vrombissait autour de ma table-exposition en tĂąchant de ne rien regarder. Ce fut au point qu'une jeune brune, Ă  prĂ©sent mĂ©mĂšre, lui offrit pour la rentrĂ©e de janvier un superbe cadeau personnel, et comme nous Ă©tions tous Ă  nous rĂ©crier – on l'avait surpris plus d'une fois l'oreille collĂ©e Ă  la porte d'un cours - nous dit simplement : « Cet homme est seul ; il est immensĂ©ment seul. » J'espĂšre vraiment qu'ils ont couchĂ© ensemble.

Le proviseur est mort l'année suivante. Personne ne l'a regretté. En revanche, la 5e2, que je chouchoutais, dont j'aimais le plus les filles, ne m'offrit qu'une ou deux insignifiances, parmi lesquelles un numéro du Canard Enchaßné soigneusement enveloppé - les filles se murmuraient l'une à l'autre à l'oreille : « Il l'a déjà »).

Je feignis la surprise et le contentement le plus vif - on se croit aimé, on ne l'est guÚre ; mais ceux qui vous ont le plus emmouscaillé conservent de vous le meilleur souvenir. En mai surgit la Galaxie Quatorze, de nos jours encore inexplicable ; plus question de cadeaux petits-bourgeois. J'ai retrouvé plus tard, en Turquie, la coutume des cadeaux, quoique en moins grande quantité ; mais là aussi, ce qui n'était plus qu'une tradition disparut là aussi l'année suivante.

 

El Cid Campeador

En ce temps-lĂ , mĂȘme les quatriĂšmes du fin fond du Morbihan pouvaient encore accĂ©der au Cid, avant que les assassins ne condamnassent Corneille pour ringardise, le remplaçant par des articles de foot. « L'intrigue, c'est bien, disaient mes drĂŽles ; mais les vers, c'est dur Ă  comprendre! » Ils Ă©taient bien loin, les pauvres, de l'Ă©blouissement que m'avait procurĂ© la lecture, d'une traite ! de ce chef-d'Ɠuvre de jeunesse, Ă  prĂ©sent jugĂ© comme un sommet d’élitisme fasciste. Or Le Cid, vous ne l'ignorez pas, se prĂȘte admirablement aux parodies. J'en fis une, avec tous les accents : pied-noir, anglais, belge, grande folle, bĂšgue ; et pour finir, Ă  la fois belge, bĂšgue et pĂ©dé : une performance, du dĂ©lire.

Il suffisait de dĂ©clamer « Monsieur le Comte a eu son compte » (Paul Meurisse en Monocle), ou : « Don DiĂšgue a un pied dans la tombe et l'autre qui glisse » : les fous rires secouaient des classes entiĂšres ; au point que certains s'Ă©vadaient par la fenĂȘtre du premier pour piĂ©tiner la marquise... Le collĂšge (on disait cĂ©heuhesse) s'Ă©tageait le long d'une pente. En bas se blottissaient les prĂ©fabriquĂ©s, oĂč le crĂ©osote ne triomphait pas toujours de l'odeur des pieds. J'avais lĂ  une sixiĂšme Ă  80% d'Ă©trangers : espagnols, portugais, juifs polonais, italiens. Chlomo, blond frisé : “M'sieur, mon grand-pĂšre m'a dit que les races, ça n'existait pas”. Pauvre Chlomo. Un petit blond vibrionnait autour de moi : « Vous ĂȘtes trop bon, Monsieur, vous ĂȘtes trop bon, vous aurez bien des ennuis ».

Un seul ne m'aimait pas. Je repĂšre tout de suite la petite vipĂšre qui rĂ©pand des bruits sur mon compte : MartinĂč, crispĂ©, vicelard en brosse. Mais les autres m'adoraient. Moi qui faisais en 4e des cours d'Ă©ducation sexuelle. Le cours que personne ne veut faire. Chacun rĂ©dige sa question, anonyme, sur un petit bout de papier. Pellucci croyait que les rĂšgles coulaient Ă  gros bouillons. Tel autre n'imaginait pas que les femmes pussent aussi Ă©prouver du plaisir. Il paraĂźt que si. Les filles,

plus au courant, feignaient de moins s'intĂ©resser. Elles posaient pourtant leurs questions. Puis nous discutions. « Ne vous Ă©tonnez pas si j'ai l'air gĂȘnĂ©, si je rougis. » Personne ne m'en a jamais fait l’observation. Ils comprenaient parfaitement que je rĂ©ponde, moi aussi, du fond de mes complexes, comme on disait. Et lorsque je donnais certaines indications sur le moyen de donner du plaisir aux femmes, le petit Portuccielli un jour sexe-clama : « Mais alors, si ça doit ĂȘtre un exercice de gymnastique, c'est plus marrant ! » La sociĂ©tĂ© laissait faire. Je dirais mĂȘme plus : chose inconcevable pour les renfrognĂ©s d'aujourd'hui, les cours d'Ă©ducation sexuelle Ă©taient devenus (et sont restĂ©s
) obligatoires.

Je me suis lancé. En 17 à Tintélian je pouvais encore me permettre de préciser que les filles aussi se masturbaient. « Demandez-leur des précisions. » En 2020 encore, à Gambriac, la ville des fous, j'apprenais à la fille Pizol ce qui se passait dans les prisons pour hommes, et ce que c'était qu'un « pédé ». Jamais je ne vis sur un visage une telle détresse : « Mais alors, il y a des hommes qui n'aiment pas les femmes ? » Et de scruter tous les garçons de la classe pour en convertir un. Pour souffrir. Sa vie a basculé. Que veut dire « faire le bien », « faire le mal » ? Est-il rien de plus bouleversant que de voir deux amies de 15 ans surprises accroupies face à face, s'effleurer tendrement les lÚvres en se remontant le slip...

Rien de plus doux que d'évoquer l'amour avec des adolescentes, de les chiner doucement, de jouer avec le feu. J'ai choqué une fois, dix fois elles m'auront aimé.

 

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A Buseville en 16 (je vais chevauchant les annĂ©es) le nommĂ© Pellucci, petit con insolent fascinĂ© par l'autoritĂ© ; je lui demande, sur les marches extĂ©rieures, oĂč est le cahier de textes ; il me rĂ©pond “Ben lĂ -haut, vous n'avez qu'Ă  aller le chercher”. Ses camarades et moi-mĂȘme le dĂ©visageons avec stupĂ©faction. Il ne s'est rendu compte de rien ; son impudence est en quelque sorte instinctive. Un autre jour : « DĂ©sormais, il y aura deux notes pour les versions, et nous calculerons la moyenne : une donnĂ©e par moi, l'autre par vos parents, s'ils sont capables d'aligner deux mots de latin. » En ce temps-lĂ  ça suffisait pour leur fermer le clapet. Le lendemain, Ă  mon entrĂ©e en classe, c'Ă©tait mon Pellucci qui se dressait le premier, au garde-Ă -vous, intimant aux autres, du geste et de l'attitude, d'en faire autant (le mĂȘme Ă©tait tout excité par la ville soviĂ©tique de Kuybychef - « Les couilles du chef ! Les couilles du chef ! ») - ... qu'il Ă©tait facile en ce temps-lĂ  malgrĂ© tout d'ĂȘtre prof, de savoir tenir une classe. J'ai su que mes Ă©lĂšves ne se parlaient que de moi quand ils se revoyaient. OĂč ĂȘtes-vous ? ...une derniĂšre fois, qu'ils n'aient pas tous sombrĂ© dans le gouffre. Leur faire cours Ă  tous dans l'autre monde. Pote et maĂźtre, indigne et rigolo. Mes cours manquaient d'orthodoxie. Auditoires restreints, mais si fervents... Comment aurais-je pensĂ© Ă  me lancer dans le monde pourri de l'Ă©dition ? il ne peut d’ailleurs s’en tirer autrement.

Si je le pouvais encore je ferais un malheur, en redonnant mes cours sur scÚne. Parodiques. Ils étaient tous parodiques. Mais il faudrait remuer ciel et terre, avec de véritables adolescents sur la scÚne, et qu'on me retirerait aussitÎt, pour inconvenance. Pour obscénité.

 

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Un vĂ©ritable cours ne se conçoit que dans un jeu de questions et rĂ©ponses, et transgression. Les derniĂšres annĂ©es cependant, les connaissant toutes, je ne parlais plus que tout seul, piquant de temps tel ou telle par une mise en cause au vinaigre, pour rire. Ils me regardaient. Le point de mire. À prĂ©sent je ferme ma gueule dans un bureau d'Ă©dition. Mon espoir est de tenir. J'Ă©cris avec mon sang, ma lymphe. Se souvenir aussi d'Aristide, 18 ans en 3e ! qui jouait au « grand frĂšre », dont j'ai critiquĂ© la scolarisation prĂ©cĂ©dente au sein d'Ă©coles alternatives, fabriques d'inadaptĂ©s. Dont les parents sont venus me voir parce que j'avais gueulĂ© contre les salaires des garagistes, « qui ont des frais Ă  payer sur leurs revenus » - certes, mais qui fraudent les impĂŽts tant qu'ils veulent, pas les fonctionnaires.

«  D'autre part on ne critique pas les éducations différentes » - ben oui.

 

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Je me souviens de Chardon vautrĂ© sur une table devant celle qui se dĂ©shabillait au cours d'une partie de strip-poker - « quand est-ce que tu te... » - nous fĂ»mes tĂ©moins de telles dĂ©cadences - ultime avatar du sarcasme formateur). J'Ă©tais pris au sĂ©rieux. Sauf par moi-mĂȘme. C'Ă©tait plus

commode. Se souvenir des Dussoir, TĂ©moins de JĂ©hovah, qui Ă©taient venus me voir pour les aider Ă  persuader leur fille de quinze ans de s'abstenir de tous rapports sexuels avant le mariage... Pauvre fille ! « Pour son bien ! » Elle a dĂ» ĂȘtre dans un bel Ă©tat, sa vie sexuelle.

 

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Je me souviens une fois de plus de ces contes d'Alphonse Daudet, en 17, en 48 : Les trois messes basses, Le sous-prĂ©fet aux champs – ils connaissaient tous le dĂ©nouement, le texte Ă©tait sous leurs yeux, la derniĂšre ligne aussi, celle que l'on cache du tranchant de la main. Mais ils prĂ©fĂ©raient m'Ă©couter, avec mes poses, mes intonations. Le fils de collĂšgue se prĂ©parait Ă  rire : « Monsieur le Sous-PrĂ©fet ( ton horrifiĂ©)... faisait des vers » - rires, applaudissements nourris. Je ne veux pas faire ici de vanitĂ©. Et puis si ; c'est tout ce qui reste. Parlez-moi. Dites-moi que je n'ai pas Ă©tĂ© inutile. Que je ne vous ai pas trop emmerdĂ©s, pas trop pesé ; que je n'ai pas trop ajoutĂ© Ă  l'interminable fardeau des adolescences.

J'ai lu aussi La Mort du Dauphin. Et les yeux du petit garçon trĂšs beau, frĂ©tillant, ravi, nul en orthographe, s'emplissaient de larmes : « Mais alors, d'ĂȘtre Dauphin, ça ne sert Ă  rien du tout ? » (il se tourna sur le cĂŽtĂ©, vers la cloison, ne voulut plus parler Ă  personne, et mourut) - l'Ă©lĂšve pleurait. J'ai vu cela. Je ne me souviens plus de son nom. Pour L'Ă©lixir du PĂšre Gaucher, applaudissements moins spontanĂ©s, parce que franchement, on ne pouvait pas me les refuser : premier battement de mains, la salle a suivi. Comme un dernier rappel, Ă  ne plus resolliciter - qui se souvient, Ă  Beauvois, de ma demi-annĂ©e, 2017/18 ?

Jamais il n'y aura d'années plus profondes que les Teenies, parce que nous avions tous un avenir - j'entends toujours juste aprÚs les salopards qui décidÚrent un beau jour de tout saccager en se frottant les semelles par terre, comme si, depuis dix ans, nous avions tous marché dans la merde. Propos de pauvres cons à qui on n'est pas prÚs de la refaire, tous les fascismes revenus à la surface, non pas simples retournements, mais bestialité remontée des abßmes, souillure et castration.

 

X

Ma carriĂšre n'est pas une ligne, mais un ressassement. Nulle diffĂ©rence, Ăąge Ă  part, entre mes rapports humains : 2005-2051. A prĂ©sent, dans mes cauchemars, je cauchemardise. Il s'agit de cours, dont je n'ai rien prĂ©parĂ©. Les Ă©lĂšves sont lĂ , en amphithéùtre, prĂȘts Ă  se dissiper - je les amuse avec des considĂ©rations sur la couverture de leur livre. Quand ils repartent, c'est un soulagement. À Gambriac (son chĂąteau, ses fous) le principal, Gepetto (des noms!) s'Ă©tait mis en tĂȘte d'appliquer la fameuse initiative grandiose du gouvernement : dans le cadre du « dĂ©cloisonnement des disciplines », mĂ©nager un espace intitulĂ© « 10% culturels » - l'Ă©cole, on le sait, n'est pas de la culture, c'est de l'ingurgitation ; on ne savait pas faire cours, autrefois : Descartes, Bolingbroke, Saint-Just, singes savants que tout cela ! n'est-ce pas !

Une matinĂ©e par semaine (cela dura deux mois) nous avons rĂ©parti les classes autrement, sans distinction de niveau ni d'effectifs, pour leur apprendre d'autres choses autrement. Ce fut la plus gigantesque pagaĂŻe que nous ayons jamais vue. Personne ne s'est retrouvĂ© avec le groupe souhaitĂ©. J'ai reçu septante Ă©lĂšves, qui n'avaient rien demandĂ©, rĂ©unis dans la plus grande salle, dĂ©cidĂ©s (paraĂźt-il) Ă  recevoir un « enseignement musical », autrement qu'Ă  coups de solfĂšge,  troupiaux, troupiaux et flĂ»tes-z-Ă  bec ; ce furent 105 mn sur la musique, de Sylvie Vartan Ă  Jean-SĂ©bastien Bach. En passant par Aznavour, le rock, le pop, le jazz, Pierre Henry, Stravinsky, Debussy – au bout d'une heure trois quarts soixante-dix Ă©lĂšves Ă©coutant Haydn et Mozart dans un silence religieux...

Le cours dont je suis de loin le plus fier. Mon plus beau. Mon chef-d'Ɠuvre. La collĂšgue d'espagnol complĂštement dĂ©passĂ©e – ne s'y connaissant mĂȘme pas en musique espagnole, jota, fandango... Me rappeler aussi ce dĂ©samorçage d'une classe entiĂšre (“Bande de petits sadiques ! ») qui exĂ©cutait cruellement, dans la salle voisine, une pionne ; je la sentais progressivement perdre pied, se noyer, Ă  travers la cloison. Je suis entrĂ© brusquement dans la classe, j'ai engueulĂ© tous ces petits fumiers en herbe : « C'est un ĂȘtre humain, lĂ , derriĂšre ce bureau, pas un paillasson ! Je ne veux plus vous entendre ! » Je me suis tournĂ© vers elle : « Excuse-moi », elle m'a dit : « Merci. » J'ai tellement envie d'avoir fait de bonnes actions dans ma vie.

Un petit Ă©lĂšve de seconde, rĂ©orientĂ© dĂšs la fin du premier trimestre (le crĂšve-cƓur : « Tu feras un mĂ©tier manuel, mon fils ») tient absolument Ă  me serrer la main avant son dĂ©part. Mon aurĂ©ole me serre la tĂȘte...

X

 

C'est d'ailleurs ce qui attend tous ces réformateurs de bureau qui n'ont jamais, je ne le répéterai jamais assez, jamais mis les pieds dans le cambouis et qui prÎnent l'abolition des redoublements : l'orientation prématurée de tous leurs petits protégés démagogiques ; car ne vous y trompez pas : jamais nul soutien scolaire n'a démontré la moindre efficacité. Bien moins encore que ce redoublement, deuxiÚme chance que vous vous obstinez à refuser. Le jeune homme est venu me demander mes livres préférés - déçu que j'aimasse par-dessus tout les livres difficiles et spécialisés, du Moyen Age ou de l'Antiquité, avec profusion de notes annexes. Il attendait de moi une bibliothÚque, des conseils de lecture...

Je lui ai conseillĂ© Martin Eden, de Jack London. Ce n’est pas si mal. Nous aurons connu la vraie vie, nous autres professeurs, bien autant que tous ces Autres qui nous auront assĂ©nĂ©, mĂ©pris et bave aux lĂšvres, que les profs, voyons, mais « ça n'a pas quittĂ© la mĂšre », ça ne connaĂźt pas la vraie vie, celle oĂč il faut se battre pour gagner son bifteck », au lieu d'avoir « son-salaire-de-fonctionnaire Ă  la fin du mois ». C'est quoi « la vraie vie », tas de fauves au rabais ? ...se casser la gueule Ă  coups de rĂąteaux dans votre bac Ă  sable ? Jean Viandaire tient absolument Ă  me parler, se rappelle mes cours avec reconnaissance, alors qu'il ne foutait pas grand-chose ; nous nous sommes revus trois fois, il avait fait depuis, « des conneries », devenu soudain trĂšs mĂ»r.

Ce que j'ai bien pu leur transmettre ? Est-ce Ă  moi de fournir la rĂ©ponse ? Nous nous sommes affrontĂ©s au risque permanent de l'humiliation, de la perte du sang-froid, des pleurs. Risque du contact humain. (« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je vous ai donnĂ© une baffe l'annĂ©e derniĂšre ? - Non M'sieur : avec vous au moins c'est plus humain. - Main sur la gueule ? ») Tout professeur tire en permanence des feux d'artifice dans des caves.

Pourtant qui ne se souvient d'eux ? Faudrait-il rappeler autour de nous tous ceux qui nous ont admirĂ©s ou subis ou les deux ? Je dois me souvenir sans cesse du mot de Thomas Bastonneau : « Vous ĂȘtes un prof pour bons Ă©lĂšves. Il en faut, mais vous ne savez pas expliquer. » J'ai ici rappelĂ© 392 Ă©lĂšves, sur prĂšs de 3000.

 

ANNEXES PRÉALABLES

2127

 

Ils avaient de onze Ă  treize ans. C’étaient des personnes entiĂšres, formĂ©es, puissantes. Je n’avais

pas le droit de leur imposer mes opinions. Pourtant j’avais raison. Mais il fallait convaincre – ou se dĂ©sespĂ©rer. C’est trĂšs dur, d’ĂȘtre l’égal de ses Ă©lĂšves ; ils peuvent aussi bien vous convaincre vous-mĂȘme. DĂ©solation atterrĂ©e de dĂ©couvrir aprĂšs sondage que la plupart de mes CinquiĂšmes Ă©taient favorables Ă  la peine de mort ! que mon Ă©lĂšve prĂ©fĂ©rĂ© plaçait Vernet bien plus haut que Manet, au nom de la « ressemblance » ! appelant Ă  la rescousse La Moldau de Smetana, « oĂč  l’on reconnaissait parfaitement le bruit du cours d’eau » ! Les arguments ne mordent pas sur une conviction : ce que l’on apprĂ©ciait chez la la musique Ă©tait vertement reprochĂ© Ă  la peinture !

Ma modĂ©ration fut interprĂ©tĂ©e comme une peur, au mieux comme un manque fĂącheux de rĂ©activitĂ©. Le docteur Casanova de Tours, Ă  qui j’avais confiĂ© ma crainte ou mon envie de dĂ©conner avec eux. Aveu qui me valut la mention inapte Ă  l’enseignement, avant obtention du CAPES. Inapte, oui ; mais j’étais, moi aussi, dans le vrai. Mon vrai. J’allais enseigner.

Jean-Louis Bory disait : « On se moque toujours des professeurs parce qu’ils sont toujours en vacances. Mais je voudrais bien placer un de ces railleurs dans une classe, pendant 3 heures, rien que 3 haures, et voir dans quel Ă©tat ils en ressortiraient. » Surtout la premiĂšre annĂ©e. J’ai connu moi aussi les Ă©lĂšves sur les tables et sous les tables (« Mais si monsieur C., je vous avais parfaitement prĂ©venu. Le jeune B. est Ă©pileptique ».

J’ai connu l’amour, celui d’un professeur pour une gamine de 12 ans – amour cachĂ©, jusqu’au jour oĂč ce petit cƓur de collĂ©gien devant le nom de Nadine – sur mon carnet de notes. J’en ai fait un roman, comme de juste. « Je vous laisse ce parent d’élĂšve, monsieur C. Il n’est pas content du tout. » - mais Ă  la fin de l‘entretien, c’est le fils qui a reçu la baffe de son pĂšre – on ‘est pas, on ne peut pas ĂȘtre le « copain » de son Ă©lĂšve


Nous avons connu le ridicule : «  La maman de Melle Pbr vous a trouvĂ© « b
. » - ça commence par un « bé », en quatre lettres. Je prends un sourire avantageux.La fillette se penche vers sa voisine : « Il croit que... »- ce n’est qu’aprĂšs plusieurs annĂ©es que j’ai compris : « ...il croit qu’elle a dit beau, mais c’est bĂ©bĂ©. » Elle n’a donc pas osĂ© me confier que sa fille recevait de Nadine la prĂ©cieuse initiation Ă  l’onanisme compulsif, seul vĂ©ritable et fidĂšle compagnon de la vie fĂ©minine tout entiĂšre. Si je l’avais compris, j’aurais demandĂ© une dĂ©monstration, ou la description la plus rĂ©aliste possible de cette communion de la femme avec soi-mĂȘme, et qui ne la quittera jamais.

En vĂ©ritĂ©, j’ai de justesse Ă©vitĂ© une Ă©viction particuliĂšrement dĂ©gradante.

Mais ce que le principal ne m’a jamais pardonnĂ©, ce sont les cadeaux de NoĂ«l 2114. Le moyen de faire cours, de tenir une classe, quand 29 Ă©lĂšves ont tenu Ă  vous apporter « un petit quelque chose », gravure, lampe de poche guillochĂ©e (de Cavmis, mon pire cancre, hĂąbleur, insolent) – et courent de joie dans les allĂ©es. TĂȘte mĂ©lancolique du Principal, apercevant autour de moi ce monceau de tĂ©moignages. Je n’aimais pas trop mes 6es. Eux, si. Comme on se trompe. J’adorais mes 5es.. Presque pas de cadeaux. Surtout pas de Nadine. C’est comme cela. J’en Ă©crirais des pages. Les souvenirs sont iunombrables.

« Monsieur C., dites-nous les noms de ceux qui vous ont le plus dérangé. - Je ne vois personne. »

Ne faites jamais cela.

Je me revois encore, en cette nuit d’insomnie sur la place du Lardin : je n’avais pas trouvĂ© d’hĂŽtel. Je repassais ma leçon de rentrĂ©e : « Vous ne parlerez que lorsque je vous en aurai donnĂ© l’ordre ». Je ne voulais plus me laisser monter sur les pieds. Ah bon.

 

VEYRAC, 29 07 2128

Pourquoi cette nuit-lĂ  avais-je dĂ©cidĂ© d’interrompre mon “tour de Dordogne” pour rentrer chez mes parents ? MaturitĂ©, que tu es lente
 En 2124, j’ai revu (par miracle) un de mes anciens Ă©lĂšves. Je dĂ©jeunais Ă  la hĂąte dans une gargote Ă  6 par table. Une jeune homme Ă  collier de barbe ne cessait de me prendre Ă  tĂ©moin devant ses camarades, me regardant sous le nez. Pour finir, il me demande si je suis pas « C. » J’aurais tant besoin de me dĂ©cerner un satisfecit que m’ont toujours refusĂ© mes soi-disants supĂ©rieurs hiĂ©rarchiques ! Ce ne sera d’ailleurs pas la derniĂšre fois – ĂŽ maturitĂ©, voir plus haut.. « Tu as Ă©tĂ© celui de nos profs qui nous a le plus marquĂ©s ; chaque fois que nous nous rencontrons, entre anciens Ă©lĂšves, on en revient toujours Ă  parler de toi. Ce cinĂ©ma que tu nous avais fait en premiĂšre heure de dĂ©but d’annĂ©e ! » J’avais en effet voulu manifester, dĂšs la prise de contact, ma ferme intention d’appliquer la discipline la plus stricte : « Et on ne parlera ici qu’aprĂšs avoir levĂ© le doigt, et obtenu la parole ! »

 

 

 

 

 

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